J’ai seize ans, bientôt dix-sept, en première au lycée. Plutôt bon élève, je n’embête personne, ni les profs ni mes parents, même si je n’en fiche pas une ramée. C’est comme ça depuis le début de l’école, tout me paraît facile et je n’ai pas besoin de travailler. Ça me joue quelques tours, surtout sur les connaissances à apprendre et restituer bêtement, parce que je n’apprends pas mes leçons. Je compte sur ma mémoire, et si par mégarde je rêvais un peu durant le cours précédent, je me ramasse. Jamais grave, ça me permet au contraire de ne pas avoir une moyenne trop élevée et de ne pas être emmerdé par les copains de ma classe, je me fonds dans la masse des « peut mieux faire ». Ma passion : la lecture. Ben oui, ça existe encore. Pour moi, c’est un peu normal, je suis tombé dedans très jeune.Mes parents sont imprimeurs. Pas la grosse usine qui sort les romans de gare à la tonne, non. Imprimeurs d’éditions de luxe dans un atelier d’imprimerie familial et hérité, on est imprimeurs de père en fils depuis Gutenberg ou presque. Pour mes parents, la vie est dure, il faut porter l’atelier à bout de bras, trouver des marchés, faire des salons, trouver des fournisseurs pour le papier, pardon le vélin, le cuir pour les couvertures, les bons ouvriers pour actionner les ancestrales machines… Ils sont toujours partis. Mais ils me font confiance, je n’ai plus besoin de nounou, et comme je suis un garçon calme et sérieux ils me laissent seul deux ou trois jours, le temps de s’occuper de leurs affaires. Ça me permet d’errer dans l’atelier le soir, après le départ des employés, d’y humer toutes ces odeurs miraculeuses, dans le magasin aussi et de toucher tous ces beaux ouvrages que je dévore en primeur. J’aime ça, définitivement. Leur ambition, c’est bien sûr que je reprenne l’affaire un jour, mais avant cela que je me qualifie en informatique pour « parvenir à la moderniser sans la dénaturer », répète souvent mon père. L’idée me convient, l’ambiance de l’imprimerie me plaît, j’adore les bouquins, et puis je n’aurai pas à chercher de boulot.Nous habitons juste à côté de l’atelier, une maison elle aussi familiale, un peu vieillotte et qui aurait elle aussi besoin d’un rajeunissement. Il y fait frais l’été, et c’est agréable, mais plutôt froid l’hiver. Les murs de pierre sont épais mais sans isolation, pas plus que les vieilles fenêtres de bois, les plafonds sont très hauts et le chauffage central obsolète et à bout de souffle. Mais c’est moi qui y passe le plus de temps. Mes parents partent à l’atelier dès sept heures, avant l’arrivée des employés, passent rapidement à midi casser une graine très vite et souvent en décalé, et ils rentrent le soir quand ils peuvent, parfois très tard quand il s’agit de faire les paies, les factures ou les bilans. En fait, mon père a épousé la comptable, et ils sont aussi passionnés l’un que l’autre par leurs métiers, l’atelier, la défense de cet artisanat en voie de disparition. J’ai dû être conçu par inadvertance, au début de leur mariage. Ensuite ils ont fait attention puisque je suis resté seul. Ils n’avaient pas le temps.Le temps, ils vont l’avoir maintenant, pensé-je en suivant le corbillard dans l’allée du cimetière. Ils allaient à un salon à Genève. Un camion s’est déporté sur sa gauche à la sortie d’un virage, la chaussée était humide et glissante, mon père n’a pu le voir qu’au dernier moment. Le chauffeur a fait tout ce qu’il a pu pour redresser, mais la lourde remorque est partie en travers. Le choc impitoyable. Deux morts sur le coup. Je suis orphelin. Tout s’est précipité si vite. Appelé au bureau du proviseur. Stupeur, il y avait deux flics pourtant j’étais certain de n’avoir rien fait. Ils m’ont emmené à l’hôpital, la morgue, l’horreur. Et puis tous ces gens autour de moi, je n’en connais pas le quart. Les employés de l’imprimerie, bien sûr, à la fois tristes et inquiets pour leur avenir. Eux sont sincères, les autres jacassent à voix basse. Une bonne partie se retrouve dans « la rue ». Ce que nous appelons la rue, c’est une cour pavée toute en longueur entre l’atelier et la maison, fermée au fond par un petit entrepôt où l’on stocke le matériel et qui permet de passer de la maison à l’atelier sans sortir. C’est là que les camions reculent pour livrer. C’est là que j’ai joué tout seul pendant des années, où j’ai appris à faire du vélo. Et ces gens qui parlent, qui parlent… à voix haute maintenant que les défunts sont inhumés.—  Et l’imprimerie qu’est-ce qu’elle va devenir…—  Et ce gamin, qu’est-ce qu’il va devenir…—  J’espère qu’ils avaient une assurance-vie…—  Tout ça ce sera vendu aux enchères, c’est sûr ! Et gna-gna-gna et gna-gna-gna. Ils me saoulent. J’ai envie de les foutre tous dehors en leur gueulant dessus. Ça ne servirait à rien, une fois le lourd portail passé, ils continueraient sur le trottoir. Certains regrettent qu’on n’ait pas servi une petite collation, « ça se fait tout de même, surtout quand on vient de loin ». Tiens, ça me fait penser que je n’ai rien mangé depuis quatre jours, depuis qu’on est venu me chercher au lycée. C’est drôle, c’est comme s’ils se mettaient à parler de plus en plus fort… Et puis les pavés de la cour se mettent à danser, et grossissent, grossissent. Il faisait sombre et soudain tout devient éblouissant. Rideau…Lumière à nouveau, aveuglante. Je dois rêver. J’entends de nouveau des gens parler, pas les mêmes, et puis un bip-bip lancinant et agaçant.—  Il revient à lui…—  Sa tension remonte un peu, on est à neuf…—  C’est pas assez…Des formes, des formes de gens, avec des blouses blanches, des bonnets, des masques… C’est pas « Star Wars », c’est l’hôpital. Pour moi maintenant apparemment. Ouf oui, j’ai un mal au crâne ! J’y suis, les pavés de la cour. Bon, pas grave, on se connaît bien eux et moi, j’en ai pris des gamelles en apprenant à faire du vélo. Et l’autre guignol qui vient me mettre sa lampe pile dans les yeux.—  Vous m’entendez ? Répondez-moi…Si je veux. Et là maintenant je ne veux pas. Je veux juste me reposer, dormir un peu. Je manque aussi de sommeil.—  Comment vous appelez-vous ? Dites-moi votre nom…Mon nom, il est marqué sur le bristol que tu tiens à la main, crétin, je le vois d’ici. Mais il me prend pour un neuneu celui-là . Neuneu, tiens en voilà une bonne idée. Être neuneu pour oublier ces quatre derniers jours, comme s’ils n’avaient pas existé. J’en ai tellement marre de tout ce cirque. J’ai l’impression que ma vie s’est arrêtée dans ce virage de Savoie. Quatre jours que j’y pense, moi aussi, pas besoin des autres : qu’est-ce que je vais devenir ?Je ne peux pas dire que je passais beaucoup de temps avec mes parents, mais c’était du temps agréable. Les dimanches surtout : la foire du Trône, les manèges, puis la grande roue, le cirque d’hiver, plus tard le cinéma ou le théâtre, quelques concerts, une fois l’Opéra. Et puis les balades au quartier latin, à Montmartre, sur les quais, sur la Seine. Et les musées, les expositions.Oui, mes parents s’occupaient de moi dans le peu de temps qu’ils avaient à me consacrer, et je n’ai jamais manqué de rien. Ils m’aimaient, ça se voyait dans l’attention qu’ils portaient à mes réactions. Et je les aimais, pour ce qu’ils m’apportaient, pour ce qu’ils étaient aussi. Ma mère était jolie avec ses longs cheveux auburn presque toujours attachés en chignon « vite fait » comme elle disait ; mon père était gentil, une voix profonde et calme sans jamais un mot plus haut que l’autre. Ils s’aimaient aussi, je crois, leurs regards brillaient quand ils se regardaient exactement comme quand ils discutaient d’un nouveau projet. Deux adorables passionnés qui s’étaient bien trouvés. Et tout cela c’est fini. Et je pleure, je les pleure, leur absence me fait mal.—  Regardez, il pleure on dirait…Ben oui, je pleure. Pourquoi ? C’est interdit ? Je pleure parce que j’ai envie. Et puis j’ai envie de pisser aussi et je vais pisser. Là , dans le lit !—  Oh merde ! Il est en train de pisser…—  Faut lui mettre une sonde…—  Ça va pas non ? C’est juste un accident parce qu’il est encore dans le potage. Allez, changez-le… Et puis on va lui augmenter la dose de glucose pour le remonter et lui coller un sédatif pour le faire dormir.Oh oui, me changer, comme un bébé. Elles s’affairent toutes les deux, les petites infirmières, elles me déshabillent, me nettoient à la lingette, et puis elles me soulèvent pour enlever le drap, elles me rhabillent, je me sens tout propre tout bien, tout sec. Et je vais bien dormir. Ciao…Ouh !… Des réveils comme ça, c’est vraiment pas terrible… J’ai mal au crâne, la bouche pâteuse. Mais qu’est-ce qu’ils foutent comme produits pour rendre aussi mal ? Enfin, pas de projecteur dans les yeux, c’est déjà pas mal. J’essaye de toucher ma tête, ah zut, pas le bras droit avec ce fichu tuyau piqué dedans. Main gauche, je tâte, je sens une sorte de filet de nylon, je dois ressembler à une vieille femme sans les bigoudis, un gros pansement, c’est douloureux.—  Bonjour, je m’appelle Mireille, je suis psychologue.Tiens, ils ont envoyé un ange, à moins que je ne sois au paradis, mort moi aussi. Blonde, un joli visage un peu enfantin avec des fossettes quand elle sourit, des yeux bleu foncé un peu en amandes. Je lui souris aussi.—  Ça va mieux on dirait.Je ne réponds pas, je la regarde. Qu’est-ce qu’elle est belle ! Bien plus que n’importe laquelle de mes copines. Copines de classe j’entends. Pas « petite copine », je n’en ai pas, je n’en ai jamais eu, je ne sais pas faire. Trop timide avec les filles. Résultat, puceau à dix-sept ans. Mais je suis sûr que tous les copains qui se vantent de leurs exploits mentent pour la plupart. Ceux qui le font n’en parlent pas, mais ça se voit dans leurs regards extasiés du lundi matin ou dans leur façon de s’évader en regardant par la fenêtre, dans le lointain, pendant les cours.—  Vous avez pris un sacré choc, six points de suture et une grosse bosse. Mais vous avez meilleure mine et votre tension est remontée. Comment vous sentez-vous ?—  … (je lui souris, c’est tout).