Claire regardait la flamme danser dans le cantou. Assise sur une chaise de paille, elle rêvait, assommée par la journée qu’elle venait de vivre. Elle se sentait tout à la fois épuisée, courbatue, heureuse et inquiète. Ce mélange d’émotions chahutait la jeune fille plus qu’elle n’aurait voulu. Des larmes par instant montaient à ses yeux et coulaient le long de ses joues pour tomber dans son cou. Elle s’en voulait presque, maintenant qu’elle était seule, d’avoir interrompu, alors qu’ils étaient allongés dans le foin, ce moment d’intimité pendant lequel, elle le sentait confusément, elle désirait ardemment son compagnon.Ce désir l’étonnait, la troublait. Jamais elle n’avait rien ressenti de pareil. Peut-être une petite émotion lorsque, quelques années auparavant, Olivier Desgranges, le fils du châtelain, lui avait volé un baiser près du verger. Mais elle avait très vite oublié et les hommes qui l’avaient approchée depuis la mort de son père n’avaient jamais suscité en elle l’émoi que Louis avait très vite mis entre eux.Elle rougit et se remémora tous les moments où elle avait ressenti le désir de Louis et le sien. Son épaule ne la faisait plus souffrir mais une petite marque rouge était restée sur sa peau, preuve de l’abandon sensuel qu’elle avait eu dans les bras du luthier. Elle s’en voulait toujours un peu de n’avoir pas résisté plus. D’autant que l’homme ne s’était jamais caché d’être un séducteur. Mais elle devait reconnaître qu’elle sentait vis à vis de Louis une attirance puissante, comme si son corps avait trouvé le complément qui lui manquait pour être comblé. Auprès du luthier et encore plus entre ses bras, elle se sentait femme, pleinement femme, désirée dans tout ce qu’elle était et cela, bien malgré elle, la ravissait.Brusquement, l’image de sa mère assise devant sa coiffeuse, un doux sourire aux lèvres, revint à sa mémoire. L’émotion qu’elle avait perçu chez elle, elle la partageait ce soir pour la première fois.— Maman, je crois que je suis en train de tomber amoureuse de cet homme, mais j’ai terriblement peur de me tromper. De ne pas être la femme qu’il lui faut. Que je ne sois pour lui qu’une maîtresse de plus et de me retrouver seule dans quelque temps, encore plus triste qu’avant.En disant cela, elle réalisa que sa mère avait été elle aussi une maîtresse, celle du père de Louis. Et cette idée la troubla plus encore… Finalement, elles avaient chacune cédé à la passion, à croire que c’était un héritage qui se transmettait.— L’amour est une chose bien étrange, murmura Claire dans un soupir. Je ne sais pas si Bertrand Bergheaud avait le même regard que son fils, mais je commence à comprendre ce que tu pouvais éprouver pour lui. Papa t’aimait, mais peut-être pas de cette manière fougueuse et totalement déraisonnable !Ses réflexions faisaient ressurgir tellement de souvenirs… La jeune fille ferma les yeux et revécut tous les moments où elle avait vu sa mère avec son amant. Comment n’avait-elle jamais compris ce qui s’était joué entre eux ? Elle n’était qu’une toute petite fille à l’époque, mais tout de même…Perplexe, prise d’une curiosité subite, Claire se leva et monta à l’étage. Elle voulait trouver des traces de la passion qu’avait vécue sa mère avec le maréchal-ferrant. Elle ouvrit la porte de la chambre de ses parents, alluma l’ampoule électrique du plafonnier et s’avança vers la coiffeuse, seul meuble personnel de Rose. Elle ouvrit les tiroirs qu’elle connaissait par cœur, examina les quelques bijoux, sortit le paquet de lettres échangées avec Albin, le feuilleta doucement et allait le délaisser pour d’autres, lorsqu’un détail attira son attention. L’écriture masculine n’était pas la même sur certains feuillets.