C’est peu avant midi qu’on a enfin su pourquoi on nous avait réunis là, dans cette salle d’hôtel, au séminaire de motivation. Jusqu’alors, la matinée avait consisté à subir, mal réveillée, avec en main un gobelet en plastique rempli d’un affreux jus de chaussette, d’interminables présentations powerpoint bourrées de diagrammes débiles et de photos de banques d’images parfaitement niaises : des poignées de mains sous un grand « Team Spirit », des cordées d’alpinistes barrées du titre « Together to the top », ce genre de choses.Moi, ces trucs-là, j’ai toujours trouvé que c’étaient des conneries. Parce que c’est pas la première fois qu’on me les sert, figurez-vous. Je suis pratiquement certaine que c’était exactement la même image de montagne et le même slogan lamentable qu’avait projetés Dugommier, le boss de BRUT-DE-CIDRE FM Normandie, la station de radio privée où j’avais décroché mon premier contrat d’animatrice. J’avais vite compris qu’il avait une idée toute personnelle de la voie qu’il envisageait de suivre pour grimper avec moi, Dugommier. Toujours cramponné à ma paroi, et sans beaucoup de mou dans la corde. Mais bon, j’avais fait tout comme ils disaient dans le powerpoint : parfois il faut accepter de faire des concessions, des sacrifices, au nom de l’esprit d’équipe.Après les images à la con, au séminaire, on a eu droit à la visite d’un athlète, qui est venu témoigner de toutes les valeurs qu’il importait de mobiliser pour créer l’exploit : la préparation, l’abnégation, la concentration… Sans blague !D’abord, excusez-moi, mais la compétition, ça me connaît. J’ai été élue « Miss Pays d’Auge » 2014. Et ça, croyez-moi, ça vaut bien des diplômes, quand on entreprend une carrière dans l’audiovisuel. Un chouette souvenir, ce titre-là. J’ai encore la coupure de presse de l’époque, celle de l’Echo du Bocage, où on me voit sur la photo rendre visite à papy et mamie à l’hospice, ceinte de mon ruban tricolore. Qu’est-ce qu’ils étaient fiers, alors, mes grands-parents ! Qu’est-ce que ça me rendait heureuse ! La légende disait : « Après le camembert, le livarot et le pont l’évêque, notre belle région se dote avec Janice d’une nouvelle ambassadrice de notre savoir-faire. Nul doute qu’elle soit parfaitement équipée pour mettre en valeur notre production laitière. »L’athlète nous a ensuite longuement expliqué comment il avait trouvé la force, au dernier moment, de projeter sa poitrine sur la ligne et remporter la médaille de bronze du 60 mètres plat au Championnat d’Europe en salle.Ce jour-là, a-t-il dit, il s’était dépassé.J’ai trouvé ça tellement idiot que j’ai pas pu m’empêcher de lever la main pour intervenir. Je lui ai fait remarquer que c’était vraiment une expression aussi creuse que débile, parce que s’il s’était vraiment laissé dépasser, il aurait fini quatrième, et ça, désolée de devoir le rappeler, c’était vraiment la place du con. Et puis la performance à tout prix, ça vous pousse parfois à des choix hasardeux, au dopage, ai-je ajouté. Moi, par exemple, si j’avais dû me dépasser pour coiffer sur la ligne d’un téton supplémentaire ma rivale à Miss Pays d’Auge, il aurait forcément fallu que je triche un peu en aidant la nature, pour dépasser mon 95 E généreusement bio.J’ai su que j’avais marqué un point, parce qu’il en est resté le bec dans l’eau, Speedy Gonzales, et il y a eu une rumeur d’approbation dans la salle, c’est comme ça que je l’ai pris, en tout cas.Et puis Richard a dit « Merci Janice pour cette intervention indispensable », et il a commencé son discours. Il s’était fait tout chic, Richard, costume italien et cravate de soie, et son brushing argenté scintillait sur sa peau consciencieusement dorée au banc solaire.vous vous en doutez, ce n’est pas pour rien que je vous ai réunis aujourd’hui en cette journée de mise au vert qui forme aussi l’occasion de développer notre esprit d’équipe. Car c’est un défi inédit qui nous attend, moi, Jacky, notre producteur, et vous tous ici présents : les cadreurs, les preneurs de son, les assistants, les maquilleuses, les décorateurs, jusqu’à moi-même, qui assure la présentation de l’émission, et à Janice, ma nouvelle co-animatrice qui m’accompagnera sur le plateau, puisque Marie-Hélène a malheureusement choisi de quitter l’aventure. Janice a été sélectionnée à l’issue d’un casting sévère, et reconnaissez avec moi qu’elle a le profil parfait pour succéder à ma complice de plus de 15 ans. Applaudissons-la bien fort ! Je me suis levée, je me suis retournée et j’ai salué sous les vivats, à peine perturbée par cette voix non identifiée qui avait crié « à poil ! ». Richard a repris son allocution, l’air pénétré.Sachez-le, ce que nous nous apprêtons à entreprendre ici n’est rien moins que révolutionnaire. Et ça s’appelle un concept. Tout succès télévisuel part d’un concept, et celui-ci est inédit, unique. Personne ne l’a jamais osé auparavant ! Car, avouons-le, qu’a-t-on inventé de neuf dans le téléachat depuis le regretté Pierre Bellemare ? Rien, mes amis, rien ! Or, il est impératif de surprendre à nouveau les ménagères, de moins et surtout de plus de cinquante ans ! De stimuler de nouvelles zones érogènes pour qu’elles nous ouvrent non pas ce que vous pensez, mais leur portefeuille ! D’introduire dans nos émissions mercantiles ce qui fait tant recette dans d’autres talk-shows à succès : la brutalité, l’hypocrisie, la vulgarité, la laideur.Je vous surprends ? Je vous choque ? Voilà un demi-siècle que nos émissions usent jusqu’à la corde le même concept. Attention, il