Le 14 Juillet se leva de manière flamboyante, préparant une journée parfaite. C’est ce que pensait Claire en observant, derrière le rideau de la cuisine, la brume tiède qui suintait des sapins aux contours mordorés de soleil. Au pied du châtaignier, une digitale pourpre, emperlée de rosée, se balançait doucement.Signe de malheur, aurait dit sa mère. Signe d’un moment important, décida Claire, et elle s’affaira à son ménage afin que tout fût propre, rangé et préparé pour Anita.La journée était chaude et l’après-midi le fut plus encore. Les salers s’étaient enfoncées dans le sous-bois, près des tourbières, pour trouver un peu de fraîcheur. Les aubracs étaient allongées sous les sapins, l’air alanguies. Claire décida de remplir l’abreuvoir. Au moins, les bêtes ne mourraient pas de soif en attendant son amie. Puis, elle se prépara pour la soirée, le coeur partagé entre inquiétude et excitation.Un klaxon la fit sursauter alors qu’elle finissait de planter la dernière épingle à son chignon. Elle aperçut l’avant d’une vieille voiture près de la barrière de bois. Elle attrapa son chapeau, saisit son sac et descendit l’escalier quatre à quatre, juste à temps pour rejoindre Louis, vêtu d’un costume clair, très élégant, qui frappait à sa porte.— Bonjour ! Vous ne seriez pas un peu en avance ?Louis sourit.— Toujours ! Je n’ai pas envie de faire attendre la couturière !— Vous voulez dire que…— Nous allons d’abord chercher votre robe de bal. Je n’ai pas eu le temps hier. Ça vous pose un problème?Claire rougit :— Non. Mais… que va-t-elle penser ?— Je lui ai dit que vous étiez ma fiancée. Elle a compris. D’ailleurs c’est la vérité. Ne vous inquiétez pas, elle habite Brioude. Elle n’ira pas dévoiler notre relation à qui que ce soit de nos connaissances.— J’aurais peut-être dû mettre une robe du dimanche ? Je pensais que vous aviez fait faire la robe à Ambert… Je monte me changer.— Non, ne vous en faites pas ! Restez en robe noire. Si jamais nous croisions quelqu’un d’ici à Ambert, personne ne croirait que je vous emmène au bal dans cette tenue. Ce sera beaucoup plus discret.— Vous aussi vous avez peur ?— Je ne veux pas qu’on vous tue, ma chérie ! Et je veux pour cela prendre le moins de risques possible qui pourraient mettre votre vie en danger.Claire, émue, caressa le visage de Louis avant de poser un furtif baiser sur sa joue.— Merci. Je n’ai pas envie de mourir non plus, vous savez ! Alors conduisez prudemment. Je ne suis jamais montée en voiture.— Ne vous inquiétez pas, j’ai mon permis depuis plus de dix ans. Je vais prendre une petite route jusqu’à ce que nous ayons dépassé Ambert. Après, nous pourrons filer sur Brioude sans rencontrer de fâcheux.Galamment il lui ouvrit la portière. Un brin de genêts était accroché au volant, mêlé de verveine fraîche. Claire interrogea Louis du regard. Ce dernier sourit en s’installant près d’elle et répondit simplement :— Depuis la mort de nos parents, j’en mets toujours lorsque je conduis une voiture. Une vieille habitude, ma petite magie à moi !— Si seulement votre père y avait pensé…Louis soupira :— Je ne sais pas si à l’époque cela aurait changé quelque chose aux évènements qui ont suivi, et nous ne le saurons sans doute jamais. Allons-y, je ne veux pas que nous arrivions trop tard.Ils roulèrent un moment dans la forêt de Saint-Amant sans prononcer un mot. La peur de rencontrer une voiture en ce jour de fête était perceptible. Peur aussi de voir surgir une silhouette fantomatique de vieille femme. Mais rien de tout cela n’arriva : les petits hameaux succédèrent à la forêt sans qu’ils croisent personne. Louis, qui conduisait légèrement crispé, se détendit et, passé Ambert, il décocha un regard rassurant à sa compagne :— Voyez, nous avons fait le plus difficile. Maintenant, nous serons tranquilles. Comment trouvez-vous le paysage ?Claire éclata de rire :— Vous passez d’un sujet à l’autre ! Mais puisque vous le demandez, je trouve que le paysage va bien vite, je n’ai pas le temps de tout voir. C’est pour ça que je préfère ma carriole, même si c’est plus fatiguant, plus long… La nature a besoin de temps pour être contemplée.