Le fabuleux destin de Mourillon de FpathfraddelDescendant direct de l’illustre baron Archibald-HonorĂ© de Fpathfraddel, qui se rendit cĂ©lèbre pour sa flamboyante victoire lors de la bataille de Verchevont, Mourillon de Fpathfraddel, hĂ©las, ne tenait de son aĂŻeul que le nom de famille.En effet, chez les Fpathfraddel, une malĂ©diction perdurait depuis dĂ©jĂ au moins soixante-douze gĂ©nĂ©rations et demie, malĂ©diction qui reposait sur un principe simple : tout garçon nĂ© un jour de grande marĂ©e portait en lui tous les germes de la malchance. Et par un triste hasard de la destinĂ©e, Mourillon avait vu le jour justement lors de la marĂ©e la plus importante du siècle. Car la dose de malchance dĂ©pendait non seulement de la taille de la marĂ©e, mais aussi de la date Ă laquelle une marĂ©e d’amplitude semblable avait eu lieu ! Plus cette date Ă©tait Ă©loignĂ©e et plus on Ă©tait malchanceux. Alors lorsque la durĂ©e atteignait cent ans, imaginez donc un peu !C’est dire si Mourillon Ă©tait mal pourvu. Petit, fort rondelet, les yeux victimes de strabisme divergeant, le front plissĂ©, un grand nez, un menton fuyant et des oreilles dĂ©collĂ©es, on ne pouvait pas dire qu’il reprĂ©sentât le type mĂŞme du canon de beautĂ©, de quelque Ă©poque fĂ»t-elle. Non content d’être laid, cet homme n’était pas non plus ce que l’on pouvait appeler une lumière. Ă‚gĂ© de huit ans, il savait tout juste compter jusqu’à quatre, encore cette opĂ©ration Ă©tait-elle pour lui un vrai labyrinthe.Maintenant âgĂ© de dix-neuf ans, trois mois et cinq jours, Mourillon est licenciĂ© de Polytechnique, sait parler douze langues couramment, connaĂ®t la littĂ©rature française, britannique, russe, allemande et espagnole de toute Ă©poque sur le bout des doigts, sait jouer du piano, de la grosse caisse, du violoncelle, du saxophone, de la guitare, de la clarinette, du hautbois, du cor d’harmonie, de l’orgue, de la guimbarde Ă©lectronique et du woodblock en mi bĂ©mol, est champion de course Ă vĂ©lo, sacrĂ© meilleur tireur au pistolet de l’annĂ©e, vainqueur du concours annuel de tonte de souris angoras vertes, jongleur de rimes, physicien poète, chimiste travesti, ambassadeur du pays des rĂŞves, ministre de la fantaisie, prĂ©sident du dĂ©lire, roi des fous, empereur des songes et avant tout, le Chef SuprĂŞme de l’Éternelle Sagesse. De Rien, il est devenu Tout.Par quel miracle du Destin parvint-il Ă une telle mĂ©tamorphose ? Nul ne saurait le dire. MĂŞme pas moi. Mais comme je veux bien ĂŞtre gentil avec vous, je vais tout de mĂŞme vous le raconter. Après tout, c’est moi qui invente cette histoire, non ?Tout commença un beau jour… par une nuit d’orage terrible. Des torrents vrombissant d’eau se dĂ©versaient, inondant les rues, noyant les sous-sols pendant qu’un tonnerre fracassant doublĂ© d’éclairs aveuglants dĂ©semparait la population. Un vent de dĂ©mon mugissait tel un loup de mauvais augure. Le château des Fpathfraddel, situĂ© sur une colline, Ă©chappait en revanche aux inondations. Dans le salon majestueux de la demeure, aux bigarrĂ©es et vastes tentures, Loreline-Inès de Fpathfraddel, la nièce du bien-aimĂ© baron Ferdinand-Gaston de Fpathfraddel et de sa femme Marianne-Agathe de Fpathfraddel, essayait tant bien que mal d’enseigner au jeune Mourillon les rudiments du piano. Car Ă©tant donnĂ© le quotient intellectuel de ce dernier, vous vous doutez que cette entreprise n’était pas chose simple, bien au contraire. Depuis au moins vingt-cinq leçons, la pauvre Loreline-Inès devait encore longuement Ă©piloguer sur la manière dont il fallait jouer le la et le si. Expliquons-nous : quand elle lui disait de jouer la, Mourillon demandait automatiquement :— Mais oĂą ça ?