— Voilà qui est étrange !La jeune fille dénoua le ruban qui enveloppait les lettres. Jusqu’à présent, jamais elle ne s’était autorisée à lire les correspondances de ses parents. Une pudeur et une peur de trahir l’honneur familial l’en avaient empêchée. Mais ce soir-là, au regard de ce qu’elle vivait, Claire avait besoin de comprendre, au travers de ce qu’avait vécu sa mère, son propre trouble. Elle déplia la première lettre et reconnut la signature d’Albin, passa directement à la seconde : une écriture déliée, beaucoup plus que la première et un signe étrange en bas de page. Sa mère avait-elle un amant supplémentaire ?Claire, la bouche sèche, commença sa lecture :Je n’ai jamais su écrire, Rose. Je n’ai pas été suffisamment à l’école pour vous faire les compliments qu’il faudrait. Mais si je cherche dans le dictionnaire des mots justes pour parler de vous, je dirais : sauvage, désirable, magique, surprenante, irréelle, étrange, mystérieuse, féerique… Voilà ce que j’aurais dû vous dire la première fois que je vous ai croisée dans la forêt, avant même de savoir votre nom. Mais je vous ai seulement dévorée du regard, parce qu’une femme inconnue qui danse au milieu d’une cascade, presque nue, c’est une chose qu’on ne voit pas tous les jours. Une chose qui provoque, intrigue, fascine.Cela m’a rendu muet alors j’ai cherché le secours des poètes, un vieux livre datant de mon certificat d’études pour palier mon silence. Un chansonnier de nos meilleurs, Pierre-Jean de Béranger, avait trouvé il y a longtemps votre sœur et lui avait dédié ces vers que je vous offre aujourd’hui :Rose, partons ; voici l’aurore :Quitte ces oreillers si doux.Entends-tu la cloche sonoreMarquer l’heure du rendez-vous ?Cherchons loin du bruit de la ville,Pour le bonheur un sûr asile.Viens aux champs couler d’heureux jours ;Les champs ont aussi leurs amours.Viens aux champs fouler la verdure,Donne le bras à ton amant ;Rapprochons-nous de la naturePour nous aimer plus tendrement.Des oiseaux la troupe éveilléeNous appelle sous la feuillée.Viens aux champs couler d’heureux jours ;Les champs ont aussi leurs amours.Nous prendrons les goûts du village ;Le jour naissant t’éveillera :Le jour mourant sous le feuillageÀ notre couche nous rendra.Puisses-tu, maîtresse adorée,Te plaindre encore de sa durée !Viens aux champs couler d’heureux jours ;Les champs ont aussi leurs amours.Quand l’été vers un sol fertileConduit des moissonneurs nombreux ;Quand, près d’eux, la glaneuse agileCherche l’épi du malheureux ;Combien, sur les gerbes nouvellesDe baisers pris aux pastourelles !Viens aux champs couler d’heureux jours ;Les champs ont aussi leurs amours.Quand des corbeilles de l’automneS’épanche à flots un doux nectar,Près de la cuve qui bouillonneOn voit s’égayer le vieillard ;Et cet oracle du villageChante les amours d’un autre âge.Viens aux champs couler d’heureux jours ;Les champs ont aussi leurs amours.Allons visiter des rivagesQue tu croiras des bords lointains.Je verrai, sous d’épais ombrages,Tes pas devenir incertains.Le désir cherche un lit de mousse ;Le monde est loin, l’herbe est si douce !Viens aux champs couler d’heureux jours ;Les champs ont aussi leurs amours.Ç’en est fait ! Adieu, vains spectacles !Adieu, Paris, où je me plus ;Où les beaux-arts font des miracles,Où la tendresse n’en fait plus !Rose, dérobons à l’envieLe doux secret de notre vie.Viens aux champs couler d’heureux jours ;Les champs ont aussi leurs amours.À l’ordinaire, on ne tombe pas amoureux comme ça, le premier jour, mais je suis fou de vous.Pardonnez mon audace, mademoiselle, vous êtes la vie, l’eau et le pain que je désire. Rendez-vous à moi tout à l’heure, à la fontaine mauve, je vous attendrai.Cette lettre étrange, poétique et maladroite, était datée d’avril 1900, soit dix ans avant qu’elle épouse Albin. L’homme qui écrivait cette lettre était très inconvenant de dire des choses pareilles, surtout à l’époque. Rose devait avoir vingt ans… Que faisait-elle à danser nue dans une forêt ? Était-ce un rituel de printemps de sa grand-mère ?Claire chercha une autre lettre de l’inconnu. Elle en trouva une deuxième, datée de quelques mois plus tard. C’était une lettre à la fois d’excuse et de remerciement. Cette fois-ci, Claire n’eut plus de doute sur l’identité de son auteur :Je sais que vous serez fâchée, mais je dois vous remercier de tout ce que vous avez fait pour ma femme et mon fils. Sans vous et votre grand-mère, ils seraient morts l’un et l’autre. Je suis