— Tiens, bonjour Monsieur Lecœur, vous allez nous quitter ? J’ai vu un camion de déménagement…— Non, non, Madame. Ce ne sont que ma femme et ma fille qui partent voir si c’est mieux ailleurs…— Oh pardon, je suis désolée. Je ne voulais pas…— Rien d’offensant, chère Madame. C’est ce que l’on appelle pudiquement aujourd’hui un « accident de la vie. En l’occurrence on pourrait dire un « sur-accident ». Vous savez : vous freinez trop tard sur l’autoroute et vous percutez le camion devant, et quelques secondes plus tard un autre vient vous percuter par l’arrière. Pour moi c’est… un comptable véreux, l’entreprise en liquidation, le chômage à cinquante-deux ans, puis impossibilité d’assurer le train de vie de Madame et les études de ma fille. Elles ont donc trouvé refuge ailleurs, loin du « looser » que je suis.— Ne dites pas cela, vous avez tout du battant. Et donc vous restez dans votre grande maison ?— C’est tout ce qu’il me reste, la maison construite par mes parents. J’ai déjà gâché leur entreprise, je veux au moins conserver cela.— C’est bien pour vous et pour le voisinage aussi. N’hésitez pas si vous avez besoin de quelque chose…— Je vous remercie, bonne journée Madame Labielle.Lecœur la regarda s’éloigner et traverser la rue avant de s’engouffrer dans sa Mini. Sacré belle femme ! Un petit cul pommé à souhait avec des fesses bien séparées que ne parvenaient guère à dissimuler ni la jupe courte, ni une petite veste cintrée qui mettait en valeur ses hanches et sa chute de reins, et qui ne devait pas pouvoir se fermer devant tant elle laissait passer une poitrine haute et généreuse, sans être toutefois opulente. Elle trottinait sur des escarpins à très hauts talons qui dessinaient merveilleusement les muscles de ses mollets et de ses cuisses. Vraiment superbe, pensait-il, si j’avais dix ans de moins…— Alors patron, dit l’épicier marocain à l’air doux et gentil en le tirant de sa rêverie ? Ti parles d’ine belle carrosserie ! On lui ferait bien la vidange et le graissage, non ? Ji dis ça parce que son mari li vend di bagnoles.— Bah laisse tomber, Mouloud. Ce n’est pas un modèle pour nous. Combien je te dois ?— Ça fera trois euros soixante, patron… Merci. Tiens, viens voir par-là, ji bisoin di ton avis…Il l’emmena dans son arrière-boutique : un petit endroit bien aménagé à côté de la réserve, avec des toilettes, deux petites pièces équipées l’une en cuisine et l’autre en bric-à-brac électronique, la passion de l’épicier. Ça sentait bon le couscous « maison ».— Toi qui connais tout, il faudrait que ti me dises si ti penses que ji peux vendre du couscous à mes clients, et à combien la part. Mais pour ça, il faut que ti li goûtes. Ji t’en prépare une boîte…Le brave homme était bien au courant des difficultés de son client. Il le voyait acheter le minimum vital, et encore, parfois moins. Une boîte de sardines et un paquet de nouilles, comme ce jour-là, c’était celui où l’indemnité était versée. Le reste du temps, c’était quelques œufs ou des pâtes seules, ou uniquement un bout de pain, et il allait vivre de soupe pendant le reste du mois. Mais il savait aussi que l’homme avait sa fierté et n’aurait pas accepté de cadeaux, alors il trouvait des subterfuges, faisant appel à l’homme de goût qu’était cet ancien chef d’entreprise. Lecœur repartit avec ses maigres achats et ses boîtes de plastique. Du couscous, il en aurait au moins pour trois repas. Il le fit réchauffer avec parcimonie. Quel délice ! « C’est bon comme là-bas », disait une ancienne pub, mais là c’était tellement vrai ! Un tel festin méritait un peu de vin, il descendit à la cave chercher l’un des vestiges de son glorieux passé. Il se régala en s’empêchant d’en reprendre, songeant à demain. Ce soir, il aurait sa soupe de légumes du jardin. Même s’il y mettait un peu trop d’eau, pour la faire durer, elle serait bonne malgré tout et tiendrait mieux au ventre avec quelques vieux croûtons émiettés dedans.Un « battant » avait dit sa voisine à l’épicerie. Oui, Lecœur en était un, ou du moins se considérait comme tel. Mais aujourd’hui, il se sentait plus Don Quichotte qu’autre chose, à force de s’user à postuler partout pour n’obtenir que des réponses négatives, quand toutefois il avait une réponse. Cependant, il refusait de sombrer. Il se levait toujours à six heures trente, buvait un grand bol de café clair, se préparait comme pour aller au travail et s’installait sur son ordinateur, épluchant une à une les petites annonces en prenant des notes. Puis il préparait des courriers et allait les poster. Papier, cartouches d’encre et timbres constituaient son plus gros budget. Dès neuf heures, il téléphonait aux autres entreprises qu’il avait repérées, mais l’espoir s’était émoussé au fil du temps. Ensuite, il avait un programme établi pour chaque journée de la semaine : un jour jardinage, un jour ménage de toute la grande maison bien vide, un jour à Pôle Emploi, un jour bricolage et un jour récupération. Le samedi et le dimanche il faisait comme avant son jogging et un peu de musculation pour rester en forme, quelques courses s’il lui restait un peu d’argent, et il s’occupait de lui et de ses vêtements. Rasage de près, taille des cheveux, lessive, repassage, raccommodage éventuel. Ses indemnités avaient été fortes au début et avaient peu à peu diminué.En rentrant chez lui de ses grandes enjambées, il rêvait de revoir sa jolie voisine qui hantait parfois ses nuits solitaires. Il faut dire qu’à la belle saison elle prenait fréquemment des bains de soleil dans des maillots minimalistes, et il lui arrivait parfois de la contempler depuis certaines fenêtres de sa maison. Il fallait bien peu d’imagination pour se sentir glisser la queue entre ces hémisphères magnifiques, côté pile comme côté face. Un bien beau motif de masturbation, que cet homme vigoureux pratiquait sans honte, estimant que ça faisait partie de l’hygiène corporelle et du maintien de la forme. En arrivant chez lui, une excuse toute trouvée lui sauta aux yeux. La haie de cyprès plantée depuis deux ans côté voisins dépassait maintenant le mur de plus d’un mètre cinquante, en faisant des tiges étroites et séparées. Ça ne ressemblait à rien. Il posa ses courses et alla sonner.— Madame Labielle, c’est encore moi, pardon de vous déranger.— Mais pas du tout, cher Monsieur. Entrez, entrez, que puis-je pour vous ?— Ce serait plutôt à vous de sortir, ce dont je souhaite vous parler se trouve dehors.— J’arrive… Voilà, que se passe-t-il ?— C’est à propos de votre haie, là. Elle est toute jeune mais prend un mauvais pli, à moins que ce ne soit volontaire.— Ah… ne m’en parlez pas, elle me désole. Mon mari a dit qu’il fallait la laisser pousser pour renforcer les troncs. Je voulais qu’elle cache ce vilain mur en plaques de ciment, mais c’est raté, ça ne cache rien du tout…— C’est normal, il faut la tailler. Je me demandais si vous la laissiez pousser pour protéger votre jardin de mes regards éventuels quand je suis sur mon balcon…— Ah mais pas du tout, je n’ai rien à cacher, même s’il m’arrive de prendre un peu le soleil… Il y a des plages de nudistes, et vous avez déjà vu des femmes nues, hein Monsieur Lecœur ?— Bien sûr et je vous promets que je ne regar… non, que votre intimité ne me regarde pas. En fait, vous la vouliez à hauteur du mur cette haie ?— C’est ça.— Alors il faut tailler, c’est même déjà un peu tard. Plus le haut est taillé, plus le bas s’étoffe.— Eh voilà. Mon mari n’y connaît vraiment rien. Tant que ça n’a pas de moteur, ça ne l’intéresse pas.— Sauf vous, si vous permettez cette plaisanterie.— Oh vous savez, chacun sa croix, Monsieur Lecœur. Je n’ai plus l’intérêt de la nouveauté, bientôt plus celui de la jeunesse, je ne peux pas avoir d’enfants, autant dire que je compte autant que la roue de secours dans sa voiture…— Allons, Madame Labielle, il ne faut pas penser cela. Dans les couples, il y a toujours des hauts et des bas.— Oui, eh bien il y a un bout de temps que je suis au bas du bas et que j’y reste. Mais je ne vais pas me plaindre, c’est un choix, je ne travaille pas et je vis dans le luxe, ce n’est pas le cas de tout le monde. N’est-ce pas, cher Monsieur ?— Hélas, c’est exact.— Allez, entrez donc prendre un apéritif, il est l’heure. Vous connaissez une entreprise qui pourrait venir me tailler ça ? Je pense que je n’y arriverai pas, c’est trop gros pour mes petits bras…— Je peux le faire si ça vous rend service.