L’aéronef s’arrima au sas de l’unité d’habitation. Annabelle en descendit précipitamment. L’entretien qu’elle venait d’avoir avec son boss, le ministre d’État chargé des cérémonies et des commémorations ne s’était pas déroulé comme elle l’espérait. Elle était d’autant plus énervée que son aérotaxi avait mis près d’une demi-heure entre le siège de l’Imperium à Pékin et son duplex parisien, à cause de la circulation au-dessus de la Russie.Elle avait besoin d’un moment de relaxation et se rua dans sa chambre.— Déshabille-moi ! pensa-t-elle.Il lui suffisait d’ordonner par la pensée grâce à la puce que son compagnon lui avait offerte pour ses 50 ans. La tenue genre « révolution française » qu’elle avait revêtue pour impressionner le représentant de l’Imperium se dématérialisa et se reconstitua dans son dressing.La brassière renforcée qui écrasait, dissimulait, son opulente poitrine et sa sage culotte prophylactique regagnèrent leur place après être passées à l’« hygiéniseur ». Libérés, ses seins s’affaissèrent légèrement. Elle ne put s’empêcher de jeter un œil dans sa psyché. Sa silhouette ne correspondait pas aux standards androgynes à la mode actuellement, mais elle s’en accommodait très bien.— R- Roco 30/8 ! J’ai besoin de tes services.Flottant à un mètre du sol, un robot, espèce de parallélépipède étroit pourvu de 4 bras et d’un appendice masculin sortit d’une des parois. Malgré elle, Annabelle frissonna, l’interdit… ! Si Ellebanna, son hologramme perso ne l’avait pas pervertie jamais elle n’aurait osé. Elle rosissait de honte à l’idée du plaisir que cette mécanique allait lui procurer. Cette machine, si elle avait été connue des services gouvernementaux, l’aurait envoyée directement en rééducation morale.D’un orifice de R-Roco 30/8 s’échappa une brume translucide qui enroba progressivement Annabelle, la soulevant du sol. Elle se retrouva en position horizontale quelques centimètres au-dessus de sa couche, dans une bulle d’apesanteur aux fragrances capiteuses de jasmin, santal et autres effluves qu’elle n’identifiait pas. Les portes du nirvana s’ouvraient lentement. Le robot s’approcha et ses quatre mains entamèrent un massage complet de son corps. Partant de l’extrémité des orteils, les dextres expertes remontèrent délicatement, sensuellement le long de ses jambes. Arrivées aux cuisses, les deux paires se séparèrent : l’une effleurait son ventre de ses dix doigts papillonnants évitant soigneusement ses parties génitales qui pourtant appelaient, l’autre, à pleines mains, malaxait ses fesses. La conjugaison de ses deux caresses provoquait des élancements dans sa vulve. Malgré elle, elle ouvrit le compas de ses jambes. Déjà , R-Roco 30/8 délaissait ces lieux stratégiques pour atteindre sa poitrine et ses omoplates. Elle s’abandonnait, son corps s’amollissait, ses nœuds de stress se défaisaient. Elle aurait voulu qu’il s’attarde sur ses tétons tendus de désir, mais elle savait que cela ne se ferait pas. Des doigts, l’artefact dénouait les derniers points de tension sous sa nuque, d’autres doigts remodelaient la peau tendre de ses joues.Lorsqu’elle accéda à un relâchement total, à une plénitude cérébrale, le pénis articulé de R-Roco 30/8 se positionna face à sa vulve. Le rouge au front, elle attendait que ce gland la pénètre. Jamais son compagnon n’était parvenu à lui donner autant de plaisir que cet artefact. Bien qu’il soit très attentionné, Norbert ne pouvait rivaliser avec les capteurs sensoriels qui équipaient le robot.Alors que les mains à la paume soyeuse pétrissaient ses seins et ses fesses, le membre d’une raideur perpétuelle commença à coulisser en elle, à être à l’écoute de ses moindres frémissements. Tous ses soucis s’envolèrent, un grand calme l’envahit et elle jouit sereinement.Habituellement après une séance de ce type, elle se morigénait, culpabilisait, mais aujourd’hui elle avait passé une trop mauvaise journée pour s’en soucier.Elle s’était réjouie d’avoir été nommée directrice du consortium universel de la mémoire (le CUM). Les accords intra-imperium avaient entériné depuis bien longtemps le fait que la direction du CUM soit toujours dévolue à une Européenne. Elle était fière d’avoir été choisie, même si les réformes budgétaires successives amputaient ses moyens d’année en année. Treize commémorations majeures étaient programmées cette année et elle devait faire avec de moins en moins d’argent… !Point d’orgue