— Eh bien, ici ! lui rĂ©pondait-elle avec une pointe d’agacement visible.Mais rien Ă faire : Mourillon se refusait Ă admettre qu’un la puisse ĂŞtre ici, ni qu’un si puisse ĂŞtre lĂ non plus d’ailleurs. Et cette soirĂ©e, las des si ainsi que des la, le jeune garçon Ă©tait invivable. Non content de ne pas comprendre, il n’arrĂŞtait pas de faire le pitre. Loreline-Inès bouillait intĂ©rieurement, mais se retenait d’éclater, car ce comportement ne serait pas digne d’une jeune fille de bonne famille.La pluie battait avec force sur les grands vitrages de la salle de rĂ©ception. De temps Ă autre, un Ă©clair illuminait la pièce avec presque autant de force que le soleil en plein jour. Soudain, le majestueux fracas du lourd fer contre le bronze retentit depuis la monumentale porte d’entrĂ©e dans le château tout entier. La domestique de la maison, la modeste Églantine Vormerau, tira de toute sa force la poignĂ©e de la lourde porte. Ce n’était pas aisĂ© pour quelqu’un comme Églantine, toute petite et menue comme une souris de cuisine. Mais elle n’eut pas longtemps Ă se donner cette peine car la porte s’ouvrit d’elle-mĂŞme. Églantine eut un mouvement de recul sous l’effet de la surprise, surprise qui ne tarda pas Ă se transformer en vĂ©ritable ahurissement, lorsqu’elle vit, lĂ , sous la pluie battante, noyĂ© dans son vĂŞtement trop ample, presque effondrĂ© sur sa canne… un vieillard rabougris, minuscule et maigre comme un pancrĂ©as de musaraigne. Églantine allait lâcher un cri monstrueux lorsque le vieil homme approcha sa main du front de la domestique en disant :— Rhododendron frisottĂ©Â !Ce ne fut pas un cri qu’Églantine lâcha, mais une superbe voix d’opĂ©ra digne des plus grandes cantatrices. Le curieux personnage tressaillit, et, dans un grand affolement, sortit de dessous son chapeau melon un potentiomètre qu’il rĂ©gla sur zĂ©ro. ImmĂ©diatement la voix se tut et Églantine s’endormit.— Zut, s’exclama-t-il, je me suis encore trompĂ© de formule !Malheureusement, les prouesses vocales d’Églantine avaient alertĂ© Loreline-Inès qui se prĂ©cipita dans le hall d’entrĂ©e, un fusil de chasse Ă la main. Quand elle vit la scène, furieuse, elle pointa l’arme sur le vieillard qui, dans la prĂ©cipitation, prononça une succession de formules bizarres qui d’abord firent exploser un vase de porcelaine de Chine, dĂ©crochèrent une tringle Ă rideaux, puis mirent le feu Ă un tapis. Ce n’est qu’à la quatrième tentative que ce verbiage fut utile : le fusil gela entre les mains de Loreline-Inès qui le jeta sous l’effet de la surprise. Puis, reprenant la maĂ®trise de ses formules, il la figea sur place puis disparut dans un beau flou artistique qui le fit immĂ©diatement rĂ©apparaĂ®tre dans la grande salle de rĂ©ception, juste devant Mourillon, qui ne parut pas surpris le moins du monde. L’homme sorcier lui sourit d’un de ces sourires que l’on dit Ă©nigmatiques et que l’on trouve particulièrement sur un cĂ©lèbre tableau que je ne nommerai pas, puis lui murmura Ă mi-voix :— Je me nomme Izarine Obronomozramnavistoq, saint patron et ange gardien des imbĂ©ciles. Sais-tu que tu en es un parfait reprĂ©sentant ? Non, bien sĂ»r. Mais ce n’est pas une fatalitĂ©. Je vais mĂŞme t’aider Ă changer le cours des choses. Mais