Marie-Anne vient d’avoir trente ans. Épouse adorable, amie indéfectible, copine fidèle, maman magique, elle serait choisie à l’unanimité pour repeupler le monde. Jamais je ne l’ai entendue dire du mal de quiconque, ou critiquer quoi que ce soit. Bien sûr, elle ne partage pas forcément les points de vue qui lui sont exposés, mais elle a une manière bien à elle de ne pas rentrer frontalement dans un conflit, en apportant son éclairage de manière délicate et réfléchie, et de se faire comprendre sans hausser le ton ou de manière désobligeante.La vie est ainsi faite que des gens a priori très différents peuvent non seulement se rencontrer, mais aussi sympathiser, et pourquoi pas envisager leur vie ensemble. Elle fut pour moi un cadeau inestimable, une aubaine inattendue. J’avais avant elle fréquenté, assidûment ou pas, plusieurs jeunes filles assez semblables. Sûres d’elles – au moins en apparence – jolies, genre poupées, bruyantes, et sexuellement débridées. Seulement, ça ne durait que le temps de faire le tour de leur personnalité, le plus souvent vaine et vide, et mon intérêt pour elles décroissait rapidement.Quand Marie-Anne m’a abordé (eh oui, je n’ai pas fait le premier pas…), c’était après une pièce de théâtre dans laquelle elle tenait le rôle principal, un rôle d’ingénue un peu perverse qui menait son monde à la baguette (à la braguette aussi). Après le traditionnel rappel, occasion pour les comédiens de se présenter et de se congratuler (en n’oubliant pas les éclairagistes, le régisseur, etc.), je suis resté assis au premier rang, seul, devant le rideau pourpre. J’avais été subjugué par cette jeune femme pleine de vie, par sa gestuelle, son élocution, sa prestance. Et durant toute la pièce, j’avais eu l’impression agréable qu’elle ne me quittait pas des yeux. En tout cas je voulais m’en convaincre, même si jamais je n’aurais l’occasion de l’approcher davantage.Ça faisait bien vingt minutes que tout le public avait quitté la salle et que les lumières étaient rallumées quand elle est arrivée devant moi, tout sourire. Elle avait quitté son costume de scène mais c’était bien elle, la même, resplendissante, magnifique, magique. J’ai craint sur le moment qu’elle ne vienne pour me demander de partir, mais j’ai vite été rassuré. Enfin, rassuré n’est pas vraiment le terme. Pétrifié plutôt. Elle avait une telle présence, un tel charisme que je me suis senti tout petit devant elle, ridicule même. Et les quelques mots qui sont sortis de ma bouche paralysée n’ont fait qu’ajouter à mon malaise. Je n’étais pas, pourtant, particulièrement timide. Mais devant elle, c’était différent. J’aurais voulu être plus grand, plus fort, plus bronzé, plus riche, plus beau, plus tout, juste pour lui plaire. Mais je n’étais que moi, et ça ne me semblait pas suffisant.— La pièce vous a plu ?— Très plu, oui. Enfin beaucoup plu. Euh, c’était bien. Je veux dire très beau. J’ai rien compris. Enfin si, j’ai tout compris, mais pas tout quand même. Excusez-moi, je me perds… Euh…— Merci infiniment. Vos compliments me vont droit au cœur. Nous jouons à nouveau dans une heure. Vous pouvez rester encore un peu si vous voulez mais il faudra que vous quittiez la salle d’ici trente minutes si ça ne vous ennuie pas.— Non bien sûr. Je vais rester encore. Mais je peux rester pour la seconde représentation ?