de cette année 2789, la commémoration du millénaire de la Révolution française. Cerise sur le gâteau, la fonction tournante d’Élu Suprême renouvelable tous les trois ans était occupée par un Français ! Tout pour lui pourrir la vie…La Révolution française ! Un minuscule point, un pas dans l’histoire de l’humanité. Bon… Quelque part, cela faisait surtout folklorique et n’avait aucune incidence dans la vie actuelle. Mille années plus tard, comme tous ses contemporains, elle n’en savait pas grand-chose. Il lui restait l’image de Marianne, la pucelle boutant la royauté hors de la Bastille, des troupes républicaines débarquant à Omaha Beach et Waterloo, morne plaine, enfin quelque chose comme cela, il faudrait qu’elle vérifie, elle n’était plus très sûre ! Il y avait surtout les « sans-culottes » qui avaient fait rêver tant de jeunes filles de sa génération. À ce qu’il paraît, ils avaient changé le monde.Lucide, Annabelle avait conscience que la direction du CUM, comme la plupart des postes occupés par des humains, était, en général, une sinécure. Mais pour cette occurrence, la situation se révélait plus délicate. L’Élu, compte tenu de ses origines, tenait absolument à donner un éclat particulier à cette commémoration.Une semaine auparavant.Annabelle s’arrachait les cheveux qu’elle n’avait pas. Elle avait été convoquée par le ministre d’État chargé des cérémonies et des commémorations. Arrivé dans les bagages de l’Élu, il avait hérité de ce ministère, mais elle ne l’avait jamais rencontré personnellement, seulement aperçu aux manifestations officielles et il n’avait jamais manifesté le moindre intérêt pour son travail. Mais voilà , l’Élu était français, le ministre était français, elle était française et la Révolution aussi. Alors la haut fonctionnaire qu’elle était devait comprendre l’extraordinaire importance de cette commémoration. Il comptait sur elle pour que les festivités soient à la hauteur de l’événement et surtout, il exigeait que tous les peuples de la galaxie y participent et que chaque invitation soit rédigée dans la langue de l’invité, bien évidemment. Inviter toute la galaxie était une utopie, mais rédiger chaque invitation dans l’idiome de chaque civilisation paraissait stupide.Comment allait-elle faire, elle maîtrisait à peine les nombreux idiomes encore usités par les autochtones de Terra, alors les langues extraterrestres… ! N’en parlons pas… ! La mise au point de l’ILOE (Intergalactic Language Of Exchange), langue synthétique et fonctionnelle, avait rendu les contacts plus faciles, elle était utilisée pour tous les échanges diplomatiques. L’idée de rédiger chaque invitation de cette manière ne pouvait que sortir de la tête d’un Français, une sophistication qui frisait la masturbation intellectuelle… !Bon… ! Annabelle pourrait peut-être compter sur Norbert, son compagnon, Professeur es langues intergalactiques. Un cador dans sa partie. Cependant il restait de nombreuses langues non encore traduites. Avec l’ILOE, tout le monde s’en moquait et cela n’intéressait que lesdits linguistes.Ce soir-là , le robot culinaire R-3GRO avait concocté un repas particulièrement succulent à base de protéines reconstituées formant une simili galette brun rouge, accompagnée d’éléments végétaux naturels amalgamés en longs fuseaux. Si on s’en tenait à l’histoire, jadis cela porterait le nom de steak et de haricots. Leur position sociale leur permettait ce genre de luxe, inconnu du peuple qui devait se contenter de tourteaux énergétiques, mais insipides.Norbert, très amoureux d’Annabelle, l’honorait régulièrement, mais en citoyen conséquent, il prenait aussi toutes les précautions nécessaires. L’Administration avait depuis longtemps mis en garde les Terriens face à leur propre prolifération. Les études étaient formelles, d’ici l’an trois mille, la population terrestre atteindrait mille milliards d’individus. Heureusement, l’exode vers des exoplanètes se généralisait et permettait d’envisager une stabilisation de la population terrestre. De plus, depuis que la civilisation Kalamite avait introduit ses méthodes d’agriculture et ses productions d’énergie, le spectre de la famine s’éloignait. Quelle bénédiction d’avoir fait la connaissance de ce peuple.Donc, ce soir-là , Annabelle entreprit son compagnon et lui suggéra une collaboration en vue d’une parfaite réussite de la commémoration souhaitée par le ministre. Norbert ne montra aucun