impardonnable de ne jamais vous avoir dit la vérité. Vous l’avez découverte seule, j’ai été lâche. Je voulais à tel point vous posséder. Vous m’avez dit un jour que la magie prend toujours sa part des sortilèges qu’elle prodigue. Peut-être prendra-t-elle ma femme ou mon fils un jour, en représailles du bienfait qu’elle m’a accordé. Mais je crois que déjà elle m’a pris tout entier puisque je suis à vous. Et je le dis sans honte alors que mon fils tète le sein de mon épouse. Je ne l’ai pas choisie par amour mais par tradition car je voulais un fils pour continuer le métier. À présent il ne me reste que le devoir. Le plaisir que j’ai auprès de vous n’a rien de commun avec cette vie de façade. J’aurais dû vous rencontrer plus tôt, Rose…Cela ne s’est pas fait ainsi. Aujourd’hui, je vous demande de ne pas laisser notre amour à cause de ma vie conjugale et familiale. Je ne veux pas perdre ce qui fait la saveur de mon existence, je ne veux pas vous perdre. Je sais que vous vous refuserez désormais à moi… Je le comprends, même si c’est difficile de l’accepter. Je vous en prie, laissez-nous encore une chance d’être heureux.Suivait une lettre de réponse de sa mère, très courte :Votre épouse et votre fils appartiennent à la magie à présent. Et on ne trahit pas la magie. Ne m’écrivez plus jamais et ne cherchez pas à me revoir.Claire regardait les feuillets posés sur la coiffeuse. Ainsi sa mère avait repoussé le père de Louis pour respecter la magie… Elle se souvint que ses parents s’étaient connus au Puy. Rose avait son âge lorsqu’elle avait quitté sa grand-mère, sans doute peu après sa dernière lettre à son amant. Et elle était partie au Puy pour entrer chez un pharmacien herboriste, qui l’avait embauchée pour l’entretien et l’agencement des remèdes. Le vieil homme avait vite compris que la jeune fille aimait et connaissait les pouvoirs des plantes dont il faisait pommades, tisanes, crèmes. Alors, il l’avait prise en apprentissage. Et comme elle était très habile, il avait repris des recettes qu’elle connaissait de sa grand-mère pour tout ce qui était maux courants afin de multiplier ses bénéfices.C’est en achetant régulièrement une potion contre ses maux d’estomac qu’Albin avait rencontré Rose. Il avait vécu à Saint-Amant les belles années de son enfance avant de s’installer avec ses parents au Puy-en-Velay. Il y avait trouvé un travail d’ouvrier à la distillerie Pagès, emploi qui le fatiguait et lui occasionnait de terribles crampes nauséeuses, seulement soulagées par les remèdes de Rose. Le sourire de la jeune fille l’avait tout de suite attiré. Il lui semblait que sa journée en était à chaque fois illuminée.Un soir, il rassembla tout son courage pour l’inviter à la procession de la Vierge qui devait avoir lieu le lendemain. Ils ne s’étaient guère quittés depuis et il l’avait épousée cinq ans plus tard, malgré les réticences de ses parents qui auraient préféré une femme plus jeune et plus fortunée, plus conforme à l’idée qu’ils se faisaient d’une belle-fille. Le jeune couple était revenu à Saint-Amant à la mort de la grand-mère de Rose. Rose venait de perdre un troisième enfant avant terme. La vie en ville ne lui convenait pas. Aussi, Albin décida de se lancer dans l’élevage de salers et de vaches laitières comme ses parents autrefois. Il fit bâtir une étable, une grange pour le fourrage et acheta six vaches ainsi que deux chevaux et une charrette. La grand-mère de Rose avait laissé quelques poules et un jardin, en plus de la maison et des pâturages.C’est dans cet univers simple que Claire était née. Entre temps, Albin avait retrouvé un ancien camarade d’école, Bertrand Bergheaud, qui n’avait pas tardé à devenir son meilleur ami. Mais il n’avait pas compris que cette amitié sincère allait aussi engendrer le drame qui le conduirait au suicide.Claire soupira. Comment cela avait-il pu arriver puisque sa mère avait repoussé Bertrand ? Elle parcourut encore quelques lettres mais aucune ne put lui donner la réponse. Sa mère n’écrivait pas de journal personnel, seulement des recettes de pommades et d’élixirs dans deux cahiers