— J’en serais ravie. Vous pouvez repasser au guichet ? Il doit rester quelques places, mais sans doute pas au premier rang.J’ai vu la seconde représentation depuis le fond de la salle, les yeux rivés sur cette femme magnifique qui m’avait comme hypnotisé. Peu m’importait ses mots ou ses gestes, je ne voyais qu’elle, je n’entendais que les ondes de sa voix, je sentais son cœur dans le mien.Elle devait avoir compris que je serais là quand elle est arrivée dans la salle à nouveau après le baisser de rideau. Marie-Anne m’a proposé d’aller boire un verre avec elle, et nous ne nous sommes plus quittés. C’est elle qui la première a pris ma main, elle qui a posé ses lèvres sur les miennes, elle qui a pris l’initiative de dévoiler son corps devant moi, elle qui m’a guidé vers son intimité, elle encore qui m’a pris en elle. Mon guide, ma vie, elle est tout pour moi.Le soir de notre première rencontre, après la pièce, je n’avais pas eu besoin de demander quoi que ce soit ou d’attendre. Je n’avais pas eu à imaginer un plan plus ou moins élaboré pour l’amener dans mon lit. Elle s’était offerte spontanément, sans chichi. Elle s’était dévêtue devant moi, sans aucune gêne, m’avait demandé de faire de même, m’avait dit « j’aime faire l’amour », puis s’était agenouillée devant moi pour me sucer tendrement, puis plus rudement, sans me laisser respirer. Ma timidité vis-à -vis d’elle avait été évacuée dans les airs en même temps que mon sperme dans sa bouche chaude. Elle m’avait littéralement pompé et avalé, puis rapidement remis en forme par ses caresses, avant de m’offrir de la pénétrer. Je m’étais alors déchaîné entre ses cuisses ouvertes, découvrant son corps de mes mains et de ma langue, martyrisant ses seins sensibles, malaxant ses fesses musclées, goûtant ses sucs envoûtants. Elle avait joui et joui encore, tirant de ma dernière énergie les ressources pour la satisfaire ; elle était gourmande et souple, subtile et brutale. Ses ongles m’avaient marqué, son odeur m’avait imprégné la peau, nous avions communié tard dans la nuit, bestiaux affamés, corps exultant.Faire l’amour. Aimer. Partager. S’éclater. J’avais appris tout ça dans la même nuit. Je ne m’étais préoccupé que de son plaisir, et sans rien demander j’en avais retiré tout ce qu’un homme peut attendre de volupté et de plénitude. J’avais pris sans chercher à prendre en offrant tout ce que je pouvais, convaincu jusqu’au bout de la nuit que ce serait toujours trop peu, jamais assez bien, jamais assez pour elle.Les jours suivants, j’ai tenté de retrouver ce moment, de le vivre à nouveau, de reproduire l’alchimie merveilleuse de cette première nuit. Et ma frustration est allée grandissante. Oui, nous faisions l’amour, souvent. Elle était demandeuse, provocante, imprévisible. Mais elle était de moins en moins disponible en raison de ses multiples activités, et surtout, j’avais toujours l’impression d’être, comment dire, insuffisant ? J’aurais voulu durer plus longtemps pour la faire jouir davantage, être plus fort pour l’étreindre, avoir un sexe plus gros pour la remplir, avoir plus de mains, plus de langues, plus de peau. J’aurais voulu qu’elle exulte, qu’elle soit surprise par ma puissance, qu’elle se pâme devant ma performance, qu’elle jouisse à en mourir.C’est étrange, ce sentiment indépassable de ne pas être à la hauteur, de se dire que quelqu’un d’autre existe qui serait en mesure de la rendre plus heureuse encore ; cette idée folle qu’on n’est qu’un pis-aller, un ersatz, un moyen d’attendre.Quand je lui parlais de mes doutes, de mes angoisses, elle tentait vainement de me rassurer. J’étais définitivement l’homme de sa vie, son homme pour toujours. Mais plus elle me le disait, moins j’en étais convaincu. Oui, je sais, je suis compliqué. Si elle ne m’avait pas dit ça, j’en aurais été renforcé dans mes convictions. Et qu’elle me le dise ne me rassurait pas : ça avait à peu près le même effet. Je devais être programmé pour m’auto-convaincre, incapable de l’entendre.Marie-Anne n’acceptait pas n’importe quoi au cinéma. Il fallait une histoire, forte, un metteur en scène en qui elle ait confiance, et une ambition. Une ambition humaine