enthousiasme, cela représentait un très gros travail. L’empire communautaire intergalactique comprenait plusieurs milliers de peuples totalement différents. Leurs langues étaient à l’avenant. La tâche n’était pas insurmontable pour Multivac, mais Norbert dut lui avouer que privilégiant l’ILOE, aucune instruction ne lui avait été donnée pour étudier les langues extra-terrestres.Annabelle et Norbert se concertèrent. Il fallait faire un choix. Dans le temps qui leur était imparti, même en donnant des consignes précises à Multivac, celui-ci devrait engranger des millions de pétabits. Premier problème, transformer les différents supports linguistiques. Pour cela, ils auraient besoin d’équipes d’humains. Et là , ce n’était pas gagné ! En ce XXVIIIe siècle, faire travailler réellement des femmes et des hommes habitués à être servis par des robots relevait de l’exploit.Une sélection s’imposait. Conserver une centaine de civilisations paraissait raisonnable. Il fallait maintenant déterminer les bons critères de sélection. Une moyenne entre les souhaits de l’Élu et la diplomatie intergalacticienne. Il ne fallait froisser personne.Le principe fut trouvé par Norbert : pourquoi ne pas faire une étude statistique sur les échanges entre les différentes civilisations et privilégier les cent ou cent vingt peuples qui avaient le plus d’échanges avec Terra. Cela relevait de l’évidence, ces races avaient avec la Terre le plus d’affinités et plus pragmatiquement le plus de relations économiques.Norbert, en universitaire éminent et zélé, s’attela donc à la tâche. Dans ce cas de figure et sans qu’aucune étude ne soit nécessaire, ils convinrent que Kalamite serait le premier invité et même invité d’honneur, tant l’Imperium dépendait des connaissances et du bon vouloir de cette civilisation lointaine. Ensuite il semblait évident de consulter le Circumgalaticus qui recensait l’intégralité des déplacements des membres de l’empire intergalactique. Il fallait aussi établir des critères pondérants. Certaines civilisations connues depuis cinq siècles avaient peu d’atomes crochus avec la Terre, alors que d’autres, plus récemment découvertes, accordaient plus d’intérêts aux échanges bilatéraux.Ils privilégièrent ce dernier critère, établirent une liste qu’Annabelle devrait soumettre au ministre d’État qui à son tour consulterait les commissions idoines, ainsi que l’incontournable ministre des Affaires interstellaires, enfin cette liste probablement amendée serait soumise à l’approbation de l’Élu. Les caprices de celui-ci et les contraintes du calendrier exigeaient que ce parcours qui aurait pris selon l’usage des mois, voire des années ou même carrément oublié sur un bureau, soit effectué en quinze jours.Retour au présent (du futur).Quelle ne fut pas sa surprise quand ce matin, une semaine seulement après l’envoi du document, elle fut convoquée à Pékin où son boss voulait la voir à trois heures p. m. Un aéronef l’avait cueillie à son domicile après un lunch rapidement expédié.La liste proposée avait reçu l’aval de l’Élu donc du ministre, son supérieur direct, mais l’Illustrissime triplait le nombre d’invités… ! Les invitations devraient être envoyées le plus rapidement possible. Certains déplacements étaient longs et il fallait anticiper… ! Cela, elle l’avait prévu. Le deuxième souhait/ordre du « grand sachem », que chaque invitation soit écrite dans les langues autochtones, compliquait singulièrement la chose.À l’écoute de ces instructions, Annabelle comprit qu’elle entrait dans le dur. Son linguiste de compagnon n’allait pas apprécier. Déjà qu’il baillait de fatigue pour les cent invités conservés initialement, trois cent quatre (car tel était le nombre exact d’invitations), il allait voir rouge. Trop habitués à ce que Multivac fasse tout le boulot, les humains ne s’investissaient plus guère, son Nono ne faisait pas exception. Il allait avoir un sacré boulot de programmation pour que l’ordinateur central lui crache ces trois cent quatre invitations dans les temps.Le CUM lui avait alloué des crédits correspondant à une année terrestre de recherche pour cette scrogneugneu (oh ! elle avait juré !) de Révolution française. Mais les caprices de l’Élu Suprême avaient été au-delà de son budget prévisionnel. Déjà , elle avait dû racler les fonds de tiroir et elle n’avait plus les moyens de se payer les services d’autres spécialistes. Son Nono d’amour allait devoir se débrouiller et fissa… !Elle ne s’était pas trompée sur sa réaction. Lorsque, après sa séance de relaxation avec R-Roco30/8, elle entra en contact par vidconf, avec son linguiste de compagnon, celui-ci faisait la gueule. Annabelle supposa que le ministère l’avait déjà averti des exigences de l’Élu, mais il écouta à peine ses doléances et finit par l’interrompre :— Nous avons un gros problème ?