Préambule :La vie est trop belle pour ne pas être rêvée ! Et on ne peut vivre pleinement que ce que l’on a rêvé…AntoniaUne sévère coupure à la main droite avait sectionné le nerf intérieur du pouce. Après quelques semaines d’immobilisation, il lui avait été prescrit des séances de rééducation et, arrivés à Budapest pour deux semaines, des amis sur place lui avaient recommandé une kinésithérapeute.Il avait pris rendez-vous. Elle avait un anglais très rudimentaire, lui ne parlait quasiment pas un mot de hongrois. Qu’importe, sa main handicapée se lisait à livre ouvert : une profonde cicatrice à la base du pouce, l’incapacité quasi complète à le mouvoir et puis aussi cette méchante paresthésie dont il lui avait fait part dans un anglais aussi sobre que possible :— Very unpleasant feeling, very very unpleasant.Et pour être sûr qu’elle ait bien saisi son propos, il avait parcouru l’intérieur de son pouce de son autre main, s’appliquant à produire d’ostensibles grimaces.Elle lui avait souri, comme pour lui exprimer qu’elle était parfaitement au fait du problème et que, désormais, il pouvait sourire lui aussi sans crainte qu’elle n’occulte en aucune façon ses « very very unpleasant feelings ».Au premier contact, Antonia n’avait pas attiré particulièrement son attention. Prévenante, un peu réservée, gracile sans ostentation, avenante avec un soupçon d’austérité… un visage oblong, lisse et bien dessiné, un sourire d’une grande douceur, un regard un peu timide, en retrait. Une blonde chevelure aux reflets châtain sagement rejetée vers l’arrière au moyen d’une griffe sur le haut de la nuque, mordorés de fils blancs çà et là , échos d’une quarantaine déjà engagée.Les séances se déroulaient selon un rituel invariable. Il s’asseyait sur le canapé, défaisait son bandage et reposait sa main sur une petite couverture posée sur ses genoux. Elle prenait place face à lui sur un de ces gros ballons gonflables en guise de siège, redressait son buste, se campait sur ses talons comme si elle s’arrimait profondément au sol, prenait sa main et commençait à en masser la paume douloureuse.Au bout de quelques minutes, la pression, l’amplitude se faisaient plus lestes, plus inquisitrices, plus vagabondes, comme inspirées et, passé les premières appréhensions, il sentait grandir comme une sorte de rayonnement, d’apaisement au cœur d’un imbroglio de muscles atrophiés, de chairs entravées, de tendons arriérés.La toute première fois, quand elle s’était interrompue quelques instants après une bonne dizaine de minutes, il s’était imaginé qu’elle passerait à d’autres pratiques, lui ferait mouvoir le pouce ou peut-être d’autres exercices… Elle s’était seulement redressée, avait délassé ses jambes en les étirant puis s’était remise imperturbablement à la tâche jusqu’à la fin de la séance, jalonnée de ces brèves intermittences.Ses mains étaient étonnamment fines, graciles en regard de la puissance et de l’endurance qu’elle déployait près d’une heure durant à pétrir, alanguir, étirer les mille et un mystères de cette paume encore largement paralysée, endolorie et qui, sous ses doigts, s’éveillait, se réchauffait de sensations oubliées, s’écarquillait à un frémissement de vie et de bien-être.Une fois, il avait sursauté, plus de surprise que de douleur, quand un de ses ongles s’était pressé involontairement sur un des nodules cicatriciels. Elle avait levé les yeux vers lui comme pour s’excuser, il lui avait souri, avait porté l’index de son autre main vers la zone incriminée en expliquant :Ce qui signifie dans la langue de Shakespeare mâtinée de hongrois : « juste ici ». Ils s’étaient dévisagés quelques instants avant de se confondre d’un rire enfantin et joyeux.Elle avait replié une jambe un peu vers l’arrière, élancé l’autre jambe sur le rebord du canapé comme un grand étirement qui n’était rien d’autre en somme qu’une posture alternative pour reprendre son ouvrage. Elle s’était courbée un peu plus vers l’avant et avait poursuivi ses pressions, ses flexions, ses inductions avec une vigueur renouvelée.De cette position, il ne voyait plus son visage, seulement le haut de son front surmonté de sa lisse et sage chevelure, filant vers l’arrière tel un point d’orgue immuable ondoyant de blondeur.Ses cuisses largement ouvertes s’offraient à son regard telle une indiscrétion contingente dont il eût été incongru d’y laisser vagabonder son trouble, si peu que ce soit. Il ne pouvait résolument que s’en tenir à confier sa main droite aux soins de cette femme qui était tout entière mobilisée à s’appliquer avec ferveur et savoir-faire à dénouer, alanguir, éveiller cette paume douloureuse en détresse.Sans l’avoir conçu à aucun moment, il avait esquivé ce vertige saugrenu et puis, à son insu, il avait été saisi d’un vertige dual, troublant, enchanteur : il laissait planer son regard en vision secondaire sans jamais la fixer directement. Dès lors, il l’avait soustraite au statut ordinaire d’être une femme désirable de plus parmi les autres femmes pour lui conférer l’espace