—  Faites un petit effort, parlez-moi…Sa voix est chaude, j’ai envie de l’entendre encore, pas de lui parler. Je ne saurais pas lui dire que je la trouve belle, si belle… Et puis à part ça, je ne saurais pas quoi lui dire, alors autant me taire.—  Vous vous souvenez du moment où vous êtes tombé ?Évidemment que je m’en souviens, banane. Et les pavés ne m’ont pas raté cette fois. Six points de suture ! C’est vrai que la dernière fois je ne mesurais qu’un mètre trente, pas un mètre quatre-vingts. Je n’avais eu que la bosse.—  Bon. Puisque vous ne voulez pas parler, on va faire des examens plus approfondis. Cet après-midi, vous passerez un scanner. Je reviendrai vous voir après.Oh non, t’en va pas Mireille ! Trop tard, y en a deux autres qui arrivent. Température, changement du pansement (ouille !), puis toilette. Ça c’est bon, se faire tripoter la zigounette par des petites mains d’infirmière. Sauf qu’elles ont des gants en latex et des lingettes très froides. Et puis on relève le lit avec un boîtier de commande, on approche une tablette roulante et on me sert un plateau repas. Curieusement, je n’ai pas très faim, la perfusion sans doute. Et puis ça fait mal quand je bouge le bras, je gémis. L’une des infirmières s’assoit au bord du lit.—  Ah mon pauvre, on va vous aider. Si vous mangez bien, vous n’aurez plus besoin de ce machin.J’essaye de bien manger dans la cuillère qu’elle me tend. Elle est mignonne, rigolote, petite brunette très vive, mais qui est loin d’avoir la beauté de Mireille. Elle essaye d’être sympa :—  Allez, une cuillère pour maman, une cuillère pour papa…Juste ce qu’il ne fallait pas dire. Je manque m’étouffer et éclate en sanglots, aspergeant la pauvrette d’éclats de purée. Sa collègue vient la voir et lui chuchote à l’oreille. Ben oui, t’as fait une grosse bourde ma conne. Désolé, mais ça m’a pris comme ça, une vague submergeante en entendant les mots « maman, papa ». Oui, la blessure est là , béante et hypersensible. Du coup, l’autre aide-soignante vient m’essuyer et enlever le plateau. Elle me colle un pistolet à côté de moi, cette outre bizarre pour pisser, la poire d’alarme dans la main, et elles se sauvent comme des voleuses, me laissant à mes douleurs. Sur et dans la tête.J’entends à nouveau résonner les voix de ces crétins :—  Qu’est-ce qu’il va devenir ? Et l’imprimerie, qu’est-ce qu’elle va devenir ?Je ne suis pas majeur, un an encore, donc pas responsable. L’entreprise, je n’y peux donc rien, même si je voulais. Quant à moi ? Pfff… Pas majeur, ça veut dire tuteur, je suppose. Et puis vivre ailleurs que dans ma maison, qui sera peut-être vendue… Mes angoisses sont multiples, avec une forêt de points d’interrogation. Tout ça, c’est trop. Trop pour moi et mes petits bras. La détresse m’étreint et je chiale à gros bouillons, seul dans ma chambre d’hosto, seul dans la vie. Seul, seul… Effrayant !Finalement, c’est ici que je suis le mieux, protégé dans cet environnement hospitalier. On s’occupe de moi, je ne me soucie de rien. C’est facile. Rester ici, c’est jouer le neuneu, à fond.C’est dans cet état que l’on vient me chercher pour passer un scanner. Passage sur chariot, couloirs, ascenseur, re-couloirs, et puis une machine effrayante. À ce moment-là , je me dis que je suis con de jouer les malades, que je devrais tout arrêter. J’ai une trouille bleue, je m’agite, on m’attache. J’ai envie de hurler. Y a qu’un mot qui sort de ma bouche :—  Mireille… Mireille…Pas de Mireille, mais une seringue qui me perfore encore une fois la peau. Encore rideau.Mireille est là quand je me réveille. Je suis de nouveau dans ma chambre, sa silhouette se détache sur la lumière du couchant. Elle semble regarder par la fenêtre, le regard lointain elle aussi, mais contenant une tristesse infinie. Je ne vois pas ses traits, je constate juste qu’elle a une poitrine démente de profil. Elle entend le frottement des draps, elle se retourne vers moi et allume les veilleuses au-dessus du lit.—  Alors, vous n’avez pas été sage à ce qu’on m’a dit. Du coup, sédatif… Les vilains garçons sont toujours punis. Et vilain, vous l’êtes. J’ai vos résultats : il n’y a rien. RIEN, martèle-t-elle. Vous nous jouez la comédie.J’ouvre de grands yeux, aussi étonnés que possible.—  Allez, parlez-moi, j’vous en prie… j’vous en prie…Ses derniers mots se finissent dans des larmes, puis elle tourne le dos et s’enfuit. Comment voulez-vous que ça marche ? On envoie une cabossée de la vie en soigner un autre. Bientôt, on va se pleurer dans les bras l’un de l’autre. Remarque, pleurer dans les bras de Mireille, je veux bien. Mais elle est partie. Je n’ai plus qu’à l’attendre. Demain peut-être… Demain sûrement…Les deux commères reviennent, araignées du matin… Elles ont ordre de me lever. Je n’ai pas marché depuis… que je suis tombé. Mes jambes sont en coton, je manque de m’étaler de nouveau. Je ne suis pas prêt à reprendre le hand-ball, sport où j’excellais dans le club du lycée. Quelques pas dans la chambre, quelques-uns dans le couloir, suivi par un portemanteau à roulettes avec ma poche de perfusion. Et puis elles me ramènent, direction la salle de bains. Elles me déshabillent, ce qui est vite fait quand on n’a qu’un nœud à défaire derrière le cou. Elles m’assoient dans la douche sur un siège de plastique. La petite brunette a l’air contrit de quelqu’un qui a fait une grosse boulette. Elle prend bien la température de l’eau et m’asperge délicatement.Je hoche la tête. La plus vieille, Miss « bacchantes », est en train de refaire le lit. Du coup, elle me parle à voix basse.—  Désolée pour hier, je ne savais pas…Que veux-tu répondre à ça, sinon rien. C’est en ne disant plus rien que je constate que les conversations sont inutiles les trois quarts du temps. Elle me mouille partout sauf la tête, prend du gel et ça commence à mousser. Ce serait agréable sans ces gants de latex. L’autre passe la tête :—  Ça ira Claudine ?—  T’inquiète pas. Je prends mon temps et je le bichonne.—  Et pour le pansement ?—  Pas de problème, je m’en débrouille.—  Et pas de conneries, hein ?—  Non, promis. Je me suis excusée. Va faire les suivants.La grosse s’en va, la brunette ferme la porte coulissante et revient me frotter. C’est rudement agréable de prendre une douche, lavé par une nana. Surtout là . Hummm… ça y est je bande.—  Eh ! Mais tu apprécies, on dirait… Attends…Elle va vérifier qu’il n’y a personne dans la chambre, pas d’alerte dans le couloir, elle bloque le loquet de la porte avec son passe en plaçant l’écriteau « En soins » sur la poignée. Je la regarde faire, petite bonne femme très vive et qui doit avoir une idée derrière la tête. En effet, elle revient, coulisse la porte, pose son gant et reprend où elle s’était arrêtée.—  Faut bien que je me fasse pardonner, dit-elle sur un ton d’excuse en me regardant avec des yeux de teckel.Ah oui… ça c’est bon ! Délicieux, même. Elle m’astique doucement le manche en pleine dilatation, caresse bien les testicules, remet un peu de gel dans le creux de sa main et commence des va-et-vient très agréables. La coquine a beau être jeune, elle a de la pratique. Quand elle me serre fort la hampe entre quatre doigts et que son pouce va titiller le méat bien congestionné, c’est super bon. Je ferme les yeux et je me laisse aller au plaisir. Et le plaisir ne tarde pas. C’est tellement meilleur que quand on le fait soi-même. Là , impossible d’anticiper le prochain mouvement, c’est toujours une surprise. Et puis il est vrai que je n’ai pas tiré sur le polichinelle depuis un bout de temps. Alors en quelques minutes ça part, longs jets puis gros restes savamment tirés du tuyau par la main experte.—  Vache ! Ben dis donc, y avait du besoin…Y en a sur le mur, un peu dans ses cheveux, le reste tourbillonne en nuages épais autour de la bonde. Elle me rince, m’essuie, me rhabille avec une chasuble propre et me ramène au lit. Cette fois, je sais pourquoi j’ai les jambes en coton. Les draps aussi ont été changés, je me sens rudement bien. Elle sort et revient avec un plateau repas : foie et haricots verts. Elle me fait manger, assise sur le lit, une jambe repliée sous la tablette roulante juste à portée de main. Je n’ai rien à perdre, j’ose ce que je n’ai jamais osé avec aucune fille.—  Eh ! Mais il n’est pas possible celui-ci. Ça, c’est rigoureusement interdit… Mais pour toi je fais une exception. J’ai gros à me faire pardonner.Je tâte cette peau douce, cette chair tendre. J’aime ça. Si seulement c’était la cuisse de Mireille… Faute de grives on mange des merles, dit le proverbe. Je m’enhardis, jusqu’à la culotte. Sacrée barrière, pas facile dans cette position. Elle a une réaction que je n’aurais ni espérée, ni même imaginée : elle se lève d’un bond et, prestement, retire sa culotte, la met dans sa poche et reprend sa position. Coquine. Pour la première fois de ma vie, mes doigts explorent un sexe de femme. C’est complexe, plein de chairs, de poils, de sillons, de replis, d’humidité. C’est délicieusement doux. Et puis il y a un trou, profond apparemment, et puis une petite boule qui durcit. Sa poitrine se soulève, elle respire plus fort. J’ai fini mon plateau sans même m’en rendre compte.—  Je suis désolée, mais je dois y aller. Je vais me faire engueuler sinon. Je reviendrai dès que je pourrai. Tu sais que tu es vraiment mignon, toi !Elle me laisse là , les doigts mouillés avec une nouvelle érection. Je porte ma main à mes narines, ça sent fort et bon, une fragrance enivrante. J’aime ça. Ah Mireille, si tu étais là …Elle est là , me caressant le front doucement comme me faisait ma mère quand j’étais malade.—  Eh bien dites-moi, on est sur la bonne voie. Un plateau vidé, une sieste sans sédatif et une petite promenade dans le couloir. Très bien tout ça. Un petit mot pour Mireille ?—  Mireille, réponds-je dans un soupir.