Je l’avais aperçue entrant dans un restaurant chic de la ville avec un monsieur d’un certain âge, pour ne pas dire d’un âge certain. Comme une gourde, le lundi je lui dis :Pan ! Prends ça dans les dents, ma vieille, tu ne l’as pas volé. Elle a de la répartie ma collègue. Je suis arrivée dans la boîte il y a trois ans, elle faisait déjà partie des meubles. Aussi discrète qu’efficace, au courant d’absolument tout, elle était chef du secrétariat sans en avoir le titre. Et ce n’était pas usurpé, mais bien par déférence envers ses compétences et sa connaissance des dossiers, des habitudes et des fonctionnements. Elle n’en tirait d’ailleurs aucune arrogance ni aucune gloire, pour preuve cette sympathie qui nous liait. Le courant était vite passé entre nous, elle m’avait beaucoup aidée à me fondre dans le moule au début. On ne peut pas parler d’amitié, puisque nous ne nous voyons qu’au boulot, mais nous aimons bien papoter ensemble autour de la machine à café, et notre collaboration confine à la complicité. Si j’ai un coup de bourre, elle reste m’aider, et moi pareil dans l’autre sens. Mais il est vrai que papoter, avec elle, ne dure jamais deux heures : le boulot avant tout. Cinq minutes de pause, mais pas plus. Donc, nous n’en étions pas aux confidences intimes, même s’il m’arrivait de râler fréquemment contre mon Marc, aussi bourrin quand il s’agit de foot qu’il peut être gentil le reste du temps. Le défaut n’est pas colossal, sauf en période de Coupe du Monde… Mais il est vrai que je ne savais rien d’elle ni de sa vie privée. Tout ça me passe par la tête tandis que je regarde le bout de mes souliers, encore muette, penaude et pétrie d’étonnement.Nous sommes allées dans un petit bistrot où le patron cuisine le poisson à merveille. Et là, elle m’a narré son histoire en me faisant promettre qu’elle reste entre nous.— Tu vois, ce monsieur que tu as aperçu avec moi, c’est notre ancien patron. Il a pris sa retraite il y a cinq ans, deux ans avant que tu n’arrives. Quand je l’ai connu, j’avais vingt-deux ans, mon B.T.S. en poche et je croyais que le monde du travail n’attendait que moi. J’avais fait à peu près cinquante C.V. et lettres de motivation, j’avais eu quatre réponses, deux entretiens et à chaque fois on m’a reproché mon manque d’expérience. Mais comment acquérir de l’expérience quand on vous refuse de débuter ? Heureusement, il existait des contrats aidés, avec une partie du salaire et les charges payées par l’État. J’ai pensé que c’était le moyen d’ajouter de l’expérience sur mon C.V., et c’est comme ça que j’ai été embauchée ici. Il était alors assez impressionnant dans son grand bureau pour ce grand bonhomme assez froid, mais il savait détendre l’atmosphère. Première question :— Savez-vous faire le café ?— Euh… oui, je crois…— Parfait, allez nous en faire deux tasses.Pendant ce temps, il avait épluché mon dossier. Il m’a posé quelques questions complémentaires en buvant le café, puis il a sorti d’un tiroir un bloc, un stylo, une feuille de papier blanc et une feuille de papier à en-tête.— Allons-y : Monsieur le Préfet…J’ai pris en note en écriture rapide, je n’ai pas fait de sténo. Puis il m’a tendu les feuilles à en-tête, montré l’ordinateur dans la pièce voisine et m’a dit que j’avais cinq minutes pour sortir le courrier. En fait, il n’est revenu me voir que plus d’une heure après. J’avais même tiré une copie sur la feuille blanche avec l’heure pour lui prouver que je n’avais pas mis plus de cinq minutes.— Désolé, je dois être partout à la fois, et je n’ai pas le don d’ubiquité. Voyons cela ? Parfait, dit-il en signant le courrier. Vous pouvez la mettre au courrier « départ ».— Ah… parce que c’était une « vraie » lettre ?— Qu’est-ce que vous croyez ? Il n’y a pas de temps à perdre avec des essais pour rien. Voilà ce que j’attends de vous. Nos secrétaires sont adorables et dévouées. Mais elles ont toutes deux plus de cinquante ans et il y a trente ans qu’elles travaillent avec des machines à écrire. Évidemment, je vous laisse imaginer ce qui se passe lorsqu’il y a une faute de frappe ou un passage à reprendre. En plus, c’est copie carbone, des masses de papier consommées pour rien, des masses de papier stockées dans lesquelles on ne retrouve jamais rien. Les ordinateurs ne leur servent que pour le logiciel imposé par le groupe et quand elles l’utilisent, malgré les formations, elles s’en servent comme d’une machine à écrire ou presque. Ce qu’il faut, c’est leur montrer l’intérêt « grandeur réelle ». Vous avez calibré le traitement de texte pour le papier à en-tête, n’est-ce pas ?