singulier de devenir cet être unique que le regard intérieur devinait, questionnait, s’alanguissait de mille et une escapades au creux de songes informels.Inopinément elle avait relevé la tête, comme si peut-être elle voulait s’enquérir de maladroites indiscrétions d’adolescents attardés ou pire encore de pupilles d’hommes frustes vulgairement et outrageusement sélectives…Elle l’avait surprise en pleine divagation des arabesques d’une oreille gauche se fondant dans le lit transverse d’une blonde chevelure. D’un imperceptible mouvement de regard, il avait croisé le sien, elle lui avait souri, comme rassurée, reconnaissante, avec peut-être cette pointe de questionnement inquiet : « Ne serais-je pour vous si peu désirable que votre regard se perde au loin sans fixer nulle part ? »Il lui avait souri lui aussi, un rien rougissant et elle aussi avait rougi un petit peu.Quelques minutes avant la fin de la séance, elle lui faisait faire maintenant des exercices de flexions du pouce, d’opposition aux autres doigts… Les progrès étaient indéniables d’une séance à l’autre quoique modérés. Mais surtout, cet intermède lui était devenu précieux pour calmer d’intempestives ardeurs qui, dès lors qu’il se serait levé, auraient été exposées, ostensibles, inconvenantes…La veille de son retour à Paris, après ces exercices de fin de séance, elle avait élancé ses deux jambes sur le rebord du canapé, se penchant davantage vers l’avant pour s’équilibrer et avait repris sa main qu’elle entreprenait pour cette dernière fois d’inquisitions encore plus ferventes qu’à l’accoutumée, à la limite de la douleur et délicieusement prégnantes en même temps.Elle s’était enfin redressée, avait saisi son autre main, l’invitant à se lever comme une charmante précaution à sonner la fin de la séance, comme un surcroît de prévenance avant de se confondre d’au revoir aux improbables retours.Pris de court il s’était levé à cette invitation. Comme pour détourner l’attention, il avait pris son bras et, d’un immense sourire rougissant, il avait prononcé ces paroles qui lui venaient de loin et qu’il n’avait pas pris le soin encore de lui adresser « Thank you so much, thank you so much, Antonia ».Elle lui avait souri, reconnaissante, lui rendant sa discrétion de ne pas porter son regard vers des contrées par trop privées et intimes. Ils s’étaient dévisagés. Imperceptiblement, elle s’était absorbée de regards intérieurs en vision secondaire, comme dans un rêve lointain et abruptement présent.Et puis elle s’était mise à frissonner. Il l’avait entourée de ses bras, elle s’était pressée contre lui, l’étreignant, se pressant de douceur et de violence contenue.Il avait embrassé ses paupières, vagabondé le long de son cou, sa nuque, avant de l’étreindre lui aussi d’une infinie douceur.D’indécises perles de moiteur s’invitaient çà et là sur le long de sa nuque en ce jour d’été orageux aux brises rares et frondeuses. Elle s’était écartée délicatement et lui avait exprimé avec une pointe de pudeur enjouée :— I have a shower, I come back.Il avait exalté son cou de lèvres vagabondes, butiné les moiteurs de frêles toisons soyeuses au creux de son épaule… Enivré de ses essences coriandre aux accents laiteux aigres doux, Il lui avait adressé un « non » du regard, sans appel, solennel, quelques baisers dilettantes sur ses lèvres haletantes en guise de point d’orgue.Ils s’étaient aventurés pas à pas de mille indiscrétions, lentement, comme un long et ineffable tourment de félicité. De feulements indécis en étreintes farouches, de lèvres dilettantes en baisers passionnés, de voluptés trop rares en délices éclectiques, écartelés aux quatre points cardinaux de l’incandescence, ruisselants de bonheur, ils n’étaient plus qu’un seul et même souffle, haletant, cabré à se rompre, dérivant entre ciel et mer, valdinguant au gré de vagues démontées, intrusives, magistrales…… Mille fois, l’embrasement de l’extase s’était vu rejeté par-delà une voûte céleste qui n’en finissait pas de grandir, d’irradier leurs regards, de fondre et refondre encore leurs âmes jusqu’à n’être plus qu’une seule et unique flamme, conquérante, insatiable, virevoltante en sursis sur le rebord du monde…Et puis, à bout de force, elle avait saisi ses cheveux, yeux grands ouverts, avant de s’emporter de hurlements… De ces hurlements silencieux qui n’en finissent pas de bondir aux confins d’abîmes disloqués…Encore frémissante des répliques d’une extase en pente douce, lèvres entrouvertes, yeux mi-clos sur un ciel écarquillé d’accalmies, elle était océan, un fragment d’éternité impassible et immense pétrifié de saveurs qu’un sourire en débâcle revenu des abysses frissonnât de délice qu’aux fulminantes outrances d’un Priape en liesse il fût différé… Le temps d’un soupir, le temps d’un regard sans commencement ni fin, le temps, oh mon amour ! d’aduler encore et encore ce jonc immuable, palpitant au tréfonds de mes pulpes, immobile et complètement roide… Avant qu’il ne s’éprenne de fureur et me gicle partout des orteils aux cheveux.