—  Oh, très bien ! Merci ! Allez, on fait un petit tour tous les deux ? J’ai une surprise pour vous…J’aurais envie de lui dire que je n’ai pas besoin de surprise, qu’elle seule me suffit. Mais je me lève avec son aide, pour lui faire plaisir. Elle me met mon manteau sur les épaules, histoire de ne pas déambuler cul nu dans les couloirs, c’est une délicate attention que les autres n’ont pas. Elle m’emmène jusqu’à un palier avec des fauteuils et une machine à café. Le portemanteau à roulettes me sert d’appui, son épaule également. Là , trois des employés de l’imprimerie m’attendent. Les deux hommes me tendent la main, je donne la gauche à cause de la perf. La dame m’embrasse. Je prends l’air le plus abruti possible, je ne dis rien, ne montre rien, même si leur présence me remue les tripes. Ils m’ont apporté le dernier ouvrage sorti de la presse, une beauté pleine fleur de cuir, une reprise de l’édition originale du Petit Prince. Ils me disent qu’un administrateur judiciaire a été nommé, qu’ils ont recours à un cabinet comptable extérieur, tout cela en attendant que je sois guéri et que je décide des suites à donner. Je n’imaginais pas que tout soit aussi compliqué, mais évidemment, sans patron ni comptable, les jours de l’entreprise sont comptés. De toute façon, je ne pourrais pas les remplacer, même si je le voulais. Alors au bout d’un moment, je retourne dans ma chambre, les laissant s’expliquer avec le bout de leurs chaussures. Les pauvres. Que pourrais-je faire pour eux ? Mireille me parle, me sermonne presque, et pour une fois j’entends les paroles autant que le son mélodieux de sa voix :—  Voyez Jérôme. Il faut vous ressaisir. Pour moi, techniquement vous n’avez rien. Vous vous enfermez dans le silence mais les gens ont besoin de vous. C’est vous et vous seul l’héritier de cette entreprise. Vous et vous seul pouvez désigner qui peut en prendre la tête, ou si elle doit être vendue. La vie de tous ces gens dépend de vous maintenant.Je sais, je sais tout ça. Mais je n’en ai pas la force, pas encore. Je la regarde, elle a une flamme dans les yeux quand elle affirme ces mots avec conviction, la même que ma mère avait quand ils entamaient un nouveau projet. Elle porte une blouse, blanche comme les toubibs, mais contrairement aux infirmières elle porte un pantalon en dessous, une sorte de pyjama bleu sur des chaussures de sécurité. Pas de possibilité de caresses indécentes. Comme je ne réponds toujours pas, elle part déçue.Radja, la petite brunette, revient le lendemain, seule cette fois. Elle m’assoit sur un fauteuil pendant qu’elle fait le lit. Je lui touche les fesses quand elle passe à ma portée. Elle ricane puis me montre sa culotte, déjà dans sa poche. Notre jeu de la veille a dû lui plaire. Je l’attrape par les hanches et soulève sa blouse. Petite déception, elle est mal foutue. Un gros cul très bas, des jambes très courtes et épaisses, pas le genre des magazines sur lesquels je me donnais mes plaisirs onanistes d’ado. Tant pis, je profite tout de même et fourre le museau dans sa raie. Elle glousse et puis me repousse en disant :—  Pas ici, si quelqu’un entrait…Elle a raison. J’attends qu’elle m’emmène à la douche. Elle me branle de nouveau. J’aime ça, j’oublie tout pendant quelques instants. Elle n’a pas fini de me sécher que l’on frappe à la porte et on entre sans attendre. C’est une infirmière qui vient m’ôter la perfusion. Enfin, plus de fil à la patte. En même temps, je me dis qu’on ne va pas tarder aussi à me mettre dehors, et ça c’est moins drôle.Mireille passe le soir, se réjouit de me voir sans perf. Elle a toujours l’air triste. Elle m’emmerde encore à essayer de me faire parler. Je résiste. Alors elle m’annonce qu’elle me fait changer de service, elle me transfère dans son pavillon où elle pourra me voir plusieurs fois par jour. Chouette !Sauf que son pavillon c’est en psychiatrie et qu’il y a des gens bien atteints. Des qui rasent les murs, des qui braillent à longueur de journée. Une autre forme d’horreur. Je pense qu’elle a fait ça pour me choquer et provoquer une réaction. Je tiens bon, plusieurs jours, elle est mon rayon de soleil du matin, du midi, et surtout de fin d’après-midi. En fait, elle passe pour s’assurer que je me suis rasé et lavé, que j’ai correctement déjeuné, et le soir c’est la séance de thérapie proprement dite. Elle me parle, longuement, et j’aime ça. Elle me demande de lui répondre par oui ou par non de la tête. Elle essaye de décortiquer le mécanisme de mon enfermement auquel elle ne croit pas vraiment. Elle fait même venir trois de mes copains de classe, sidérés de me voir dans cet enfer avec un code à l’entrée comme à la sortie.—  Jérôme, faut que tu reviennes, on a besoin de toi. Les compet’s de hand débutent dans un mois. Sans toi, on est foutus mon vieux…Si tu savais, « mon vieux », comme je n’en ai rien à foutre du hand, du lycée et du reste. Pourtant Mireille insiste, sur le bac de français, la nécessité d’avoir mon bac, de ne pas prendre de retard. Tout ceci me paraît loin, loin et vain. Ça ne ramènera pas mes parents, ça ne résoudra aucun de mes problèmes. Elle a oublié d’être sotte, la fine mouche. Elle insiste sur ce qui fait mal :—  Je vous concède que ça ne changera rien à votre situation actuelle. Ça ne résoudra aucun de vos problèmes et ça ne ramènera pas vos parents (putain, mais elle lit dans mes pensées…). Cependant, ajouter des problèmes à ceux qui existent, ce n’est peut-être pas la meilleure solution. En restant ici, vous allez tout perdre. Je dis bien TOUT. On va vous déclarer inapte et votre patrimoine va partir en fumée, l’héritage de vos parents, de vos grands-parents, toute cette belle entreprise. Vous n’aurez pas de bac et ne pourrez prétendre à aucune situation : pas de fac, pas de concours. Vous allez tout simplement être mis sous tutelle, vivre d’aides publiques toute votre vie, inutile, un poids pour la société. Vous imaginez combien vos parents vont être fiers de vous ? Les pauvres, ils pensaient avoir un bon garçon, ce n’était qu’un lâche, une mauviette qui se cache dès qu’apparaissent les difficultés. Vous me décevez Jérôme. Énormément. Vous ne méritez pas qu’on s’intéresse à vous. Comme tous les hommes, des lâches… Je vais demander votre sortie du service, au besoin vous irez voir un confrère en ville.La vache ! Elle m’en a mis une sacrée secousse. Au-delà du fait qu’elle a bien percé mon jeu, elle a touché des points sensibles, et ça me fait réfléchir. Mon arrière-grand-père avait fait 14-18 et l’entreprise a survécu. Mon grand-père a été déporté en Allemagne au STO, et l’entreprise a survécu. Mon père a repris le flambeau. Certes, il est mort, mais moi je ne vais être bon qu’à tout foutre par terre. Lâchement. Parce que je n’ai pas le courage d’affronter la réalité. Et puis j’en ai marre de ne pas parler, surtout à Mireille. Je voudrais aussi lui faire plaisir, lui demander ce qui la rend si triste.Elle a raison, mon attitude est minable. Je ne dors pas de la nuit, je tourne et retourne ça jusqu’au lever du jour, assis sur le bord du lit. Inutile de dire que j’ai une petite forme. Après déjeuner, je m’endors lourdement, épuisé. C’est une présence qui me tire des limbes, la présence de Mireille. Le soir tombe, le ciel est orangé, comme souvent sa fine silhouette se découpe sur ce fond de feu. Son profil de médaille, sa poitrine altière, ce qu’elle est belle ! Pourtant j’aperçois des scintillements sur ses joues.—  Mireille ? Mireille !Elle ne répond pas, au contraire elle porte ses deux mains au visage et sanglote pour de bon. Je me lève et entoure ses épaules de mes bras.—  Mireille, qu’est-ce qu’il y a ?—  Oh rien, rien que de moches histoires d’adultes… Dis donc, mais tu parles, toi !—  Oui, ce soir j’ai envie. Tu as bien fait de me secouer.—  Et on tutoie son psy en plus…—  Oui, ça aussi j’en avais envie. Et puis c’est toi qui as commencé.—  Bon, eh bien, quoi de neuf, jeune homme ?—  Rien, tout, tout et rien. Je ne suis pas un lâche, je ne veux pas l’être. Mais j’ai une trouille folle à la pensée du merdier qui m’attend.—  C’est ça le courage : avoir la trouille et y aller quand même. C’est bien. Pour cela, je t’aiderai, si tu veux…—  Pas de refus, je crois que tout sera très difficile. Mais je le ferai pour toi.—  Comment ça pour moi ? Attention, ça porte un nom : le transfert. Pas question de tomber amoureux de son psy ! Tu dois faire ça pour toi et pour les gens qui dépendent de toi.—  Je pense ce que je veux, personne ne peut me le commander ou me l’interdire, même pas moi.—  Ouais ben arrête avec ça, c’est pas le moment.—  Qu’est-ce qui se passe, dis-moi, ça te fera du bien à toi aussi ?—  Ha ha, c’est ça. Installe-toi dans le fauteuil et moi sur le divan.Nous faisons comme elle dit, par jeu ou par provocation, je m’assois dans le fauteuil et elle s’étend sur le lit, dans la pénombre sans allumer. Je ne vois que la pointe de ses petits pieds enveloppés d’un bas sombre, même ses pieds sont jolis et élégants. Et elle parle, elle chuchote presque…—  C’est une histoire banale, comme tant d’autres… Je suis tombée amoureuse d’un chirurgien de cet hôpital, un type qui avait tout pour plaire. Beau, intelligent, en pleine réussite… Je savais qu’il était marié et j’ai longtemps hésité avant de lui céder… Il a fallu qu’il me raconte ses problèmes de couple, un couple sur la fin, il était malheureux, il allait divorcer… C’était certain, la procédure était déjà presque engagée… Alors je l’ai consolé, j’en étais vraiment amoureuse, je croyais tout ce qu’il me disait… Il avait repéré un poste en or, la direction d’un hôpital en Martinique, loin d’ici. Nous allions partir tous les deux, laissant les vestiges du passé derrière nous… Il me montrait des photos, des dépliants, des sites Internet… Il y aurait de la place pour moi, je dirigerai la psychiatrie… Ce serait merveilleux. Une décapotable pour profiter du soleil, des plages, faire de la plongée, nous aimer au clair de lune, nous gaver de langoustes flambées au rhum local… J’y croyais dur comme fer. Au point qu’un jour, quand l’un de mes anciens professeurs m’a proposé de diriger le service psychiatrique d’un grand hôpital lyonnais, pour le remplacer, j’ai refusé comme une conne pour rester près de lui et être prête à partir… Son poste il l’a eu et il est parti… Avec sa femme et ses enfants, une femme qu’il n’a jamais eu l’intention de quitter. Et je me retrouve ici, toute seule dans mon petit