et artistique, pas forcément une ambition financière. Elle rejetait tout ce qui n’avait pour but que de capter le public ou de faire rentrer de l’argent, pour s’intéresser aux scénarios très intellectuels et cérébraux. Elle me donnait à lire les scripts et se montrait attentive à mon avis. Quand elle avait décidé que c’était non, il m’était impossible de la faire changer d’avis. Quand elle hésitait, elle écoutait mon point de vue avant de confirmer ou de refuser.J’avais entrepris la lecture d’un script qu’elle m’avait confié un mardi soir. Elle connaissait le metteur en scène, un jeune prodige à l’excellente réputation dans le milieu du cinéma d’auteur, mais dont les moyens étaient réduits parce qu’il se fâchait facilement avec les producteurs qui voulaient influer sur son travail. Une tête de lard, mais une tête de lard géniale.Le texte relatait l’histoire d’une jeune femme élevée en foyer d’accueil, Manon, sociable et bien intégrée, qui se met en tête vers l’âge de vingt-cinq ans de retrouver ses parents dont elle ne sait rien. Au prix de démarches fastidieuses, elle finit par identifier sa mère, qui l’a abandonnée alors qu’elle avait deux ans. Elle lui racontera comment elle a été conçue lors du viol collectif qu’elle a subi après une soirée arrosée chez des fils-à -papa. Jeune mère désargentée, sans éducation, elle peinait à trouver un logement et un emploi stable. Elle avait fini par abandonner sa fille pour alléger ses contraintes, mais l’avait toujours regretté. Quand l’héroïne l’a retrouvée, elle était rongée par l’alcool et la drogue ; il ne lui restait que quelques semaines à vivre, mal, dans la douleur et le regret. Manon s’est alors fait la promesse de retrouver son lâche géniteur et de lui faire payer cent fois le prix de sa couardise.Un sujet noir pour des personnages abîmés, seulement mus par une irrésistible pulsion de mort. Marie-Anne avait pleuré en lisant le résumé, mais allait refuser le rôle principal avant que je la convainque de tenter l’aventure. Il fallait quelqu’un comme elle pour incarner à la fois la beauté pure et la sauvagerie, la beauté et l’intelligence, la grâce et la ténacité. Ce qui faisait peur à Marie-Anne, c’était la succession de scènes de sexe, que le metteur en scène voulait réalistes, et les scènes de violence, notamment celle où l’héroïne frappe le dos d’un homme à la hache et le précipite dans le vide du haut d’une falaise.Elle m’a demandé vingt fois de lui confirmer que c’était un bon choix pour elle de se livrer ainsi aux directives d’un metteur en scène exigeant, de se mettre en danger, de s’épuiser pour trouver le ton juste, la gestuelle parfaite, l’incarnation d’un personnage trouble, brillant et séduisant côté pile, horriblement funeste et pervers côté face.Le tournage a débuté en mars, par une journée froide et humide. Pour des raisons techniques, c’est la scène finale qui a été mise en boîte. Une scène terrible, glaciale, violente, où les larmes vous viennent dès les premières images, succédant à la peur et à l’angoisse. Marie-Anne a eu du mal à se remettre de ces quatre jours consacrés à finaliser cette scène de quatre minutes seulement, mais qui aura nécessité de nombreuses prises, jusqu’à ce que le rendu soit parfait aux yeux du directeur.Les personnages devaient être épuisés, à bout de nerfs, écorchés vifs, proches de l’explosion. Marie-Anne, qui s’était totalement investie, a terminé effectivement vidée, hagarde. Puis après un week-end de repos, elle a repris sur des scènes également violentes, d’altercations brutales, de cris et de heurts. À la fin du premier mois, elle avait perdu dix kilos et ses traits s’étaient durcis. Elle vivait son personnage longtemps après le clap de fin. J’ai failli lui demander