bleus à grands carreaux. Et ce n’était pas dans ces derniers qu’elle allait trouver ce qu’elle cherchait. Elle ouvrit l’un d’eux, amusée d’y reconnaître tel ou tel remède pour les vaches, d’autres pour les rhumes, d’autres encore pour les nausées. Mais un feuillet glissé près d’une recette contre la migraine attira son attention. C’était un morceau de papier à moitié déchiré dont les écrits semblaient presque effacés. Une écriture enfantine avait tracé les trois remèdes abortifs à donner aux jeunes femmes enceintes qui ne souhaitaient pas d’enfants. Rose avait dû mettre par écrit ce que lui avait dicté sa grand-mère afin de ne pas perdre ces savoirs ancestraux. Au dos, quelques lignes, écrites cette fois-ci à l’âge adulte :À n’employer qu’en cas de détresse absolue. En parler à Claire.La jeune fille sourit. C’était amusant de voir son nom cité sur un vieux papier… Elle remit le feuillet dans le cahier et tourna la page. Une églantine sèche y avait été collée à côté de ces quelques lignes :On peut aimer deux hommes en même temps mais pas de la même façon. La passion est parfois si forte qu’aucun remède ne peut l’apaiser, si ce n’est lui céder. Après vient l’amour… Laisser du temps… Si le corps exulte et si le cœur est content, ne jamais hésiter. On ne vit qu’une fois.La magie retourne à la magie, toujours. Ce qu’elle n’a pas eu complètement, elle saura le prendre quand elle le jugera bon. Les pierres m’ont dit que je ne vivrai plus longtemps, mais Claire me survivra sans cette duplicité où je suis, entre ces deux amours dont je ne puis me défaire. Ce que j’ai vécu de passion, elle le vivra aussi mais elle sera heureuse, car j’ai béni autrefois celui qui sera son amant.Claire tressaillit. Cette dernière phrase laissait entendre que sa mère avait compris que Louis serait… Elle se rappela soudain cette demie confidence qu’il lui avait faite dans la montagne : cette histoire de guérison par la verveine. Mais savait-il qu’il appartenait à la magie ?La jeune fille repoussa les lettres et referma le tiroir. Il lui faudrait plus qu’une nuit pour digérer ce qu’elle venait d’apprendre.oooo00000ooooLe même soir, une enveloppe à l’écriture tremblée, déposée dans une coupe de cristal, attendait Olivier Desgranges, place de Jaude à Clermont-Ferrand. Marthe avait attendu le dernier moment pour rédiger ce courrier. Elle connaissait assez son élève pour savoir que la jalousie le conduirait à tuer son rival. Et cela, la sorcière ne le voulait pas. Aussi avait-elle retardé au maximum le moment de lui parler de la nécessaire initiation amoureuse de Claire.Mais lorsqu’elle comprit en fin de semaine, à la fin d’un rituel, que Claire avait répondu favorablement à la cour assidue du luthier, et que le jour de sa possession par la magie noire approchait, elle décida d’entretenir Olivier à ce sujet. Il serait trop tard pour qu’il décide de venir provoquer son rival à Saint-Amant. Et il se devait de terminer son travail au cabinet juridique avant le congé du 13 juillet au soir. Me Paillaud ne validerait pas son stage en cas d’escapade.Saint-Amant, le 9 Juillet 1935Mon cher enfant,Suite à notre conversation téléphonique de l’autre soir, je t’écris afin de t’autoriser à revoir ta fiancée. Il est temps. Les astres indiquent un moment favorable jeudi et il serait dommage que je te prive plus longtemps de celle qui te revient de droit. Elle sera à cette date prête à enfanter un fils, qui assurera notre lignée. Aussi je te conseille de la prendre dès vos retrouvailles jeudi soir avant que minuit sonne. Mais auparavant, il te faudra éloigner l’homme qui l’a courtisée.Eh oui… je suis désolée de te l’apprendre seulement maintenant, mais, malgré mes soins, un homme s’est amouraché d’elle. Sans pour le moment parvenir à déflorer notre belle enfant, mais il semblerait que le temps joue en sa faveur et comme elle reçoit déjà favorablement ses visites, je pense qu’elle ne tardera pas à accorder certaines privautés à ce prétendant. C’est un homme étrange. Il dit être luthier, a ouvert un atelier en tant que tel, mais je pense qu’il cache ce qu’il