service psy de banlieue… Le cœur en berne et le moral dans les chaussettes de m’être fait avoir comme une adolescente par un beau parleur, moi la psy… La conne oui !J’écoute silencieusement, presque religieusement, sans dire un mot. Il fait complètement nuit maintenant. Je l’entends encore soupirer et puis plus rien. J’attends, interdit, encore au moins dix minutes, puis je me penche vers elle, rien qu’une respiration régulière du sommeil. Elle non plus n’avait pas dû dormir la nuit dernière, mais elle n’avait pas pu faire la sieste comme moi. Alors tout doucement je me coule près d’elle sur le lit, ma tête au creux de son bras replié derrière sa tête, l’entourant d’un de mes bras, une jambe délicatement posée sur la sienne. Mon sexe est contre sa hanche et je bande. Comment peut-on trahir une femme comme elle ? Je me rends bien compte que j’en suis amoureux, follement. Follement, car il est fou de penser que cet amour puisse aboutir. Elle a au moins dix ans de plus que moi, elle est installée, reconnue. Et moi je ne suis encore qu’un gamin, lycéen qui risquait de rater le bac, puceau, orphelin. Rien quoi… Mais j’ai tant lu sur les amours platoniques que je me sens suffisamment héroïque pour l’aimer de toutes mes forces sans rien attendre en retour. Oui, c’est cela, amoureux transi, ça convient très bien à ma situation. Je suis fait pour le désespoir et le malheur, c’est sûr. Mes pensées s’embrouillent un peu, je suis si bien contre elle, dans sa chaleur, respirant le même air, il faut que j’en profite, que j’en profite… Ce sera peut-être l’unique occasion…Elle se secoue, se dégage de ma tendre emprise, je me suis aussi endormi.—  Merde ! Merde, merde, merde ! s’exclame-t-elle. Qu’est-ce que je fous là , à cette heure ? Jérôme, mets-toi sous les draps, tu vas prendre froid. Oh, je suis désolée, je me suis endormie. Excuse-moi, ce n’est pas professionnel du tout.—  Reste, j’étais si bien…—  Ah non, pas possible, ça. Rhoo ! Il est trois heures. Allez dors, je repasserai demain.Dommage, mon rêve était trop beau.Elle repasse le lendemain et m’emmène à la cafeteria, nous nous asseyons face à face, une table à l’écart. Deux gobelets de brouet infâme, elle a de quoi prendre des notes, ça redevient pro et public, histoire de mettre un peu de distance.—  Alors, maintenant que tout semble se remettre en place, que comptez-vous faire ?Tiens, voilà qu’elle me vouvoie à nouveau. Cette soirée d’intimité était donc vraiment déplacée. Elle recadre. Gifle ou camouflet, venant d’elle je supporterai tout, chevaleresque jusqu’au bout.—  Eh bien, je… à vrai dire je ne sais pas trop. Ça va dépendre de ce qui m’attend dehors, et là , je n’en sais franchement rien. Je vais passer le français du bac, c’est sûr. J’ai pris quelques semaines de retard, mais j’ai tellement lu depuis tout gosse que ça devrait aller quand même. Pour le reste… Je pense que j’hérite de mes parents, la maison en principe, l’imprimerie peut-être, mais je ne sais pas.—  Avaient-ils des dettes ou un peu d’économies ?—  Je n’en sais rien. Tant qu’on en a assez pour vivre, l’argent n’est pas un sujet de conversation, surtout pour un enfant.—  C’est vrai. Et pareil pour les assurances, je suppose ?—  Pareil. De toutes façons, je ne peux pas faire grand-chose, je ne serai majeur que dans un an… D’ici là , je n’ai qu’à subir…—  Oui. Oh, ça ne fait pas tout, croyez-moi. Donc on va nommer un tuteur jusqu’à votre majorité. Vous avez de la famille proche ?—  Pas que je sache. Du côté de mon père, c’est sûr, je suis le dernier des Mohicans, celui sur qui il fondait tous ses espoirs de pérennité de l’entreprise. Du côté de ma mère, elle avait une cousine qui habite, je crois, dans l’est ou dans le nord. Je ne l’ai vue qu’une fois, c’était aux obsèques.—  Bon. Dans votre cas, il va donc falloir voir d’abord le notaire, pour la succession de vos parents. Comme vous êtes mineur, celui-ci se tournera vers le juge aux affaires familiales qui désignera un tuteur. Soit un tuteur parmi vos proches, mais là il y a peu de chance, soit quelqu’un qu’il connaît et en qui il a confiance, soit quelqu’un que vous pouvez lui suggérer. Vous pensez éventuellement à quelqu’un ?—  Oui.—  Ah, c’est très bien, ça. Ça devrait faciliter les choses. D’ici là , je vais programmer votre sortie. Et rassurez-vous, je ne vous laisserai pas tomber comme ça, « au revoir Monsieur, débrouillez-vous ». Non, ce que je vais faire, c’est programmer votre sortie pour samedi prochain. Comme ça, je pourrai vous accompagner tout le week-end, vous aider à tout remettre en ordre chez vous, faire les courses et tout et tout.—  Je ne pourrais pas sortir plutôt le vendredi soir ? C’est pas très drôle ici…—  Bien sûr, je comprends, mais… Votre maison ne sera pas prête… Le dîner… Bon euh… je vais me débrouiller. D’accord pour vendredi soir.—  Merci.Elle me raccompagne jusqu’à la porte de ma chambre, c’est l’heure du dîner « industriel ». Elle s’éloigne rapidement sans même se retourner. Il faut que je m’habitue à être seul, à vivre seul. J’ai la boule au ventre. À la fois content de sortir de ce milieu pénible mais protégé, et anxieux de tout ce qui m’attend, des batailles que j’aurai à mener. Je me dis que la plus rude sera contre moi-même. Mais maintenant, j’ai un bon motif : je me battrai pour la dame de mes pensées, envers et contre tout, et même si elle ignore mon attachement.Le vendredi arrive, j’en suis tout tremblant. Il me faut attendre jusqu’à dix-huit heures, j’étais prêt à seize. Mireille arrive dans ma chambre en tenue de travail et me conduit au secrétariat. Elle signe le bon de sortie et me laisse remplir un tas de paperasses avec la secrétaire. Elle réapparaît un instant plus tard, en tailleur bleu marine. C’était la première fois que je la vois « en civil ». Magnifique, quelle classe ! Elle m’entraîne ensuite au secrétariat général de l’hôpital, pour le bon de sortie définitif. Encore des papiers ! Enfin, au bout de quarante-cinq minutes, nous pouvons monter dans sa petite Clio. Une vraie voiture de femme, avec son discret parfum, un parapluie, un imperméable, une boîte de kleenex, des sacs de courses en papier, un petit bazar de femme. Elle conduit bizarrement, penchée sur le volant dont elle accompagne les mouvements avec le tronc, mais avec application en y mettant toute son attention. À un feu elle me dit :—  Je n’ai pas trouvé d’autre solution, ce soir je vous invite chez moi. Vous aimez la cuisine chinoise ?—  Je ne sais pas, je crois que je n’en ai jamais mangé…—  Alors ce sera une première. Et pour fêter votre sortie, j’ai même acheté une bouteille de champagne rosé. Comme ça, elle nous servira à l’apéritif comme au dîner.—  Si vous voulez. Je peux ouvrir la fenêtre ?J’ai envie de respirer l’air du dehors, de sentir le vent sur mon visage. Au moins pour ce soir encore, je me sens bien, heureux près de la femme de mon cœur. Son appartement lui ressemble aussi : clair, propre, ordonné, soigné. Beaucoup de livres, ce qui me ravit, quelques plantes, des meubles sobres et fonctionnels.Elle m’indique le canapé clic-clac où je dormirai puis va s’affairer en cuisine, me laissant me battre avec la bouteille de champagne. Bouteille secouée par le transport, évidemment j’en mets partout.Les chips aux crevettes, les rouleaux de printemps, les beignets, tout me plaît, et surtout le riz cantonnais, un délice. Cette cuisine me change tellement de ce que j’ai absorbé pendant six semaines. Comme la cantine du lycée, mais midi et soir, sept jours sur sept. Elle me regarde dévorer avec contentement. Et puis je lui découvre un petit défaut. Après avoir débarrassé et servi le café, elle sort sur le balcon allumer une cigarette.—  Vous fumez ?—  J’avais arrêté, et j’ai repris ces derniers temps… Je sais, ce n’est pas bien, mais…—  Je peux essayer ?—  Vous ne devriez pas. Et je ne devrais pas vous dire oui. Mais aujourd’hui, que voulez-vous que je vous interdise. Et puis je suis un peu pompette et donc irresponsable !—  Ce n’est pas bien ça, pour une tutrice.—  Quoi ?—  Ben oui. Si j’ai pensé à quelqu’un en qui j’ai toute confiance, c’est bien à vous.—  Mais… Et vous ne me demandez même pas mon avis ?—  Si, en ce moment. Pour l’instant, le juge n’est pas encore au courant.—  Ah oui, c’est vrai. Vous imaginez la responsabilité que vous me collez sur le dos ?—  Allons docteur, vous m’avez soigné et vous avez promis de ne pas me laisser tomber.—  C’est vrai. Mais là , ce n’est plus du ressort de la médecine.—  Exact. Mais pensez aussi que ce n’est que pour un an.—  Bon, je vais y réfléchir, mais à jeun. On en reparle demain.Longtemps avant de m’endormir, j’ai espéré qu’elle vienne me retrouver, juste pour parler, se réchauffer, que sais-je, être près de moi tout simplement. Mais toutes mes incantations muettes furent vaines.Samedi matin, petit déjeuner.—  J’ai réfléchi, déclare Mireille. Votre idée n’est pas si mauvaise. Je ne veux pas courir le risque de vous voir tomber entre les mains de n’importe qui. Après tout, je me suis engagée à vous soutenir et, comme vous dites, ça ne dure qu’un an. Je n’ai pas de projet pour l’année qui vient, si ce n’est qu’elle me sera bien nécessaire pour digérer ce que je viens de vivre. Alors, autant que je me rende utile, ça me permettra de penser à autre chose.Je n’ose exprimer à quel point je suis heureux. D’abord parce que j’ai confiance en Mireille, ensuite parce que je continuerai de la voir souvent. Nous allons chez moi. Tristesse infinie, maison en l’état d’un départ précipité… Toutes les affaires de mes parents, des meubles aux vêtements, bouffées de chagrin, de nostalgie. Mireille respecte les lieux comme mon deuil et ma douleur. Mais quand nous avons fait le tour, elle me prend pour la première fois dans ses bras et m’étreint. Je pleure sur son épaule.