le reste, tu devras le faire par toi-mĂŞme.Sur ce, il prit la main de Mourillon et tous deux disparurent dans un flou nettement moins artistique que le premier, car la tĂ©lĂ©portation Ă deux personnes nĂ©cessitait une Ă©nergie telle que son aspect artistique s’en trouvait considĂ©rablement amoindri. En effet, il ne s’agit pas d’un film comme « Charmed » oĂą les sorciers, dĂ©mons, ĂŞtres de lumières et apparentĂ©s ont la facultĂ© de se transporter Ă trois, quatre ou mĂŞme douze tout en conservant les mĂŞmes effets Ă©lĂ©gants lorsqu’ils apparaissent et disparaissent. La rĂ©alitĂ© Ă©tait bien diffĂ©rente de cette vision Ă©dulcorĂ©e de la tĂ©lĂ©portation, ah ça oui, vous pouvez me croire.Enfin bref, let us go back to our sheep. Un certain temps après (non, je ne sais pas exactement combien de temps après, et puis d’ailleurs je m’en fiche pas mal : c’est un conte et non pas un roman historique, que diable !), nos deux protagonistes arrivèrent sur une vaste Ă©tendue d’herbe bien humide. Il faisait nuit noire (enfin, bleu très foncĂ© plutĂ´t), et au loin on apercevait une procession de lumières jaunes, très faibles et cependant bien visibles sur le fond d’encre de l’obscuritĂ© et qui se reflĂ©taient vaguement sur les volutes capricieuses d’un cours d’eau. Le jeune Mourillon dormait dans les bras d’Izarine Obronomozramnavistoq (je l’appellerai dĂ©sormais simplement O, comme oxygène, pour ne pas trop dĂ©courager les Ă©ventuels lecteurs), et le vieil homme contempla durant de longs instants cette procession, et il faillit fondre en larmes sous l’effet des relents d’oignon qui sĂ©vissaient dans le voisinage. Quelques heures plus tard, alors qu’il ne restait presque plus personne sur la prairie, Izarine O prit l’apparence d’un « processionneur » (excusez le nĂ©ologisme, mais je ne pouvais pas l’appeler un processeur, tout de mĂŞme), et se dirigea Ă pas rapides, presque en volant, vers le lieu oĂą se trouvaient auparavant les fidèles, Mourillon en son giron.MĂ©connaissable sous son habit de pèlerin, Izarine se recueillit longuement devant le visage souriant et doucement serein de la Vierge Marie – car il avait beau ĂŞtre un sorcier, il Ă©tait Ă©galement un chrĂ©tien très fervent et très pieux – puis se rendit dans les bains de cette fameuse eau miraculeuse qui est le but du pèlerinage de milliers de personnes Ă travers le monde : en effet, ils Ă©taient bien entendu arrivĂ©s Ă Lourdes. Sous l’endroit oĂą Bernadette Soubirous avait eu l’apparition qui fit la renommĂ©e de la ville se rejoignaient trois sources d’une eau d’une exceptionnelle puretĂ©, la Source de la Connaissance, la Source de la Force et la Source de la BontĂ©, et formaient un lac souterrain d’oĂą Ă©manait l’eau merveilleuse. Il n’y avait lĂ de magie d’aucune sorte, il faut bien le comprendre, mais la toute-puissance du Saint-Esprit qui, Ă travers la foi des hommes, apportaient Ă ces eaux ses propriĂ©tĂ©s miraculeuses.Il Ă©tait cinq, peut-ĂŞtre six heures du matin. Les premières lueurs de l’aurore pointaient Ă l’horizon et teignaient le ciel de leurs teintes jaune pâle et rosâtre. L’air Ă©tait frais, la rosĂ©e tombait lentement des feuilles, goutte Ă goutte, patiemment. Izarine O, murmura plusieurs fois doucement l’oreille de son jeune protĂ©gĂ©Â :— RĂ©veille-toi, Mourillon, le jour commence Ă poindre.Brusquement, le jeune garçon, qui en rĂ©alitĂ© Ă©tait dĂ©jĂ plus ou moins rĂ©veillĂ© (plus que moins d’ailleurs), Ă©clata d’un rire tonitruant