— Oui, bien sûr.— Alors il faut leur installer ce modèle sur leurs ordis. Et puis leur apprendre à gérer les fichiers de sauvegarde, qu’on puisse les retrouver par date ou par destinataire, mais aussi par dossier traité. Mais en douceur, bien sûr, sinon mes deux chevaux se cabrent. Je les appelle « mes deux chevaux » parce que je suis sur un marché concurrentiel, en compétition, avec une dedeuche pendant que les autres ont des Ferraris. Et puis ce n’est pas tout. Il y a aussi les archives mal classées, l’accueil mal assuré : « Oui ? » ou « J’écoute ? » au lieu de « Cabinet…, Magalie à votre service… ». Et ne pas dire « il n’est pas là », mais « il est en rendez-vous »… Enfin toutes ces choses qui font qu’un service tourne correctement, que les gens se sentent accueillis et les plus importants du monde. Et ils le sont pour nous, pour le chiffre et le développement. Mais je crains qu’elles ne mettent pas beaucoup de bonne volonté, car se développer signifierait plus de travail… Ce qu’elles n’ont pas compris, c’est que sans développement on disparaîtra et leur emploi avec. Vous voyez ce que je veux dire ?— Très bien. Mais… Vous leur avez expliqué, je suppose.— Bien sûr. Réponse : « On veut bien, mais à deux, on n’a pas le temps de tout changer. » D’où votre présence ici. Maintenant vous serez trois et elles n’auront plus d’excuses. Donc, premier temps, répartir le boulot de deux sur trois personnes, et profiter du temps libéré pour se mettre au goût du jour. Je répète, en douceur et par l’exemple. Second temps, monter en puissance et résorber les autres problèmes, accueil en premier, archives, etc. Ça vous va ?— Je vais essayer.— Non ! Vous allez réussir !D’entrée, j’étais plongée dans le bain, tête la première. Mais je m’en suis pas mal sortie. Au bout de deux mois, on avait tout changé, il faisait tout ce que je lui demandais. On a changé les bureaux et les sièges pour les adapter à l’informatique. Les vieilles machines se sont retrouvées au placard. Je faisais de la formation et du dépannage quasiment en permanence. On a changé le standard téléphonique avec répondeur-enregistreur, musique d’attente, oreillettes et micros, téléphones mobiles. Et les filles me disaient souvent :— Heureusement que tu es là !C’était ma plus belle récompense. Le patron, lui, se sentait pousser des ailes et développait à tout va. Plus cinquante pour cent la première année, presque autant la suivante. Mon contrat aidé arrivait à sa fin, il m’a fait un C.D.I., largement couvert par le développement que j’avais permis. J’occupais le bureau près du sien, et on faisait une sacrée équipe. Toujours de bonne humeur malgré son aspect froid, il me fascinait par sa capacité de travail et par son calme constant. Pourtant, de temps en temps, il me disait :— Véronique, j’ai besoin de m’absenter demain. Trouvez une bonne excuse.Parfois, il paraissait soucieux, préoccupé, et devenait muet pour quelque temps.— Ça ne va pas ? Je peux vous aider ou faire quelque chose ?— Non, je vous remercie, ça va aller. Ne vous inquiétez pas, ça n’a pas de rapport avec le boulot.Mais il ne se confiait pas, jamais. J’étais ennuyée de le voir ainsi tourmenté sans rien pouvoir faire. C’est vrai, nous étions tellement en symbiose pour le travail que j’aurais voulu pouvoir l’aider, même pour le reste. Deux ou trois fois, il est arrivé en retard, même un jour où il avait un rendez-vous important. Je lui ai sauvé la mise en inventant une raison plausible et en m’arrangeant pour faire patienter son rendez-vous agréablement tout en le prévenant dès son arrivée. Le rendez-vous terminé, il m’a remerciée chaleureusement, pour la première fois je crois, et le lendemain il m’a apporté une boîte de chocolats.— Je n’ai fait que mon travail…— Vous savez bien que non, Véronique. Et les gens ne s’y trompent pas. Mon rendez-vous d’hier m’a fait remarquer combien j’avais de la chance de vous avoir comme secrétaire, que sans vous il serait parti. Vous avez un ticket !— Ha-ha ! Pas besoin, je ne prendrai pas ce bus-là !— Tant pis pour lui. Mais excusez-moi de vous avoir contrainte à cet embarras. « La vie n’est pas un long fleuve tranquille… »— Pas toujours, c’est vrai. Allez, ça ira mieux demain.