d’arrêter là , de laisser tomber pour préserver sa santé, mais elle n’était pas femme à renoncer, fût-ce au péril de sa santé.Après quelques jours de repos, elle a repris le chemin des plateaux avec au menu des tableaux plus simples, des coordinations dans l’histoire. Puis sont venues les scènes avec sa mère, jouée par une actrice formidable qui y avait mis tout son cœur. Les larmes venaient toutes seules aux comédiens, à tel point que les techniciens, eux-aussi, avaient été profondément émus. J’avais pris des vacances pour l’accompagner. Ce n’est pas Marie-Anne la joyeuse qui faisait face aux caméras, mais bien Manon la maudite, Manon la rejetée, Manon la funeste vengeresse en éclosion.Les tableaux suivants ont été tournés dans l’ordre chronologique. Identification des participants à la soirée, recherche de leurs adresses actuelles, de leurs situations matrimoniale et professionnelle, et premier contact sous des motifs divers.Avec le premier suspect identifié, l’héroïne est certaine de ne rien partager sur le plan génétique. Il est petit, gras, la peau mate. Ses yeux sont ronds comme des billes, ses cheveux, rares, tirent sur le blond fade. Elle veut tout de même s’assurer qu’il n’est pas son géniteur et réussit à ramasser un mégot pour un test ADN qu’elle fait faire à l’étranger. Nul doute que ce porc a violé sa mère, mais il n’est pas son géniteur. Elle va lui pourrir la vie jusqu’à ce qu’il perde son emploi et sa famille.Le tournage a duré plusieurs jours, le metteur en scène cherchant les regards, les émotions, les gênes. Marie-Anne a été comme toujours parfaite de sensibilité et de réalité. La fureur était visible dans son regard, mais elle disparaissait dès qu’elle croisait celui de sa cible, ou de tout autre comédien. La douceur d’un côté, la mort de l’autre.Le second suspect identifié avait une situation fort enviable. Chef d’entreprise, il accumulait les succès commerciaux et financiers. Marié à une riche héritière décédée l’année précédente, Hubert semblait couler une vie parfaite, exempte d’aspérités ou de doutes. Généreux mécène, il était apprécié, et peut-être aussi envié de nombre de ses congénères. Dès qu’elle le voit, Manon est convaincue qu’elle touche au but. Elle lui ressemble, ou au moins elle veut s’en convaincre. Elle décide de chercher les autres avant de régler son compte à celui-là , voulant garder son ultime vengeance pour la fin.Pour celui qui assistait au tournage, il était facile de comprendre que, finalement, ce ne serait pas lui puisque lors de la scène finale, c’est le dos d’un autre qu’elle avait fracassé avant de le pousser du pied vers le vide.Durant ses recherches suivantes, Manon revient régulièrement dans le quartier chic où réside Hubert, hésitant à provoquer une rencontre. Elle l’épie et le surveille, notant ses déplacements et ses rencontres. La colère ne l’a pas quittée, mais elle trouve chez cet homme des qualités indéniables. Il est adorable avec ses enfants, se montre bon voisin, bon ami et patron respecté. Donateur et mécène, il participe à la vie locale de façon désintéressée et ne cherche pas à en profiter. Il ne sait rien d’elle et ne l’a jamais vue. Il va peut-être mourir, mais la motivation de celle qui complote dans son dos peine à subsister.Entre-temps, elle détruit la vie des cibles secondaires, celles dont elle est persuadée qu’ils ont participé au viol mais ne peuvent en aucun cas être son père. Il ne reste qu’un individu identifié mais qu’elle ne parvient pas à localiser. Elle décide de s’occuper d’Hubert avant de n’en avoir plus le courage.La rencontre a lieu lors d’un gala de charité. Bien que généreux donateur, il reste discret. Manon l’approche en se faisant passer pour une journaliste. Il ne se méfie pas