— Oh ça c’est trop gentil. Volontiers. Pour la pelouse, il n’y a pas de problème, c’est une sorte de tortue qui fait ça toute seule. Mais tailler…Elle le fit entrer dans sa maison « de luxe », disons plutôt à la mode. Carrelage anthracite en dalles immenses, murs de différents gris, meubles blancs et inox brossé très design. À l’image du propriétaire, prétentieux ! En revanche, son whisky était excellent, et Madame Labielle, assise sur un pouf bas, les jambes bien rangées l’une contre l’autre en biais, était magnifique. Quel crétin, ce Labielle ! Bon, après deux portos, on s’aperçoit vite que la jolie femme n’a pas reçu le prix Nobel pour l’invention de l’eau tiède, mais l’a-t-il reçu lui-même ? En tout cas, le moment est délicieux, comme Lecœur n’en avait pas vécu depuis fort longtemps, et son régime frugal fit que le second whisky lui tourna un peu la tête. Il prit congé, promettant de venir tailler le lendemain, jour de jardinage.Lecœur sonna à la grille, équipé de ses gants, d’une cisaille et d’un coupe-fort. Madame Labielle l’attendait de pied ferme en tenue de jardinage, short minimaliste à peine plus large qu’une ceinture, T-shirt dissimulant à peine sa jolie poitrine parfaitement libre de ses mouvements, et chaussures de sport avec talons compensés de quinze centimètres. Plus appétissante pas possible ! Il coupa les troncs un à un au coupe fort, elle les rangeait en trottinant dans la remorque garée sur le trottoir. Il termina en rabattant les petites branches à la cisaille puis effectua une taille verticale soignée. Déjà, la haie ressemblait à quelque chose… à une haie en somme.— Voyez, si vous rabattez le haut légèrement en pente comme cela, ça va renforcer les branches du bas qui vont finir par se rejoindre. Vous auriez fait cela tout de suite, votre haie serait déjà bien plus dense. Au lieu de pousser en hauteur, elle se serait étoffée.— Mais c’est déjà beaucoup mieux, ça me plaît beaucoup. Vraiment, je vous remercie.— Il ne reste plus qu’à passer un coup de râteau, je vais le chercher.— Non, attendez, il y en a un dans le sous-sol. Venez voir. Un truc en éventail ?— C’est tout à fait cela.Ils entrèrent dans le garage puis dans un réduit sombre où quelques outils étaient rangés le long des murs. Il trouva le râteau mais en se retournant buta sur son assistante qui resta sur place sans bouger. Elle passa ses mains sur sa chemise et lui dit d’une voix rauque :— Vous avez chaud. Vous avez soif aussi, sûrement. Venez…— Non, je vais tout vous salir, je suis couvert de brindilles…— Laissez-moi vous brosser…L’occasion était trop belle, elle l’avait saisie au bond. Elle agita ses longues mains fines de sa chevelure à ses pieds, sans rien omettre, au contraire, puis se redressa contre lui.— Vous êtes bien bâti, Monsieur Lecœur, un vrai jeune homme. Mais je suis sûre que quelques brindilles sont rentrées dans votre pantalon…Sans hésiter, elle défit le ceinturon, le bouton et la braguette. Effectivement des brindilles s’échappèrent des pans de la chemise. Elle brossa longuement le boxer, ravie de sentir Lecœur bander comme un âne.— Voilà un tronc dont je vais m’occuper, dit-elle en faisant glisser le boxer. Oh cachottier ! Mais c’est un gros calibre qu’il a mon beau voisin…Elle s’accroupit et emboucha l’objet de son désir, entamant une formidable turlute dont Lecœur n’aurait pas osé rêver. Elle y mettait à la fois du cœur et un indéniable savoir-faire. Le chômeur en était tout éberlué. Aspirant un à un les testicules, elle remontait de la base au gland sa langue agile qui fouettait le frein, titillait le méat, puis pompait en astiquant la hampe de solides coups de poignet. Si elle continuait ainsi, le voisin n’allait pas se retenir longtemps, mais elle le sentit bien. Elle se releva en faisant voler son T-shirt, découvrant deux magnifiques obus qu’elle n’eut de cesse de coller sur le torse velu qu’elle libéra de la chemise. Au paroxysme d’un désir réciproque, elle le prit par la main.— Viens, viens boire à ma source…Sautillant d’un pied sur l’autre pour se libérer de son pantalon et de ses chaussures, Lecœur la suivit dans l’étroit escalier. Ils arrivèrent dans une chambre d’aussi mauvais goût que le reste de la maison, principalement meublée d’un écran plat géant et d’enceintes de home-cinéma. Elle se laissa tomber sur le lit, il se rua sur ses tétons qu’il aspira et titilla longuement, avant de la dépouiller du short étroit découvrant un impeccable « ticket de métro ». La belle était trempée, il la butina de toute son expérience et l’envoya par deux fois flirter avec les étoiles, avant même de l’avoir enfilée. La séance s’éternisa jusqu’en milieu d’après-midi, tous deux oubliant le déjeuner, et Lecœur partit à la déchetterie les jambes flageolantes et les couilles deux fois vidées. Quelle gourmande cette Madame Labielle ! N’empêche que la belle lui avait refilé un billet de cinquante euros pour la haie, qu’il n’était pas question de refuser, le sexe n’ayant rien à voir avec les cyprès. Et s’il avait une petite disponibilité, disons hebdomadaire au moins, pour un tour de manège enchanté, la dame le serait également.Mais le soir venu, la réalité le rattrapa. Bientôt, il allait devoir faire un dossier pour le RSA, lui qui avait gagné plus de dix mille euros par mois !… Les impôts avaient lourdement entamé ses indemnités la première année, et maintenant qu’elles avaient diminué, c’étaient les taxes sur la maison qui grevaient son maigre budget, avec l’électricité et le chauffage pour à peine avoir dix-huit. Alors il avait établi un plan de bataille. D’abord, changer de voiture. Il avait revendu sa grosse Mercedes pour une petite Clio d’occasion, avec une remorque et des barres de toit. Chaque vendredi, il faisait le tour de tous les magasins de meubles et d’électroménager et revenait avec un chargement d’emballages en polystyrène. Maintenant on le connaissait, on lui mettait de côté, ravi d’avoir moins de déchets à traiter. Il rentrait chez lui, faisait un tri, découpait, stockait et retournait à la déchetterie avec les excédents. Il prolongeait son tour dans d’autres entreprises pour récupérer des palettes non consignées qu’il sciait et entassait jusqu’au bout de sa fatigue.Madame Labielle parlait beaucoup, trop peut-être. Tant que c’était en bien… Du coup, plein de gens du voisinage se mirent à interpeller Lecœur lors de ses passages dans la rue.— Oh, Monsieur Lecœur, je suis contente de vous voir. Vous n’auriez pas cinq minutes pour me donner un coup de main ? Pour changer ceci ? Pour repeindre cela ? Et cætera…La vie bien organisée de Lecœur s’en trouva un peu perturbée. Mais il aimait cette pression, cette lutte contre le temps qu’il avait toujours connue à la tête de son entreprise. Il dut s’offrir un agenda pour noter ses rendez-vous. Très rigoureux, il posait les demandes de bricolage le jour du bricolage et celles du jardinage le jour du jardinage. Il lui restait moins de temps pour ses propres besoins, mais il rapportait régulièrement quelques billets de cinquante euros. Ces rentrées d’argent imprévues étaient une bénédiction et le jour de la récupération, il s’aventura dans une grande surface de bricolage, côté clients. Il avait de quoi couvrir son premier mur. Là, plus de calendrier, il ouvrit une session « chantier », repoussant quelques rendez-vous à plus tard. Il attaqua la façade nord, vissant des chevrons aux angles puis tous les mètres et autour des petites impostes des toilettes et de la salle d’eau. Entre les chevrons, il dépila sa réserve de polystyrène de cinq centimètres d’épaisseur, collant une première couche, puis une seconde en quinconce de façon à supprimer tout passage de froid. Le troisième jour, il agrafa par-dessus une collection de couvertures de survie patiemment constituée. Il entendit Labielle, le mari, dire à sa femme :— Qu’est-ce qu’il nous fait le voisin, il transforme sa maison en soucoupe volante ?Laisse hurler les chacals et passer la caravane… Enfin vint la dure épreuve de placer seul les plaques très lourdes d’OSB, ces panneaux de grandes particules de bois, qualité « marine ». Il en bava. Il fallait à la fois hisser, positionner, tenir et fixer sans déchirer les couvertures de survie ni esquinter le polystyrène. À force d’essais et d’astuce, il réussit à mettre au point une technique efficace par glissement sur l’échelle et des lattes pré-positionnées qu’il retirait ensuite avant de fixer, côté par côté. Ce travail de romain lui prit le reste de la semaine, week-end inclus. Mais au final, il avait une façade de bois propre et lisse. Une couche d’accroche et un crépi au rouleau, hydrofuge et bien épais firent le reste. Chère Madame Labielle ! Elle battit des mains et lui offrit une journée entière de manège autour de sa grotte à plaisir. Le repos du guerrier en somme.En travailleur acharné, Lecœur poursuivit son labeur un mois durant, bénéficiant d’un automne sec et ensoleillé. Les façades avant et arrière, quoique plus grandes, s’avérèrent plus aisées à réaliser car comportant plus d’ouvertures. Il y avait donc moins de plaques à poser et surtout de plus petite taille. La façade sud, la dernière, ne comportait que deux fenêtres, et cette dernière ligne droite lui parut harassante. Il était fatigué, avait un peu maigri, et aurait eu besoin d’une nourriture plus riche et plus abondante pour ce genre de travail épuisant. Du haut de son échelle, il dominait la petite maison voisine, une charmante maisonnette un peu ancienne avec un perron couvert, un grenier à combles perdus et pas plus de quatre pièces vu le nombre de fenêtres. Son occupante l’observa longuement et finit par nouer le contact.