— Ça, rien n’est moins sûr. Et… ça peut se reproduire, je n’en ai pas la maîtrise.— Vous n’êtes pas malade, au moins ?— Non, pas moi. Mon épouse…— Ah ! Pardon, je ne savais même pas que vous étiez marié.— C’est vrai, je ne porte plus d’alliance depuis que j’ai failli me couper un doigt avec. Un outil qui s’est accroché dedans. Pourtant je n’ai jamais pu la sortir, j’ai dû la scier. Mes doigts avaient grossi.Et voilà, patatras ! Cet homme que j’admirais, pour qui j’avais hâte de venir au boulot chaque matin, de m’habiller sexy autant pour lui faire plaisir qu’envie, il était marié. Tant pis pour moi. Pourtant, il me rendait toute chose quand il venait parfois regarder mon écran par-dessus mon épaule et que je sentais son souffle sur mon cou. Un jour aussi, alors que j’avais un petit pantacourt bien moulant, il m’avait dit :— Il faudra que je félicite votre maman pour vous avoir fait des jambes aussi longues !C’était rare, c’était peu de chose, mais ça voulait dire qu’il me regardait et qu’il n’était pas insensible. Mais jamais il n’avait ce regard libidineux qu’ont souvent les hommes quand ils observent une femme. Tu sais, quand on a l’impression de se sentir comme une grosse pâtisserie dans une vitrine. Avec lui, rien de tel. Je me sentais libre de porter ce que je voulais, sans aucune gêne. Il me l’a fait remarquer un jour. Nous travaillions ensemble sur un dossier hyper urgent alors qu’il ne faisait que passer entre deux réunions. On s’était assis sur les chaises invités, du côté extérieur de son bureau, là où il y a le fond. Donc on ne pouvait pas mettre les jambes dessous. Ce jour-là, j’avais une jupe longue, mais fendue, en fait un panneau enroulé autour de la ceinture qui se chevauchait, donnant l’impression d’une jupe droite, mais avec toute liberté de mouvement, le tissu s’écartant. En marchant, ça remontait au pire au genou. Mais assise de travers, le tissu avait glissé et me découvrait très largement les cuisses. Lui-même était assis jambes écartés tout près de moi, épaule contre épaule, à chercher une erreur. Et puis un de ses collègues est arrivé pour venir le chercher, il était un peu en retard. Aussitôt, j’ai ramassé mon pan de tissu pour cacher mes cuisses nues. Il me l’a fait remarquer le lendemain :— Pourquoi vous êtes-vous soudain cachée, alors que je matais vos cuisses depuis un quart d’heure ?— Parce que vous, ce n’est pas pareil. Vous n’avez pas un regard qui salit les femmes.— Ah c’est joli, ça. Je m’en souviendrai. Merci du compliment. Mais je ne suis pas homo non plus !— Je sais bien.— Alors comme ça vous jouez avec mes nerfs ?— Allez savoir. Non, pensez plutôt que je ne cherche qu’à vous faire plaisir. Vous m’avez laissé entendre un jour que mes jambes vous plaisaient. Que vous les regardiez ne me fait pas de mal et si ça vous fait du bien, tant mieux.— C’est vrai qu’elles sont… particulièrement belles. Mais le reste n’a rien à leur envier…— Oh là ! Le chef est en veine de compliments, aujourd’hui. Il va pleuvoir !— Allez, au boulot, avant que je donne une fessée à ces fesses si hautes !— Ah oui ! Et des promesses, maintenant.Voilà, pas de quoi lui faire un procès pour harcèlement. Mais c’est vrai que le ton de cette petite discussion sans conséquence a donné une note un peu plus intime, un peu plus complice à notre relation. Il n’en restait pas moins qu’il était marié. Alors peut-être que je jouais à un drôle de jeu. Il était évident que cet homme était beaucoup plus âgé que moi : j’avais alors vingt-cinq ans et il en avait plus du double. Mais ça ne m’effleurait même pas. Je ne faisais aucun projet d’avenir avec lui. J’étais juste bien en sa présence, je l’admirais, j’avoue que j’en avais physiquement envie, et que plus notre complicité augmentait, plus il arrivait que nos gestes soient libres, qu’on s’effleure ou qu’on se touche. Et à chaque fois, j’avais cette même sensation d’être électrisée, cette même réaction dans le ventre que je n’avais avec aucun autre homme.Arriva le jour où il nous présenta son épouse. C’était à l’occasion d’un pot pour le départ en retraite de l’une des anciennes secrétaires. Nous le vîmes arriver tenant par le bras une femme un peu obèse, se déplaçant avec difficulté, le regard un peu perdu. Quel écart avec cet homme grand, svelte, au visage de baroudeur, tempes légèrement grisonnantes, mais visiblement plein de vie et d’énergie. Elle s’assit dans un premier temps, essoufflée, visiblement fatiguée par le trajet de la voiture au bureau. Puis elle se leva pour les discours et les cadeaux. On lui passa une coupe de champagne comme à tout le monde, je le vis se précipiter pour aller prendre un jus d’orange et le substituer à la coupe. Elle avait les cheveux assez courts et qui paraissaient sales ou gras, même si ce n’était pas le cas. Et puis ils s’éclipsèrent très vite. Le lendemain, il me dit :— Voilà, vous avez vu l’étendue du désastre. Elle est bipolaire.