devant une telle grâce, et lui accorde à la fois du temps et sa sympathie. Elle tisse tout doucement sa toile et le happe, perverse, jusqu’à ce qu’elle puisse voir dans ses yeux un début d’envie d’elle. Il finit par l’inviter à dîner, et se passe ce qui habituellement se passe entre deux adultes consentants.Le metteur en scène a redonné ses consignes avant la scène de la première étreinte. Il ne voulait que des plans larges, et surtout pas de coupure. Une seule scène, filmée de bout en bout sans raccord. Il voulait sentir l’envie monter en eux et les submerger, et voir vaciller les convictions de Manon qui devait petit à petit lui montrer de l’amour sans calcul, puis s’en rendre compte pour redevenir la calculatrice perverse qui voulait le voir souffrir, puis à nouveau se laisser aller. Une scène complexe où les émotions ne passent pas par les mots, mais par les gestes et les regards, les effleurements, l’éclairage. J’ai senti Marie-Anne perplexe avant de démarrer, et quand le metteur en scène a hurlé qu’il ne voulait pas de simulation, qu’il voulait quelque chose de vrai, un abandon total, l’effroi est passé dans ses yeux.Au premier jet, les acteurs sont restés habillés et concentrés. Ils ont simplement répété les déplacements pour vérifier la position des caméras et l’éclairage autant que pour se situer dans l’espace. Ils avaient ensuite droit à une courte pause pendant que les techniciens remettaient tout en place, dont Marie-Anne a profité pour venir me parler. Elle m’a confié sa peur de ne pas être à la hauteur. Ne sachant quoi lui conseiller, je lui ai recommandé de s’oublier dans cette scène, de n’écouter que les sensations de Manon. J’ai ajouté que pour que les moments durant lesquels elle doit se laisser aller soient crédibles, elle pourrait s’imaginer avec moi au début de notre relation, quand elle guidait nos ébats avec fougue et me faisait don de son corps sans retenue. Et pour les moments de retour à la colère sourde, elle pourrait simplement regarder son partenaire, réaliser qu’il n’est pas moi, et s’imaginer qu’elle couche pour de l’argent ou pour une autre mauvaise raison. Marie-Anne a trouvé mon conseil curieux, mais elle n’a pas réfuté ma vision.La première prise a été catastrophique selon le metteur en scène qui était rouge de colère. Leur reprochant de n’avoir rien compris, il tapait du pied et envoyait valser le matériel. Il a repris ses consignes, une à une, puis leur a demandé de les répéter. Il a ordonné ensuite que la scène soit jouée sans caméra de façon à préciser à haute voix chaque geste, chaque posture, chaque émotion. En gros, il les a pourris pendant une heure, demandant tout et plus encore à ses acteurs qui, professionnels, essayaient de donner le meilleur d’eux-mêmes sans protester. Mais Marie-Anne n’y était pas. Elle est revenue me voir durant une pause et m’a simplement dit qu’elle n’arrivait pas à s’effacer, à oublier Marie-Anne pour Manon, que cette scène était trop dure, trop intense, trop crue. Son partenaire, qui jouait Hubert, ne l’inspirait pas. Qui plus est, il bandait dès le début de la scène et ça la mettait très mal à l’aise. Lui n’avait pas oublié les consignes, et il avait la ferme intention de ne rien simuler et de la pénétrer pour de bon. Elle a terminé en me disant qu’elle allait essayer de faire ce que je lui suggérais, penser à nous et s’oublier.J’ai revu cent fois les images à l’écran dans ce que je qualifie de chef d’œuvre.Manon pénètre dans le grand appartement d’Hubert qui l’éclaire d’une petite lampe de salon. Il la prend dans ses bras. Elle le regarde dans les yeux pendant que la caméra tourne autour d’eux. Il l’embrasse avec fougue. Elle lui rend au centuple et déboutonne la chemise d’Hubert. Elle l’ouvre