— Compliments, Monsieur. Je comprends bien ce que vous êtes en train de faire, c’est un travail admirable.— Merci Madame. Mais je suis assez content de parvenir au bout de mes peines.— Je l’imagine bien. Ce serait vraiment ce qu’il faudrait que je fasse faire chez moi, mais hélas je ne crois pas en avoir les moyens. Il faut dire que les entreprises exagèrent et pratiquent des tarifs inabordables.— C’est juste, et c’est bien pourquoi j’ai décidé de m’y lancer seul, avec essentiellement des matériaux de récupération.— Dans un premier temps, pourriez-vous me conseiller ? Je voudrais changer toutes les ampoules pour des lampes à basse consommation, comme il est préconisé. Mais je ne sais pas quoi acheter, ni surtout dans quel magasin…— Aucun problème. Si vous le voulez bien, la semaine prochaine nous prendrons une demi-journée pour faire cela. Le tour de la maison pour noter le nombre et le type d’ampoules, un tour au magasin pour les acheter et ensuite je vous les changerai.C’est ainsi qu’il fit la connaissance de Virginie Cottine, enseignante, portant l’uniforme de cette profession : jupe plissée, chemisier à col Claudine, gilet de laine et lunettes d’écailles. En un mot, d’apparence sinistre. Il entra dans sa bonbonnière avec précaution, prenant soin de ne pas troubler l’ordre des bibelots de « maman », hélas disparue. La dame au chignon lui fit l’insigne honneur de lui confier un chèque en blanc pour effectuer les achats, ne voulant pas s’afficher en ville avec un homme inconnu. Il rapporta avec le ticket de caisse la somme exacte qu’elle nota vite sur son carnet Il se saisit de l’escabeau pour se mettre à la tâche et en fin de soirée, toutes les vieilles ampoules à filaments étaient remplacées. Il fit « Versailles », allumant tout ce qu’il venait d’installer. Ils allèrent jusqu’au compteur électrique qui tournait paisiblement, comme quand précédemment deux seules lampes étaient allumées. Elle n’en revenait pas.— Vous aviez précédemment environ trois mille watts de puissance consommée, notamment ce lustre avec huit ampoules de quarante watts. Ça représente un gros radiateur électrique, ou une machine à laver. Maintenant, le total installé ne consomme plus que deux cent vingt watts, dix fois moins pour un éclairage équivalent.— Bien meilleur vous voulez dire. Regardez, rien que dehors on voit jusqu’au portail et presque jusqu’au fond du jardin. C’est fantastique, je suis ravie. Voulez-vous un doigt de cherry ?— Pourquoi pas ?— Tenez… Bien, et avec ça, combien vous dois-je ?— Rien du tout, je vous en prie. Vous avez payé les fournitures, je vous ai rendu un service de bon voisinage et c’est tout.— Ah non, j’y tiens. Je vous ai fait perdre tout un après-midi et toute peine mérite salaire, ne serait-ce que l’essence pour aller chez le fournisseur. Tenez…Elle lui tendit un billet de cinquante euros, et il se dit que les femmes devaient y être abonnées, à moins que ce ne soit les distributeurs de billets. Ils bavardèrent de tout et de rien, du difficile métier d’enseignant, de la chère maman disparue qui vivait avec elle jusqu’alors.— J’avoue ne pas me souvenir d’elle, et pourtant j’habite ici depuis toujours. Mais vous êtes si discrètes, et j’avais une vie tellement trépidante…Il lui narra rapidement ses mésaventures professionnelles et familiales. Elle hocha la tête tristement et des larmes lui vinrent aux yeux. Elle quitta ses lunettes, dévoilant un magnifique regard émeraude.— Voyez-vous, nous sommes deux êtres abîmés par la vie. Moi je vous connais depuis que je suis arrivée ici, avec ma nomination. Je vous regardais passer, digne et important dans votre grosse Mercedes. J’ai même eu votre fille en classe, mais vous ne veniez jamais aux conseils, trop occupé sans doute. C’était toujours votre épouse, pardonnez-moi mais… hautaine et méprisante. Et pour tout dire, votre fille était une petite peste qui lui ressemblait beaucoup. Et je me disais, quel dommage, un homme qui semble si gentil. Il ne mérite pas cela…— Je ne sais pas, après tout ne dit-on pas que l’on n’a que ce que l’on mérite ? Cependant, je trouve un peu dure la façon dont j’ai été… « débarrassé » de tout cela. Mais je suis un battant et je ne me laisserai pas aller. Voyez, je conserve cette maison qui est le seul bien qui me reste de mes parents, mais je ne l’ai pas transformée en mausolée, bien au contraire. Au fil du temps, je transforme tout, dedans comme dehors. J’apprends des tas de choses, sans complexes, en me disant qu’un ingénieur des mines doit être capable de faire ce que fait un artisan ne disposant que d’un CAP. Parfois j’ai du mal, il me manque l’expérience, le tour de main ou le bon outil. Mais globalement, j’y parviens. Et je sortirai de ce marasme, quoi qu’il m’en coûte.— Je vous admire pour cette attitude volontariste. Mais vous semblez dire que je vis dans un mausolée ?— Puis-je être franc, très franc, sans pour cela vous froisser ?— C’est ce que j’attends de vous. Vous savez ce qu’on dit, à juste titre, des flatteurs.— Alors oui, c’est exactement ce que je pense, tout en respectant votre choix. Mais à votre place, je casserais tout, je changerais tout et je me ferais un petit nid moderne et sympathique qui irait bien dans cette charmante et coquette maison. Et pour aller plus loin, je viens de découvrir des yeux magnifiques que le reflet de vos lunettes dissimule. Qui sait si cette jupe trop longue ne cache pas des jambes tout aussi magnifiques ? Vous semblez tout droit sortie du « couvent des oiseaux »… Pardonnez-moi pour cette impudence…À la grande surprise de Lecœur, Virginie Cotine retroussa sa jupe jusqu’à mi-cuisses, dévoilant une paire de jambes superbe, longues, fines et galbées et, fait rarissime, des genoux d’une égale beauté, ne donnant pas cette impression de gros bloc disgracieux. Elle questionna :— Alors, qu’en pensez-vous ? C’est montrable ?— Mieux que cela, Madame. Vous êtes… faite au moule. Voilà un héritage dont vous pouvez remercier votre maman ! Maintenant soyons clairs : je ne vous incite pas à jouer les « pétasses » comme ma voisine de l’autre côté. Mais je suis persuadé que vous trouverez le juste milieu et que vous saurez rester élégante, sans ostentation.— Je vous remercie pour votre franchise, Monsieur. Dites-moi encore. J’ai un salaire convenable et je ne m’en plains pas. Mais je suis seule pour assumer toutes les charges de la maison, taxes, chauffage, fluides, et les impôts ne ménagent pas les célibataires. Si j’envisageais quelques travaux, seriez-vous partant pour me donner un coup de main ?— Bien sûr. Si vous acceptez de vivre quelques temps dans un chantier, l’hiver je suis plus disponible, moins de jardinage et je n’aurai plus besoin de récupérer de l’isolant.