—  Oui, pleurez, parfois c’est nécessaire, indispensable pour tourner la page.C’est bon d’être dans ses bras, mais j’en ai gros sur la patate. Heureusement, elle a toujours la bonne idée au bon moment :—  Vous ne pouvez pas habiter ici tout seul, tout de suite. Ce serait une torture inutile. On va se donner une semaine pour tout remettre en ordre. La première chose à faire, c’est vous débarrasser des affaires personnelles de vos parents, rendre la maison neutre pour ne plus faire un coup de calcaire à chaque objet rencontré. Il va falloir un sacré courage mais c’est nécessaire, pour vous.—  Ouais, « le courage c’est avoir peur, mais le faire quand même », j’ai bien appris la leçon.Je remets la chaudière en route, me souvenant du principe de mon père : il ne faut pas que le froid entre dans ces vieux murs sinon on aura froid tout l’hiver. Il fait déjà bien froid. Comme la chaudière est vieille, je grimpe dans les étages fermer tous les radiateurs ; un seul niveau me suffira amplement. Mireille me propose d’aller demander de l’aide à Emmaüs, c’est une bonne idée, nous y allons prendre rendez-vous. Puis nous déjeunons dans un bistrot sympa et elle me traîne dans des magasins pour renouveler ma garde-robe.—  Je veux que vous vous sentiez un homme neuf, dit-elle, ça vous aidera à faire une croix sur le passé.—  Mais, je n’ai pas d’argent et vous n’allez pas dépenser pour moi…—  Chose matérielle donc sans importance. Apprenez que j’ai un bon salaire et que je dépense peu, je n’en ai pas le temps. Et puis, gardez bien les tickets, vous me rembourserez plus tard. Il va falloir apprendre à gérer, mon jeune ami.Les scrupules envolés, nous nous amusons comme deux gamins, un peu comme si elle était ma grande sœur, et c’est bon.—  Ah ça, ça vous va bien… Berk ! Ça non, vraiment non.Elle m’équipe à son goût et j’en suis fier et heureux. Je me propose de faire le dîner ; il m’arrivait souvent de le faire pour mes parents quand ils rentraient tard. Oh, juste une omelette aux pommes de terre et une salade.—  C’est très bon, vous avez des talents culinaires.—  C’est très simple, je ne sais pas faire grand-chose.—  Je vous donnerai mes trucs, j’adore cuisiner. C’est mon activité préférée du dimanche. Ça me détend, et puis comme ça je fais à manger pour le reste de la semaine. Les autres jours je n’ai pas le temps.—  Mireille, dites-moi un truc. Pourquoi est-ce qu’on ne se tutoie plus ?—  Non, c’est le contraire. Pourquoi nous sommes-nous tutoyés un jour ? C’est une faute de ma part, j’étais en situation de faiblesse. Je dois toujours garder une certaine distance avec mes patients. Et puis imaginez, si le juge détectait une certaine… « connivence » entre nous, jamais il ne me nommerait votre tutrice.Elle a sûrement raison, comme toujours. C’est pénible à la fin, mais rassurant en même temps.Après, tout est allé très vite : les employés de l’imprimerie, le notaire, Emmaüs, le juge… Tout m’est tombé dessus en rafales. Mireille a pu s’absenter de son travail une demi-journée pour m’accompagner chez le juge, elle a été impériale.—  Monsieur le juge, ce garçon est désormais seul au monde. Il a subi un double traumatisme terrible, la perte de ses parents et une chute redoutable qui lui a provoqué une amnésie et une aphasie temporaires. J’ai pu le soigner et lui redonner des conditions normales de vie. Mais il est loin d’être guéri. Je considère donc que mon rôle de praticien est de poursuivre son traitement psychologique et de le protéger contre toutes les sources potentielles de rechute. Cette fonction de tutrice me semble idéale, et d’une durée nécessaire et suffisante, pour parvenir à une complète guérison.—  Je ne remettrais pas en cause vos compétences, chère Madame, simplement votre âge. Vous me paraissez bien jeune pour assurer un tel rôle que je qualifierais de… « substitut parental ».—  Au contraire Monsieur le Juge, dans ce cas précis, il faut que ce jeune homme parvienne à faire son deuil sans lui offrir une possibilité de transfert. Je ne peux pas être sa mère, je ne veux pas l’être, je ne dois pas l’être. En revanche, la proximité générationnelle favorise la communication et l’exemplarité. C’est ainsi que je conçois ma relation de praticien avec ce patient et de tuteur avec ce jeune homme.Le juge entérine la proposition et, dès le samedi suivant, nous retournons chez le notaire, pressé par les délais de clôturer la succession. Mes parents n’avaient pas de dettes personnelles et laissaient un petit matelas d’économies, de quoi faire quelques travaux dans la maison. La bonne surprise vint des assurances-vie qu’ils avaient contractées, un double pactole impressionnant qui me mettait à la tête de ce que j’identifiais comme une fortune. Pour l’entreprise, ce serait plus compliqué et plus long. Il faudrait voir l’administrateur judiciaire, le cabinet comptable, un autre juge… Tout un cirque auquel je ne comprends rien. Je ne sais qu’une chose, mon avis est prépondérant pour la suite des événements.Pour moi, ce qui compte vraiment, c’est la préservation de l’entreprise et des employés. Car prendre la succession familiale me tient toujours à cœur, comme continuer à faire de magnifiques ouvrages avec un savoir-faire d’exception. Malgré les crises, notre niche de luxe ne se porte pas si mal, et il est certain qu’un coup de pouce informatique dans la création et Internet dans la commercialisation pourrait doper l’activité. Je réunis tout le monde à plusieurs reprises, tous les employés. Je n’ai rien à leur cacher, la plupart me connaissent depuis ma naissance. On finit par mettre au point une stratégie d’attente, qui permettra de conserver l’activité jusqu’à la fin de mes études, du moins nous l’espérons tous.J’ai une très bonne note au français du bac, dix-huit. Ça augure bien pour la suite. Les vacances arrivent, Mireille en a un mois. J’ai préparé la maison pour les grands travaux. On a déjà fait changer toutes les fenêtres pour des menuiseries isolantes, on n’entend même plus les rotatives tourner. La chaudière aussi a été changée. À la chaleur réelle, nous avons programmé d’ajouter la chaleur visuelle. Carrelages décapés, parquets poncés, Mireille et moi donnons du pinceau et de la colle. Elle repeint même certains meubles vieillots et sans valeur, leur donnant une seconde jeunesse. En trois semaines, le rez-de-chaussée est transformé, moderne, agréable et confortable. Et puis elle décide de nous emmener passer quelques jours à la mer, une parenthèse de rêve. Nous jouons dans l’eau comme des enfants, nous faisons de longues promenades dans les dunes, nous nous gavons de fruits de mer et de poisson, nous passons de longs moments à lire, assis dos contre dos, le même petit chapeau de paille sur la tête. Je m’enquiers, lors d’un repas, de la famille de Mireille. Ne veut-elle pas la voir et y passer un peu de temps ?—  Oh, répond-elle, c’est une bien triste histoire également. Mon père était… comment dire… du même genre d’hommes que celui qui m’a fait souffrir. D’une exigence inouïe avec ma mère et avec moi, il menait double vie, triple peut-être. C’était le commercial dans toute sa splendeur, baratineur, hâbleur, parcourant toute la France et, comme les marins, une femme dans chaque port. J’étais ado quand ma mère est tombée en dépression, et il y avait de quoi. Grand seigneur, il nous a laissées tomber et il est parti avec une jeunette. Depuis, je ne l’ai plus jamais revu et je ne veux plus le voir. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour aider ma mère, mais un jour en rentrant de la fac de médecine, je l’ai trouvée inanimée, des boîtes de médocs sur la table. Je crois que c’est là que j’ai décidé de faire psychiatrie. Comprendre ce qui peut amener un être humain à se donner la mort, alors que le penchant naturel est d’en avoir très peur.À notre retour, il me reste encore un mois de vacances que je passe en grande partie à l’imprimerie, apprenant plus finement les divers métiers et donnant un coup de main pour remplacer les employés en congé. Cet intérêt et cette aide sont appréciés. Quand les inévitables coups de blues m’atteignent, je vais me recueillir au cimetière. Dans trois mois, j’aurai dix-huit ans et je perdrai ma tutrice. Nouvelle angoisse. Au lieu de bosser le bac, je passe mes soirées à refaire les pièces de l’étage, aménageant secrètement un bel appartement. J’ai un projet, un coup à tenter.Mes dix-huit ans arrivent, ça se fête. Premières bouteilles à l’imprimerie, puis dîner à deux. J’ai sorti le grand jeu : traiteur, bougies, un vrai dîner d’amoureux. Ma dulcinée sourit, avec cependant un petit pli d’amertume. J’imagine qu’elle aurait souhaité vivre cela en d’autres circonstances et avec l’homme qu’elle aimait.—  Mireille, c’est peut-être un dîner d’adieu, ce soir tu es débarrassée de moi. On peut se tutoyer maintenant, non ?—  Si, on peut. Maintenant tu es guéri, tu es majeur. Tu n’es plus mon patient, plus mon protégé. Je dîne chez un ami.—  Alors voilà . J’ai un truc à te proposer. Je vis seul dans cette grande maison que tu m’as aidé à transformer. Mais c’est bien trop grand pour moi tout seul. En même temps, c’est dommage de ne pas en profiter, maintenant qu’elle est plutôt sympa. Au lieu de dépenser un loyer, tu pourrais venir t’installer ici…—  Ha-ha ! Ça je n’y aurais pas pensé. Hou-hou ! Jérôme ! Je suis une femme adulte, libre et qui entend bien le rester. J’ai besoin d’indépendance.—  Mais regarde : ta chambre, ta salle de bain perso, ton salon avec grande terrasse sur le stock, ton dressing, même le coin kitchenette, tu peux être complètement indépendante.—  Indépendante, mais chez toi. Un peu gros, non ? J’avoue que tu es adorable et que tu as fait un travail magnifique. Mais… Vous auriez mieux à faire en piochant votre bachot, jeune homme !Bon. Comme fin de non-recevoir, c’est clair. Mon super dîner aux chandelles me reste un peu sur l’estomac, surtout lorsqu’elle me quitte avec la pire des phrases :—  À bientôt, on se téléphone…Je n’ai effectivement plus qu’à me consacrer au bac. C’est très chiant, j’ai l’impression de ressasser parce que ma mémoire est intacte. Mon boulot est surtout de traquer les parties de programme où j’étais absent, les impasses réalisées par les profs eux-mêmes, par manque de temps. Mine de rien, je m’emmerde ferme, et le blues revient au galop. Trois semaines sans nouvelles de Mireille, mon orgueil, qui en a pris un coup, m’interdit de la rappeler. Un samedi, c’est elle qui me sonne.