— Ça veut dire quoi, demandai-je naïvement ?— Des phases d’excitation assez incontrôlables et des phases de dépression profonde. Assez pour être hospitalisée. Là, elle sort juste de l’hôpital avec un nouveau produit, ça va à peu près…— Et… ça dure depuis longtemps ? Elle va guérir ?— Depuis une dizaine d’années, et ça ne se guérit apparemment pas. Il est déjà très difficile de trouver le bon traitement pour la stabiliser. Tenez, regardez comment elle était avant.Il sortit une photo de son portefeuille. Ce n’était pas, ce ne pouvait pas être la même femme. Un canon ! Celles qui se croient belles sont enterrées. Une blonde, fine, pétillante, avec tout ce qu’il faut où il faut.— Mon Dieu, quelle déchéance… Pardonnez-moi, mais c’est tout ce qui me vient à l’esprit.— Je vous pardonne volontiers puisque c’est bien la réalité. Mais le problème, c’est qu’elle s’en rend parfaitement compte dans les périodes de lucidité. Et elle retombe en dépression. Infernale chaîne sans fin…— Sûrement, ce doit être un enfer pour vous.— Oh moi… Moi j’ai le boulot, et puis, vous. Vous me faites du bien, vous savez. Parfois j’ai l’impression de la revoir quand on s’est connus : jeune, belle, brillante, débordante de vie. Vous comprenez pourquoi j’ai parfois des absences inexpliquées. Tantôt il faut la maîtriser, lui faire prendre ses médocs presque de force, trouver quelqu’un pour la surveiller. D’autres fois je n’ai pas d’autre solution que de la mettre dans la voiture et de l’emmener dans un service spécialisé, à deux cents bornes de là…— Je comprends. Vous pouvez compter sur moi, je vous aiderai de tout mon possible.— Merci. Bon, parlons de choses plus gaies. Et vous, votre vie en dehors du boulot ?— Moi ? Comme vous, je m’épanouis dans le travail. Déjà la chance d’en avoir un, qui me plaît en plus, et la chance d’avoir un patron sympa.— Ben oui, mais le reste ? Le travail, ce n’est pas toute la vie.— Pour l’instant, si. La petite famille, mes parents, mes deux frères, le poulet du dimanche…— Et pas de petit ami ?— Pas pour l’instant. Je ne dois pas être assez bien pour ça…— Ah les imbéciles ! Passer à côté d’une perle comme vous…— Merci, mais… C’est peut-être moi, aussi, qui n’en ai pas envie. Allez savoir… Ou alors je suis trop exigeante.— Là-dessus, je ne vous blâmerai pas. Il vaut mieux prendre son temps plutôt que se commettre avec le premier venu.— C’est bien mon avis.Notre conversation s’arrêta là et il ne me reparla jamais de son épouse. Simplement, je savais le motif de ses absences épisodiques et trouvai toujours le moyen de l’excuser. La période des vacances arriva. Mes deux collègues, dont une nouvelle, avaient toutes deux des enfants et partirent de façon échelonnée dès le début des congés scolaires. Je restais donc seule avec lui pendant près d’un mois, en pleine canicule. Il venait travailler très tôt le matin, ventilait les bureaux, si bien qu’il faisait bon quand j’arrivais. Et puis il m’ordonnait de partir comme lui, vers seize heures. Je pris donc le parti de venir très tôt moi aussi, autant pour profiter de sa présence que pour la fraîcheur matinale. Je le trouvais magnifique en pantalon clair, chemisette blanche et petite cravate. Je m’ingéniais à trouver des petites robes sexy, légères et transparentes qui le faisaient grogner :— Grrrr ! Vous êtes une provocation ambulante !— Mais non. Je m’adapte à la température.— Oui, mais c’est la mienne qui monte…— Oh ! Je ne veux pourtant pas qu’il soit malade, mon chef préféré.— Si j’avais vingt ans de moins, vous passeriez un prodigieux quart d’heure !— Ah oui ? C’est une question d’âge ces choses-là ?— Non, mais là je risque la prison pour détournement de mineure, voire pédophilie.