— À bientôt donc, nous serons amenés à nous revoir.Lecœur rentra chez lui tout émoustillé par cette exhibition spontanée, bien que sans la moindre indécence, qu’il n’aurait pas imaginée de la part de sa prude voisine. Il apprécia la température douce qui régnait chez lui, malgré l’absence de chauffage. L’habitation avait bien emmagasiné le rayonnement diurne du soleil d’automne. L’hiver approchait et il se sentait prêt à l’affronter. Il ne lui restait plus qu’à effectuer l’achat. C’était quasiment l’achat le plus important de sa nouvelle vie.Il avait économisé pendant des mois, euro par euro, pour pouvoir se l’offrir. En même temps, il avait vécu des mois dans un chantier qu’il réalisait lui-même, petit à petit, rognant sur tout et surtout sur la nourriture, pour financer les quelques matériaux dont il avait besoin, hors récupération. Cet achat, c’était une cuisinière, oui, une grosse cuisinière de fonte comme en avaient les grand-mères. C’était pour lui LA solution pour limiter sa consommation de gaz. Il avait trouvé cet engin sur Internet et avait tout de suite été séduit : ça permettait avec un seul foyer de se chauffer, de chauffer de l’eau et de faire la cuisine. Génial ! Il avait donc décidé de réunir la cuisine avec le grand salon-salle à manger et de placer la cuisinière entre les deux. Pourquoi pas, comme autrefois, la grande pièce à vivre où l’on faisait tout ? C’est un très bel objet en plus, avec sa fonte noire et ses poignées de laiton. Il a donc cassé des cloisons, il en a construit d’autres pour enfermer l’escalier montant à l’étage et qui allait aspirer toute la chaleur, il a modifié le circuit de chauffage, avec des vannes, pour amener à la cuisinière des tuyaux alimentant les radiateurs de la salle d’eau, de la chambre et du bureau, et fabriquer l’eau chaude dans le ballon. Il a stocké une montagne de palettes bien découpées pour l’alimenter.Le problème était que cet engin coûte désormais horriblement cher sur Internet, plus de trois mille euros. Il allait donc être contraint d’économiser encore une année de plus. Mais en faisant ses tournées « palettes et polystyrène », il a discuté ici et là et a fini par dénicher un marchand de poêles à bois bougon, dans un village voisin, qui le reçut comme un chien dans un jeu de quilles.— Cuisinière ? Beuh ! Y a longtemps qu’on fait plus ça. Même les mémés sont passées au gaz. Si vous voulez un poêle, j’ai ce qui faut…— Non, non. Moi, c’est vraiment une cuisinière que je voudrais, un gros truc qui fasse de l’eau chaude et tout.— Ah ouais, je vois. On n’en vend plus. Remarquez, maintenant que vous le dites… Faut voir. Venez donc.Il l’entraîna dans une arrière-cour sordide, envahie de hautes herbes et remplie de déchets divers et alla dans un hangar sombre dans le même état, herbes exceptées. Il déplaça des choses, ils durent pousser une guimbarde aux pneus à plat, pour finir par découvrir, sous une bâche et un doigt de poussière et de fientes d’oiseaux, un monstre des temps passés.— C’est mon père qu’avait acheté ça. La vieille Ballue est morte juste avant d’être livrée. Elle est toute neuve.— Oui, enfin… après un grand nettoyage, elle sera neuve.— J’veux dire qu’elle a jamais servi. Mais elle a ben… trente ou quarante ans. Ben oui, l’père est mort en 2002, il avait quatre-vingt-sept, en retraite depuis quatre-vingt… Oh putain ! Ça fait sûrement plus de quarante ans qu’elle est là. Ben vrai… presque aussi vieille que moi.— Et vous en voudriez combien ?— J’sais pas… Faut voir… Elle est amortie depuis le temps. C’est comme qui dirait une antiquité qui m’encombre… Et si j’vous disais que vous vous débrouillez pour l’embarquer et que ça ira comme ça, qui qu’vous en dites ?— J’aurais tendance à dire banco, mais… ça doit être coton à déplacer. Ça se démonte ?— Oh, un peu, sûrement. Dire qu’on l’emmènera en petits paquets sous chaque bras, ça m’étonnerait.— Je vais voir, me renseigner, demander à des entreprises de déménagement.— Comme vous voulez…Lecœur était excité comme une puce, car même s’il ne l’avait pas montré au marchand de poêles, récupérer une grosse cuisinière comme celle-là gratuitement c’était inespéré. Il chercha partout, contacta des déménageurs qui refusèrent ou demandèrent des prix démentiels. La solution vint encore une fois des magasiniers qui lui fournissaient palettes et emballages : emprunter un chariot élévateur pour un week-end et louer un camion-plateau, ceux qui servent à transporter des voitures, très bas avec deux rampes. Le chariot permettrait de soulever la bête, de la sortir du hangar et, sans même la poser au sol, il grimperait sur le plateau pour faire le trajet jusque chez lui. Eux se chargeaient du chariot auprès de leur patron, à lui de louer le camion. Il lui fallut attendre plusieurs semaines, car un camion-plateau sans permis poids-lourd, ça existait mais c’était très demandé, notamment pour transporter des voitures de collection. Il retint le véhicule pour le premier week-end disponible et prévint ses acolytes. Puis il retourna chez le marchand de poêles pour conclure l’affaire, démonter tout ce qui était démontable et surtout dégager un passage pour le chariot-élévateur. Le bonhomme traînait derrière lui, mains dans les poches et cigarette au bec, goguenard.— Vous savez comment qu’elle est morte la vieille Ballue ?— Non, répondit Lecœur qui s’en fichait éperdument.— Ben, elle avait une fille qu’avait l’feu au cul, une chaudasse quoi. Un jour, elle l’a entendu beugler dans le grenier à foin, en train de s’faire arranger par un valet d’ferme. Mon vieux, ni une ni deux, elle prend un balai et monte au grenier pour caresser les côtes du jeunot. Lui, leste comme un chat, saute par l’ouverture du fenil sur la corde qui sert à monter les bottes de paille. La vieille a battu l’air avec son balai et emportée par son élan elle est tombée de là-haut. Crac, sur la tête ! Elle était arrivée en bas avant le marlou qui sautait sa fille. Enfin c’est ce qu’on dit, ce que la fille et le valet ont raconté…— Triste fin, en effet. Mais vous voulez dire que… la fille ou le valet ?— Hou ! Moi j’en sais rien, j’avais trois quatre ans… Mais on en a parlé pendant des années, surtout à la maison. Pensez, c’te cuisinière qui traînait là, qu’elle avait commandé énorme juste parce qu’ils tuaient trois ou quatre cochons par an. Sacrée ferme le domaine Ballue !— Et la fille n’en a pas voulu ?— Oh la fille, une chaudasse j’vous dit. Y avait qu’un truc qui l’intéressait, s’faire arranger par tout ce qui passait. Alors au lieu de travailler de six heures du matin à onze heures du soir comme sa mère, elle faisait tout faire par des gars du coin et elle payait… comme qui dirait d’sa personne. Tout le village y est passé d’ssus, mon père le premier. Quand il disait « j’vais ramoner chez Ballue », la mère savait ben que c’était pas que la cheminée qu’il allait ramoner… Il partait matin et rentrait l’soir bourré comme un cochon. Et c’était le cirque pendant huit jours : « Et où qu’ils sont les sous du ramonage ? Et c’te cuisinière, t’en fait quoi ?… » Et puis elle oubliait jusqu’à la saison suivante. Voyez qu’elle a une histoire c’te cuisinière.— En effet, répondit Lecœur en emballant les portes qu’il avait démontées.— Mais la fille Ballue, elle a eu une fille elle aussi. Va savoir qui qu’était l’père. Elle a pas dû l’savoir elle-même. Une sacrée belle fille, une déesse. Mais les chiennes font pas des chattes ! La p’tite aussi elle avait l’feu. À seize ans, elle est partie à Paris pour être mannequin. Tu penses, on l’a jamais vue dans un magazine. Paraît qu’elle vit pas loin, par chez vous, mariée à un marchand d’voitures…— Comment s’appelle-t-il ce concessionnaire ?— Oh, j’sais plus. Mais un nom de mécanique, tout indiqué. J’sais pas… Piston ou Vilebrequin, un truc comme ça…— Ce ne serait pas Labielle, par hasard ?— Voui c’est ça, Labielle. Vous connaissez ?— Ouais, comme ça, de vue…— Bon, c’est pas tout ça, mais une’tite chopine, ça vous dirait ?— Merci, non. J’essaye de terminer ça. Mais allez-y, je vous en prie.La vie est pleine de surprises et le monde est très petit. Dire qu’hier encore, Lecœur était attelé aux fesses de Madame Labielle et la lutinait fougueusement en pensant à Virginie et à tous les mystères que cachaient encore ses vêtements hideux ! Il travailla jusqu’à ce que la nuit le chasse dans ce vieux hangar sombre, sale et plein de fuites. Il rentra, la Clio pleine de pièces diverses qui pesaient déjà leur poids. Il avait entrepris de donner aux éléments de laiton leur éclat d’origine quand on sonna au portail.— Qu’est-ce que c’est ? Oui entrez ? Ohhhh ! Mais c’est vous, ma voisine ?— Eh oui. Que pensez-vous de mon nouveau look ? J’ai profité des vacances de Toussaint pour mettre ça au point. Je viens le tester avec vous, j’attends vos critiques.Virginie était méconnaissable. La silhouette moulée dans un tailleur près du corps d’un très beau vert amande, la coiffure aux épaules, remplaçant l’affreux chignon de dame patronnesse, encadrait un visage discrètement maquillé, avec des lunettes légères traitées anti-reflets, des escarpins mi-hauts à large talons, elle était… à croquer.— Et j’ai le même tailleur couleur saumon, ce qui me permet éventuellement d’alterner les couleurs, puisque ça va bien ensemble.— Quelle transformation, vous êtes superbe.