— Ben oui, mon cœur ; mais tu vas bien arriver à accélérer le rythme de Multivac. Il en va de la réussite de la commémoration. Deux cents invitations de plus, ce n’est pas l’explosion d’une centrale nucléaire (expression qui remplaça au XXIVe siècle, l’expression mort d’un petit cheval que personne ne comprenait plus)— Mais j’en ai rien à foutre de tes scrogneugneu d’invitations.En quinze ans de vie commune, elle n’avait jamais entendu son Nono jurer.— S’il te plaît, ne soit pas vulgaire, le morigéna-t-elle, ce n’est pas une manière de parler, de me parler. Pourquoi t’emportes-tu ?— Les Kalamiteux !— Oui, les Kalamiteux ? Ils étaient déjà invités !— Justement.Annabelle sentit la tuile en approche et qui arrivait en rase-mottes au-dessus de sa tête.— Multivac ne peut établir leur registre linguistique.— Comment ?— Voilà ce qu’il m’a déclaré : « Impossible d’établir nomenclature du langage Kalamite, aucune donnée. »— Il a commis une erreur.— Multivac ne se trompe jamais et avant que tu ne poses la question, je lui ai demandé de recommencer sa recherche.— Zut de zut de zut !— Comme tu dis, mon petit oiseau de paradis.Quelques heures plus tôt :Pendant qu’Annabelle restait perplexe, à l’unité de travail du CUM, Norbert avait déjà lancé Multivac, maudissant les idées de grandeurs de ce… d’Élu. Avec toute son équipe, il scannait méthodiquement tous les documents nécessaires à l’unité centrale pour étudier les divers idiomes de leur pré liste. Il n’avait jamais autant travaillé de sa vie. Encore quelques jours et il pourrait faire la surprise à sa dulcinée. Elle serait contente. Il aimait lui faire plaisir et généralement, ça générait des envies qu’il s’empressait de satisfaire. Sa béatitude érotique fut troublée par un court message de Multivac : « Impossible d’établir nomenclature du langage Kalamite, aucune donnée. C’est celui-ci qu’il faut garder. »Le Kalamite ! Il est vrai qu’il n’avait pas encore été interprété… ! Cela n’avait d’ailleurs jamais été utile, car les représentants de cette planète s’exprimaient avec une parfaite aisance en ILOE et personne n’avait cherché plus loin… ! Ce peuple cultivait d’ailleurs une grande discrétion. Ils ne se manifestaient que quand c’était indispensable.Dès qu’il eut intégré la réalité du message de Multivac, il avait mis ses équipes au travail. Ils avaient recherché des ouvrages en Kalamite et n’en avaient trouvé aucun sur Terre. Norbert avait pris contact avec l’ambassade de ce peuple et avait reçu un refus cinglant. Il avait alors voulu contacter la représentation terrienne sur Kalamite et il avait eu la désagréable surprise d’apprendre que la planète mère n’avait jamais ouvert les portes de son monde à aucun diplomate. Ce fait étrange posait de nombreuses questions, mais Norbert n’en avait cure. Son seul problème : il lui fallait un support pour interpréter cette langue.Faire l’impasse sur les Kalamiteux, les rayer de la liste, était totalement impensable. Depuis un siècle, ils avaient mis en œuvre sur terre des techniques révolutionnaires. Les rendements agricoles étaient sans aucune mesure avec ceux du passé. Leurs centrales énergétiques délivraient une énergie quasiment inépuisable. Norbert pensa à une vieille locution latine « Panem et circenses »* qui devenait maintenant « tourteaux énergétiques et jeux vidéo ». Cela abrutissait peut-être le peuple, mais maintenait une paix sociale. Les Kalamiteux assuraient aussi un suivi médical et hygiénique des Terriens. De plus, chaque année, une centaine de millions de Terriens émigraient vers leur galaxie pour y vivre une vie meilleure. Déjà soumis technologiquement et logistiquement au bon vouloir de Multivac, les Terriens, accueillirent les Kalamiteux comme des bienfaiteurs et avaient pris garde à ne poser aucune question gênante.Il expliqua tout cela à sa dulcinée et conclut :— Ils n’ont sans doute pas envie qu’on connaisse leur langue. Tu devrais te contenter de leur envoyer une invitation en ILOE et tout le monde serait content. Il te suffit de convaincre ton boss.