— Là, vous mélangez tout. C’est si vous aviez vingt ans de moins, alors moi je n’aurais que cinq ans et on pourrait vous inculper. Aujourd’hui, plus possible.— J’ai horreur quand vous voulez toujours avoir raison.— Et moi, j’adore vous agacer.Ça se finissait par un éclat de rire et un café. Un jour, il me prit une main et me fit tourner sur moi-même. Ma jupette se souleva et il put ainsi contempler mes jambes à souhait, ma petite culotte aussi, je pense. Et vraiment, je ne me sentais ni gênée, ni provocante. C’était un jeu, nous y prenions plaisir, tous les deux, je crois, et en toute innocence ou presque. Et puis il y a eu cette fameuse réunion régionale, et il m’a dit :— Je ne vais pas vous laisser toute seule ici au bureau, je vous emmène.Je me suis sapée très correctement, chemisier, jupe longue et petite veste. Dans la voiture, il remarqua :— Moi qui espérais contempler vos jambes pendant deux cents bornes, c’est raté. Pas de petite robe légère aujourd’hui ?— Pas pour les autres, juste pour vous, chef préféré.— Dommage…— Qu’à cela ne tienne, répondis-je en remontant ma jupe aussi haut que possible.— Hummm ! Parfait comme ça.Le trajet me parut presque trop court. Et après la réunion, ennuyeuse à souhait, il m’invita à dîner dans un petit restaurant sympa au bord de l’eau. Il m’avoua :— Je peux faire ça ici, où je ne suis pas connu. Dans notre ville, je ne peux pas me le permettre. Pour vos collègues d’abord, ça pourrait mettre de la zizanie dans le bureau, et puis pour ma femme. Les gens ont si vite fait de rapporter les choses en les déformant. Ce n’est pourtant pas l’envie qui m’en manque. J’ai un peu profité de cette occasion, je l’avoue. Mais je vous précise et vous rassure : je ne vous drague pas. Je suis bien avec vous, c’est tout. Juste envie de partager un moment d’intimité, de convivialité en dehors du travail, « en tout bien tout honneur » comme on dit hypocritement.— Mais, c’est bien comme ça que je l’entendais.Il avait un goût exquis, pour le vin notamment, et ce fut pour moi un moment exceptionnel. Mais en sortant, nous sommes tombés sur trois petits loubards, et les remarques désobligeantes ont commencé à fuser.— Ouah ! Elle a l’air bonne la meuf !— Eh ! Laisse tomber ton paternel et viens, qu’on te fasse connaître le bonheur !— C’est pas son paternel, c’est son grand-père. Hein, papy !Ils se sont rapprochés et ils ont commencé à me toucher, à essayer de me prendre le bras. C’est parti comme un éclair : un bras attrapé en plein vol, tordu avec un craquement sinistre. Le second a pris un coup de pied juste là où il ne fallait pas et s’est roulé par terre de douleur. Le troisième, qui s’était un peu reculé, a passé la main derrière son col et a tiré une batte de base-ball de son blouson. L’arme a sifflé dans le vide une première fois, et puis la seconde fois, elle a été bloquée net pendant que le bras s’enroulait autour et tordait celui qui la tenait. Il a dû lâcher, le morceau de bois s’est abattu sur ses côtes avec encore un craquement sinistre. Un autre qui revenait à la charge a pris un moulinet directement dans les genoux et s’est écroulé pour de bon. Puis la batte a volé très haut et a terminé dans un grand plouf dans le fleuve. Il m’a pris la main et m’a entraînée rapidement jusqu’à la voiture. Il a démarré en trombe.— Mais où est-ce que vous avez appris à faire ça ?— Quoi ? Le combat de rue ? Para-commandos.Bon, ben… « Papy fait de la résistance » ! On se sent en sécurité avec un homme comme ça. Un type de mon âge au même endroit et je passais à la casserole ! Plus on roulait, plus je voyais qu’il avait des difficultés à passer les vitesses. J’ai allumé le plafonnier, un filet de sang lui coulait sur le pli du bras. Je l’ai fait arrêter. Il a quitté sa chemisette, il avait un sacré hématome sur le deltoïde, là où il avait arrêté la course de la batte, et ça saignait un peu. Je lui ai fait un petit pansement provisoire avec ce que j’ai trouvé dans la trousse de secours de la voiture et j’ai pris le volant. Je l’ai emmené directement chez moi, pas question de le laisser seul comme ça. J’ai sorti des pommades, un bandage, il m’a demandé d’abord de la glace dans un sachet plastique et se l’est appliqué jusqu’à ce qu’elle soit fondue.— Vous voulez boire quelque chose ?— Si vous avez du whisky, je veux bien… Oh ! Mon whisky préféré. Magnifique et compliments.