qui fit sursauter le sorcier. D’un geste de la main, il le calma et lui dit :— À ce qu’il paraĂ®t, tu aimes t’amuser dans l’eau. Eh bien, tu seras servi.Sur ce, il le prit par la taille et le plongea tout entier dans le bain d’eau bĂ©nite. Se produisit l’incroyable : l’eau se mit Ă bouillir, fuma, puis une vive lumière blanche illumina la salle pendant une fraction de seconde et tout redevint normal. Et lĂ , oh surprise : le petit garçon moche et stupide qu’était Mourillon avait disparu, Ă sa place se tenait un superbe jeune homme, un mètre quatre-vingt-dix, une large carrure, un visage aux traits droits, les yeux bleus et de longs cheveux blonds comme les coquelicots (il fallait bien un peu d’originalitĂ© dans cette description assez banale !). La première rĂ©action de notre Mourillon transfigurĂ© en Adam des temps modernes fut de se dissimuler les parties intimes quand il se rendit compte qu’il Ă©tait nu. Izarine O, très respectueux de la pudeur (Ă tel point qu’il n’osait mĂŞme pas se regarder dans une glace lorsqu’il lui arrivait de se dĂ©shabiller !), avait eu soin de retourner ses yeux dans leurs orbites pour ne rien voir. Il prononça un mot bizarre, fit un geste hexagonal de la main gauche : un pantalon en jean, une chemise bleu ciel, un caleçon et une paire de chaussettes tombèrent en plein sur la tĂŞte de Mourillon qui s’empressa de les mettre car, non content d’être nu, il avait froid !— Qui ĂŞtes-vous, et qu’est-ce que je fais ici ? demanda Mourillon d’un ton visiblement peu patient et calme.— Mais voyons, rĂ©pondit O, tu le sais parfaitement bien. Rappelle-toi…Aussi curieux que cela puisse paraĂ®tre, la mĂ©moire revint immĂ©diatement Ă Mourillon : en effet, il Ă©tait non seulement devenu l’archĂ©type du prince charmant des contes, mais aussi il avait la Connaissance et l’Intelligence. De Rien, il Ă©tait devenu Tout. Un vĂ©ritable miracle s’était produit.— Maintenant, dit doucement le sorcier, tu as une mission Ă accomplir. Une mission ultime, que seul toi peut arriver Ă mener Ă terme : nous dĂ©barrasser Ă jamais de l’Ange Malchancificateur.Mourillon ne parut pas dĂ©concertĂ© le moins du monde : il connaissait sa destinĂ©e comme si on la lui avait dite depuis sa plus tendre enfance. Une seule question parut avoir une certaine importance Ă ses yeux.— Vous qui ĂŞtes le saint patron des imbĂ©ciles, pourquoi ne l’avez-vous jamais dĂ©truit ?— Sans arrĂŞt je l’ai combattu. Mais mes pouvoirs ne sont pas assez puissants pour la dĂ©truire. C’est une divinitĂ© et je ne suis qu’un sorcier. Il y a soixante-douze gĂ©nĂ©rations et demie, votre ancĂŞtre Archibald-HonorĂ© de Fpathfraddel a vaincu seul avec son armĂ©e l’ennemi lors de la bataille de Verchevont, et a ainsi sauvĂ© le pays d’une dĂ©faite certaine. Tout le peuple l’acclama. Le roi lui en fut si reconnaissant qu’il lui promit le trĂ´ne car il Ă©tait vieux et n’avait aucun hĂ©ritier. Mais une fois roi, Archibald-Gaston devint orgueilleux, suffisant, prĂ©tentieux, arrogant, provocateur. Il asservit rapidement tout le royaume, imposant aux paysans une vie de misĂ©reux et aux seigneurs des guerres incessantes et meurtrières contre les pays voisins. La rĂ©volte grondait et le pays tout entier Ă©tait au bord du dĂ©sastre. Dieu, dans son infinie sagesse et pour punir le roi, condamna toute sa descendance en leur envoyant l’Ange Malchancificateur, qui est un peu comme l’Ange DĂ©vastateur de la Bible, mis Ă part qu’il ne tue pas les gens, mais les