est réellement. Pourquoi ? Il se trouve que je l’ai surpris plusieurs fois alors que je revenais de chez mes pratiques. Et à chaque fois, j’ai senti son regard qui semblait vouloir percer mes secrets. Je n’aime pas cela. Je pense qu’il connaît plus qu’il ne veut le faire croire notre village et nos coutumes. Pour l’instant je n’ai pas réussi à découvrir qui il est mais j’y travaille chaque jour.Depuis son arrivée à Saint-Amant, il y a trois mois, il n’a cessé de semer le trouble dans notre communauté. Son attitude vis à vis des femmes est totalement indécente. Et monsieur le curé m’a avoué que depuis son arrivée, beaucoup de nos jeunes filles l’ont évoqué dans leurs confessions hebdomadaires. Bref, il m’a fallu réaliser un tract contre l’immoralité affichée de cet homme et j’ai même usé de magie contre lui, malheureusement sans aucun succès. Chaque sort que je lançais semblait me revenir avec la loi du triple retour, comme si je lançais un sort sur un miroir. La seule chose qui ait marché sur lui, c’est une incantation pour aviver son désir de Claire…Je sais que ta première réaction sera l’incompréhension et la colère contre moi et contre cet homme. Mais sache que si j’ai opéré ce rituel, c’est uniquement dans le but que ta fiancée te soit soumise et offerte le soir où tu la possèderas sexuellement et où tu vaincras en elle toute trace de magie blanche. Comprends-moi bien : parce que je l’ai isolée depuis toujours, Claire n’a aucune idée du désir des hommes. Elle n’a même aucune idée de ses propres désirs, de sa sensualité. Il fallait donc qu’elle les découvre, afin de les accepter et les reconnaître. De toi, elle n’aurait rien accepté d’emblée, à cause de sa mère et de cet héritage de magie blanche. D’un non-initié, elle aura moins de prévention.Je sais que tu aurais aimé te charger toi-même de son éducation sensuelle, mais comme je te l’ai dit par le passé, il est bon qu’elle connaisse, tout comme toi, d’autres amours avant que d’être choisie et offerte à notre pouvoir. Et qui mieux qu’un libertin peut l’éveiller au désir ? Ne t’inquiète pas, elle ne cèdera pas à ses avances aussi longtemps que je le déciderai. Elle est sous mon contrôle, même si elle n’en a pas conscience et je saurai préserver sa virginité pour ton seul plaisir. Toi seul la possèderas, parce que tu es le seul qui soit digne d’elle, le seul qui puisse lui offrir un avenir sans qu’elle soit jugée pour son héritage magique et son passé. Et tu es le seul également qui saura utiliser son innocence pour la victoire de la magie noire.Je t’autorise donc dès jeudi soir à t’unir sexuellement à la jeune Claire après le rituel de mariage celte que je t’indiquerai lorsque tu invoqueras les grands esprits lors de ta dernière nuit en solitaire. Notre homme aura, je pense, suffisamment initiée Claire à l’amour pour que tu puisses la posséder sans que son corps t’oppose de résistance majeure. Elle doit concevoir un fils et tu devras pour cela l’amener au plaisir le plus intense. Ne te sers de la magie que si cela est nécessaire. Il est important que Claire s’abandonne au plaisir que tu lui donneras. Ainsi et seulement ainsi, tu la possèderas complètement. C’est de cette façon que tu pourras réduire à néant la magie blanche qui est en elle. Une fois votre union accomplie et Claire enceinte de tes œuvres, ta mère n’opposera aucune résistance à votre mariage.Quant à Lafargue, l’homme qui aura initié ta fiancée à l’amour, mets-le hors d’état de nuire, il ne nous sera plus d’aucune utilité. Je te donne carte blanche pour le moyen, mais fais attention à ne pas attenter à sa vie ! Cet homme a reçu des appuis de l’au-delà. Comme je te l’ai dit plus haut, chaque fois que j’ai invoqué la magie contre lui, j’ai comme été arrêtée et même atteinte dans mes propres pouvoirs. Je ne sais ce que cache cet homme et je ferai tout pour le découvrir avant jeudi prochain. Mais je te conseille de ne pas trop l’approcher au risque d’une menace réelle sur notre entreprise et sur ton existence. Les cartes me l’ont dit et elles ne mentent jamais. Si cette menace devenait plus