n’est pas foncièrement mauvais, bien au contraire. Mais il ne s’est pas assez adapté à l’esprit du jour, aux temps nouveaux. Que lui manque-t-il déjà, à votre avis, je vous le demande ? Là, on a entendu les mouches voler, personne n’a moufté, et c’est bien dommage, parce que je m’étais retournée pour tenter de choper ce connard, au cas où il en aurait profité pour lancer à nouveau un « à poil ! » bien sonore.L’in-ter-a-cti-vi-té, mes amis ! L’interactivité ! Aujourd’hui, la consommatrice qui est la nôtre exige un lien direct et intime avec l’opérateur marchand. Et c’est justement ce que nous allons lui offrir, grâce à la disponibilité des réseaux sociaux et des applications mobiles. Cette émission, c’est elle, notre consommatrice, qui va la piloter, depuis le fauteuil relax motorisé que nous parviendrons aussi à lui vendre ! Bien entendu, ceci impose une part de risque, et pour nous tous, une rigueur d’exécution jamais atteinte jusqu’à ce jour. Nous flirterons sans arrêt avec toutes les limites, mais aussi tous les tabous, pour créer cette tension si nécessaire au divertissement et à l’audience. Nous serons en permanence sur le fil si tendu du direct, du stress, du bon goût, comme vous le découvrirez bientôt. Car c’est bien en direct qu’il nous faudra désormais capter l’émission, pour sentir palpiter à chaque seconde les instincts du public, les plus vils comme les plus nobles ! Pour pouvoir injecter au bon moment la dose de caca boudin ou de fesses qui le rendra accro. Et le direct, ça veut dire plus aucun droit à l’erreur, plus de deuxième ni de troisième prise ! La perfection, tout de suite, sans hésitation, comme dans la course de sprint de notre ami ! Pour réussir ce défi, pas de quartiers ! Pas de prisonniers ! Pas de pudeurs ni d’élégances inutiles ! L’audience est à ce prix ! Il faudra être forts, ensemble, performants, ensemble, percutants, ensemble ! Si vous n’y êtes pas prêts, il est encore temps pour vous de partir ! Mais je ne doute pas de votre foi en la cause ! Merci, mes amis ! Il y a eu un fameux brouhaha, les gens avaient l’air surpris, et pour certains effrayés. Mais un peu excités aussi par le nouveau et mystérieux concept diffusé en direct, alors ils ont tous applaudi Richard, et on a pu passer à table.Au moment du dessert, Jacky, le réalisateur, bien plus cool que Richard, avec son blouson en denim, s’est tourné vers moi, et m’a demandé ce que je pensais du concept. Est-ce que rejoindre l’émission au moment où elle évoluait vers plus de radicalité et vers le direct ne me flanquait pas un peu la trouille ?— Non, pas vraiment, ai-je répondu, sûre de moi. Vous savez, moi je suis une fille toute simple qui ne se pose pas mille questions. Et puis, au pire, vous couperez au montage.Richard et Jacky ont suspendu le mouvement de leurs fourchettes, se sont regardés un long moment en silence, et puis Richard m’a dit que, par prudence, ils allaient malgré tout me faire passer un ultime test pour s’assurer de ma compétence et ma motivation. Ça ne m’a pas impressionnée outre mesure, j’avais accumulé suffisamment d’expérience pour savoir ce dont j’étais capable.Il y a eu comme un long blanc dans la conversation, et puis Coralie, la première assistante de Jacky, a voulu détendre l’atmosphère, et elle a dit un truc super chouette. Je l’aime bien, Coralie. C’est un peu ma complice.— Ne vous en faites pas, Janice, je suis certaine que vous ne tarderez pas à remplacer Marie-Hélène dans le cœur des téléspectateurs.— Vous êtes chou comme tout, Coralie. En fait, pourquoi elle a voulu partir, Marie-Hélène ? Elle était encore bien conservée, pour son âge, non ?— Eh bien, c’est-à-dire que… euh… je crois qu’elle n’adhérait pas trop au nouveau concept.— Le moment était peut-être venu aussi d’injecter du sang neuf, a ajouté Jacky.— Et puis, a conclu Richard, vous… vous êtes… comment dire ? Blonde…Tous ont levé le nez de leur assiette, et m’ont offert un gentil petit sourire, et j’ai trouvé ça vachement sympa. C’est là que j’ai su que c’était gagné.Ça faisait vraiment plaisir de se faire si bien accueillir dans une telle équipe de pros.⁂Et puis le grand jour est arrivé, on s’est tous retrouvés sur le plateau. Les décorateurs avaient bien bossé. Pour cette émission diffusée juste avant les fêtes, ils nous avaient préparé un décor tout scintillant, c’était joli comme tout. Tout brillait de mille feux : le sapin décoré de rubans et de boules, la crèche de Noël, et même le traîneau tiré par d’immenses rennes en peluche, chargé d’une hotte où étaient cachés les articles à promouvoir. J’aime bien ça, les peluches, j’en ai encore des dizaines dans ma chambre.La mère Noël, c’était moi : les habilleuses m’avaient coiffée, puis couverte du bonnet rouge bordé d’hermine et surmonté du pompon blanc, comme pour le réveillon, chez papy et mamie. Le reste, un peu moins. Ma tenue était uniformément rouge et assez peu de saison, j’ai trouvé : des cuissardes, une minijupe moulante, et un petit caraco qui retenait à grand peine mes meules normandes, tout en révélant mon nombril. Richard, lui, avait refusé tout déguisement, jugeant qu’il écornerait son image. « Vous comprenez, Janice, tout le succès de cette émission repose sur mon sex-appeal auprès des femmes d’âge mûr. Une faute de goût, une seule émission où vous prêtez au ridicule, et c’est fini : vous ne vous en relèverez pas. En revanche, vous pouvez vous permettre un peu plus d’audace ou de dérision, on ne vous le reprochera pas. Moi, je suis intouchable. Vous, vous n’êtes jamais que mon faire-valoir, Janice, ne l’oubliez pas », avait-il expliqué. « Le sex-appeal, il n’y a que ça de vrai » avait-il ajouté en ouvrant encore un bouton de mon top qui n’en comptait pourtant que bien peu.La tension montait un peu, et Jacky, le réalisateur, est bientôt venu me livrer ses dernières recommandations, alors qu’on testait mon micro.