— Celle-là, elle vous attendait depuis longtemps…Il eut un sourire, mais ne commenta pas. Il était là, torse nu sur mon canapé. J’en avais rêvé et je me sentais toute godiche. Je lui ai fait un bandage par-dessus un demi-tube d’arnica. Il me disait de serrer fort, j’étais toute tremblante devant ce torse, musclé et tanné à souhait, avec une plaque de chocolat nettement dessinée malgré son âge. Comme il faisait chaud, j’ai tout éteint à cause des moustiques et j’ai ouvert grand la fenêtre. Nous n’étions plus éclairés que par la lune et les réverbères. J’ai tout posé avant de venir m’asseoir près de lui, j’ai posé ma tête sur son épaule valide. Et j’ai commencé à caresser son torse.— Pourquoi faites-vous cela ?— Parce que j’en ai envie.— Arrêtez, je vous en prie. Vous me mettez à la torture et ce n’est pas gentil.— Vous m’avez sauvé la mise, qui sait dans quel état je serais à l’heure qu’il est sans vous…— Sûrement pas fraîche, ricana-t-il. Mais ce n’est pas une raison.— Si, vous êtes mon héros.— Un drôle de zéro qu’un coup de batte abîme. Je vieillis. Je suis vieux, si vieux à côté de vous qui êtes plus jeune que la plus jeune de mes filles. Alors de grâce, cessez ce petit jeu totalement déplacé.— Monsieur mon patron, vous êtes ici chez moi et en dehors des heures de boulot. Ici c’est moi qui décide. Et je décide qu’il n’y a rien d’inconvenant à ce que deux adultes consentants se fassent un peu de bien ensemble. Vous savez, je ne suis plus un bébé, plus une oie blanche, je ne suis pas votre fille et je ne porterai pas plainte. J’ai envie de vous, c’est tout.— Vous êtes complètement folle… Je suis complètement fou…Là, nous eûmes le plus long baiser de l’histoire du cinéma. Puis je lui ai posé son pantalon, mais avant que je ne fasse quoi que ce soit, il m’a soulevée dans ses bras et portée dans la chambre. Ce que j’avais connu de l’amour, c’était des types qui ne pensaient qu’à leur propre plaisir, qu’ils prenaient sans égard. Pas désagréable, mais pas folichon non plus, tu vois. Et je me disais que, dans l’état où était sa femme, il ne devait pas être à la fête tous les jours. Je me préparai donc à lui offrir un bref plaisir dont il avait été privé depuis longtemps. Mais en fait, j’ai eu droit à la plus longue séance de caresses de ma vie. Mes jambes, qu’il appréciait tant, il les a parcourues en tous sens, avec ses doigts, légers comme des plumes, sa bouche gourmande. Tout le reste aussi. Petit à petit, tout mon corps est devenu comme un immense clitoris qu’il excitait sans une seconde d’arrêt. Et quand il a eu sucé et torturé mes seins, me tirant des gémissements de plaisir, quand il a senti que je n’en pouvais plus, il a plongé son visage entre mes cuisses ouvertes. Dire précisément ce qu’il y a fait, je crois que j’avais déjà perdu conscience. Je ne percevais plus que des sensations inouïes de succion, de langue, de doigts m’explorant des endroits d’une incroyable sensibilité, déclenchant des vagues, des tsunamis de plaisir qui m’engloutissaient toute entière. J’ai joui au moins deux fois avant qu’il ne se décide à me pénétrer, je suppose, que j’étais « à point ».Alors il est venu sur moi et là j’ai ressenti quelque chose d’énorme, de dur et doux à la fois m’envahir. Mes chairs tendres étaient repoussées, étirées, j’étais remplie, comblée, au sommet de l’étonnement et de l’incompréhension. J’ai pu cependant percevoir dans son attitude, dans son arrêt en butée au fond de moi, dans un soupir retenu comme un gémissement, dans le bref coup d’œil à ses yeux révulsés, qu’il vivait là un plaisir intense comme une atteinte de Graal. J’en ai été bouleversée, certaine alors qu’il m’avait désirée depuis des mois, le tout début peut-être. Et puis la machine s’est mise en route, lentement, me permettant de percevoir chaque mouvement qui bouleversait mes entrailles. Mon cœur tapait comme un fou, je manquais d’air, mon cerveau était paralysé. Je devenais tout entière LE plaisir. Des feux d’artifice explosaient dans ma tête, et ça durait, durait… Je suis passée dessous, dessus, de côté, à quatre pattes, devant, derrière, manipulée comme une poupée de chiffons. Et je jouissais sans cesse, sans possibilité de souffler, toujours plus fort pendant des heures, des minutes, je ne savais plus. J’avais perdu toute notion de temps ou d’autre chose, je n’existais plus que par cette succession incroyable d’orgasmes. Et puis la