—  Ça va ? Tu es pris demain ? Alors je t’invite, je fais un curry de veau.Ce serait jambon-chips, j’irais aussi, tout de suite même. J’apporte des fleurs, c’est banal, mais je n’ai rien trouvé de mieux. Mireille a l’air fatiguée, un peu abattue même.—  Ça ne va pas fort, toi.—  Si… Non… Le boulot… Pas facile tous les jours…—  Il faudrait te reposer, penser un peu à toi…—  Sûrement… Jérôme ?—  Oui ?—  Non, rien… Euh… Tu fais quoi pour Noël ?—  Devine ! Comme pour le premier janvier. Rien et toi ?—  Moi non plus, bien sûr. Juste un pot entre collègues.—  Ah, bien moi aussi. J’offre des jouets aux enfants des employés, alors je vais me déguiser en père-noël.—  T’es vraiment un gentil, toi…—  Non, c’est normal, il faut garder le lien. Ce sont des gens qui se défoncent pour garer l’entreprise à flot en m’attendant. Alors, on dit qu’on fête Noël ici ?—  D’accord. Et on fêtera le premier janvier chez moi, si tu veux.—  Tu rigoles ! Tu travailles, pas moi, je serai en vacances. Et puis les décorations de Noël serviront deux fois.—  Si tu veux, mais c’est moi qui apporte.Nous faisons réveillon, j’apprends à ouvrir les huîtres sans finir aux urgences. Le champagne est issu de la petite cave que mon père s’était constituée. Il a vieilli merveilleusement. On est bien, un peu pompette mais bien. Elle reste dormir, comme je l’avais espéré, en réinstallant le lit qu’elle occupait pendant les travaux de l’été, mais dans la chambre rénovée. Le jour de Noël, je la trouve bizarre, renfermée, je la sens torturée. Nous sortons voir les animations, les décorations. Elle se détend petit à petit, nous finissons par de grandes rigolades sur le mode ados. Elle part, souriante et apparemment heureuse. Qu’une semaine à attendre, à l’attendre.Elle arrive avec les bras chargés, elle a préparé un plat par soir avant le réveillon. J’avais ouvert le portail de « la rue », la cour pavée.—  Je peux rentrer ma voiture ? Y en a d’autres encore.—  Mais tu es ici chez toi, tu le sais bien. Je viens t’aider.—  Oh, non, ça va aller.Elle revient, chargée du dernier plat et d’un sac tintant de bouteilles. Il y en a pour ce soir et pour demain, c’est sûr. Du foie gras à la bûche, en passant par les cailles sur canapé et un sucré-salé petits pois et raisins, c’est un enchantement.—  Jérôme, il faut que je te dise… Depuis une semaine, je revis.—  … (elle est de nouveau tombée amoureuse ?)—  Pendant un mois loin de toi, je me suis ennuyée comme un rat mort.—  Et deux rats morts, deux !—  Je ne sais pas pourquoi, et je ne veux pas trop le savoir, j’ai mis la psy sous le couvercle, mais tu me manques.—  Alors dire que c’est une bonne nouvelle est bien peu de chose. C’est fantastique, inespéré… Pour moi, je veux dire.—  Ne t’emballe pas Jérôme. C’est juste un constat, rien de plus. Maintenant, si ta proposition tient toujours, je crois que je vais l’accepter. Après tout, nous sommes deux orphelins, deux solitaires, et cette association ne peut que nous être profitable. Qu’en penses-tu ?—  C’est exactement ce que je pense depuis le début, docteur !—  Oui, mais tu comprends, j’hésite énormément. Imagine que tu rencontres une fille qui te plaise, y en a des tas en fac, je ne voudrais pas t’empêcher de vivre ta vie. Et pour moi, pareil. Tu vois un type traverser ton salon pour monter me voir ?—  Euh… Moi pour l’instant, ce sont les études, point. Pour toi, eh bien c’est simple. Si tu entames une relation, tu te fais inviter le temps de louer un autre appart’, et puis c’est tout. Entre-temps, tu auras fait plein d’économies de loyer.—  Ah, non. Ça, pas question. Je te donnerai chaque mois le montant du loyer que je paye actuellement.—  Tsss ! Mais ça ne va pas du tout ça. Beaucoup plus grand, beaucoup mieux ici, donc beaucoup plus cher !—  Oui, mais avec des contraintes et des servitudes : il faut s’entendre avec le propriétaire, lui faire à manger de temps en temps, sortir avec lui de temps en temps, etc.—  Hum… Ça se discute !Repas de réveillon fabuleux, je ne l’oublierai jamais, je suis aux anges, au paradis. Minuit, nous nous embrassons sous la boule de gui, sagement mais longuement et tendrement. C’est bon… Je mets un peu de musique, nous dansons. Enfin, elle danse et j’essaye de suivre tant bien que mal. Les slows sont vraiment faits pour nous, pour moi surtout. L’alcool aidant, elle se love contre moi, je sens sa chaleur, sa douceur, ses formes, ses gros seins… je bande ! Ça m’inquiète un peu, car elle ne peut pas ne pas le sentir, serrés comme nous le sommes. Elle fait gentiment celle qui ne remarque rien et, au contraire, se laisse aller contre moi et sur mon épaule. Je passe et je repasse la musique de « Ghost », à sa demande, elle lui plaît beaucoup. Elle ne connaît pas le film, mes parents avaient la cassette, nous finissons dans le canapé. Elle pleure comme une gosse, et dès le mot « End » affiché, elle s’enfuit vers sa chambre en disant :—  Oh zut ! J’ai trop bu !Déménager, ça ne se fait pas comme ça. Il faut un préavis, trouver des déménageurs. L’entreprise aurait certainement donné volontiers un coup de main, fourgon et bras costauds, mais je ne veux pas tout mélanger. En revanche, j’ai informé tout le monde que je loue mon premier étage à une dame. Pas d’embrouille. En février, Mireille est complètement installée, j’attaque le bac blanc. Bon espoir pour le vrai.Notre vie presque commune s’organise. Il faut dire que Mireille n’est pas gênante : partie au boulot avant l’arrivée des employés, rentrée après leur départ, personne ne s’aperçoit de sa présence, que moi. Quel bonheur de la retrouver chaque soir, même si nous n’avons que deux petites heures et un repas à partager. Elle aussi semble apprécier, elle rayonne, un vrai soleil. Le week-end, nous faisons tout ensemble, les courses, le ménage, la cuisine. Quelques sorties aussi. Je suis heureux, je ne suis plus seul.J’obtiens le bac avec mention très bien. Les assurances de mes parents me permettent de m’inscrire dans la meilleure école d’informatique, option graphisme et métiers de l’imprimerie. Je fais mes stages dans ma propre entreprise, commençant à développer un site web. Au programme des grandes vacances, c’est bord de mer avec Mireille, isolation des combles et nettoyage extérieur. J’achète pour cela un nettoyeur haute-pression et commence à décaper la « rue », les pavés retrouvent une seconde jeunesse. Et puis je monte un peu le jet sur les murs, juste pour chasser les saletés soulevées. Mais plus ça va, plus je monte et les murs aussi reprennent un éclat oublié.—  Ah ! Mais vous ne pouvez pas vous arrêter là , me dit un matin le contremaître. Faut aller jusqu’en haut, maintenant que vous avez commencé.—  C’est sûr que ce serait mieux, mais il faudrait un échafaudage, c’est compliqué…—  Non, attendez, mon frère a ce qu’il faut, il est dans le bâtiment. Je vais lui demander de venir vous donner un coup de main.Et un samedi matin, le frère en question débarque avec une nacelle et son propre nettoyeur, un engin pro qui a peu de rapport avec mon « jouet ». Tout le monde s’y met et le dimanche soir, les façades de la maison et de l’imprimerie sont décapées à neuf. Pour l’imprimerie, le ciment peint a perdu les trois-quarts de sa peinture. Comme l’activité est faible, c’est « rumba du rouleau » générale. En une semaine, l’atelier et la boutique étincellent de couleurs vives, fraîches et modernes. Les dames s’attaquent aux vitres et au nettoyage intérieur, tout le monde se met au rangement, des bennes entières partent à la déchetterie. On refait aussi les peintures intérieures, on recouvre les vieux parquets gris de linos colorés, l’entreprise est transformée. Ceux qui rentrent de congés n’en reviennent pas. J’en ai profité pour installer un coin détente avec distributeur d’eau et machine à café, chauffeuses et tables basses. La boutique est rénovée avec toutes nos collections sur des étagères repeintes, des éclairages nouveaux à LED. Je suis éreinté mais content. Je peux faire une série de photos pour le site web.Dans les chutes de cuir des couvertures, nous découpons des marque-pages imprimés en creux et à l’or fin à notre enseigne. Petit cadeau pour les fêtes, les gens y sont sensibles. Il faut toujours écouter les employés, ils ont souvent de bonnes idées. L’une d’elle s’est fait un petit carnet avec des chutes de papier bible, très fin et très résistant, couvert avec une chute de peau très fine. L’objet est joli, précieux, pratique. Mais a-t-on vraiment besoin d’un carnet aujourd’hui ? J’ai donc l’idée d’en faire un agenda ultra mince, très luxueux, avec un logement pour un fin stylo plaqué or. Ce petit objet de luxe va devenir le best-seller de l’année. Nous serons pendant deux mois en rupture permanente de stock, avec une marge conséquente. L’entreprise va plutôt bien, j’ai hâte d’y venir à plein temps.Avec Mireille aussi, les choses se passent bien. Nous travaillons beaucoup, sortons un peu, et passons le reste du temps dans notre univers rénové devenu plus qu’agréable. Cuisine, discussions, complicité, rires fréquents. Mais notre relation, aussi harmonieuse qu’elle soit, ne va pas plus loin. Je n’ose pas forcer le destin, j’ai trop peur qu’elle s’enfuie sur une maladresse de ma part. Je crois que je resterai définitivement à ses yeux un ancien malade, et surtout un jeune garçon, pas vraiment un homme. Pourtant je viens d’avoir vingt ans et, donc, elle trente. Nous en parlons quelquefois, je lui dis que c’est quand même un peu curieux de vivre comme ça ensemble, en amis et pas en couple. Elle me dit que je suis le meilleur ami qu’elle a jamais eu et qu’on a peut-être trouvé l’équilibre idéal.Les difficultés, les responsabilités obligatoires m’ont forcé à mûrir avant l’heure. Dans mon école, je me sens différent des autres, souvent encore potaches. Mes profs et quelques élèves savent que j’ai déjà mon entreprise, que j’ai la volonté absolue d’assurer ma réussite. Je bosse avec la conviction d’un adulte en formation continue, venu non pas par hasard mais par nécessité chercher