— Un peu comme vous ? risqua Louis, malicieusement.Claire rougit :— Peut-être… Oui, admit-elle. Mais je suis loin d’égaler Dame Nature. Regardez ces digitales… Et le soleil qui filtre à travers les sapins là -bas.— Moi, je vois une jeune femme qui réapprend à sourire, à rire, à danser, à faire confiance. C’est ce qui me rend le plus heureux actuellement.Un silence ému s’ensuivit, vibrant d’aveux retenus. Claire le rompit.— Je suis heureuse de passer cette soirée avec vous, vraiment heureuse !— Attendez d’avoir vu votre nouvelle robe. Peut-être que vous ne voudrez plus me choisir pour cavalier après l’avoir revêtue.— Et pourquoi donc ?— Parce que vous y serez tellement élégante et désirable que vous n’aurez que l’embarras du choix des prétendants.Claire posa sa main sur celle de Louis appuyée au volant et s’enquit d’une voix inquiète :— Me croyez-vous infidèle ?Cette réflexion fit sourire le luthier.— Non. Et puis vous n’êtes pas ma maîtresse, comment pourriez-vous m’être infidèle ? Seulement inexpérimentée face au désir des hommes, à votre désir pour moi, et pour l’homme en général. Je vous l’ai déjà dit : je ne veux pas que vous me choisissiez par défaut.Il se tut un instant puis reprit :— Vous savez ce qui serait le plus terrible ? Que ces moments de bonheur soient les derniers. Lorsque j’ai été le plus heureux, beaucoup de choses se sont effondrées autour de moi par le passé, je n’ai pas envie que cela se reproduise.Claire tourna son visage vers celui de Louis, qui, tout en restant concentré sur la route, reflétait une vive angoisse.— Louis, je n’ai pas non plus envie que nous vivions nos derniers instants ensemble ce soir. Faites-moi un peu confiance, voulez-vous? Il en sera de même pour moi. Entre nous, c’est moi qui devrais avoir le plus peur que vous trouviez une femme mieux que moi… Et d’ailleurs vous n’auriez aucun mal à trouver.— Une maîtresse d’un soir est plus facile à trouver qu’une épouse. Surtout si l’on veut que l’épouse soit aussi une maîtresse.Claire rougit à cette remarque. Louis continua :— J’ai réservé une chambre à l’auberge où nous dînerons ce soir.— Vous avez quoi ?— Oui, j’ai réservé une chambre pour nous deux cette nuit. Je n’ai pas envie de rentrer sitôt le bal terminé. Et comme la route est longue, je préfère dormir un peu avant de reprendre le volant.— Alors j’attendrai l’autobus du matin.— Auriez-vous peur que je profite de cette fin de nuit pour prendre votre pucelage ? Je ne vous cache pas que j’en aurais très envie et je suis persuadé que vous apprécieriez particulièrement la chose. Mais vous oubliez que nous devons rester sages jusqu’à demain par décret magique. Pour vous rassurer complètement, j’ai emporté l’eau dormitive de Marie la Tourette. Je ne serai donc pas entreprenant, nous dormirons juste dans le même lit pour la première fois. Accordez-moi ce plaisir… Et je vous promets de prendre la médecine magique dès la dernière danse.— Vous me demandez l’impossible, Louis, et vous mettez notre histoire en danger.— Non, je vous promets que non. Si j’avais des intentions coupables, je ne vous aurais rien dit. J’aurais attendu la dernière danse pour vous entraîner à l’auberge et vous trousser sans écouter une seule de vos protestations.Claire poussa un soupir.