— Vraiment ? Merci, mais c’est grâce à vous. Votre sincérité m’a amenée à réfléchir. Et c’est vous qui avez raison. Il ne faut pas se laisser porter par les pensées négatives. Il faut aller de l’avant.— Oui, on n’a pas le choix. Le cinéaste Claude Lelouch dit que quand on perd sa maman, c’est comme si on n’avait plus de marche arrière dans une voiture, parce que plus jamais personne ne vous appellera « mon petit ».— C’est vrai, et c’est très joli. Alors ça vous plaît ? J’en suis contente, et je me sens mieux dans ma peau. Il faudra venir me conseiller sur les travaux à faire, j’y suis prête. Et vous ? Que faites-vous ?— Excusez mes mains noires, je restaure une vieille cuisinière qui, en fait, n’a jamais servi. Ce sera mon nouveau mode de chauffage. On va chercher le corps du monstre ce week-end.— Très bien. Si vous avez besoin d’aide. Mais pas sûr pour les travaux de force.Elle partit en faisant un tour sur elle-même, juste pour ravir encore une fois les yeux ébahis de son voisin, ce qui semblait beaucoup l’amuser. Quel âge pouvait-elle avoir ? La trentaine à tout casser, si la Labielle en a trente-cinq… C’est vrai qu’elle a moins « d’heures de vol » aussi. Elle a vraiment beaucoup de classe et beaucoup de charme. Elle ne tardera pas à trouver chaussure à son pied.L’affaire fut plus délicate que prévu. Tout se passa bien jusqu’à l’arrivée à la maison. Mais pour lever la cuisinière jusqu’au balcon, le chariot devait s’engager dans la descente de garage. Et là, la cuisinière plus lourde que lui avait tendance à le faire basculer. Et puis comment faire une fois qu’elle serait hissée au niveau de la rambarde ? La descendre à la main semblait impossible. Les magasiniers partirent chercher une poutre métallique IPN et, pendant ce temps, Lecœur découpa la rambarde métallique à la disqueuse, juste en face de la porte-fenêtre. Il la ressouderait après. La poutre posée sur les murets de la descente de garage, ils installèrent les rampes métalliques du camion dessus, ce qui faisait une pente inversée, mais c’était mieux ainsi. Vers seize heures, la cuisinière fut enfin déposée au bon niveau. En la soulevant légèrement avec deux diables, deux hommes à chaque extrémité suant et ahanant, ils finirent par la mettre à sa place définitive. Ouf ! Lecœur fit sauter le bouchon d’une de ses dernières bouteilles de champagne gardées d’un lointain passé et récompensa grassement ses trois aides. Après tout, il fallait bien que la somme épargnée serve à quelque chose, et il n’en dépensait que la moitié. Il retourna remercier le marchand de poêles en lui apportant sa dernière caisse de grand Bordeaux qui ne suscita qu’une remarque :— Oh putain ! C’est du bon, ça…Dès le lendemain, il se mit en devoir de remonter toutes les pièces de la cuisinière, brancher le tuyau de fumée, et il tenta sa première flambée. Bigre ! La température de la pièce, même grande, augmenta significativement, ce qui augurait bien pour l’hiver. Ensuite, il fallut ressouder la rambarde, son petit poste à soudure ferait l’affaire. Le tout bien calé avec des morceaux de bois et des serre-joints, il entama ses soudures derrière son masque.— Hé, voisin ! Vous nous faites le quatorze juillet ? cria la voix de Madame Labielle.— Surtout, ne regardez pas l’arc. Sans protection ça brûle les rétines.— D’accord. Vous avez découpé votre garde-au-corps de balcon ?L’expression le fit sourire intérieurement ; « garde-au-corps » et « balcon », des mots qui convenaient bien à ce joli corps avec du monde au balcon.— Eh oui, il nous empêchait de passer ma nouvelle acquisition, venez voir…Elle ne se fit pas prier. Il lui montra sa belle cuisinière et lui narra son histoire, pas tout à fait innocemment.— La cuisinière de la grand-mère Ballue, murmure-t-elle émue.— C’était votre grand-mère ? Comme le monde est petit…— Oui, vraiment trop petit. Je n’aurais jamais dû revenir par ici !Elle savait qu’il savait, les gens du village avaient parlé, trop contents de faire encore des gorges chaudes d’un passé qu’elle voulait désespérément oublier.— Vous savez, reprit-elle tout à trac, je ne suis pas une salope, quoi qu’on en dise. C’est vrai que mon pucelage s’est envolé très tôt, comment aurait-ce pu en être autrement avec l’exemple à la maison ? J’ai fui tout ça, je voulais réussir, être mannequin. Mais on m’a trouvée trop petite avec trop de poitrine. D’agent en agent, on m’a promis la lune, à condition que je sois « gentille ». Et je l’ai été, j’ai écarté les cuisses trop souvent. En plus, j’admets que ça ne me déplaisait pas. Mais à seize ans, que connaît-on de la vie ? Je me suis retrouvée enceinte, par un type qui voulait faire de moi une star de cinéma. J’y croyais jusqu’à ce qu’il m’emmène sur un tournage, du porno évidemment. Quand il a su que j’étais enceinte, il m’a emmené chez une « passeuse d’ange », un avortement illégal dans une cuisine sordide avec des aiguilles à tricoter… l’horreur ! Infection, trois mois d’hôpital et plus possible d’avoir des enfants. Alors je suis revenue ici, serveuse dans un bar, là où j’ai rencontré Labielle. Il m’a fait la belle vie, facile mais sans enfants. Il s’est vite lassé mais on reste ensemble, il fait ce qu’il veut et moi aussi. C’est tout.Les yeux pleins de larmes, elle tourna les talons en laissant Lecœur décontenancé. Pauvre fille ! Désormais, ils ne firent plus que se saluer poliment par-dessus la haie de cyprès.La journée Pôle Emploi ne fut pas plus réjouissante. Les indemnités de chômage étaient à leur terme, il fallut remplir un dossier RSA, et désormais percevoir la somme rondelette de cinq cent cinquante euros par mois ! Une fortune ! Allez payer trois mille euros par an de taxes foncière et d’habitation : six mois de RSA !— Vous aurez peut-être droit à des exonérations, il faut demander aux impôts.Mendier aux impôts, mendier aux Restos du cœur, Lecœur devenait soudain mendiant, peut-être bientôt SDF. Il rentra avec le moral dans les chaussettes. Il alluma une flambée et se fit cuire un œuf, le dernier de son frigo vide. On frappa à la porte, quelqu’un qui n’avait même pas sonné.— Ah, Virginie… Entrez.— Que vous arrive-t-il ? Je vous ai vu passer, on aurait dit que vous portiez deux valises de cent kilos…— C’est un peu ça. Fin de droits, inscription au RSA, la misère absolue. J’en ai marre. Je suis trop vieux pour un emploi, pas invalide ni père de famille nombreuse… je n’ai droit à rien.— Allons, c’est à mon tour de vous secouer les puces. Vous avez devant vous un chantier pour l’hiver et je vous paierai bien, je vous le promets, sans rien déclarer à personne, juste entre nous. Donc pour les trois mois à venir, vous êtes tranquille.— Oui, vous avez raison. Ce doit être ça la précarité, vivre en permanence avec la peur du lendemain… Désolé mais je découvre.— Dites, quand vous étiez PDG vous n’aviez pas peur, et pourtant…— C’est vrai. En fait si, j’avais toujours la crainte de ne pas avoir assez d’activité pour l’entreprise. Une vie n’est-elle donc faite que de peurs et de craintes ?— Hou là là, mais que non ! Quand vous avez eu ce projet d’isoler votre maison, de la transformer et d’installer cette cuisinière, vous avez vécu pour ce projet et vous vous en êtes donné les moyens. Faites de nouveaux projets, rebondissez, ne vous laissez pas abattre. Ça fait quelle différence entre vos allocations et le RSA ?— Environ trois cent cinquante euros… C’est énorme ! Pour moi du moins…— Hé ! Combien économisiez-vous pour votre projet chaque mois ? Au moins trois cents euros, non ?— Oui, à peu près…— Eh bien, le projet est achevé. Plus besoin d’économiser. Vous ne vivrez pas plus mal qu’avant.— Vous croyez ?— J’en suis certaine. Ce qui vous manque, c’est un nouveau projet. Et moi, j’en ai un pour vous. Mon chantier d’abord, mais aussi pour la suite. Je vous en reparlerai, il faut que je me renseigne. Allez, courage, et pensez que vous avez une véritable amie tout près de vous.Lecœur la raccompagna sans même remarquer son jean’s moulant et son petit pull angora qui mettait en évidence deux seins assez petits mais terriblement fermes et drus. Il voulut prendre une douche, mais l’eau était à peine tiède, son système ne fonctionnait pas aussi bien qu’espéré. Il alla se coucher dépité, dans une chambre très fraîche.Le lendemain était un autre jour, un samedi, jour de marché. Son moral s’était renforcé, la petite voisine avait raison, il ne fallait pas baisser les bras. Il s’autorisa à prélever sur le reste de sa cagnotte « cuisinière » de quoi acheter deux poulettes, et les installa dans son jardin. Des portillons, datant de l’époque de ses parents qui avaient un chien, fermaient l’espace arrière. Il leur construisit une cabane en bois de palettes pendant le week-end, entre deux lessives, et Virginie le relança pour ses travaux. Soucieuse de son état, elle l’invita à partager un délicieux rosbif aux haricots verts.