la qualification dont il a besoin. Alors ça marche bien, je devrais y arriver. Je me dis parfois que c’est peut-être ce qu’elle attend, que je sois vraiment adulte, que je fasse mes preuves. Mais certains jours sont pour moi insupportables tant j’ai envie d’elle, de lui crier mon amour. Ce n’est pas seulement sexuel, la masturbation me calme de ce côté. C’est le besoin d’aimer et d’être aimé, surtout si proche de l’objet de mon amour. Alors je m’acharne au boulot pour m’obliger à penser à autre chose.J’y suis arrivé. Trois ans d’études, un beau diplôme, une belle petite fête avec la dame de ma vie. Dès juillet, je réunis tout le monde à nouveau. On change le statut de la société, on repasse devant le juge, la chambre de commerce, etc. Encore un parcours du combattant. Au premier septembre, je deviens officiellement chef d’entreprise. Le site web commence à bien fonctionner et nous fournit environ vingt pourcents de nos commandes, ce qui est loin d’être négligeable. C’est du chiffre d’affaires en plus qui n’aurait pas existé sans cet outil. Mais ça pourrait être bien mieux, à mon avis. Problème de référencement, mais c’est coûteux, peut-être de définition d’activité. C’est un problème auquel l’un de mes collègues en formation avait été confronté. Il avait fait une étude de performances en fonction du vocabulaire utilisé. Les résultats étaient sidérants. Je le rappelle, on en discute, on essaye de repérer les mots clés et tombons d’accord sur « Éditions artisanales de luxe », au lieu des autres tentatives comme « imprimerie artisanale », « ouvrages de luxe », etc. Quasi automatiquement, les nouvelles commandes font un bond de trente pourcents en une semaine, puis doublent dans le mois. Je dois embaucher pour y faire face, tant mieux.Nous décidons également de faire quelques salons, donc d’investir dans un stand. Nous les signalons sur notre site et nous avons du monde, mais pas forcément de commandes. Brainstorming. Notre habitude est de travailler sur commande ou, du moins, sur demande, histoire de ne pas avoir un stock coûteux et de prendre le risque de ne pas l’écouler. Or, le petit agenda a montré que, lorsqu’on propose un objet tout prêt, ça marche très bien. Les gens doivent manquer d’imagination, ayons-en pour eux.Nous décidons d’un produit à risque limité, puisqu’il constitue déjà une part importante de la demande : les religions. Nous avons déjà les maquettes de la Bible, de la Bible hébraïque et du Coran. En ajoutant les textes de l’Hindouisme et du Bouddhisme, ça fait huit ouvrages au total en cuirs de cinq couleurs (quatre tomes pour la Bible), édition numérotée. On lance la première impression sur dix collections, soyons prudents. J’attaque les chaînes d’hôtellerie de luxe et les bateaux de croisière, l’idée étant de mettre une collection par suite, comme la Bible dans toutes les chambres aux États-Unis. Et puis une grande chaîne de librairies. Négociation difficile, car nous travaillons sur commande : il nous faut éditer un dépliant publicitaire coûteux avec bon de commande intégré. Mais ça paye. Trois mille commandes la première année ! On ne sait plus comment faire pour tenir le rythme.Une opportunité se présente avec la mise en vente du bâtiment voisin de l’atelier, un garage automobile. J’obtiens le prêt, j’achète. Cette surface supplémentaire importante (nous doublons les locaux) permet d’agrandir sans trop de travaux et d’installer de nouvelles machines à commandes numériques. Puis les idées s’enchaînent dans une spirale positive. Une collection d’ouvrages marquants de l’évolution de la médecine, d’Ambroise Paré au lendemain de la seconde guerre mondiale, second carton. Tous les « mandarins » se font interviewer devant notre collection, une très bonne idée de Mireille qui a supervisé la sélection des ouvrages.Forts de ces succès, nous continuons avec beaucoup plus lourd, l’essentiel de la littérature classique, le fonds de bibliothèque que tout le monde se doit de posséder. Mais à ce prix-là , c’est pas gagné. Nous faisons donc un montage qui permet de s’abonner et de recevoir et de payer un ouvrage par mois. Pour présenter la collection, nous avons fait des photos avec une très belle bibliothèque en merisier, digne de nos ouvrages.Savez-vous ce que les gens ont demandé ? Le meuble avec les bouquins ! Nous n’en revenions pas. Il a donc fallu passer un accord avec le fabricant de meubles, une entreprise des Vosges, et nous avons lancé un nouveau dépliant avec cinq meubles différents, pour s’adapter à tous les intérieurs. Ça sentait vraiment l’achat de livres au poids, pour faire bien même si je n’en ai pas ouvert un ! Inattendu, le succès est venu également de l’étranger : États-Unis, pays du Golfe, Chine et Japon, très friands de la culture française et du luxe à la française. Il a fallu installer un service d’expédition dans l’ancien garage, où chaque jour viennent les fourgons de la Poste et d’autres transporteurs.Je voyage pas mal, pour trouver des cuirs, des papiers de qualité ou originaux, faire des salons ou des présentations, négocier de nouveaux marchés. Mais je prends le train ou l’avion. Je rencontre beaucoup de gens, beaucoup de femmes, j’ai également deux secrétaires. Cependant j’agis en homme marié, marié et fidèle, car ma vie est toute entière tournée vers le bonheur à domicile. Cinq ans que Mireille et moi cohabitons. Elle non plus ne semble absolument pas chercher à partir, à rompre notre harmonie, à fréquenter d’autres hommes. Pour l’essentiel du temps, elle aussi travaille. Je me dis qu’au bout de cinq ans, c’est fini. Nous allons rester ainsi comme colocataires ou comme frère et sœur…Cela arrive au moment où on ne s’y attend pas, sans préméditation, un accident en quelque sorte. Un samedi matin, le siphon de la douche de sa salle de bains, à l’étage, est bouché. Elle descend donc dans le plus grand silence, pieds nus, en pensant que je dors encore, pour utiliser ma douche. Je me lève, la tête encore embrumée de sommeil. J’ai bien entendu de l’eau couler, mais je pensais que c’était à l’étage, et j’entre nu dans la salle de bains. Mireille sort juste de la douche. Surprise partagée, à poil face à face. Bon sang quelle beauté ! Pour la première fois depuis cinq ans, je la vois dans le plus simple appareil, ses seins fantastiques, ses hanches ovales, ses cuisses fuselées… La perfection faite femme, à mon goût du moins.Ma mâchoire tombe et tout aussi instantanément mon sexe se redresse. Nous nous ressaisissons en même temps et tendons la main simultanément vers la plus proche serviette pour voiler notre pudeur, ce qui ne fit qu’établir un lien supplémentaire entre nous. Éclats de rire, un peu gêné tout de même. Je lui laisse la serviette et reste avec mon pénis dressé qu’aucune pensée ne parvient à maîtriser.—  Dois-je considérer cela comme un hommage ? Demande-t-elle, les yeux sur la « chose ».—  Désolé, rougis-je, je ne savais pas que tu étais là …—  Je n’imaginais pas te faire autant d’effet, après tout ce temps de vie commune, ajoute-t-elle en s’approchant. J’avais fini par croire que je ne te plaisais pas, ou que tu n’aimais pas les femmes.—  Moi ? Mais si… Non… Enfin je veux dire… Je t’ai toujours trouvée la plus… J’avais peur de… (je suis vraiment dans la merde là … Au secours !).—  Tu as raison, je suis trop vieille pour toi, dommage.—  Non ! Mireille, non ! Ne dis pas ça. Tu es la plus merveilleuse des femmes (ça y est, je me débloque). Je suis amoureux de toi depuis toujours, depuis la première fois que je t’ai vue, là , voilà .—  Pourquoi n’en as-tu rien dit ?—  J’avais peur de te choquer, de casser notre amitié, une peur terrible que tu partes…—  Eh bien, on en a perdu du temps !Elle s’approche de moi, laisse tomber la serviette, se colle à moi et nous entamons le plus long baiser de l’histoire, ou pas loin. C’est le manque d’oxygène qui nous contraint d’arrêter, mais juste le temps d’une aspiration et c’est reparti. Je caresse son dos, ses hanches ses fesses pommées. La tête me tourne, je recule un peu pour ne pas perdre l’équilibre, nous voilà dans le couloir, dans la chambre, sur le lit. Je la dévore à pleine bouche : ses yeux, son nez, ses joues, son cou, puis ses seins. Ô ses seins ! Je n’en ai jamais vu de plus gros, de plus drus, de plus beaux. J’ai beau ouvrir grand ma mâchoire, je ne peux en absorber qu’un tiers. Et elle aime ça, s’offre, se tend, se cabre. J’embrasse son ventre plat, puis saisis ma queue et la présente devant sa grotte délicate déjà toute humide. Je plonge dans l’hyper délice, elle m’ouvre grand ses cuisses, je m’agite sur elle comme un fou.—  Holà , holà , mon bel étalon, doucement, s’écrit-elle.—  Excuse-moi, je manque d’expérience…—  Quoi ? Tu veux dire que c’est… la première fois ?—  Oui…—  Oh mais, c’est merveilleux !Elle nous fait rouler sur le lit, je me retrouve sur le dos, elle empalée sur moi.—  Tu vois, il faut aller doucement mon ange, une femme ça a besoin de douceur et de temps. Laisse-moi faire et laisse-toi faire.Ah… je me laisse faire, c’est trop bon ! C’est vrai que je prends juste conscience de l’écrin de chair tendre, chaude et humide qui presse délicieusement ma queue de toutes parts. Elle pose ses mains sur ma poitrine et se soulève doucement, puis se laisse redescendre. À chaque fois, une étoile s’allume dans mon crâne éberlué. Elle s’agite ainsi assez lentement, reste parfois descendue complètement et fait des mouvements de bascule avec son bassin qui me plie délicieusement la tige, tellement rigide et tendue que j’ai la sensation d’étirer son conduit. Elle reprend ses va-et-vient et recommence, et ainsi de suite. Elle accélère et son souffle aussi, ses seins tressautent et je les prends dans mes mains.