machine s’est emballée, le temps s’est contracté, les vagues successives se sont percutées, le ressac qui les provoquait est devenu pilonnage. Le mâle s’est brutalement crispé, arc-bouté en moi, un flot brûlant m’a envahie provoquant une dernière tétanie dévastatrice, je crois que je suis tombée dans les pommes. Quand j’ai commencé à reprendre conscience, un drap avait été remonté sur moi, avant même qu’un frisson ne m’atteigne. Il avait beau faire 25°, j’étais à plus de 40 et trempée de sueur. Inutile de bouger ou de commenter, de toute façon je n’en avais pas la force, je me suis endormie aussitôt.Quand je me suis réveillée, il n’était plus près de moi. J’étais moulue comme une patate dont on fait de la purée. Je l’ai trouvé sur le sol de la salle de bains en train de faire des pompes. Il se redressa à genoux et se traîna à mes pieds :— J’implore votre pardon, ô Déesse de la beauté et de la jeunesse. Je n’aurais jamais dû me laisser aller ainsi. J’ignore si c’est l’alcool absorbé ou l’adrénaline provoquée par notre aventure, mais j’ai perdu tout contrôle et toute retenue. Je vous présente toutes mes plates excuses, bien que je sois inexcusable…— Ah pour ça, je ne suis pas prête à vous pardonner. Pourquoi avons-nous perdu autant de temps ? Vous êtes inexcusable de ne pas m’avoir offert cela plus tôt.Je le relevai et, en dépit de mon haleine de chameau, lui coupai toute parole par un long baiser.— L’urgence, c’est douche et café, déclarai-je.Évidemment, la douche à deux c’est mieux. La plus belle de ma vie entre ses mains expertes. Nous restâmes sages cependant malgré notre visible excitation. J’allais enfiler un peignoir, il m’arrêta :— S’il vous plaît, la nature vous a dotée du plus beau des vêtements du monde. Vous n’avez besoin de rien d’autre…Soit. Café à poil. Il me fixait sans interruption, se repaissant du spectacle. Son regard ne m’avait jamais gênée, mais là, complètement nue, j’étais un peu… intimidée. Et il bandait de nouveau le bougre.— Heureusement qu’on est samedi, dis-je en m’asseyant sur ses genoux, façon d’éviter son regard inquisiteur. On a tout un grand week-end pour recommencer. Au fait, et votre épouse ?— À l’hôpital pour six semaines renouvelables. Cure de sommeil pour l’instant.Le café bu, enveloppée dans ses bras, je pus malgré tout constater que mon bandage avait bien tenu et résisté même aux pompes et à la douche. Il s’empara de mes seins, titillant et massacrant délicieusement les extrémités, un écoulement commença sur sa cuisse. Il me chuchota à l’oreille :— La longueur de vos jambes m’a donné un fantasme : vous faire l’amour debout.C’est ainsi que je me fis empaler dans ma cuisine, le frigo encaissant mes coups, puis que je fus transportée de nouveau sur le lit à califourchon sur son sexe. Mon Dieu, quel week-end ! Nous ne fîmes l’amour que quatre fois, en fait. Mais deux heures à chaque fois. Une fois le matin, une fois l’après-midi, ça occupe bien. Et chaque fois je me disais : c’était le plaisir de la nouveauté, de la découverte ; cette fois je vais rester plus lucide. Pas du tout. C’était septième ciel à tous les coups. Il m’a démontée pendant deux jours, réduite à l’état animal. C’était comme si nos corps étaient absolument complémentaires, faits l’un pour l’autre et se retrouvaient dans un prodigieux délire d’euphorie des sens.Le dimanche soir, après lui avoir refait un pansement, il décida de rentrer chez lui parce que nous travaillions le lendemain et devions être sages. Il avait également besoin de se changer. Le lundi au travail, il était exactement comme d’habitude, comme si rien ne s’était passé. Malgré tout, à midi, une fois la porte fermée, je m’avançai vers lui pour lui réclamer un baiser, ce qui m’enflamma aussitôt.— Ho-la ! Doucement jeune fille. Je me refuse à vous prendre ici à la va-vite comme une fille facile. Soyez patiente jusqu’au week-end prochain. Vous méritez mieux que cela et vous le regretteriez.Il avait sûrement raison. Mais passer toute une semaine auprès de son amant sans rien d’autre qu’un petit baiser de temps en temps, c’est une vraie torture. Et je crois que ça lui plaisait, qu’il en jouait pour me faire monter en pression. Ce fut réussi. Le week-end suivant, ce fut l’explosion, les bondes grandes ouvertes. Il m’initia à la sodomie, j’avais peur, mais j’aurais fait n’importe quoi pour lui plaire. J’avais bien tort d’avoir des craintes. Les premières réticences surmontées, un autre univers de plaisir me fut révélé. Puis les secrétaires reprirent leur service, c’était notre tour de prendre quelques congés. Je redoutais de ne plus le voir, mais il me fit une sublime surprise.