— Janice…— Oui, Jacky ?— Viens là… Écoute… Tu réalises combien c’est important, je suppose ? C’est du direct, on travaille sans filet…— Ben oui, c’est le concept, quoi…— Exactement. Alors je vais te demander trois choses. Trois. Et te demander de les suivre scrupuleusement…— Jusqu’ici, j’ai l’impression d’avoir fait tout comme on m’a demandé, non ?— Un, tu regardes le prompteur. Juste le prompteur, et rien que le prompteur. Tu n’improvises surtout pas. Jamais !— Jamais…— Deux : tu souris à la caméra 3. Large, le sourire. Plus large que ça. Imagine-toi que la caméra, c’est Brad Pitt. Jusqu’ici, ça va ?— Je peux pas plutôt m’imaginer que c’est George Clooney ? Je préfèrerais.— Si tu veux, qu’il a répondu Jacky après un long soupir.— Et le trois ?— Quel trois ?— Un, je lis le prompteur. Deux : je souris à George Clooney…— Ah oui ! Trois : tu AR-TI-CULES !— Ça mar-che ! Ne t’in-quiè-te pas !Il m’a regardée longuement, comme s’il avait une dernière hésitation, mais des avertisseurs sonores ont retenti sur le plateau : l’heure du direct approchait, et il était grand temps pour tout le monde de se mettre en place.Bientôt le générique a retenti, et Richard a pris les commandes.— Bonjour chers amis téléspectateurs, bonjour cher public, bienvenue dans cette première émission de…— C’EST VOUS QUI DÉCIDEZ ! a gueulé le public dans les gradins.— Comme vous le savez, c’est aujourd’hui à une première mondiale que vous assistez ! Pour la première fois, notre Téléboutique est tournée en live et en public. Ces objets exclusifs que nous allons vous proposer, nous allons vous les soumettre en direct, sans possibilité de tricher ! Une seule prise, aucun trucage, aucun mensonge, rien que de la transparence ! N’est-ce pas, Janice ?— Absolument, Richard, et il y a même mieux ! Vous n’êtes pas tout à fait convaincus, vous souhaitez une explication, une démo plus poussée ? Il vous suffit de nous transmettre votre message ou vos suggestions par un simple texto depuis votre fauteuil, face à la télé, et nous vous obéirons aussitôt, puisque…— C’EST VOUS QUI DÉCIDEZ ! a répété le public, encouragé par le chauffeur de salle.Mine de rien, j’avais un peu le trac, et ça devait se sentir. On ne succède pas comme ça sans appréhension à une légende telle que Marie-Hélène… Je misais gros. Mais Jacky m’a rassurée dans l’oreillette.— Janice… C’était pas mal pour un début. Ça va aller, détends-toi. Super, pour le prompteur ! Mais souris et articule davantage ! Déjà, Richard me faisait signe de puiser dans la hotte.— Et nous commençons sans plus tarder par un produit que je n’hésiterai pas à qualifier de miraculeux ! Janice, dites-moi : c’est quand même bien utile de pouvoir se dépanner à la maison, sans devoir faire systématiquement appel aux hommes de métier ?J’avais les lèvres douloureuses, à force de les écarter pour George, mais je me suis appliquée à bien prononcer la réplique affichée par le prompteur.— Ah oui, aa-lors, Rii-chard, quel bonn-heur, d’aa-voir un maa-rii brii-coo-leur !— Putain Janice, c’est quoi cette diction ? Plus naturel, merde ! a soufflé Jacky dans l’oreillette.— Seulement voilà… aussi habile soit-on de ses mains, parfois ça ne veut pas venir. Vous voyez de quoi je veux parler, n’est-ce pas, Janice ?— Oui, et nos amies l’auront remarqué : c’est fou comme on peut s’acharner sur une toute petite pièce sans résultat, et bientôt perdre tous ses moyens…— Et à quoi pensez-vous, Janice ?— Eh bien, à un écrou bloqué, par exemple, comme celui-ci.Jacky m’a de nouveau donné des instructions, ça me stressait plus que jamais…— Janice, d’où sors-tu ce sourire niais ? On dirait que t’es sous exta…Du coup, je me suis demandé si je ne ferais pas mieux de sourire à Monsieur Jean Castex, plutôt qu’à George Clooney. Un sourire cordial mais modeste, plus poli et sérieux qu’ébloui, plus provincial que’hollywoodien. Mais j’ai vite rejeté l‘idée, et puis de toute façon, c’était trop tard, fallait suivre le rythme de Richard, qui s’activait déjà avec une clef de douze.— Oh, mais dites-moi, c’est qu’il est tenace, le bougre ! J’ai beau appuyer sur la clef, il ne bouge pas d’un millimètre ! Que peut-on faire, à votre avis, Janice, pour vaincre un écrou grippé ?— À part le vaccin, je ne sais pas, Richard.La régie avait anticipé la vanne du prompteur, elle a aussitôt balancé des rires enregistrés, et j’ai encore accentué mon sourire.— Allons, allons, évitons les sujets qui fâchent ! Et puis vous le savez mieux que quiconque ! Avant de tenter quoi que ce soit, il faut bien lubrifier, Janice. Et c’est là qu’intervient notre produit miracle…— Le Dékal’tou, juste un bon petit coup, et tout ce qui coince file doux !Bien évidemment, les téléspectateurs ne nous ont pas cru sur parole. Et comme c’est bien eux qui décidaient, on leur a fait la démo qu’ils nous réclamaient.— Tenez fermement la tige filetée face à la caméra, Janice. Voilà, comme ça, à deux mains. Penchez un peu votre buste, encore, encore… Voilà, parfait ! C’est important que nos téléspectateurs disposent d’une vue qui ne leur cache pas grand-chose du matériel.— Et c’est déjà le moment suprême, Richard ? Celui qui va vous libérer ?