— Mon boss, il est à genoux devant le grand patron. Et ce que je ne t’ai pas encore annoncé que le grand patron veut ouvrir les cérémonies par un discours en Kalamiteux en honneur à nos illustres bienfaiteurs ?— On court vers l’incident diplomatique.— Ça, mon roudoudou, ce n’est pas notre problème.— Attends, j’ai un message urgent.Norbert coupa momentanément le son de leur transmission. Elle le vit attentif, écoutant elle ne savait quoi. Certainement une bonne nouvelle, car un grand sourire éclaira son visage.— Tu m’entends ?— Oui !— Loo Han Suu, de l’université de Deneb d’Alpha du Cygne a trouvé un document en Kalamiteux. Un petit fascicule, mais c’est mieux que rien.— Tu vois tout va s’arranger.— Je m’y mets tout de suite (comprendre : je vais refiler le bébé à Multivac) .— Je te prépare un repas de fête (comprendre : R-3GRO va nous concocter un repas) et peut-être après… termina-t-elle rosissante.— Oh… ! mais je te laisse, j’ai du travail.Norbert consulta cette toute petite brochure dont son ami avait refusé d’indiquer la provenance. Un rien, qui faisait à peine dix mille caractères. Cela serait-il suffisant pour l’unité centrale ?***************La communication coupée, Annabelle se creusa la tête. Une soirée festive, si malheureusement Norbert n’était pas parvenu à déchiffrer l’opuscule ne suffirait pas. Il fallait qu’elle soit motivante, cela aiderait son chéri à se dépasser, se surpasser, à travailler, quoi… ! Elle interpella R-3GRO en vue de concocter rapidement un repas festif. Le robot se rengorgea d’être ainsi sollicité. Le challenge était clair, il fallait impressionner le convive et surtout le convaincre.Imprudemment, elle lui avait fait miroiter… Il fallait aussi qu’elle réfléchisse à ne pas rater cet « after diner ». Elle regarda donc le mur de son bureau et y projeta Ellebanna, son hologramme de réflexion. Sa propre image se profila sur la cloison.— Salut, ma poule…— Arrête de parler ainsi, répondit Annabelle, tu sais bien qu’il ne faut pas être vulgaire… !— Tu oublies, ma chérie que je suis la juste projection de ton esprit… !— Bon, on taffe sur quoi, ce soir ?— Il faut que j’arrive à convaincre Norbert de faire écrire à Multivac tous les messages d’invitations pour la commémoration et en temps voulu.— Ben, c’est pas un problème, ma biche, tu l’as à ta pogne, non ?— Euh, certes, il est très amoureux, mais ce que je vais lui demander va lui prendre des heures et des heures de travail sans discontinuer et tu sais, comme moi, qu’il n’a guère l’habitude de travailler.— Ah ouais, évidemment… !— Oui, tu comprends mieux mon dilemme, je ne sais pas comment lui demander ce service.— Bon… Je vois, attends, je reviens.L’hologramme s’effaça et la directrice du CUM se replongea dans ses dossiers. Elle n’avait pas prévu ce genre de difficulté. L’Élu, jeune coq pédant ne manquerait pas de lui faire payer la moindre faute. Sa longue lignée aristocratique de grands commis de l’administration ne la protégerait pas. Il lui fallait un sans-faute. Ce fut le moment que choisit Ellebanna pour réapparaître :— Re-salut, ma pouletteAnnabelle sursauta à l’interpellation, mais se concentra immédiatement sur le futur échange.— J’suis allé voir Trébron, l’holo de Norb’.— Euh… ! Tu peux faire cela ?— Bien sûr, ma p’tite caille et bien plus encore… Ben, j’peux te dire que le Norb’, il a des idées tordues.— Ah ? que veux-tu dire ?— Ben, quand vous baisez, il en a de drôles, dans son esprit.— Euh, tu veux dire que vous êtes, vous les hologrammes, présents quand nous… faisons l’amour.— Tu crois quoi, ma bichette, que j’m’endors ? Quoique, avec toi, c’est pas la fête tous les jours. J’t’rappelle que t’as jamais voulu me laisser la main !— Ne sois pas si impertinent, que me reproches-tu ? J’accomplis mon devoir dans le couple comme il sied à une personne de ma condition.— Ben justement ! Nono, c’est pas un petit robot, alors il est bien obligé de penser à autre chose quand vous baisez.— Voyons, ne parle pas ainsi, c’est vraiment trop vulgaire.— J’t’rappelle, une fois encore, ma biche que je ne suis que l’expression de tes pensées les plus cachées !— Bon ! N’en rajoute pas ! Et à quoi pense-t-il ?— Ben il pense à quelque chose de plus sexy.— Euh, ça veut dire quoi « sexy » ?— Oh, ma pitchoune, toute une éducation à refaire… ! Tu t’es déjà vue ?— Euh, oui, bien sûr, que me reproches-tu encore ?