rend malchanceux. Par pitiĂ© pour Archibald-HonorĂ© de Fpathfraddel, qui Ă©tait certes un roi absolument horrible mais surtout un pauvre type paumĂ© qui avait passĂ© toute son enfance dans des batailles et qui ne connaissait pas grand-chose d’autre, tous les ĂŞtres magiques de Verchevont, fĂ©es, lutins, trolls et autres bazars du mĂŞme acabit, s’allièrent pour combattre l’Ange. Mais que peut, contre la volontĂ© du Tout-Puissant, toute la magie du monde ? MalgrĂ© tous nos efforts nous n’avons pu que contenir l’Ange et nĂ©gocier avec Dieu une sentence moins lourde Ă porter pour la famille Fpathfraddel. La dĂ©cision fut la suivante (mais vous, lecteur, vous la connaissez dĂ©jĂ ) : « Tout membre de la famille des Fpathfraddel qui verra le jour lors de la plus grande marĂ©e du siècle portera en lui tous les germes de la malchance. Plus cette marĂ©e sera importante, plus il sera malchanceux. Plus la prĂ©cĂ©dente marĂ©e d’amplitude semblable aura eu lieu longtemps avant sa naissance, plus il sera malchanceux. » Mais Dieu, dans sa toute-puissance, n’avait pas cru important de lire les petits caractères : « Le plus malchanceux de tous ne sera pas comme les autres : c’est lui qui brisera la malĂ©diction. » Et ce malchanceux-lĂ , eh bien, comme tu t’en doutes, c’est toi.— C’est bien beau, toutes vos histoires, Monsieur Izarine O, rĂ©pondit Mourillon d’un air un peu cynique, mais votre Malchancitrucchouette, je ne sais ni oĂą il est, ni comment aller chez lui, ni comment le vaincre d’ailleurs. Vous savez, je veux bien remplir votre mission, mais j’ai pas que ça Ă faire.— Bon, très bien, marmonna Izarine visiblement un peu déçu du comportement de son ex-protĂ©gĂ©. Pour trouver l’Ange, c’est simple. C’est plein Ouest sur deux cents kilomètres, puis tu tournes Ă gauche, et arrivĂ© au niveau de la plage, tu tourne Ă droite puis Ă gauche puis tu plonges tout droit. Ă€ 3 202,54 mètres de fond, tu verras un vieux bungalow tout rouillĂ©. On ne peut pas se tromper. Pour le vaincre, voilĂ une Ă©pĂ©e magique en titane renforcĂ©. Pour ton moyen de transport, voilĂ un tapis volant que j’ai achetĂ© d’occasion, mais qui a dĂ©jĂ eu sa rĂ©vision des dix mille kilomètres. Mais je dois te prĂ©venir, pour l’Ange…Trop tard. Sans mĂŞme un au revoir, Mourillon Ă©tait dĂ©jĂ parti, vif comme l’éclair, vers la demeure de l’Ange Malchancificateur, sur son tapis volant. Au bout d’à peine dix-sept minutes trente-huit secondes ce trajet, il plongea en direction du vieux bungalow rouillĂ© (car il faut prĂ©ciser que l’Ange n’était pas très soigneux). Mais l’Ange avait repĂ©rĂ© Mourillon depuis longtemps et se prĂ©parait Ă le dĂ©truire en utilisant son supermĂ©gatroniseur Ă induction magnĂ©tique allĂ©gĂ© en matière grasse. Mais comme je viens de vous le dire quelques lignes plus haut, l’Ange n’était pas très soigneux et son appareil ne fonctionnait pas car quand il l’avait reçu de son pote Lucifer en Ă©change d’un bon pot de vin, il l’avait montĂ© dans le mauvais sens. Alors, l’Ange devint blĂŞme, car lui, contrairement Ă Dieu, avait lu les petits caractères. Il savait que, seul, il ne pourrait rien faire contre le terrible Mourillon. Ne sachant que faire, il implora d’abord Dieu qui ne rĂ©pondit pas sous prĂ©texte qu’il Ă©tait en grande confĂ©rence, puis MĂ©phistophĂ©lès qui ne rĂ©pondit pas non plus car il dĂ©testait par-dessus tout qu’on l’appelle de ce nom depuis qu’un certain Goethe l’avait fait connaĂ®tre au monde entier. En dĂ©sespoir de cause, il essaya de se cacher. Mourillon arriva devant son antre en costume de plongĂ©e et dĂ©gaina son Ă©pĂ©e plus vite que son ombre, qui en resta baba.