— C’est exact, Janice. Voyez plutôt : j’approche sans hésiter ma bombe de Dékal’tou, je pousse l’embout rigide à l’endroit critique, et pschiiit ! Je vaporise quelques gouttes de liquide à peine.— On compte jusqu’à trois…— Un… deux… trois… Essayez, à présent.— Oh, mais ça glisse sans peine !— Alors, heureuse ?— J’en suis tout ébaubie ! C’est presque un miracle, Richard !— Quand je vous le disais : le Dékal’tou, juste un bon petit coup, mais au bon endroit, ça change tout !La régie a envoyé une ponctuation musicale et un panneau rappelant le prix et le numéro d’appel pour la commande, et on s’est préparés à enchaîner aussitôt.— Et vous, vous n’êtes pas du genre coincée, Janice ?— Pas du tout, Richard, vous en savez quelque chose.— Dites « camion », pour voir…— Camion…— Pouet pouet !Ça m’a troublée, ce moment-là, parce que ce n’était pas prévu dans la conduite. Les grosses pattes de Richard qui klaxonnent en écrasant mes poires, le bruitage de rires pré-enregistrés qu’ils balancent à nouveau en régie pour renforcer ceux du public, et plus encore, ce truc que je trouvais pas très réglo : pourquoi Richard pouvait-il se permettre, lui, des répliques qui n’étaient pas affichées par le prompteur ? Mais j’ai vite repris ma contenance, compte tenu de l’enjeu.— Effectivement, elle n’est pas farouche ! Et voilà qui tombe bien, puisque nous passons à présent à l’article suivant. De quoi s’agit-il ?— D’un ensemble exquis et délicieusement coquin, Richard. Le « Manège enchanté ».— Après le bricolage, Monsieur mérite bien une petite récréation ! Celle-ci va le ravir. Mais présentez-nous plutôt cet ensemble, Janice.— Eh bien, comme vous le voyez, Richard, cette jolie boîte renferme une paire de ravissants cache-tétons adhérents, en matière synthétique lavable. Ils sont eux-mêmes reliés à de jolies floches fluorescentes…— Et quel en est l’usage ?— Avec un peu d’entraînement, Madame pourra trouver le bon mouvement giratoire, celui qui permettra aux hélices de se mettre en mouvement, pour faire décoller le désir !— Et à Monsieur de tirer sur le manche à balai !— Voyons, Richard, vous voilà bien polisson !— Mais je crois que le Manège enchanté nous réserve encore d’autres surprises, Janice…— Effectivement. Sous leur apparente simplicité, ces petits disques d’étoffe cachent aussi un perfectionnement technologique dernier cri. Un capteur relié à une antenne bluetooth…— … ce qui fait de ces jolies capsules des objets connectés, en direct depuis la Silicon Valley de ces dames…— Ça fonctionne parfaitement aussi au naturel, Richard. Regardez, je saisis mon téléphone, j’ouvre l’application dédiée, et le Manège enchanté est prêt à virevolter en musique !— Car c’est bien là que réside l’exploit, chers amis ! L’application va accompagner le charmant spectacle en diffusant une musique synchronisée au rythme imprimé par l’artiste ! Elle le fait en détectant la fréquence de rotation des petits appendices, ce que les spécialistes appellent le nombre de BPM. Vous connaissez la signification de cet acronyme, Janice ?— Je crois qu’il s’agit de « Bites Par Minute ». C’est bien cela, Richard ?— C’est presque ça, mais ne chipotons pas. Ce n’est déjà pas si mal, pour une blonde !— L’essentiel est bien que nos amis, eux, comprennent le principe !— Vous ne croyez pas si bien dire, Janice ! Jetez un coup d’œil au moniteur, et vous verrez qu’ils souhaitent une démonstration !— Avec plaisir, Richard !Alors j’ai pris les cache-tétons dans mes mains, comme s’il s’agissait de marionnettes, et j’ai commencé à les agiter pour mettre en mouvement les floches.— Non, non, Janice ! Il y a malentendu. Ce n’est pas exactement ce que vous réclament les téléspectateurs… Lisez donc leurs messages…— Mais enfin, Richard…— C’est le concept, Janice…— N’est-ce pas le pousser un peu loin ?— C’est aussi le contrat que nous avons conclu avec nos téléspectateurs ! Puisque, comme va vous le rappeler le public, c’est…— … VOUS QUI DÉCIDEZ ! — La vox populi a parlé, Janice ! Je vous invite à vous équiper pendant que nous diffusons à nouveau le panneau permettant à nos amis d’acquérir cet article si étourdissant…J’ai pas vraiment eu le choix. Je me suis abritée comme j’ai pu derrière un des rennes en peluche pour me mettre topless, et Coralie, l’assistante, m’a calmée et aidée à coller les deux bidules sur mes bidons. Je suis réapparue à côté de Richard, sous les applaudissements, et le rouge aux joues. C’est là que j’ai malgré tout un peu regretté d’avoir recommandé à papy et mamie de suivre mes grands débuts en direct à la télé. J’étais certaine qu’ils avaient rassemblé tous les pensionnaires de l’hospice dans la salle commune, fiers qu’ils étaient de pouvoir leur montrer mes nouveaux exploits.Mais je me suis redressée, et je me suis préparée à faire tourner les manèges, en toute confiance. Je sais, ça n’a pas l’air simple, vu comme ça, mais en fait, c’est bien moins compliqué qu’il n’y paraît.Vous voyez le hula hoop ? Eh bien, imaginez-vous un peu la même chose, mais dans le plan vertical. Pas besoin d’avoir inventé le fil à couper le beurre d’Isigny pour attraper le truc. C’est notamment pour ça que j’étais si douée, qu’ils ricanaient, les petits voyous boutonneux, à mes 16 ans. Parce que j’en ai fait pas mal, du hula hoop, à l’époque, quand j’étais majorette, à Lisieux. D’ailleurs, à ce propos, faut que je vous dise : mon vrai prénom, c’est pas Janice, mais Thérèse. Mais mes parents ont vite compris que ma constitution et mes centres d’intérêt me destineraient davantage au divertissement qu’à l’enfant Jésus.Je