grave, je me chargerais moi-même de régler définitivement son compte à cet impudent.Pour le moment, notre initiateur devrait emmener ta fiancée au bal du 14 juillet à Brioude. C’est là que tu te rendras pour t’unir à elle.Comment je l’ai découvert ? C’est simple. Tu sais que je dois régulièrement m’y rendre pour acheter les poudres médicinales que je ne trouve pas à Ambert. Ta mère m’a donc emmenée à Brioude le jour même où ton rival s’y rendait. La jeune Claire était là-bas pour porter ses commandes au crémier Boussugue. C’était une trop belle occasion pour notre homme et il était si absorbé dans son marivaudage qu’il ne m’a même pas remarquée. Ta fiancée non plus d’ailleurs.Quand je les ai vus se séparer, j’ai suivi notre don Juan. Il entrait chez la mercière de la place Saint-Julien. Je l’ai vu ressortir avec un paquet et j’ai tout de suite compris ce qu’il comptait faire. C’était inscrit sur son visage.Il m’a juste fallu préciser à ta mère de me déposer près de la ferme Dupuy au retour. Le paquet attendait ta fiancée, avec une invitation au bal du 14 Juillet. Il n’a pas précisé le lieu mais il me paraîtrait étonnant qu’il décide d’apparaître avec elle à Saint-Amant. Cet homme aime le scandale mais il doit vouloir ménager la jeune Claire. Je comprends qu’elle lui plaise autant qu’à toi. Elle est vraiment très belle, aussi belle que l’était sa mère. Peut-être plus, parce que je l’ai préservée de toute tentation masculine autre que la tienne depuis sa naissance.Je l’ai aperçue dans la plus complète nudité, lors d’une halte au retour de Brioude. Elle dormait sur une vieille couverture. Elle avait dû se baigner dans l’Allier. Il faisait si chaud ce jour-là… Je me suis approchée d’elle sans qu’elle se réveille et je l’ai observée longuement. Elle sera pour toi une épouse parfaite. Elle a un corps charmant fait pour l’étreinte et je suis sûre que tu auras beaucoup de plaisir à la posséder. Des petits seins ronds, bien attachés sur le torse, un joli cou de cygne, des épaules blanches, une taille frêle sans pour autant être maigre, un joli ventre arrondi, comme les madones du Moyen Age, un buisson ardent vierge de tout contact masculin, des cuisses fermes, de jolis pieds, et une longue chevelure brune qui devrait finir de t’enchanter.Ta blondeur racée, ton pouvoir et ta noblesse s’accorderont parfaitement à sa beauté et à son innocence. On ne pouvait rêver meilleure alliance.Mais avant de t’unir à elle, purifie-toi. Je t’ai autorisé à avoir des maîtresses ces dernières années, afin de parfaire ton initiation amoureuse et patienter jusqu’à ce jour, mais je ne voudrais pas que tu perdes ta semence chez une petite Clermontoise. C’est Claire que tu dois posséder. Et comme elle provient de la magie blanche, tu dois te rendre digne d’elle. Aussi, mets de l’ordre dans tes amours promptement. Et veille à ne pas gaspiller ton désir autrement que seul avant jeudi soir. Nous n’aurons peut-être pas d’autre occasion avant longtemps pour une telle entreprise, et je veux que ton désir soit le plus puissant possible. C’est lui qui te donnera un fils et je veux que cet enfant soit notre chef-d’œuvre. C’est ce petit qui nous succédera et Claire ne pourra pas s’y opposer, parce que dès lors que tu l’auras possédée, tu auras autorité sur elle et sur toute personne qui vivra à Saint-Amant.J’espère que ta fin de stage se déroule bien. Je ne doute pas de ta réussite. Je t’ai donné la force magique qu’il fallait pour surmonter tous les obstacles. Et tu sais aujourd’hui plus de choses du monde que je n’en saurai jamais. Pour ce qui est de ton avenir d’avocat, ne te fais aucun souci. Je me suis arrangée pour que bientôt Me Blüm te prenne comme successeur à Ambert. Il ne pouvait faire meilleur choix. Il fallait juste l’en persuader, c’est chose faite.Je joins à cette lettre le rituel qui te rendra maître de Claire pour toujours. Tu devras boire avec elle, avant l’union de vos deux chairs, la potion dont la recette figure en annexe. J’espère que tu n’échoueras pas. Si tu ne parvenais pas à posséder la jeune fille, la potion se retournerait contre