— Montre-toi, monstre, cria-t-il.Se rendant compte que l’Ange ne se montrait pas, Mourillon s’énerva :— Tu t’grouilles, oui ou merde ? ! J’suis pas venu pour faire le mariole et j’ai pas qu’ça Ă foutre !Une ombre immense passa au-dessus de lui : c’était l’Ange. Lorsque Mourillon le vit pour la première fois, il se tordit de rire. En effet cet Ange Ă©tait une crĂ©ature mi-homme, mi-dragon, mi-serpent, mi-tigre et mi-poisson rouge (ce qui faisait tout de mĂŞme beaucoup de moitiĂ©s pour une seule bĂŞte), et ces moitiĂ©s Ă©taient arrangĂ©es de manière si disparate que l’effet comique Ă©tait irrĂ©sistible. L’Ange, en entendant le jeune homme rire de la sorte, se vexa et en profita pour dĂ©cocher, sournoisement Ă Mourillon une de ses boules d’énergie dont il avait le secret. Mourillon, pris d’un rire inextinguible, ne vit pas l’attaque arriver et fut projetĂ© au loin. En un rien de temps, il se releva :— Si tu crois que ça va se passer comme ça, mon p’tit ami, tu te fous le tentacule dans l’œil jusqu’au pancrĂ©as !Sur ce il brandit son Ă©pĂ©e, fondit sur l’ange et le transperça de son Ă©pĂ©e. Comme il n’était pas encore mort, il le transperça de nouveau jusqu’à qu’il ne bougeât plus. C’était fini, la malĂ©diction Ă©tait dĂ©truite.De retour Ă Verchevont, un festin gigantesque en son honneur l’attendait. Tout le monde, humain et non-humain confondus, Ă©taient invitĂ©s. On festoya sept jours et sept nuits durant. On invita mĂŞme Johnny Hallyday pour un concert spĂ©cial. Mourillon finit par Ă©pouser une jeune fille qui Ă©tait tombĂ© sous son charme, et qu’il aimait aussi (car ce n’était pas la seule jeune fille qui soit tombĂ©e sous son charme, loin de lĂ ), partit en voyage de noces Ă HawaĂŻ pour un repos bien mĂ©ritĂ©. On le nomma Roi de Verchevont, mais il refusa, car il prĂ©fĂ©rait Ă ces lourdes responsabilitĂ©s ses passe-temps favoris : la philosophie, la littĂ©rature, la musique, l’étude des squelettes carbonĂ©s des hydrocarbures et surtout faire l’amour avec sa femme dans les arbres. Puisqu’il n’y avait aucun prĂ©tendant au trĂ´ne, Verchevont laissa tomber la monarchie et devint tout naturellement une RĂ©publique. Ce fut Izarine Obronomozramnavistoq (on garde le nom complet, car on est en situation officielle), qui fut Ă©lu, Ă 125 % des suffrages, Grand Chancelier en chef de Verchevont. En effet, maintenant qu’il n’y avait plus d’Ange Malchancificateur, il pouvait assumer pleinement de hautes fonctions sans se prĂ©occuper des malchanceux, puisqu’il n’y en avait plus.Enfin, pour conclure comme dans un conte, ils vĂ©curent heureux et eurent beaucoup d’enfants. (Et en fait, la fille en question s’appelle Loreline-Inès, qui est loin de se douter que son Ă©poux est ce petit garçon qui la faisait rager avec les si et les la du piano. Mais chuuuuuuuuuuuuuut ! c’est un secret !)Tout est bien qui finit bien.Ah vraiment ?Eh bien, moi je n’en serais pas si sĂ»r. Voici les bribes d’une conversation entre Mourillon et Izarine que j’ai entendu :— J’ai transpercĂ© l’Ange de 47 coups d’épĂ©e et il y a du sang partout. Ça, c’est ce que j’appelle une victoire.— Quoi ? Mais les Anges n’ont pas de sang, gros malin ! J’allais te prĂ©venir que l’Ange Ă©tait rusĂ© et qu’il ne se laisserait pas faire aussi facilement, mais bien sĂ»r tu es parti sans m’écouter.