l’aimais pas, ce prénom, je voulais un autre. Et j’ai fini par avoir gain de cause. D’abord parce que quand je veux vraiment un truc, je m’accroche. Et puis aussi parce qu’un jour, à la kermesse, j’ai défilé avec les copines, avec mes bottes blanches, mes bas nylon, mon képi et mon uniforme à galons, en faisant danser mon cerceau en rythme. Mes parents étaient derrière les barrières, mais les petits cons de blousons noirs aussi. Alors forcément, ils en ont entendu des vertes et des pas mûres, mes vieux, et à voix haute, encore bien, sur mes nichons, mon cul, sur la blondeur plus ou moins spectaculaire de mon intellect et de ma chatte, sur le probable secret de ma virtuosité – ma méthode d’entraînement pas très catholique – et puis bien sûr, sur ce qui rimait avec Thérèse quand elle rit, et qui ne devait rien à la catéchèse.Alors ils ont dit d’accord, mes parents. Et c’est mamie qui a suggéré « Janice ».Papy et mamie, ce sont mes trésors, mes refuges. Combien d’après-midi n’ai-je pas passés chez eux, depuis toute petite, dans le salon, papy remplissant ses mots croisés, et mamie regardant avec moi la diffusion quotidienne de la téléboutique ? Il a tort sur un point, Richard. Toutes les femmes d’âge mûr ne succombent pas à son sex-appeal. Mamie ne le regardait qu’avec indifférence. Son idole, c’était Marie-Hélène, et moi aussi. On aimait tout, chez elle : son sourire, ses robes, son vernis à ongles, et puis surtout sa coiffure auburn, qui retombait en vagues ondulées sur ses épaules. Qu’est-ce qu’elle était belle, Marie-Hélène ! On aurait dit une actrice américaine, dans les vieux feuilletons rediffusés l’après-midi, juste après l’heure de la sieste : Dallas, Santa Barbara ou les autres. La classe à l’américaine, mais made in France ! Un jour, à une fête de famille, on m’avait demandé ce que je voudrais faire plus tard. Et j’avais répondu « Quand je serai grande, je veux devenir Marie-Hélène ». Alors, ils s’étaient tous foutus de ma gueule. Sauf mamie. Elle m’avait dit : tu y arriveras, ma petite. Mais ce ne sera pas facile.Et je suis sûre qu’elle y a pensé, mamie, quand elle m’a vue lever les bras, et démarrer à la fois la connexion bluetooth et la rotation de ma poitrine. Non, ce n’était pas facile à avaler.Mais c’était pour la bonne cause. Je ne suis peut-être pas encore Marie-Hélène, mais je suis déjà Janice. Et elle a ses propres dons.Parce qu’après cinq rotations d’hélicoptère à peine, j’ai senti comme une minuscule stimulation électronique au bout de mes mamelons, et les haut-parleurs se sont mis à cracher le tube de Stromae, « Alors on danse », et c’est vrai que j’étais pile dans le rythme, un peu plaintif et lancinant. Moi, je l’aime bien, Stromae, il est joli garçon, fin, sympathique, et puis bien habillé, aussi. C’est la classe à la belge. Mais Jacky m’a dit que c’était pas possible, les paroles étaient bien trop déprimantes. « Fais un effort, hausse le rythme ! »C’était vite dit, j’aurais voulu l’y voir, lui, avec les bonbonnes que je me paye… Autre chose que l’athlète à la noix qui coupait son effort après 60 mètres ! Mais j’ai fini par trouver la fréquence de la Lambada, et tout le public s’est mis à taper dans les mains. Une vraie salade tropicale : à eux la banane, à moi les melons.— Bravo, Janice, génial, continue, les ventes décollent à donf ! m’encourageait Jacky.Là, je me suis calée sur un bon petit rythme de croisière, le plus dur était fait, et puis, après tout, j’aurais pu me contenter de 17 secondes de bonheur, mais je voulais vraiment prouver ma valeur, marquer cette première de mon empreinte, me dépasser, comme disait l’autre, alors j’ai piqué le sprint final.Les cordons se sont mis à siffler à mesure que je réglais mes tambours sur le mode « essoreuse », un peu le même bruit que quand j’étais gamine, à Lisieux, et que je passais devant un chantier avec ma jupe plissée bleu marine et mon chemisier blanc qui n’en pouvait plus d’être trop juste, déjà le troisième de l’année avait pesté ma mère en constatant que ma croissance n’était pas que verticale. Je sais pas si ils étaient devant leur télé aussi, les maçons, et si ils sifflaient à nouveau, mais je suis certaine d’une chose : cette fois-ci, j’en avais plus rien à foutre. Alors quand l’air des « Sardines » a retenti, j’ai fait comme tout le monde, les gens dans le public rigolaient comme des bossus, et moi j’ai rigolé comme une blonde. J’ai même pas réagi après l’atterrissage, quand Richard a sorti une vanne désapprouvée par le prompteur.— Bravo, ma chère Janice ! Quel talent ! Pour ne pas dire : quelle sacrée paire de talent !Un peu essoufflée, j’ai voulu rendre une nouvelle visite aux rennes pour revêtir une tenue un peu plus digne. Mais la voix de Jacky a retenti dans l’oreillette.— Génial, Janice, t’as cassé la baraque et rempli le tiroir-caisse ! Allez, on enchaîne, les enfants ! Du rythme, du rythme, on est en direct ! Alors Richard m’a bloqué le passage et m’a ramenée vers le pupitre en me retenant fermement par la main.— Et si on passait à présent en cuisine, Janice ?— Avec joie, Richard. Admirez ce bel outil dont rêvent tous les cordons-bleus…— Un magnifique presse-purée !— Effectivement, Richard, mais ce n’est là qu’une de ses fonctions ! Le « Patator XXL Extreme » a plus d’un tour dans son sac, quand il s’agit de joindre l’utile à l’agréable.— D’un côté, vous avez le manche et son embout bulbeux, à la forme suggestive, pour celles et ceux qui privilégient les activités ludiques…— … et de l’autre, les sphères cannelées, dont la forme, étudiée pour obtenir les plus onctueuses purées, est le fruit de dix ans de recherche intensive menée par les plus brillants experts scientifiques de l’université de Canton.