— Moi rien, mais le Norb’, il rêve d’autre chose.Soudain, un hologramme statique apparut aux côtés d’Ellebanna.— Qui est cette créature ? interrogea Annabelle, interloquée.— Celle à qui pense ton mec quand vous baisez.— Ne sois pas si trivial, je te l’ai déjà dit. Réponds-moi ?— Une actrice qui doit avoir presque mille ans, maintenant. Elle s’appelait Marylin.— Elle est bizarrement habillée ou plutôt déshabillée.— Ben oui, si on compare à la combinaison unisexe en kevlar renforcé que tu portes, ça détonne.— Elle a les jambes quasiment nues, c’est choquant. Heureusement ce drôle de tablier dissimule le haut de ses cuisses.— Pfff, ma chérie, cela s’appelle une jupe.— Oui, c’est vrai, j’en avais entendu parler.Annabelle s’approchant de Marylin.— Ce voile sur ses jambes, qu’est-ce ?— Cela s’appelle des bas… !— Ah ! Bizarre et obscène ! Comment Norbert connaît-il cela ?Ellebanna secoua lentement sa tête de droite à gauche. La naïveté et l’hypocrisie d’Annabelle le consternaient bien souvent.— Par les avatars, qui circulent sous le manteau, de vieux films qui sont soumis au code 2050.— Le code 2050 ?— Pfff, tu devrais réviser ton droit galactique, mon poussin, t’es plus dans le coup. En 2050 les ligues féministes ont imposé l’interdiction de toutes représentations de l’homme ou de la femme qui pourraient avoir une connotation sexiste. Dix ans plus tard, les ligues masculines ont répliqué en réussissant à imposer l’unisexualité. La charte, tu connais ma poulette, c’est comme ça qu’ils ont appelé ce stupide code vestimentaire. C’est pour cela, ma tourterelle, que tu te balades en combinaison grise qui ne laisse voir que la tête et les mains et que tu n’as que deux centimètres de poils sur le caillou.— Oh c’est vrai, il faut que je me fasse raser la tête, l’année dernière, j’ai déjà eu une remontrance d’un dronecops du CCAS (Comité de Censure des Apparences Sociétales). Dans ma position, je ne peux pas me permettre une nouvelle remarque.— T’excite pas ma biquette, lui rétorqua Ellebanna sur un ton de réprobation. Ce sont tous des pignoufs au CCAS.— Mais arrête de parler ainsi, tu vas nous faire avoir des ennuis… ! Et d’ailleurs, comment t’es-tu procuré cet hologramme de femme puisqu’il est censuré ?— Facile, ma caille, c’est l’holo de Norb’ qui me l’a refilé. Ton mec se projette ce genre d’avatar très souvent avant de remplir son devoir et parfois même pendant.— Quoi, Norbert, mon Norbert fait ce genre de choses répugnantes et illégales ?— Oui, ma puce, il fait ça… !— Je vais le quitter et le dénoncer.— Non, bécasse, tu ne le feras pas.— Et pourquoi ne dénoncerais-je pas un criminel déviant sexuel ?— Pense à ce que tu fais avec R-Roco 30/8.— Mais… mais… ça n’a rien de sex… tu vois, tu vas me faire dire des grossièretés. Ce sont juste des massages relaxants.— Quelle hypocrite tu fais… Quand tu coules comme une fontaine et que tu cries « encore, encore »…, mais peu importe, mon roudoudou sucré, Nono est le seul qui ait l’influence nécessaire pour pousser Multivac à faire tes traductions et si tu ne veux ne pas te retrouver septième attachée de consulat sur le dix-huitième satellite de la troisième planète de Proxima du Centaure, va falloir que tu ressembles à ça, ce soir.L’hologramme désigna du doigt l’image interdite de la femme. Annabelle fixait aussi cette représentation et sa glotte montait et redescendait lentement. Non, pensait-elle. Elle n’allait pas s’avilir à cela, pas elle, ce n’est pas possible. Une demi-seconde, un frisson la parcourut. Mais non, elle ne pouvait pas : c’était illégal. Elle regarda à nouveau son hologramme qui bien sûr, ayant lu dans ses pensées, secouait lentement la tête de haut en bas.— Si, mon chaton, tu vas le faire et, le pire, tu vas aimer et tu le sais. Je crois que c’est ça, ma puce, qui t’effraie le plus.Annabelle était abattue, mais retrouva rapidement ses moyens et sa combativité.— Impossible, d’ailleurs ces vêtements n’existent plus… !— Teuh, teuh, teuh, mon canari, je connais un YSL, il n’y a pas de problème.— Oui, mais les YSL sont des robots habilleurs, ils ne font que nos combinaisons sur mesure.— Que tu crois, ils savent tout faire, pour peu qu’ils soient bien programmés.— Mais c’est illégal.— Bien sûr, et alors, suffit de pas se faire prendre… !— Je ne peux pas faire cela.Ellebanna poussa un long soupir et regarda intensément Annabelle.