— Ma femme est toujours dans le coaltar. Je pars une semaine à la montagne. Vous m’accompagnez ?Je n’ai pas réfléchi une seule seconde. Et je ne l’ai pas regretté, même si j’avais parfois du mal, malgré mes années de moins, à le suivre dans ses randonnées. Le programme a commencé par randonnée la journée avec casse-croûte à midi, repas copieux le soir et ébats amoureux ensuite. Mais une remarque de la direction de l’hôtel nous a fait comprendre qu’il vaudrait mieux diminuer notre niveau sonore, le mien en particulier. Il a donc choisi des destinations de randonnée pas possibles, des lieux de totale solitude, où j’ai découvert le sexe au grand air, en plein soleil et en plein écho. Quelle semaine inoubliable, quel bonheur accumulé ! Je me souviens être partie à cinq heures du matin, juste pour observer un oiseau. Bel oiseau, certes, le grand tétras. Nous avons rampé dans l’herbe couverte de rosée, sans bruit, face au vent et tout et tout, jusqu’à moins de cinquante mètres de cet oiseau qui caquetait bruyamment. Et là, à plat ventre dans l’herbe mouillée, ne tenant sur la pente que par la pointe des pieds, jumelles sur les yeux et souffle contenu, ce monsieur est venu sur moi par-derrière, a baissé mon jogging et m’a enfilé sans le moindre bruit. Je reconnais que ce fut fabuleux, que l’image de cet oiseau restera à jamais gravée dans ma mémoire. J’ai failli mourir étouffée de ne pas crier pour ne pas l’effrayer et la mandragore doit désormais pousser à cet endroit, tant la situation sembla exciter le mâle qui me couvrait. Et en plus, ce mentor inépuisable m’apprenait tout des paysages, du temps qu’il va faire, de l’architecture, de la faune et de la flore locales, des mets régionaux, que sais-je encore. Avec une infinie patience, tendresse et passion.Quand nous sommes rentrés, il a consacré une semaine à son épouse et à son état de santé, je me suis consacrée à ma famille, et puis nous avons repris prématurément avec la hâte de nous retrouver.Quelques mois plus tard, son épouse est décédée. Un moment de surveillance relâchée où il la croyait apaisée, et elle a pris un cocktail de tous les médicaments à sa portée. Lavage d’estomac, transfusion, rien n’y fit. Ce fut un grand choc pour lui, il se sentait responsable, il aurait dû se sentir soulagé, libéré. Notre relation a été un temps suspendue, j’ai craint pour lui d’abord, pour nous ensuite. Mais non, c’était sans fondement, l’homme est solide. Il a juste pris la décision que son épouse était irremplaçable et que nous continuerions à vivre chacun de notre côté. Dans sa tête, et c’est toujours vrai aujourd’hui, je dois rester libre de rencontrer l’homme avec lequel je souhaiterais vieillir. J’avoue que ce n’est pas mon problème. Quand il a pris sa retraite, je voulais arrêter de travailler, il m’en a dissuadée.— Restez libre et indépendante, m’a-t-il dit. Vous ne savez pas ce que l’avenir vous réserve.Comme tu vois, le « vous » reste de rigueur entre nous, une sorte de respect mutuel. Loin d’être préjudiciable à notre intimité, c’est au contraire un sel supplémentaire, une règle tacite que je n’ai à aucun moment eu envie de transgresser. Car cet homme-là, j’en suis folle et je l’ai dans la peau depuis dix ans. Dix ans d’un bonheur sans mélange. On peut l’accuser de tout, d’avoir pris ma jeunesse et mes meilleures années, d’avoir abusé de sa position pour profiter de moi. Moi, je ne sais qu’une chose : ce qui est pris est pris et je ne regrette rien. Quel que soit son âge, je l’aime, un point c’est tout, et il me le rend bien. Je ne souhaite qu’une chose : que je le rende heureux et que ça dure le plus longtemps possible.Je ne pourrai jamais plus regarder Véronique de la même façon. De même, je ne pourrai jamais plus porter de jugement a priori sur des couples apparemment désassortis, comme Macron ou Moscovici. J’ai failli lui dire « mais et les enfants ? Tu n’as pas envie d’être mère ? » Question stupide, évidemment, surtout quand je pense à mon casse-tête quotidien. J’étais plongée dans mes pensées, pendant que ma copine réglait la note et me secouait :