— Ce produit, fabriqué suivant leurs recommandations, concentre tout le savoir-faire légendaire de la fine fleur des artisans chinois. Exceptionnellement, nous avons pu en obtenir trente conteneurs pleins à ras bord : attention, il n’y en aura pas pour tout le monde !— Comme vous le remarquerez, l’engin a été surdimensionné pour satisfaire celles et ceux qui ont très bon appétit.— Admirez le manche anthropomorphe, Richard, voyez comme il est bien épais !— Absolument, Janice, et ce n’est pas un hasard ! Il a été moulé sur les mesures de Jack « Elephant Man » Bigdick, la star légendaire du film pour adultes. Alors, Janice, vous qui êtes notre fée du logis, quel est votre verdict ?— L’ergonomie est parfaite. On le tient parfaitement en main. Enfin, à deux mains…— … et il est pourvu de nombreux picots antidérapants, Janice !— C’est tellement plus pratique pour éviter qu’il ne glisse…— Les sphères de broyage sont en alliage de zirconium-molybdène recouvert d’une membrane de carbone extrudé.— Le manche aussi, Richard. C’est ce qui lui confère une rigidité à toute épreuve !— Aucune pomme de terre ne saurait lui résister.— D’où son slogan : « Le Patator XXL Extreme écrase tout sur son passage ! »— Janice ? Regardez l’écran… Je crois que nos amis nous en réclament la preuve…— Vous avez raison, Richard ! Et nous allons aussitôt la leur livrer, puisqu’une fois de plus…— C’EST VOUS QUI DÉCIDEZ ! — Aussitôt dit, aussitôt fait, Richard ! Regardez ce que notre charmante assistante Coralie nous apporte à l’instant…— Une magnifique casserole de pommes de terre ! Elles sont cuites à point, encore fumantes ! À vous de jouer, Janice !— Voyez la facilité, Richard ! Comment ces patates se retrouvent aussitôt sévèrement burnées, si j’ose dire !— Mais osez, Janice, osez ! Quel bonheur de vous voir à l’œuvre… ce coup de main d’experte, à la fois souple et vigoureux !— Dix secondes de manipulation à peine, et c’est prêt à être servi bien chaud. Il n’y a plus qu’à ajouter…— … une généreuse noix de beurre…— … quelques tours de poivre…— … un soupçon de muscade…— … et une bonne pincée de sel marin…— … sans oublier le lait !— Attention, Richard, vous en versez de trop ! Ça va être beaucoup trop liquide…— Au contraire, Janice, la consistance est parfaite ! Goûtez-moi ça…Richard a plongé la cuillère en bois dans la casserole et puis, au lieu de me la tendre, il l’a levée bien haut, en m’obligeant à gober la purée la bouche ouverte, et puis à lécher la cuiller. Elle était dégueu, la purée, flotteuse, et je suis certaine qu’il a fait exprès d’en laisser dégouliner des traînées blanchâtres sur mes seins, je vous raconte pas la gueule que ça avait.— Vous êtes une gourmande, vous, Janice, on dirait que vous aimez ça quand on envoie la purée !Là, j’ai trouvé qu’il allait tout de même un poil trop loin, Richard. Faire-valoir, peut-être, mais bouche à pipe, dans mon dictionnaire, c’est pas rangé à la même page. C’est pas à Marie-Hélène qu’il aurait repeint les pare-chocs au faux jus de burnes. Tu m’étonnes, qu’elle était pas ravie du concept, Sue Ellen ! Après le presse-purée, je lui aurais bien fait la démo du casse-noix, moi, au chéri de ces vieilles dames ! À quoi ça servait que papy et mamie aient réchappé au Covid et à tous ses variants, si c’était pour bêtement succomber à une crise d’apoplexie à l’EHPAD, en regardant sagement leur petite-fille animer un programme de téléachat ? Mais je suis restée professionnelle, c’est important de protéger l’esprit d’équipe, surtout quand, comme moi, on vise le sommet. Je lui ai fait le même sourire que pour le Premier Ministre. Celui de George, il l’avait pas mérité.Richard s’est tourné vers la caméra pendant que je rinçais le monstre d’acier sous le robinet pour en éliminer les traces de purée.— Eh bien voilà, chers amis, ainsi prend fin cette première émission de…— C’EST VOUS QUI DÉCIDEZ ! a rugi le public.— Il ne vous reste plus qu’à téléphoner à nos sympathiques opératrices sur le numéro d’appel que je vous rappelle ici, avec l’aide de Janice…Et c’est là qu’il a pris un gros feutre et a inscrit le numéro sur ma poitrine, en gros caractères noirs. George Clooney a zoomé comme un malade sur mes seins, à la fois chapeautés de cache-tétons électroniques, maculés des traces blanchâtres et fluides de cette purée immonde, et recouverts du numéro d’appel de la télévente.J’ai eu un moment de flottement, et un drôle de truc m’est passé par la tête en voyant tous ces chiffres tracés en grand sur mes loches. J’ai pensé à ces filles, là, les Femen qu’elles s’appellent, je crois bien. Et j’ai été prise d’un doute, envahie par un fifrelin de déconcentration.— Souris, Janice, souris ! C’est presque fini ! a gentiment rappelé Jacky.Exactement, Jacky. C’était presque fini, presque gagné, tu pouvais même pas deviner à quel point j’étais soulagée, impatiente aussi. Alors je suis sortie de ma rêverie, j’ai jubilé, exhibé mes 32 quenottes Pepsodent à George, et c’est bizarre, on dirait bien que c’est là, tout à la fin, que j’ai oublié un truc : je n’avais pas le droit d’improviser.— Vous allez trop vite en besogne, Richard ! Il nous reste encore à montrer à nos amis comment se servir de la deuxième fonction de cet accessoire si efficace…— Euh… Est-ce bien nécessaire ?— C’est le concept qui le veut, Richard !