— Je ne sais pas. Vous m’aviez dit qu’il ne se passerait rien l’autre jour et… vous n’avez pas tenu votre parole.— Je n’ai pas poussé très loin mes caresses, reconnaissez-le. J’ai respecté votre pudeur. Et puis, à ma décharge, je n’avais pas le remède miracle de l’amie Marie. Allons, Claire, je vous jure sur ma propre tête que je ne vous toucherai pas cette nuit.— Non, ne jurez pas, cela porte malheur. Et un jour comme aujourd’hui, c’est encore pire !— Soit, mais promettez que vous resterez près de moi jusqu’au matin.— Dites-moi d’abord où se trouve le flacon d’eau de la sorcière.Louis éclata de rire.— Dans la poche de ma veste. Je ne vous mens pas, je vous assure !Claire jeta un œil, trouva la bouteille, la déverrouilla et la respira. Un parfum de clou de girofle, d’anis et de cannelle assaillit ses narines.— Vous n’avez pas remplacé le liquide par de l’eau, c’est déjà ça.Elle reboucha le flacon, puis replaça doucement la petite bouteille dans la poche de Louis. Le luthier avait ralenti l’allure. Il freina et s’arrêta sur le bas-côté. Se tournant vers sa compagne, il la fixa d’un regard brûlant :— Eh bien, êtes-vous satisfaite ? Resterons-nous dormir ensemble ?— Ça n’est pas raisonnable… Si le remède n’agissait pas ?— Je vous rassure, il fonctionne. J’en ai déjà pris une cuillerée hier soir et j’ai dormi comme un loir quelques minutes après. Je vous en prie… Voulez-vous me faire craindre pour votre vie demain matin ?— Je ne serai sans doute pas la seule à attendre l’autobus.— Je préférerais ne pas courir le risque.Claire sourit au luthier.— Entendu. Mais vous prendrez votre médecine avant même d’arriver à la chambre.Un large sourire éclaira le visage de Louis, il prit la main de la jeune fille et, embrassant le creux de son poignet :— Je vous le promets. Vous ne savez pas à quel point vous me faites plaisir !La jeune fille, émue, retira doucement sa main et murmura :— J’espère que nous n’aurons pas à nous en repentir.Louis lui décocha un sourire rassurant tout en redémarrant le moteur.— Tant que nous ne cédons pas à notre passion, nous ne craignons rien !ooooOOOOOooooIls arrivèrent à Brioude alors que sonnait la demie de 6 heures. La ville était pavoisée, de nombreux couples et familles se pressaient dans les rues, et Louis dut emprunter un chemin qu’il ne connaissait guère afin de rejoindre la maison de la couturière. Il se gara devant un commerce d’antiquités et aida sa compagne à sortir de voiture. Dans la boutique, ouverte sur la petite place du Vallat, un homme de haute taille observait une série de poignards anciens, absorbé par une sorte de vision étrange. Il choisit le plus beau des couteaux, à manche d’ivoire sculpté, orné d’une tête de démon.— Combien ?— Trop cher pour vous, ricana l’antiquaire.L’homme saisit le boutiquier à la gorge et, menaçant, réitéra sa question.— Combien ?— Six cents francs, monsieur, répondit le vendeur dans un souffle.L’homme sourit et relâcha son étreinte.— Tu es un voleur, mais je ne suis pas chien. Je te laisse même un peu plus. Le diable paie toujours d’avance.Il sortit son portefeuille et, sous les yeux médusés du brocanteur, déposa les billets dans une coupe de cristal. D’un geste gracieux, il prit ensuite le poignard, vérifia la sortie de lame et, satisfait, le glissa dans sa poche.— Adieu, mon brave !Le vieil antiquaire le suivit du regard jusqu’à ce qu’il ait tourné au coin de la place. Une sourde inquiétude l’étreignait. Il ne rangea pas les billets, et s’en fut téléphoner à son fils Marius. Il fallait éviter qu’un malheur se produise le soir même.