pour coller son visage contre la peau de son torse. On voit les yeux de Manon changer, la fureur fusille la caméra, avant que remontant son visage vers lui, on la voie à nouveau apaisée et amoureuse. S’ensuit une scène torride où les deux acteurs se donnent l’un à l’autre, comme l’avait demandé le metteur en scène, sans simulation. Je vois tour à tour Manon se donner sans réserve, écarter ses cuisses et tirer en elle le sexe gonflé d’Hubert, se trémousser sous ses assauts, lui demander de la baiser plus fort, puis ses yeux qui le transpercent quand il regarde ailleurs, son corps se transformant en celui d’un futur bourreau. La seule concession du metteur en scène à la bienséance fut de recadrer les plans montrant la pénétration, ou ceux sur lesquels il ne fait aucun doute que le vagin de l’actrice est distendu. Il restait quand même après montage la queue virile et endurante d’Hubert, et surtout leurs cris, leurs souffles, leur rage animale.J’ai assisté à la scène, subjugué par tant d’intensité. Ainsi donc, c’est à ça que nous ressemblions quand nous faisions l’amour au début. J’avais quand même l’impression que ce que je voyais était encore plus fort, encore plus intense. Ce n’était pas Marie-Anne qui se donnait ainsi devant moi mais Manon, diabolique salope qui utilise son corps magnifique pour servir son noir projet. Elle en jouissait à mort, bavant et râlant sous les assauts du mâle en rut.Marie-Anne m’a avoué après le tournage qu’elle avait ressenti comme un déclic juste avant la prise réussie qui lui avait valu les félicitations des autres comédiens et du directeur. Elle s’était abandonnée comme elle le faisait avec moi, et quand elle avait malgré elle réalisé qu’elle prenait réellement du plaisir, la première fois qu’elle a joui devant la caméra, elle en avait éprouvé de la colère, une colère sourde et froide, dirigée contre moi. Oui, contre moi qui l’avais conseillée et qui maintenant assistait à une scène où elle se donnait en entier. Chaque plan où on la devine violente, c’est à moi qu’elle pensait. Chaque cri qu’elle émettait quand elle prenait du plaisir lui était venu spontanément parce qu’elle voulait réellement que le comédien la fasse jouir, et qu’elle voulait réellement le faire exploser en elle dans une extase ultime. Elle s’était vengée de moi, devant moi, prenant un pied terrible à la fois parce que ce comédien l’avait formidablement bien baisée, mais aussi parce qu’elle voulait me faire mal. Étaient ressurgies durant cette étreinte toute la litanie de doutes que j’avais exposé devant elle, ma conviction que je ne la satisfaisais pas totalement et qu’elle prendrait davantage de plaisir dans les bras d’un autre.C’est à ce moment que j’ai réalisé l’étendue de mon désarroi, et peut-être de mon malheur.Non seulement je ne regrettais rien, mais j’avais aussi réalisé que durant cette scène, et ça s’est confirmé à chaque fois que j’ai visualisé les rushes, mon plaisir, cérébral, était aussi intense que le sien, physique.Il y aura encore quelques scènes très chaudes, durant lesquelles Manon s’est offerte de plus en plus spontanément, ses doutes disparaissant petit à petit. Elle finira par avouer à Hubert qui elle est réellement et ce qui l’a guidée à le poursuivre. Il comprendra, assumera, et lui racontera qu’en effet il était là ce soir du viol, qu’il a tout tenté pour les empêcher de se ruer sur sa mère, mais qu’ils l’ont immobilisé. Il lui avouera que durant toutes ces années il a tenté de se racheter de sa lâcheté en faisant du bien autour de lui. Il lui dira où se trouve le dernier suspect, qu’elle retrouvera pour l’ensorceler, lui faire croire qu’elle est amoureuse de lui. Elle fera l’amour avec lui une seule fois, après l’avoir attaché sur une