— Vous n’avez décidément pas froid aux yeux, Janice ! Êtes-vous certaine qu’ils ne soient pas plus grands que votre… euh… ventre ? Mais vous avez raison, Janice, l’idée est même excellente ! Et nous ne pouvons rien refuser à nos amis ! Installez-vous, je vous en prie, je vais vous assister…— Non, je ne pense pas.— Et pourquoi ça ?— Parce qu’apparemment, Richard, ce n’est pas exactement à moi que nos téléspectatrices réclament une telle démonstration…Richard a jeté un coup d’œil au moniteur, et je l’ai vu blêmir en survolant l’avalanche de requêtes un peu crues qui défilaient à toute vitesse.— Vous plaisantez, Janice, il n’en est pas question…C’est à ce moment-là que le public, dans les gradins, a commencé à siffler, à huer, à taper des pieds.— Allons, allons, Richard, vous le savez mieux que moi, ce n’est pas seulement le concept, c’est aussi le contrat moral que nous avons conclu avec nos téléspectatrices ! Puisque, comme va vous le rappeler le public, c’est…— … VOUS QUI DÉCIDEZ ! Il était paralysé, Richard. Il me dévisageait, les yeux ronds, comme pour me demander de l’aide. Mais c’était pas mon rôle, pas vrai ? Moi, j’étais juste la blonde de service…— Richard, je ne veux pas vous forcer. C’est à vous de choisir si vous voulez ou non obéir au concept et au public en vous agenouillant sur la table…Jacky s’est impatienté dans l’oreillette.— Nom de Dieu, Richard, décide-toi pour de bon, fais comme tu veux, mais je dois te prévenir que les gens sont fous de rage, sur les réseaux, ils te traitent de dégonflé, de minable, de menteur, de lopette…Peut-être pensait-il à présent à son image, à son sex-appeal chez les femmes d’âge mûr. Se relèverait-il jamais de cette position doublement inconfortable ? Soit il perdrait la face en se dérobant, et en coulant à tout jamais son beau concept, soit il se soumettrait à celui-ci et à l’avatar de Jack Bigdick.Il a fini par se résigner.Alors j’ai dénoué sa ceinture et baissé son froc, un peu comme la fois où il avait exigé que je passe le dernier test de motivation, dans son bureau.— Souris, Richard, souris, bon dieu ! Regarde la caméra 2 et imagine-toi que c’est Scarlett Johansson ! a supplié la régie.C’est pas vraiment qu’il n’ait pas essayé, c’est juste que ça ressemblait plutôt à une grimace, un peu la même que le jour où il m’a fait passer le test, justement. Dans un premier temps, il avait paru très satisfait de ma motivation, il arborait un grand sourire béat. Et puis quand je lui ai dit que je ne prenais pas la pilule, il a plutôt eu cette expression-là.Quant à moi, j’ai affiché mon plus beau sourire commercial, et pour une fois, je n’ai pas eu à me forcer. On ne peut pas en dire autant de la démonstration, elle n’est pas passée comme une lettre à la poste. Ils feraient bien de tester un peu mieux les produits avant de nous les faire présenter en direct. J’ai vraiment dû y mettre du cœur à l’ouvrage. J’ai bien cru que ça ne passerait jamais à l’antenne, si vous voyez ce que je veux dire. Mais je ne me suis pas découragée, j’ai pris exemple sur le métier de Richard, sa conscience professionnelle. Je savais qu’il voulait en faire une sensation, de cette grande première, un truc qu’on repasserait chaque année aux Enfants de la télé, et tout ça… Et c’est là que j’ai eu le déclic, la révélation. J’ai enfin réalisé que c’était loin d’être des conneries, tout ce qu’on nous avait enseigné au séminaire de motivation : c’est vrai, finalement, que la foi déplace les montagnes. Il suffit d’y croire, et quand vous repoussez les limites, même l’impensable est à votre portée. Cette fois-ci, j’ai tout donné, et sans me contenter de simplement viser sa médaille de bronze, je suis vraiment allée jusqu’au fond du concept. Au dernier moment, Richard avait supplié pour que je rajoute là aussi une noix de beurre à la recette. Je n’ai rien exagéré : trop de gras nuit à la santé. En revanche, je ne suis pas certaine que ce fût une bonne idée de rectifier l’assaisonnement. Le poivre, la muscade et le gros sel ne conviennent pas à tous les palais.Celui de Richard doit être plutôt délicat. Plié en deux sur la table, les yeux exorbités, la bouche grande ouverte sur un grand cri rauque, quelque chose ne passait manifestement pas sans mal. On aurait dit qu’il venait de voir une apparition de la sainte Vierge. Faut dire qu’elle était juste devant son nez, avec les santons, dans la crèche.— Articule, Richard, AR-TI-CULE ! s’énervait la régie dans l’oreillette. On ne comprend rien à ce que tu beugles ! Des conseils donnés en pure perte… Alors Jacky m’a fait confiance, et j’avoue que ça m’a fait drôlement plaisir.— Tant pis, on enchaîne. Vas-y, Janice, prends les commandes, improvise ! On dirait bien que Richard a un gros trou ! La régie a lancé une ziziquéquette de fond, genre « Zeu Very Best of Charly Oleg », et c’est sur ce délicat tapis sonore que j’ai brodé la conclusion de l’émission, avec un sourire dont même George n’avait pu profiter jusque-là.— Eh bien, chers amis, ce fut un réel bonheur pour moi d’être pour la première fois votre hôtesse, et d’être en quelque sorte l’instrument de votre volonté. C’est vous qui en rêviez, c’est moi qui l’ai fait, et j’espère encore le faire souvent à l’avenir pour vous être agréable ! Mais avant de vous souhaiter de joyeuses fêtes de Noël, je vous invite à commander dès à présent ces articles formidables pour pouvoir les placer à temps sous le sapin. Ils vous livreront à la fois…Jacky a pigé d’instinct, prêt à cadrer successivement nos objets respectifs, encore en état de démonstration.