—  Oui, vas-y, caresse-moi.Ses mouvements deviennent plus amples, le lit se secoue avec nous, elle joue du rebond et commence à gémir doucement. C’était pas la peine de me dire de faire doucement : je faisais moins fort que ça tout à l’heure, me semble-t-il. Et voilà qu’elle s’emballe, pousse de petits cris, sa tête part en arrière puis en avant. Elle s’écroule sur moi, soulevant toujours ses fesses en cadence, émettant un cri rauque à chaque fois tout près de mon oreille. Puis la voilà qui crie vraiment, boxe le lit et se tétanise comme si elle avait les doigts dans une prise de courant. Encore quelques soubresauts et elle ne bouge plus, ce qui ne fait pas mon affaire, j’aurais bien aimé qu’elle continue un peu jusqu’à me faire éjaculer. Bon, pas grave, je vais me débrouiller tout seul. Il suffit de donner de petits coups de bassin et la bonne sensation revient. Moi aussi je peux prendre la cadence. Ah, mais elle ne l’avait pas prévu. Elle couine.—  Ahhh… Nonnn… Ouiiiii… Oui continue… Ohhhh…Moi je sens mon plaisir arriver, j’accélère, aussi vite qu’une machine à coudre. Alors elle pousse une sorte de longue plainte, un peu comme un chien qui hurle à la mort. Oh ça vient ! J’arrête, encore deux ou trois coups bien puissants et je crache, bien au fond d’elle, une fois, deux fois, trois fois, et une petite quatrième plus timide. Des éclairs ont remplacé les étoiles, mon sang fait du tam-tam dans mes tempes. L’espace d’un instant, je revis le moment où l’autre andouille me demandait comment je m’appelle avec une torche dans les yeux. Eh bien je n’en sais plus rien, ni où je suis. Le paradis ce doit être ça : être trempé de sueur et souffler comme des athlètes après un marathon en ignorant tout du reste du monde. Putain ce que c’est bon ! Et en plus ça y est, je ne suis plus puceau. Il était temps, l’entrée du séminaire s’approchait à grand pas. Mireille reste sur moi, encore crispée, râlant doucement. Je suis toujours en elle, je sens des choses couler sur mes cuisses. Pendant de longues minutes, elle a encore des spasmes et des contractions qui déclenchent les miens, les miens déclenchent les siens et ainsi de suite. Nous revenons progressivement à la réalité sans en avoir envie. Soudain elle se redresse :—  Oh pardon, je t’étouffe, je te fais mal ?—  Pas du tout, tu es si légère, je te sens à peine…—  Non, j’suis une grosse moche ! Par contre toi, je te sens bien encore. Jamais tu dégonfles ?—  Eh ! cinq ans, ou soixante mois, ou deux cent soixante semaines de désir à rattraper. En plus, je ne savais même pas exactement de quoi il s’agissait…—  C’est vrai, c’était ta première fois. Bon sang ! Qui m’aurait dit que je prendrais la virginité d’un petit jeune à trente-trois ans ? C’est merveilleux mon chéri. Tu permets que je t’appelle « mon chéri » ?—  Tout ce que tu veux mon amour. Tu es la femme de ma vie.—  Hum… Comme c’est bon… Allez, à la douche ! On devait faire quelque chose aujourd’hui ?—  Je ne sais pas, je ne sais plus, des courses sûrement, une balade en bords de Seine peut-être…—  Eh bien je crois que ça attendra.La douche est en soi un moment fabuleux. Elle me savonne, je la savonne, je profite de tous les volumes de son corps de rêve avec volupté, elle nettoie avec application mon sexe puis me tend ses fesses, les mains à plat sur la paroi. Je la prends à nouveau avec autant de ferveur. Tout le week-end se passe ainsi, à l’exception de nos besoins élémentaires. Nous grignotons ce que nous trouvons dans les placards, nous buvons pas mal, normal, il faut arroser cela. Le lundi matin, je suis épuisé, les jambes en coton, le teint pâle et le tour des yeux bruni.—  Vous êtes malade, Monsieur Jérôme ? me demande-t-on.—  Un peu fatigué, petite grippette peut-être…Durant la semaine, Mireille est moins disponible, souvent épuisée, moralement surtout. Je respecte cette légitime fatigue, sauf quand elle me dit :—  Je n’en peux plus, je suis énervée, fais-moi l’amour, ça va me détendre…Alors je lui fais l’amour, elle ne participe guère et se laisse faire, puis elle s’endort comme une souche. En revanche, les week-ends sont des moments de folie furieuse et amoureuse. Tout est prétexte à nous jeter l’un sur l’autre, l’un dans l’autre. Parfois ce sont toutes les pièces de la maison, ou le jardin, même l’atelier d’imprimerie, histoire d’ajouter à notre plaisir le piment de l’inédit (c’est le cas de le dire), de braver les interdits.—  Lundi, tu penseras que tu as jouis en moi sur cette machine ou sur ce bureau, me dit-elle avec coquinerie.Elle m’apprend tout ce qu’elle sait de l’amour, du sexe devrais-je dire, mais c’est fait dans un contexte tellement amoureux que les deux concepts restent indissociables. Avide de découverte, je recherche des textes de littérature coquine, du Marquis de Sade à Régine Deforges en passant par Emmanuelle et Histoire d’Ô, ainsi qu’une très belle version illustrée du Kamasutra. Et hop, une nouvelle collection à notre catalogue dont nous sommes les premiers lecteurs pour en avoir fait la sélection. Elle connaît un franc succès.Mais moi aussi, j’ai envie d’apporter ma pierre à l’édifice de notre amour, et j’ai une petite idée derrière la tête. Alors je loue un jour un DVD de film X, « L’initiation d’une soubrette » ou quelque chose comme ça. Le scénario y est pauvre comme à l’habitude. Au début, Mireille ne réagit pas trop, regarde fascinée et boit souvent à petite gorgée. Elle doit avoir la gorge sèche et serrée. Mais quand on arrive au grand-père, sodomite convaincu, elle s’écrie :—  Oh mon dieu, arrête ça c’est horrible. Oh là là , arrête je t’en prie…Évidemment, je n’arrête pas et, évidemment, elle continue de regarder avec fascination et bouche bée. La soubrette comme la bru, copieusement bourrées par « l’entrée de service », semblent l’une et l’autre ne pas souffrir et aimer plutôt ça.—  Mais… Ces femmes, ces actrices, ont bien tourné le film, donc elles ont vraiment subi ça. Et elles ont l’air d’apprécier, en tous cas de ne pas souffrir…J’avoue que c’était bien là que je voulais en venir, cet exercice manquant à nos pratiques. Et j’en rêvais un peu, surtout lorsque sa petite rosette me faisait de l’œil dans certaines positions. Le film se termine, Mireille est toute émoustillée, joues rouges et petite sueur au creux du menton.—  Chéri, tu es en train de me pervertir, moi, une femme respectable. Viens vite, je ne tiens plus…Moment de folie avec une femme surexcitée avant que, assouvie, elle ne demande :—  Tu crois qu’on pourrait essayer ?—  Quoi donc ?—  Eh bien… Ce qu’on a vu dans le film…—  Si ça te tente, je suis prêt à tout avec toi.—  Et moi j’ai confiance en toi. Tu sais, je crois que c’est ça. J’ai été trahie et je ne faisais plus confiance, et je n’aurais plus fait confiance à personne. Mais toi, c’est différent. Nous avons vécu tellement longtemps ensemble que… Rien de toi ne m’est étranger ou douteux. Je sais que je peux te faire totale confiance, à toi et rien qu’à toi.—  Merci, ça me touche. D’autant que pour moi c’est exactement pareil. Tu es… le prolongement de moi et j’ai l’impression de l’être de toi.—  Oui, voilà , c’est ça. Le prolongement l’un de l’autre. C’est plutôt beau, non ?—  Exceptionnel, tu veux dire.Je retourne dans le sex-shop où j’avais loué le DVD pour le rapporter, Mireille reste dans la voiture, refusant absolument d’entrer dans cet endroit de perdition. J’en rapporte le matériel identique au film, gel et plug. La soirée est un grand moment de jeux d’un genre nouveau. Beaucoup de rires, parfois crispés ; un faisceau de sensations nouvelles que ma chérie accueille avec des petits cris et des exclamations. Toujours est-il qu’elle s’endort avec un cône de plastique dans le fondement. Elle se réveille en grommelant :—  J’ai cru avoir envie d’aller aux toilettes toute la nuit !Cependant, elle conserve son bouchon de plastique pendant le petit déjeuner, même assise, puis vient le moment de réaliser ce pour quoi elle est préparée. Je connais l’émotion de Neil Armstrong posant le pied sur la lune ; elle connaît la sensation de la bûche qui se fait fendre. Pourtant, ma délicatesse et ma patience sont à l’égal de mon plaisir : infinies. En fait, tout se passe dans la tête. Après que j’ai inondé ses boyaux de ma semence brûlante, elle me dit :—  C’est vraiment moins terrible que ce que j’imaginais. Mais j’avoue que le trac m’a un peu coincée. Il va falloir très vite recommencer pour voir si je peux y trouver du plaisir, maintenant que je n’ai plus d’appréhension.Mais, à votre service Madame ! Depuis, l’exercice est passé dans nos pratiques courantes, au plus grand bonheur de tous les deux.Un beau jour de printemps, le ventre de Mireille s’arrondit. Nous nous pacsons en vitesse, elle tient à ce que son enfant ait un père « officiel ». Le blondinet qui nous arrive est suivi deux ans plus tard par une petite sœur, blonde elle aussi comme sa mère. Les affaires marchent assez bien, je peux embaucher un responsable commercial, un expert-comptable et un directeur de publications. L’entreprise compte maintenant quarante-trois salariés, sept fois plus qu’il y a dix ans. Ça me permet de prendre un peu plus de liberté pour emmener Jérémy et Salomé à l’école, notamment, ou pour leur apprendre à faire du vélo dans « la rue ». Pour Mireille, tout va bien aussi. Elle est devenue « mandarine » comme je l’appelle, chef d’un gros service psy très renommé. Elle donne des interviews, fait des conférences, participe à des colloques internationaux et consacre aussi un peu de temps à sa famille.Nous avons fait refaire toute la maison, elle y a mis tant de goût et de raffinement que l’on peut dire qu’il s’agit d’un hôtel particulier, avec salon, salle à manger, cuisine et nos deux bureaux au rez-de-chaussée, les chambres et leurs salles de bain à l’étage, une grande salle de jeux pour les enfants sous les combles. Nous recevons un peu, nous sortons moins, enfants obligent, quoique notre femme de ménage-cuisinière-babysitter vive à demeure chez nous. De temps en temps je l’appelle « la soubrette » en parlant d’elle avec ma chérie, ce qui la fait toujours rire en référence au film X, et surtout au vu de la dame, fort compétente au demeurant, mais plutôt du type matrone portugaise, compte tenu de son embonpoint et de ses bacchantes naissantes.Une certaine idée du bonheur, en somme, que nous n’avons volé ni l’un ni l’autre. Je pense souvent à mes parents. Sans ce fichu accident, je n’aurais peut-être jamais connu tout ça…