toi et Claire appartiendrait à l’homme qui l’a initiée. C’est pourquoi tu dois être sûr de ta victoire quand tu lui feras boire ce breuvage. Sois sage et prudent, il en va de notre magie et de notre pouvoir.Par précaution, je confie ce courrier à Mariette, qui doit se rendre à Clermont aujourd’hui. C’est elle qui te remettra ma lettre.Je t’embrasse et t’assure de ma bénédiction. Bonne chance, mon beau sorcier !Ta marraine affectionnée,Martheoooo00000ooooLouis regardait le feu, lui aussi pris dans une rêverie étrange. Les flammes semblaient lui parler, répondre à ce feu intérieur, cette mélancolie âpre des cœurs lorsque le désir insatisfait lancine le corps, lui donne cette impatience et en même temps cette langueur. Avec la fatigue, tout se mélangeait : verveine, framboises, désir, foin parfumé, amour… Il soupira et, regardant le calendrier accroché sur le mur, il sourit : bientôt Claire serait près de lui.Il se leva et alla chercher dans la vieille boîte à sucre le papier bleu de Mme Bourdeuil la couturière. Elle avait souri avec malice lorsqu’il lui avait dit qu’il voulait la plus jolie robe du monde.— Mais je ne suis pas M. Dior ou M. Fath, cher monsieur.— Imaginez que vous faites une robe pour une fée, ça devrait vous inspirer !Ce soir, il se sentait un peu ridicule et se demanda avec angoisse si fée était bien le terme qui définissait le mieux Claire.— Et si j’allais dormir ? Demain sera une dure journée…L’orage grondait toujours. La pluie déversait ses flots coléreux contre les volets de bois. La cour pavée inondée inquiétait Louis. L’atelier risquait d’être victime des intempéries. Il prit une vieille bâche, ouvrit la porte qui donnait sur l’atelier et vit tout de suite l’eau qui s’infiltrait sous la porte extérieure.— Merde… saleté d’averse !Il avisa quelques briques et s’empressa de bloquer l’arrivée d’eau par la bâche coincée contre la porte. Ensuite, il épongea l’eau qui tachait le parquet usé.— Je vais traîner un matelas ici. Au cas où la bâche ne suffirait pas, je serai là.Mais, était-ce l’inquiétude, une fois installé il ne parvint pas à trouver le sommeil. Une angoisse sourde le taraudait sans qu’il puisse en identifier la raison. Lorsque enfin ses yeux se fermèrent vers 3 heures, un rêve étrange l’emporta. Il était dans une grotte, toute auréolée de lumière verte. Lui même semblait scintiller. Une autre lumière, mais rouge, fumante, approchait de lui. Il entendait des pas cahotants et la peur montait en lui comme s’il était piégé. À ses pieds gisait une robe blanche maculée de sang. Non, il ne voulait pas croire que Claire… Pourquoi l’avait-on tuée ? Ce n’était pas lui, il en était sûr. C’était cette chose qui approchait.— Trouve la sorcière, trouve la sorcière, chuchota une voix douce à son oreille.Le bruit de pas se rapprochait encore, et le cœur de Louis battait si fort… Une ombre recroquevillée sur une canne se tenait face à lui et immobile, psalmodiait. Il ne comprenait pas dans quelle langue s’exprimait la voix chevrotante. Mais il l’avait reconnue.La phrase lui était venue malgré la peur.— Elle n’était pas pour toi.— Vous l’avez tuée ?— Pas encore. J’ai besoin de toi avant.Avant quoi ? Un éclair aveuglant suivi d’un coup de tonnerre fit vibrer la fenêtre de l’atelier. Louis se dressa brutalement, le corps en sueur.Il était 5 heures et il savait qu’il ne pourrait plus se rendormir. Il se leva et partit faire chauffer de l’eau pour le tub : un bain était la seule chose qui pourrait l’apaiser.Et puis… parler de ce rêve au père Bideau. Lorsqu’il passa voir le vieillard en fin d’après-midi, ce dernier était en train de jouer aux cartes avec son ami Eugène. Il sourit au luthier, un peu étonné de le voir dans la cour de l’hospice.— Eh bien, que me vaut l’honneur de ta visite, petit ?— J’aimerais vous parler, seul à seul.Eugène, compréhensif, rassembla son jeu et s’éclipsa vers le potager. Louis s’assit sur une chaise de paille et de but en blanc lança :— Croyez-vous à la magie ?Le père Bideau considéra son interlocuteur avec de grands yeux.