— … le plaisir d’offrir, avec le Manège enchanté…— … et la joie de recevoir, avec le Patator XXL Extreme…La caméra 2, celle de Scarlett, a aussitôt zoomé sur le visage de Richard, qui, avec un sourire un peu constipé, a lu d’une voix chevrotante la dernière ligne du prompteur, tout en montrant la bombe.— … sans oublier, pour tous les cas de grippage un peu difficiles, le Dékal’tou !J’ai levé les bras, remué mes nichons en rythme, et comme par miracle, celui-ci a automatiquement déclenché la musique de Jingle Bells sur le plateau. Le public était aux anges, il battait des mains en cadence, et moi je tournicotais en extase, tout en faisant résonner les clochettes.La régie a balancé un gros paquet de neige artificielle depuis le plafond, et ça a dû faire de bien belles images de Noël, telles qu’on rêve d’en voir plus souvent. Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! Joyeux Noël, papy ! Joyeux Noël, mamie !Le générique de fin a retenti, les caméras se sont éteintes, ma complice Coralie a levé le pouce, et toute l’équipe a applaudi sur le plateau. On était vraiment émus d’avoir réussi une telle grande première en direct. Tout le monde est venu me féliciter et m’embrasser sous le sapin, sauf Richard qui avait un peu les boules, et comme elles étaient en alliage spécial et mal placées, ça devait le gêner un peu pour la locomotion.Et puis la voix de Jacky a retenti depuis la régie, enthousiaste.Formidable, les enfants ! Historique ! Un grand moment de téléachat ! On a raisonnablement vendu pendant l’émission, mais on a terminé en apothéose ! Grâce à Janice, les ventes ont explosé ! Enterrée, la Marie-Hélène ! Une étoile est née, une superstar, même, et pour très longtemps ! Si seulement vous pouviez voir les commentaires sur les réseaux sociaux ! Un plébiscite pour Janice et un raz-de-marée commercial, des dizaines de milliers de femmes qui disent combien cette émission leur a fait du bien ! Elles attendaient de longue date un tel accessoire, nous disent-elles, pour faire une chouette surprise à leur mari brutal, leur patron libidineux, leur collègue de bureau minable.Mais aussi à leur goujat de voisin de table, leur moniteur de sport indélicat, leur prof d’université trouble, leur curé vicieux.Ou encore à leur garagiste lourdingue, leur colocataire lubrique, leur vis-à-vis de train sans gêne, leur client aux mains baladeuses.Patator pour tout le monde ! C’est marrant, je ne me rendais pas compte que les gens mangeaient encore autant de purée.Après l’émission, j’ai croisé Richard, qui sortait de sa loge, la démarche mal assurée. Je l’ai trouvé pâle, le visage un peu crispé, sans sa couche de maquillage et sans son dentier. On ne le souligne pas assez : c’est usant, les métiers de la télé. Tout l’art est de quitter la scène à temps, avant que quelqu’un ne se charge de vous y contraindre, et avec d’autant moins de pitié que vous ne la méritez pas. Au regard qu’il m’a lancé, je me suis dit qu’il devait être très fatigué.Ou alors vraiment blond.Était-il possible qu’il n’ait toujours pas pigé combien j’avais depuis le début fait tourner à merveille mon petit manège, prémédité son réglage au millimètre près sur la fréquence blonde ? Qu’il soit à ce point tombé dans le panneau qu’il me prenne toujours pour une conne, l’imbécile ? Qu’il ne reconnaisse pas sa défaite, qu’il ne réalise pas qu’il s’était tellement fait entuber, saboter, voler sa première fois qu’elle serait aussi la dernière ?Cet homme-là, je ne sais même pas s’il était pire ou meilleur que tant d’autres croisés en chemin. Je sais seulement qu’il était prêt à tout, y compris à subir ce que je lui ai infligé, plutôt que de renoncer à son plan cynique et misérable. Il lui aurait suffi de regarder la caméra, de dire « stop, tout ça va bien trop loin, tout ça est vraiment dégueulasse, j’en deviens moi-même dégueulasse et ce n’est plus possible, pardonnez-moi ». Il lui aurait suffi de se montrer humain. L’humain se trompe, l’humain peut être moche, mais au moins reste-t-il humain tant qu’il éprouve de la honte. Mais non, il a préféré serrer les dents, cramponné à son concept ; c’est lui qui a choisi de subir la seule loi qu’il accepte, celle de la violence, celle du mépris, en direct. C’est lui qui s’est autodétruit. Moi, je n’aurai fait que concrétiser mon ambition dévorante, en suivant ses propres règles du jeu : pas de quartiers. Pas de prisonniers. Froidement.Vous me trouvez dure ? Calculatrice ? Manipulatrice ? Intrigante ? Salope ? Cruelle ? Alors, c’est que vous n’avez pas beaucoup vécu, pas beaucoup lutté, pas beaucoup souffert. Pas subi les regards torves, les plaisanteries faisandées, les mains au panier et les propositions indignes, sans même parler du pire. Et vous n’avez certainement jamais défilé à 16 ans, en costume de majorette, livrée comme de la viande à l’étalage au bourdonnement des mouches.Ce jour-là, je n’avais pas bronché, je n’avais pas pleuré, je n’avais pas voulu leur faire ce plaisir, et je ne sais pas si vous en auriez été capables. Et ceux-là n’étaient pourtant que des petits trous de balles, des enfants de chœur, de gentils amateurs de province, comparés à tous les autres, ceux dont on dirait bien qu’ils n’ont jamais eu de conscience, de mère, de sœur, de fille, tout juste une bite et un boulier compteur. Alors ne me jugez pas, quand je vous avoue que la dernière chose que m’a dite Richard, aussi tardive, pathétique et dérisoire fût-elle, m’a laissée de marbre.— Finalement, vous n’aviez pas tout à fait tort, Janice. On va revoir le concept.