— Que ne me l’avez-vous dit ? Je vous aurais apporté un bocal de mon jardin.— Ce sera pour la prochaine fois, je le saurai.— Ah au fait, j’espère qu’elles ne vous dérangeront pas, j’ai acheté deux poulettes pour avoir des œufs frais.— Très bonne idée ! Vous voilà débarrassé de vos démons ?— Je ne sais pas, sans doute grâce à vous. Donc n’achetez plus d’œufs, normalement je devrais en avoir deux par jour, bien plus qu’il ne m’en faut.— Taratata ! À cette époque, elles ne vont pas tarder à cesser de pondre, dès les premières gelées. Quand j’étais petite, j’avais une poule chez ma grand-mère. Je l’appelais Joséphine et elle me suivait partout, comme un toutou. Elle pondait un œuf chaque jour, sauf en hiver.— On verra bien.Ils inspectèrent ensemble la maison, mais cette fois dans l’intention de la transformer. Lecœur sonna les cloisons, repérant celles qui pouvaient tomber et celles qu’il ne fallait pas toucher. Mais comme la maison était petite, environ huit mètres par huit, il semblait qu’aucune ne fut porteuse. On pouvait faire ce que l’on voulait. Virginie voulait faire a minima. D’accord pour réunir cuisine et salon pour un grand espace traversant avec cuisine américaine, mais le reste n’avait besoin que d’être rafraîchi : deux chambres, dont l’une lui servait de bureau depuis le décès de sa mère, une salle de bains où elle voulait remplacer la baignoire par une douche à l’italienne et des toilettes en bout de couloir. Lecœur se dit qu’en un mois l’affaire serait pliée. C’est en examinant de plus près les installations qu’il changea d’avis. L’électricité n’était plus aux normes depuis belle lurette, la plomberie était si fatiguée et entartrée qu’elle ne supporterait pas de transformations et le chauffage était totalement obsolète, chaudière comme radiateurs et tuyaux.— Je ne veux pas vous faire peur, mais… Soit on fait un lifting léger et on oublie le reste, soit on se lance dans un chantier de rénovation de fond en comble. Mais ce n’est pas le même prix.— C’est à dire ?— Tout est vieux, usé, hors norme, voire dangereux ici.— À ce point ?— Je le crains. Un lifting rapide, papiers, peintures, pour trois à quatre mille euros c’est faisable. Mais si on garde les murs et qu’on change tout, ce qui serait nécessaire c’est… quatre mille pour le chauffage, trois pour la plomberie, deux pour l’électricité, deux pour les menuiseries, cinq pour l’isolation et quatre pour les finitions.— Vingt mille sans la main d’œuvre. Trois mois de boulot, à peu près ?— Au moins, oui. Surtout seul.— Mais je serai là, moi. Je vous aiderai et je ne me paye pas. Disons donc sept à huit mille. Ça nous fait un chantier à vingt-huit mille euros pour une maison neuve. C’est ça ?— Ah oui, complètement neuve et à votre goût.— Ça me va. Ma mère m’a laissé un petit héritage, son livret de caisse d’épargne, et moi j’ai aussi mes petites économies. Tout ça, ça fait un petit pécule d’environ cinquante mille euros. Voyez bien, il m’en restera plein ! Allez, on fait ça. Je vous fais confiance, totale confiance. Je vous donne ce carnet de chèque et je signe quelques chèques pour que vous puissiez acheter les matériaux. Vous commencez quand vous voulez.— Oui mais… Je ne sais pas si c’est le bon moment…— Ah bon, pourquoi ?— Pendant des semaines, il n’y aura plus de chauffage, plus d’électricité, la maison sera inhabitable.— Ah oui… Je n’avais pas pensé à ça. Vivre dans le chantier, ce n’est pas grave, ça ne dure pas très longtemps. Mais sans chauffage ni courant…— J’ai une solution : je vous héberge temporairement…— Vous feriez ça ? C’est trop gentil. Mais j’accepte. Maintenant que je me suis faite à l’idée de tout rénover, j’ai hâte que ça se fasse. Et puis pendant que vous travaillerez ici, je vous préparerai de bons petits plats, bien reconstituants. Parce que, dites ! Vous avez rudement maigri, je me trompe ?— Je ne sais pas, je ne me pèse pas, quel intérêt ?— Quel est votre poids de forme ?— Disons, soixante-dix-huit. C’est ce que je pesais étudiant et j’y suis resté jusqu’à… enfin je faisais du jogging pour y rester.— Grimpez là-dessus. Soixante-sept, et encore, tout habillé. Vous avez perdu au moins douze kilos Monsieur Lecœur. C’est beaucoup trop, c’est dangereux, il faut arrêter ça et surtout arrêter de sacrifier la nourriture au reste. Vous allez voir, ça va changer. Je prends les choses en main, et vous direz ce que vous voulez, c’est comme ça.Douce et timide, Virginie savait être maîtresse-femme quand il le fallait. Et là, elle a vraiment eu froid dans le dos.— Ce Monsieur est en train de se suicider à petit feu, pensa-t-elle. Un type si bien, c’est insupportable. Fille tardive d’un petit postier et d’une mécanicienne en confection, son père avait succombé à une crise cardiaque peu de temps après sa retraite, dont il n’avait pas profité. Sa mère avait perdu son emploi à cause des importations d’Asie depuis longtemps. Elle était restée à la maison pour élever leur fille unique, fruit tardif et improbable de leur amour sans défaillance. Cette enfant incarnait leur bonheur de vivre, grandissant dans un environnement paisible et modeste, respectueux de tout. Intelligente, elle réussit ses études et devint ce qu’elle souhaitait, professeur. Ils en étaient si fiers… Elle n’eut pas le cœur d’abandonner à sa solitude sa mère veuve et resta vivre avec elle. Pourquoi, pour qui serait-elle partie, elle dont l’apparence surannée et timide n’attirait personne dans un monde de paillettes trop bruyant à son goût. Non, son idéal masculin, elle le voyait passer chaque jour au volant de sa Mercedes, symbole de sa réussite, sûr de lui et de son pouvoir. Il était très gentil cependant, avait toujours un mot aimable pour ses parents, et un petit « Bonjour Mademoiselle » pour elle. Elle n’osa même pas lui parler de sa fille qui, un jour en classe, l’avait traitée avec tout son mépris. Par respect pour cet homme, elle n’avait pas osé demander un conseil de discipline pourtant mérité. Juste une retenue que la gamine n’avait pas faite, envoyant sa mère chez le proviseur pour tout mettre sur le dos de la petite prof.La vie offre des retournements de situation inattendus. Aujourd’hui, elle était là devant lui, auprès de cette grosse cuisinière, mangeant l’omelette qu’elle avait confectionnée avec ses œufs frais et l’oseille de son jardin.— Allez Monsieur Lecœur, il faut la finir. Avec un petit verre de Bordeaux, ça va passer tout seul. Ce n’est pas boire, c’est simplement un petit fortifiant.— Vous êtes adorable Virginie, mais je n’ai plus l’habitude de manger autant…— Justement, il faut vous y remettre doucement. Demain, ce sera soupe de légumes. J’ai trouvé à la cave carottes, navets, pommes de terre et il y a encore des poireaux dans le jardin. Mais j’y ajouterai un bon morceau de jarret de bœuf. Qu’en dites-vous ? Un petit pot-au-feu ?— C’est sûr que c’est alléchant mais…— Mais quoi ? Rien, c’est comme ça. Vous fournissez les légumes et moi la viande. Équitable, non ? Allez, vous débarrassez la table pendant que je vais finir de corriger mes copies.Il la trouvait merveilleuse et si facile à vivre depuis qu’il l’hébergeait. Les travaux étaient bien entamés dans la petite maison. Il avait commencé par isoler les combles, accessibles par une trappe, pour éviter de tout salir quand le reste serait fini. Et rien qu’avec cela, il n’avait plus du tout froid, surtout en travaillant. Ensuite il avait tout démonté : baignoire, lavabo, toilettes, évier, radiateurs, chaudière, des mètres de tuyaux, et tout porté à la déchetterie. Il avait également cassé les cloisons à supprimer, et l’espace ainsi dégagé ravissait Virginie, c’était le principal. Maintenant, il refaisait les circuits, patiemment, méthodiquement depuis le sous-sol. Un à un, les nouveaux éléments trouvaient leur place. Au tableau électrique, une gerbe de fils de couleur sortaient des gaines, toutes repérées.— Mais comment allez-vous vous y retrouver ? s’exclama-t-elle inquiète.— Pas de souci, question d’organisation. Et au pire, tous les rouges vont à la phase, les bleus au neutre et les jaunes à la terre. Les marrons et les noirs vont aux télérupteurs. Mais c’est mieux quand tout est protégé et repéré pour couper en cas de besoin.