— Pense à Proxima du Centaure, ma sucette à l’anis, Proxima du Centaure, dit-il d’une voix sépulcrale.Annabelle avait une très forte envie d’envoyer tout promener, de tout laisser tomber, mais elle était encore toute jeune, à cinquante ans. Elle n’avait pas envie de passer les cent cinquante prochaines années de sa vie dans un emploi subalterne et au « trou du cul de l’univers »… ! Loin de Norbert… ! Son Norbert… ! Non, décidément, il fallait en passer par là .— Bon, OK, fait venir ton YSL.— Parfait, ma cocotte, je te l’envoie. Et pour le repas, tu as prévu quoi ?— Je ne sais pas, c’est R-3GRO qui s’en occupe.— Avec lui, je m’attends au pire, je me projette à l’unité d’habitation, salut… !Annabelle resta songeuse un moment, mais qu’un moment. Apparu comme par magie, un robot habilleur se présentait à elle.— Bonjour madâââme. R-COCO. C. J’ai été cooonvoqué pour preeendre vos mesuuures.— Mais… mais…Déjà , il tournait autour d’elle à grande vitesse et la scannait sous tous les angles. De sa voix suave il dit :— Je vous liiivre les vêêêtements à dix-huit heures, madâââme.***************L’hologramme d’Annabelle se matérialisa dans leur unité d’habitation. Il y interpella le robot culinaire.— Dis-moi, mon pote, tu cuisines quoi, ce soir ?R-3GRO dévisagea Ellebanna avec une forte envie de l’envoyer paître, mais il n’était qu’un robot. Et les robots n’ont officiellement pas d’envie !— J’ai transformé des tourteaux énergétiques en steaks et en haricots, dit-il très content de lui.— Pfff, tous les soirs tu leur fais la même chose… !— Mais voyons, j’ai été formé dans les meilleurs cuisi…— Ouais, arrête, t’es limité… !— Oh… ! fit le robot outré. Ce soir, on tape dans les recettes de R-Paul. B. Voilà , tu me fais une entrée, une crème brûlée au foie gras, par exemple… !— Euhhhh… !— Ensuite des cailles farcies de leurs abats, sauce girolles avec ses petits légumes.— Maiiiiiis… !— Et en dessert un sabayon aux fruits— Jeeee… !— Des questions !!!?!!!— Non, dit R-3GRO définitivement abattu par l’ampleur de la tâche.— Bon, se dit Ellebanna, maintenant il faut s’attaquer à l’ambiance… !***************Pendant ce temps, à l’unité de travail de l’université, Norbert avait transmis le petit fascicule à Multivac en lui demandant de s’y mettre séance tenante. Au bout d’un temps qui lui parut très long, une heure de Terra, un premier résultat tomba. Le titre de l’ouvrage : comment servir l’homme. Multivac précisa qu’il avait traduit « par homme », un mot signifiant probablement représentant de la race dominante de Kalamite.***************Annabelle, après être passée entre les tentacules de l’YSL, se trouvait maintenant vaporeuse. Son « accoutrement » de dentelles, de soies et de tulles, lui procurait un ensemble de sensations des plus curieuses. Rien à voir avec la froideur et la contrainte de sa combinaison en kevlar. « Quel calvaire devrait-elle encore endurer pour convaincre son compagnon ? » gémit-elle avec un zeste d’hypocrisie. Ellebanna, sans y être invitée s’immisça dans son soliloque. Ce qui pour Annabelle n’augurait rien de bon.— Tu es superbe, ma belle… !— Hum, répondit-elle, ce n’est pas toi qui portes cet accoutrement !— Pourquoi ?— Ben il y a des courants d’air partout et franchement, marcher avec ces trucs de dix centimètres de haut, il y a mieux.— Pfff, mon pinson, il faut souffrir pour être belle… !— Ah… ! Parce que tu me trouves belle, maintenant ? demanda-t-elle avec un léger frémissement dans la voix.— Tu es superbe, mais il y a encore deux trois petites choses que je dois te montrer… !— Ah, et quoi donc ?— Euh… ! Là , pour le coup, un truc vraiment illicite.— Je m’attends à tout avec toi… !— Hum bon, ton mec est membre de Rêvebébé.— Ah, et c’est quoi ?— Ben, comment dire c’est une littérature un peu légère et totalement prohibée, tu vois ce que je veux dire… !— Ben non, je ne vois pas… !L’hologramme poussa un long soupir désabusé et continua— Bon, Rêvebébé est une confrérie presque aussi vieille que la bible des anciens, c’est dire. Au début, dans le premier siècle, ce n’était que des écrits, comme la Bible te dis-je, quelques textes coquins et grivois. Avec le temps, la vidéo réaliste 3D, puis la vidholo se sont imposées… ! Bon, c’est toujours aussi coquin… ! Mais chaque membre peut y projeter ses idées et le fantasme est rendu en 3D.— Ah ?— Le problème est bien sûr que ce site soit soumis à ce satané code 2050, donc totalement prohibé. Toute personne prise à le visionner risque une peine de dix ans de rééducation morale.