— Comment oses-tu parler de ces choses du diable ? Ne me dis pas que tu crois ce que racontent les commères à propos de la fille d’Albin.— Alors vous n’y croyez pas ?Le vieil homme haussa les épaules :— Bien sûr que non, je ne crois pas à ces fadaises. Ceux qui racontent des choses à ce sujet sont des brigands.— Alors vous n’allez pas pouvoir m’aider.Piqué au vif et intrigué, le père Bideau questionna :— Et pourquoi me parles-tu d’une avanie pareille, miladiou de miladiou ?— J’ai fait un rêve étrange, et j’ai peur qu’on cherche à tuer Claire à cause de la magie.— Tu avais bu plus que de coutume certainement. Qui en voudrait encore à la petite ?— Justement, je ne sais pas. Ou plutôt, j’ai une idée mais je voudrais savoir si la mère et l’arrière grand-mère de Claire étaient les seules sorcières du village.Le père Bideau eut l’air gêné :— Officiellement oui, elles étaient les seules. Mais l’arrière-grand-mère de Claire avait des élèves en sorcellerie. Et Marthe Rougier a succédé à la lignée quand Rose Dupuy, la maman de Claire est morte. Mais tu sais, maintenant, avec tout ce que peut faire un médecin, les gens ne la consultent plus guère. C’est quelque chose qui se perd.— Je n’ai pas l’impression qu’elle manque de clientèle. Je la vois souvent passer devant l’atelier pour se rendre chez l’un ou l’autre de mes voisins. Et je sais que beaucoup de gens encore en ont peur.— Tu sais, je pense que c’est surtout lié à son mauvais caractère. C’est une commère qui voudrait régenter la vie de Saint-Amant avec quelques autres de son espèce. Elle a toujours été comme ça, même jeune. Toujours à chercher des noises. Et ça s’arrange pas en vieillissant. Elle a beau être plus jeune que moi de six ans, ben je peux te dire qu’il aurait fallu me payer pour la faire danser ou être aimable avec elle. On se déteste depuis la communale. Et c’est pas près de changer.Louis sourit.— Effectivement, j’avais remarqué que vous ne vous aimiez pas beaucoup tous les deux.— Du temps où j’étais au conseil municipal, elle m’a mené une vie… Ma Simone elle en était renversée ! Tant de haine contre moi, tout ça parce que j’aimais pas voter les idées des châtelains et du curé !— Et depuis ?— Depuis, c’est le père Grabier qu’elle emmerde ! Moi, j’ai jeté l’éponge. C’est pas ici qu’elle viendrait m’ennuyer, elle a bien trop peur de devoir un jour y mourir pour venir me provoquer.— Mais concernant sa manière de pratiquer la magie, croyez-vous qu’elle a continué la même approche que la maman de Claire ?— Logiquement oui. Mais bon, je pense qu’elle a aussi fait des choses bizarres. Maintenant, c’est peut-être que des racontars de bonne femme…— Peut-être pas !— Que veux-tu dire ?— Peut-être que ces choses bizarres, comme vous dites, sont des rituels de magie noire. Et qu’à cause de cela il y a toujours eu une rivalité entre Marthe Rougier et la famille Dupuy. Les parentes de Claire pratiquaient uniquement la magie blanche, n’est-ce pas ?— Ça, je n’en sais rien mais je ne pense pas qu’elles étaient du côté du mal, même si au village, on les a toujours traitées d’originales et de folles. Faut dire qu’elles employaient beaucoup de pierres, d’herbes et de potions compliquées pour soigner. Et ça, c’est le genre de chose qui intrigue, forcément !— Peut-être que Marthe Rougier pratiquait la magie noire et voulait tuer la famille Dupuy ?— Non, tu dis n’importe quoi. Louise est morte de vieillesse, la mère de Claire d’un accident de voiture.— Ce n’était pas un accident.— Je le sais, mais ça n’était pas la faute d’une sorcière.— Qu’en savez-vous ? Peut-être la mère Rougier a fait en sorte de…— Tu vas trop loin mon garçon ! Un homme trompé par sa femme peut devenir meurtrier.Louis sourit :— Si la femme de monsieur le maire vous entendait…Le vieil homme soupira :— Tu sais, ce genre de sujet m’ennuie. Je n’aime pas parler de tout ça. Tu devrais questionner Mimi la Tourette. Elle est un peu sourde mais elle connaît des histoires, et elle sait beaucoup de choses sur la famille Dupuy, sur Marthe Rougier et sur ce qui s’est passé après ton départ. Tu n’as qu’à demander à Sœur Marie-Ange, elle t’amènera jusqu’à sa chambre.