— Voui voui voui… Quand même, je n’imaginais pas. Pas maline pour une prof de physique !Au bout de deux mois, la salle d’eau et les toilettes étaient terminés et opérationnels. La nouvelle chaudière à condensation avait été testée, mais il fallait démonter à nouveau les radiateurs pour faire les papiers-peints. La cuisine américaine était presque terminée, il ne restait plus qu’à poser le carrelage pour qu’elle le soit définitivement. Lecœur gardait pour la fin l’isolation par l’extérieur, comme chez lui, mais avec des matériaux dédiés bien plus faciles à mettre en œuvre. Il redoutait presque de voir la fin des travaux approcher et le bel oiseau retourner dans sa cage en le laissant seul.C’est pourtant ce qui arriva un jour, trois mois et dix-huit jours exactement après le début du chantier. Le quatre-pièces de Mademoiselle Cotine était terminé, fonctionnel, isolé, sentant bon le neuf et ne comportant plus aucune trace du passé. Virginie ré-emménagea totalement, ravie par son nouvel environnement. Il faisait encore bien froid en cette fin février, mais la chaudière n’allait pas tarder à fabriquer du gaz ! Avec l’isolation et ses performances, elle ne consommait presque rien. En plus, les travaux durant les mois d’hiver avaient économisé plus de deux mille euros de chauffage habituellement consommé. C’était le bonheur… en principe. Mais le samedi suivant, elle frappa à la porte de Lecœur.— Quelque chose ne va pas ? Une panne, s’inquiéta-t-il ?— En quelque sorte, oui. Ma maison est splendide, tout fonctionne bien et j’y suis très bien… Mais : seule… si seule. C’est moi qui suis en panne, moi qui ne vais pas bien. Armand, je déprime, je ne peux plus me passer de vous…— Oh mignonne ! C’est trop gentil… Entrez, on va prendre un verre et ça va aller mieux.— Non Armand, un verre n’y changera rien… C’est de vous dont j’ai besoin, murmura-t-elle en plaçant sa joue et ses deux mains sur le torse de son voisin, décontenancé.Dans un premier temps, il n’osa pas bouger, il était trop ému. Et puis c’était la première fois qu’elle l’appelait par son prénom. Enfin, il se décida, fort embarrassé, à lui passer une main sur les cheveux, lui posant l’autre sur l’épaule.— Ma chère petite Virginie, qu’avez-vous mis dans votre jolie tête ? La solitude n’est rien, on finit par s’y habituer, vous verrez.— Mais je sais, je vivais seule avant, avant ces travaux, avant de passer trois mois avec vous. Trois mois, ce n’est pas rien. Trois mois où j’ai eu le sentiment d’exister, de vivre pour prendre soin de quelqu’un, d’avoir quelqu’un qui prenait soin de moi. Armand je veux revenir chez vous… ou alors vous venez chez moi.— Alors juste pour le week-end, le temps que ça aille mieux.— Non ! Non, pour toujours… Armand, je veux être votre femme…— Mais ! Mais, mais, mais… Virginie ! Vous n’y pensez pas ?— Je ne pense qu’à ça.— Quel âge avez-vous ?— Plus celui d’une petite fille faisant un caprice, rassurez-vous. L’âge d’une femme qui a compris où était sa vie et qui se fout du reste. De l’âge, des gens, peu importe. Est-ce que nous nous sommes disputés pendant ces trois mois ?— Jamais, mais trois mois c’est court… Et puis je ne suis plus rien, ma vie est foutue, ratée, terminée. La vôtre commence.— Bêtises ! Recommencez la vôtre avec moi, c’est mon plus cher désir.Et sans plus attendre de réponse, elle se hissa sur la pointe des pieds, plaqua sa bouche sur celle de Lecœur et en força l’entrée de sa petite langue pointue. Comme c’était bon, à la fois chaud et frais, et ce petit corps serré contre le sien, ses seins drus perforant son poitrail, ses mains douces lui prenant le visage. Le souffle lui manquait mais peu importait, mourir dans de telles conditions serait une bénédiction. Il se laissa aller, la saisit à pleins bras, caressa sa taille, son dos, ses hanches ses fesses et bandait à en éclater. Elle se recula un instant, détacha la chemise pour enfouir aussitôt son museau avide dans la toison du torse aimé, l’embrassant, le léchant, le humant. Elle était comme possédée, serpentant sans relâche contre ce corps désiré en grognant comme un marcassin à la tétée. Ce faisant, elle le poussa vers la chambre et il recula jusqu’au lit. Soudain, elle s’arrêta net et le regarda, les prunelles dilatées :— Armand, je veux être à toi, là maintenant, souffla-t-elle, mais j’ai très peur, si peur… je meurs de trouille… Armand sois doux, c’est… la première fois pour moi. Chut, ne dis rien, oui je sais c’est bête mais bon, c’est comme ça… une vraie gourdasse…— Comme c’est beau, Virginie. Tu n’as pas cédé au premier venu, tu as voulu faire ton choix.— Non, c’est que le premier n’est jamais venu, tout simplement. Mais toi je t’ai choisi, sois sûr.Il la dépouilla lentement de ses vêtements, les laissant tomber au sol puis la prit dans ses bras maigres mais puissants, la souleva de terre et la déposa sur le lit comme un objet d’art de grande valeur. Il est vrai qu’elle était magnifique dans le plus simple appareil, pas de ces beautés excessives de magazines, non, de cette beauté qui vient de l’intérieur et qui irradie un corps simple mais parfait, blanc, harmonieux, délicat. Il n’en finissait pas de s’en ravir le regard, osant à peine la toucher du bout des doigts. Elle frissonna lorsqu’il parcourut son échine, frémit quand il tournoya autour de ses seins, gémit quand il traça les bords d’un triangle délicieusement en friche, sans « ticket de métro » ni même de « maillot ». Elle exulta quand sa bouche aspira ses tétons, elle battit l’air de ses petits pieds quand il la plongea entre ses cuisses. Le sang battait à ses oreilles comme un tambour annonçant l’arrivée d’une armée qui déferla depuis son ventre jusqu’à son cerveau où la bataille fit rage, alors qu’un incendie ravageait tout son corps. Elle crut se défendre en s’arquant des talons à la nuque, mais rien n’arrêtait cette langue chaude, humide, gourmande, fouineuse qui la fouillait du petit bouton rose à l’anus et repartait dans sa tournée incessante. Son ventre tout entier se liquéfiait et la honte s’ajouta à son trouble car elle allait pisser et ne pouvait plus se retenir. Mais son amant adroit se régalait de ce jus poivré qui sourdait abondant et cristallin. Ses doigts se joignirent à sa langue et sondèrent cette trompette de chair encore si étroite, trouvant un hymen déjà bien perforé en son centre et qui ne devrait pas poser problème. Il y engagea un doigt avec délicatesse, aspirant entre ses lèvres le petit bouton rose. Par ses gesticulations incontrôlées, c’est la belle elle-même qui finit sans même s’en rendre compte de détruire la fine membrane, témoin de sa pureté. Elle explosa soudain en soubresauts violents, l’instant qu’il avait choisi pour s’étendre sur elle, contrôler ses spasmes de tout son poids et engager son gland dans le couloir inexploré. Elle avait encore de la sueur sous le nez et au creux du menton, un regard de cheval fou lorsqu’elle comprit que son sexe était progressivement envahi par celui de son amant. Elle gémit sans trop savoir pourquoi, cri rauque et animal de femelle se laissant couvrir. Elle ne souffrait pas, mais était juste surprise de sentir ce puissant barreau de chair chaude avancer inexorablement au creux de ses entrailles. Elle enlaça son amant des quatre membres et le serra très fort, une fois qu’il fut arrivé au fond de son ventre brûlant. Lui était au paradis depuis qu’elle s’était jetée sur lui. Il ne cessait de la humer de sa chatte à ses cheveux, se délectant de ses fragrances qui ne sortaient ni de chez Chanel ni de chez Dior, mais d’un petit corps propret aux fumets très discrets. Sa vieille queue avait pourfendu un certain nombre de chattes de toutes sortes, mais jamais il n’avait ressenti une telle plénitude, ce bonheur unique d’être le premier, l’insigne honneur d’avoir à commencer la vie sexuelle d’une jeune femme, si douce, si adorable, si délicate. Évidemment qu’il en était tombé amoureux dès le premier jour. Mais il vivait une telle période de frustrations de toute nature qu’au bout de ces trois mois il s’était encore fait une raison. Si ça n’avait pas été, alors ce ne serait plus. Et puis si, elle était là, sous lui et il était là, en elle.Quel jour sommes-nous ? moulinait sa cervelle. Il faut que je m’en souvienne, c’est le plus beau jour de ma vie ! Dans sa tête également, les connexions ne se faisaient plus très bien et la situation le perturbait sévèrement. Il se souleva un peu et chercha son regard, écartant d’un doigt les cheveux qui collaient à son front. Il se mit à osciller du bassin sans lâcher ses yeux, elle ouvrit une bouche ronde, respirant fort. Elle ne pouvait pas parler mais son regard