— C’est si dangereux, ce qu’il y a sur ce site ?— Bon, ma poupée, le plus simple est que je te fasse voir… !Ellebanna, d’un geste du bras, déclencha donc la vidéo et au milieu de la pièce apparut un canapé avec un couple d’acteurs assis. Annabelle fut tout de suite interloquée, car ces acteurs avaient leurs visages, à elle et Norbert. Madame la directrice du CUM resta scotchée, choquée, stoïque et à son grand dam, excitée devant cette représentation jusqu’à la fin…, puis elle resta un long moment hébétée.— Hum, fit Ellebanna.Devant le manque de réaction de l’humaine, il l’interpella.— Instructif, non ? Euh… !— Je dois faire cela, ce soir ? parvint-elle à dire d’une voix cassée.— Ben oui… !— Je ne pourrai jamais.— Mais si, mais si, ma puce, je vais t’expliquer… J’ai visionné plein de ces séquences, et le thème est toujours le même… !— Ah… ?— Ben oui, il n’y a aucune surprise. Au début ils s’embrassent à bouche que veux-tu, puis elle lui suce le kiki, ensuite il lui lèche la moule, après, il y a des variantes, elle en dessous ou au-dessus, quelquefois sur le côté en position fœtale, mais le final est immuable, il la sodomise en levrette puis éjacule sur ses fesses.— Ah… ! fit Annabelle interloquée par ce descriptif.— Oui, répondit l’hologramme… !— Euh, je n’ai jamais fait cela !— P’t’être que c’est justement à cause de cela que le Norb’ pense à autre chose… !— Euh… !— La sodomie est indispensable ? demanda-t-elle avec effroi.— À mon avis oui, toutes les vid’s que j’ai vues se terminaient invariablement ainsi, sauf une où il éjacule dans ta bouche.— Beuurkk… ! Que m’obliges-tu à faire… ! s’indigna-t-elle, troublée malgré tout par les propos de son double.— Moi ? mais je ne t’oblige à rien, pense juste à la réaction de l’Élu, si tu rates l’affaire.Un frisson parcourut le dos d’Annabelle, non décidément il fallait en passer par là … ! Elle allait devoir payer de sa personne. Encore une fois, elle chassa les pensées belzébuthiennes qui avaient traversé son cerveau.***************Le robot culinaire avait concocté des plats extraordinaires. Norbert, pourtant fin gourmet, toujours prêt à s’exclamer, picorait, taiseux, le nez dans son assiette. Il n’avait jeté qu’un regard distrait à la tenue extravagante de sa compagne, sans commentaire. Annabelle se sentit blessée. Tous ces efforts, ces transgressions, pour être dédaignée. Et si Ellebanna s’était moquée d’elle. Elle convoqua son hologramme pour une conversation privée. D’un ton où perçait la colère, elle lui demanda mentalement :— C’est quoi, cette idée farfelue, il ne me regarde même pas ?L’hologramme haussa les épaules et répondit :— Ben, ch’sais pas, ma puce. Attends, je vais voir l’holo de Norb.L’aller-retour ne dura que quelques secondes. L’hologramme faisait grise mine… !— Ben, tu sais, ma biquette, Nono a l’air d’avoir des soucis.— Et je fais quoi, moi, habillée avec toutes ces fanfreluches ?— Euh… pour le moment rien… ! Je vais analyser la situation.La directrice du CUM regardait son compagnon, perdu dans ses pensées.Le Bip de son hologramme la ramena à la réalité.— J’sais pas quel est le problème, ma tourterelle. Il n’a rien voulu dire à Trebron. Le plus simple est de le lui demander… !Annabelle s’arma de son plus beau sourire :— Chéri, ça ne va pas, ce soir, tu as des problèmes ?L’homme sembla sortir de sa léthargie et regarda sa compagne sans vraiment la voir.— Euh… ! Nous avons réussi à traduire le Kalamite à partir de la brochure.— Mais, c’est plutôt une bonne nouvelle, mon amour !— Si l’on veut, oui, mais le livre s’intitule « Comment servir l’homme ».— Je reconnais bien là les Kalamiteux, le peuple qui nous a sûrement le plus aidé.— Euh, fit Norbert en gardant toujours la tête baissée, comme accablé. Seulement cette traduction ne nous servira à rien, en tout cas pas pour écrire un courrier diplomatique : c’est un recueil de recettes culinaires.— Comment ?— Oui, ma chérie, cela s’appelle bien « Comment servir l’homme… à table » et ce sont des recettes de cuisine.Remarque :Comme il faut rendre à tout seigneur, tout honneur, ce petit texte m’a été inspiré par la lecture d’une nouvelle de science-fiction de Damon Knight (1922-2002) qui s’intitule « To serve Man », parue en novembre 1950. Un récit bien sûr largement agrémenté à la sauce Charlie, avec quelques épices personnelles et un zeste, un très gros zeste de Dupon, normal pour une nouvelle culinaire… ! »