chaise. Puis elle le guidera vers la falaise, les mains nouées dans le dos, nu. Elle le fera avancer en lui disant pourquoi il est là . Elle l’obligera à se tenir debout face au précipice, avant de lui planter une hache dans le dos et de le pousser. Elle ressentira un grand vide alors qu’elle aura achevé son projet macabre, et renoncera à se jeter elle aussi du bord de la falaise pour rejoindre sa mère, parce qu’elle aura découvert l’amour avec Hubert. À la fin du film, on se demandera ce que décideront les juges, s’ils seront indulgents, si elle retrouvera Hubert à sa sortie de prison.Un film dense, d’une noirceur écœurante, tant on prend parti pour cette jeune femme écorchée vive, tant on comprend son désarroi, tant on se demande si on aurait eu soi-même le courage de consacrer sa vie à rechercher la vérité et à assumer sa vengeance. Tant aussi on aimerait se trouver à la place des hommes qu’elle a tant épuisés au lit, quitte à mourir juste après.Les critiques, partagées comme toujours, ont été soit dithyrambiques, soit assassines, mais ont toutes fait un éloge marqué à l’actrice principale qui avait joué avec un naturel étonnant, faisant frissonner les spectateurs à chaque mot, à chaque geste. Les magazines se sont rués sur la star qui déjà ne m’appartenait plus, et les propositions de rôles n’ont cessé d’affluer.Plusieurs des films dans lesquels Marie-Anne a joué ont été interdits aux mineurs. À vingt-huit ans, elle a décidé de refuser les films violents comme ceux où l’héroïne est trop jeune, pour privilégier les rôles de jeune maman.Le théâtre a de plus en plus fait appel à elle, et le jour de ses trente ans nous avons fêté la vingt-cinquième représentation d’une pièce extrêmement particulière, elle aussi interdite aux mineurs. C’est une sorte de vaudeville intimiste qui se déroule sur fond d’occupation allemande dans un hôtel parisien, siège de la police politique. L’héroïne utilise ses charmes pour dévoyer des hauts-gradés et leur tirer des secrets qui serviront à la résistance. Elle n’hésite pas à se sacrifier, totalement. Les scènes de sexe étaient selon le metteur en scène totalement indispensables pour donner une réalité prégnante au script. Ces scènes ne durent au total que quelques minutes sur 1 h 30 de pièce, mais sont d’une bestialité impressionnante. Je n’ai manqué aucune des vingt-cinq représentations, et je ne manquerai aucune des suivantes, y compris quand la pièce se jouera en province. Marie-Anne sait que je suis dans la salle, souvent au premier rang, guettant avec envie le moment où elle va se donner, le moment de sa jouissance ultime. Chaque soir c’est différent, chaque soir c’est énorme. Chaque soir, cinq fois par semaine, on la voit au travers d’un rideau faire une fellation à un gros colonel qui lui jouit dans la bouche. Puis on voit son visage, le corps caché par un canapé, lorsqu’empalée sur le sexe d’un autre colonel elle crie sa jouissance. On la voit enfin, allongée sur le dos, accueillir un aide de camp bien membré. Depuis la salle on ne voit que leurs jambes dépasser, mais moi je sais que pour cette scène comme pour les autres, rien n’est simulé. Elle a réellement sucé et fait jouir ce colonel, elle s’est réellement déchaînée sur la queue de cet autre chanceux jusqu’à s’en faire jouir, et quand elle retient l’aide de camp, c’est pour qu’il termine, et qu’il la termine.Les angoisses m’ont quitté, remplacées par le plaisir de la voir réussir à faire se lever les spectateurs à la fin de chaque représentation. Quand la tournée sera achevée, dans un an, nous savons que nous allons nous retrouver pour mener une autre vie, loin du cinéma et du théâtre, à l’étranger sans doute, où nous vieillirons ensemble avec nos souvenirs et plein de projets.