lui disait « je t’aime ». Il bougea plus fort, plus vite, sa respiration s’accéléra. Ses mouvements prirent de l’amplitude et sa bouche ronde se dilata, laissant voir sa parfaite rangée de quenottes serrées. Ses yeux se plissaient et tout son visage passait de l’étonnement à une sorte de rage. Elle jetait maintenant son bassin contre le sien, cherchant à apaiser le besoin vital de se sentir pilonnée par son mâle.Voilà le vrai désir, pensa-t-il, ce besoin impérieux que seul le coït peut satisfaire… Et normalement, si je tiens assez longtemps, on devrait aboutir au vrai plaisir. Et le vrai plaisir arriva très vite. Elle se mit à rugir, frappant le lit et griffant son dos alternativement. Elle jetait si fort son bassin contre le sien qu’il en avait mal aux testicules. Puis ce fut l’explosion, si violente qu’il en fut décollé du lit, retomba sur et en elle provocant une seconde secousse sismique suivie de répliques plus faibles. Ce prodigieux orgasme laissa Armand abasourdi et il n’eut même pas le temps ni le réflexe de se retirer, son jet de semence partit en elle. Après tout… tant pis, se dit-il… il existe la pilule du lendemain, il faudra juste courir la pharmacie de garde un dimanche. Ils restèrent longtemps ainsi imbriqués, jusqu’à ce que le vagin se referme et expulse naturellement le pénis rétrécissant. Elle fit un petit « oh ! » et ils rirent ensemble et s’étendirent côte à côte, épuisés, en sueur. Un frisson la fit bondir à la douche, il l’y rejoignit, requérant le privilège de la savonner toute entière, gavant ses sens excités de ce fabuleux contact glissant qui la rendait à la fois insaisissable et tellement palpable. Il lui doucha longuement la vulve, essayant de rincer au mieux ce vagin encore un peu ouvert.— Je suis désolé, c’était tellement… extraordinaire que je n’ai pas pu me retenir.— En principe pas de problème, je devrais avoir mes règles demain ou après-demain. Et j’ai déjà ma boîte de pilules que j’entamerai au quatrième jour des règles.— Ah… parfait, Madame avait tout prévu. Ça s’appelle de la préméditation !— Ben tiens ! Il y a plus de dix ans que je suis amoureuse de toi. J’ai eu le temps de me préparer.— C’est vrai ? C’est fou, ça… Et je ne me doutais de rien…— Hé hé ! Discrète, couleur muraille, mais opiniâtre. Alors dis-moi, c’était aussi bien qu’avec la pétasse d’à côté ?— Comment ça ?— Ne fait pas le benêt et ne me prends pas pour une buse. Tu as couché avec elle, hein ?— C’est vrai, mais c’est bien fini. Avec elle, et avec d’autres aussi. Mais je n’ai jamais vécu ce que je viens de vivre. Virginie, tu m’as fait un fabuleux cadeau, le don total, LE plaisir absolu.— En tout cas, ne t’avise plus de traîner à droite à gauche. Je suis TRÈS jalouse.— Que veux-tu que j’aille chercher de plus fort, de plus grandiose ? Je sais maintenant ce que cherchent les hommes en courant de femme en femme : c’est ce que je viens de vivre avec toi. Merci.Ce qu’il y avait de bien, c’est qu’elle était restée la même : discrète, timide, travailleuse, attentive, gentille. La vie avait repris un cours normal, sauf qu’elle vivait chez lui. Il lui arriva cependant de devoir aller se doucher dans sa maisonnette parce que la cuisinière d’Armand s’était éteinte prématurément.— Chéri, si tu veux bien m’écouter, le prof de physique que je suis à quelques observations à formuler.— Je t’en prie.— Ta cuisinière est splendide, puissante, peut-être trop, et ton dispositif n’est pas mauvais en soi. Foyer central, four à gauche, bouilleur à droite, ok. Mais c’est une cuisinière dite « à feu continu » , or tu la rallumes en permanence pour faire une courte flambée et elle s’éteint. Toujours ok ? Bon. Pourquoi tout ça, parce que tu utilises du bois de petite section et extrêmement sec, avec un pourcentage d’humidité proche de zéro. C’est du bois d’allumage, pas du bois de feu continu. Il te faut des bûches de chêne de grosse section, quinze ou vingt centimètres, qui contiennent encore quinze ou vingt pour cent d’humidité. Du bois de forêt. Ça fera des braises, ça mettra très longtemps à se consumer entièrement et ça gardera le corps de fonte chaud toute la nuit, ou toute la journée si tu n’es pas là. Ainsi tu auras de l’eau chaude et il fera bon dans la salle de bains, la chambre et le bureau. Tu me suis ?— Tu as peut-être raison, sauf que ce bois-là, il faut l’acheter, pas les palettes.— Je suis d’accord. Mais moi je pense qu’au lieu de t’éreinter à scier des palettes, il vaudrait mieux acheter un peu de bois.— Admettons. Mais si la cuisinière reste chaude en permanence, ici ce sera le Sahara !— Justement, second point. Je pense que tu as fait une erreur en fermant cet escalier, qui est très beau d’ailleurs. L’excès de chaleur montera et chauffera agréablement les chambres de l’étage. Peut-être pas assez pour y coucher, quoique, mais au moins pour y ranger mes affaires.— Ah bon ?— Ben oui chéri, je voudrais bien vivre complètement avec toi et ne pas changer de maison à chaque fois que je veux me changer…— Mais alors, ta maison ?— On la loue, chéri. Ça paiera largement le bois que tu vas faire rentrer. Et puis toi ça te fera un revenu complémentaire.— Ah non ! C’est TA maison, elle est à toi, c’est toi qui la loue.— Doucement chéri, j’ai étudié le problème en détail. On va fonder une SCI, société civile immobilière dans laquelle nous serons tous deux membres. On gérera ce patrimoine pour moitié, 50/50, tu ne payeras pas plus d’impôts et tu ne perdras pas tes droits. Pas mal, non ?— Faut voir…— Ensuite, avec les loyers stockés sur le compte de la SCI, on achète une autre maison, c’est la SCI qui emprunte à la banque. Une ruine que tu restaures et qu’on loue. Et ainsi de suite. On arrête quand tu gagnes autant qu’avant et moi j’arrête aussi histoire de profiter de la vie avec toi.— Ça paraît tellement séduisant qu’il doit y avoir un os quelque part. Trop facile.— Attends, pour toi c’est facile de refaire une maison en trois mois, mais si tu le fais faire, c’est même pas la peine d’y penser. Tu connais un notaire ?— Oui bien sûr, je ne sais pas s’il acceptera encore de me recevoir. Ces gens-là te connaissent quand tu as du pognon. Quand tu n’en as plus, tu ne les intéresses plus.— On verra bien. Ça vaut le coup de se renseigner, non ?— Oui, sûrement. Mais dans ton scénario, on n’arrivera jamais à rembourser l’emprunt et financer les travaux en même temps.— Si, parce qu’on a un coup d’avance : ma maison. Elle peut à la fois être louée et hypothéquée.— Bon, dans un premier temps, je retire la porte de l’escalier et je vais faire un tour du côté de la Loire, il y a une scierie qui vend du bois même le dimanche, avec un distributeur. On va essayer ta première suggestion.…oooOOOooo…Madame Labielle regarda partir la Mercedes.— Où vont-ils encore ces deux-là ? Depuis plus de dix ans qu’ils sont ensemble, leurs affaires se sont bien améliorées. Dire qu’il se plaignait d’être un pauvre chômeur, non mais. Je pense que c’est elle qui avait une fortune personnelle, et il a su lui mettre le grappin dessus. Pourtant, elle est beaucoup plus jeune que lui. C’est un malin.Dans la voiture, le couple devisait tranquillement.— Si tu savais le plaisir que ça me fait de te revoir au volant de cette Mercedes !— Oui, mais c’est une petite, pas la grosse d’autrefois.— Et alors ? Elle est largement assez grande pour nous deux. Tu as eu une riche idée avec ces appartements en bord de mer. En quatre mois ils rapportent autant qu’une maison à l’année, et le reste du temps on peut en profiter, c’est super !— Oui, un en Normandie, deux en Bretagne, un sur l’Atlantique, deux sur la côte Basque, il ne reste plus qu’à investir en Languedoc-Roussillon. La Côte d’Azur reste intouchable. Mais tu as remarqué, en pratiquant des prix bas hors saison, on arrive à les louer assez bien. Les retraités adorent ça. Regarde, pour Noël et le Nouvel An, ils sont tous retenus.— C’est vrai. Quand ils se sont sentis bien l’été, ils aiment y revenir passer les fêtes. Tu crois qu’on pourrait en faire autant à la montagne, histoire d’équilibrer ?— Je pense, oui. J’ai un plan prometteur en Italie, ça me plairait bien de le mener à terme. On sera obligé d’aller voir sur place, et ça me plaît bien.— Une vraie réussite cette SCI. Tu vois que j’avais raison ?— Ouais, j’admets. Et une vraie réussite cette pompe à chaleur, quel confort par rapport à la cuisinière ! Tu vois que j’avais raison ?— Ha ha ha ! Ouiiii ! Tu sais quoi ? Tu devrais offrir la cuisinière à notre voisine, Madame Labielle. Après tout, c’est celle de sa grand-mère…