Cette série relate des faits réels, qui eurent lieu il y a plus de vingt ans. Le protagoniste avait tenu un journal intime pendant plus de quinze ans et le confia à l’auteur, un de ses amis intimes, témoin privilégié de plusieurs épisodes. Les lieux sont tantôt authentiques, tantôt fictifs, parfois transposés d’autres contrées. Si les traits physiques et psychologiques des personnages sont véridiques, leurs noms ont tous été modifiés.Premier criIl fait assez chaud en cette douce soirée de ce lundi 28 juin 1982. L’actualité est peu ragoûtante. Derniers soubresauts de la Guerre des Malouines. Guerre civile sanglante au Liban. Guerre de très haute intensité entre l’Irak et l’Iran. Signe prémonitoire d’un monde qui changeait, l’Armée Rouge est empêtrée dans le bourbier afghan… L’actualité nationale n’est guère plus reluisante. Grèves à répétition des mineurs au Nord et en Lorraine. Grèves chez les quatre constructeurs automobiles nationaux… Les exploits de l’Équipe de France au Mundial espagnol, entré dans sa phase décisive, permettent d’échapper un peu à cette sinistrose ambiante. Dans la maternité du Centre Hospitalier de Lens, Chantal a été admise depuis une heure à la salle d’accouchement. Elle a tant attendu ce nouveau-né, après trois fausses couches. Pendant ce temps, dans la cafétéria de cet hôpital, un écran de télévision diffusait le premier match du deuxième tour, mettant aux prises Belges et Polonais. Dans un Camp Nou à moitié vide, la réalisation de la télévision espagnole s’est parfois attardée sur de nombreuses banderoles à l’effigie de Solidarność. Juste après que Zbigniew Boniek avait trompé Theo Custers pour la deuxième fois de la soirée d’une tête lobée, après un premier but tout aussi merveilleux (violente frappe sous la transversale, à la suite d’une astucieuse passe en retrait de Grzegorz Lato), un cri déchirait le silence de la salle d’accouchement. Serge, frère de Chantal et médecin interne en ce même établissement, accourt à perdre haleine vers Hugues, son beau-frère, euphorique.— Félicitations mon vieux ! Tu es papa ! Chantal et lui t’attendent ! — Lui ? C’est un garçon ? — Oui ! C’est un sacré nounours de 4 kilos et demi ! La douzaine de personnes présentes à cet instant-ci, entre médecins, infirmiers et internes, laissent momentanément les Polonais passer les Belges à la moulinette et se ruent sur le jeune papa, le couvrant de félicitations. Quelques minutes d’une interminable attente plus tard, Hugues retrouvait sa douce épouse et leur nouveau-né, rejoints par ses beaux-parents. Émue aux larmes, elle lui tend le fruit de leur amour. Lui ne manquait pas de lui embrasser un petit bout de main gracile. Les premières lignes du tout premier chapitre du grand livre de la vie de Francis, comme il sera prénommé, pouvait commencer.Francis a vécu une enfance heureuse. Couvé et chouchouté par des parents soudés, qui ont su faire intelligemment de leurs différences leur force. Sa mère, Chantal, professeur de géologie de formation, occupait l’emploi de bibliothécaire à la bibliothèque municipale. Lorraine, native de Jœuf, son père était un maquisard lors de l’Occupation. Le père de Francis, Hugues, ingénieur agronome de formation, était fonctionnaire à l’Office National des Forêts, natif d’Épinal (Vosges) mais de parents espagnols originaires de Lleida, qui ont fui la misère de l’Espagne post-Guerre Civile. Francis en a hérité le goût de l’effort, du travail bien fait, de l’abnégation et de la discipline. De son grand-père paternel, chef d’atelier dans une fabrique de meubles en bois, il a hérité d’une passion pour le maquettisme. C’est lui qui lui apprit, ses premiers mots de castillan ainsi que des bribes de Catalan, allant jusqu’à le surnommer « Francesc » (forme catalane de Francis). Véritable rat des bibliothèques, il a été tellement ensorcelé par le dessin animé Bibifoc et par les documentaires du Commandant Cousteau, qu’il rêvât d’épouser tantôt une carrière de zoologue ou d’océanographe, tantôt de pilote automobile, bercé par les exploits d’Alain Prost, son idole d’alors. Comme tout garçon de sa génération, il s’est fait les dents en tapant dans un ballon sur les dalles en béton d’un terrain vague, près de l’immeuble où réside sa famille.Dès les premières années de son enfance, son caractère se dessine. Enfant unique pendant 7 années, avant que ne naisse son petit frère Julien, avec peu de cousins ou cousines de son âge ; ses idoles ont été davantage ses oncles, lesquels ont exercé une profonde influence sur sa personnalité, extraordinairement difficile à cerner à premier abord. De l’avis de ses ami(e)s proches, peu nombreux par ailleurs, Francis est le genre de personne qu’il faut apprendre à connaître. À apprécier, c’est une autre paire de manches… Un regard noisette perçant, accentué par des lunettes qu’il porte depuis l’âge de quatre ans, lui donne tantôt l’air d’un premier de la classe bouffi d’arrogance, desséché d’orgueil ; tantôt d’un fils à papa un brin snobinard. Ses manières policées, sa tendance à parler comme d’autres écrivent, son port altier ; son mépris assumé pour la plaisanterie potache et l’humour à deux balles, et enfin, son caractère un peu soupe au lait ne font que renforcer ce portrait patibulaire. Cela dit, ceux qui ont voulu et surtout, ont pris le temps de connaître le personnage, décrivent que derrière cette carapace peu engageante se cache un garçon très timide, simple, dévoué, très exigeant envers lui-même et envers les autres ; mais qui a le cœur sur la main, toujours prêt à rendre service, loyal et fidèle à ses amis, ne demandant rien de plus qu’être respecté tel quel, être laissé tranquille et qui déteste le conformisme, l’hypocrisie et se faire dicter une ligne de conduite. En somme, une personnalité qui inspire davantage le respect que la sympathie, intimes exceptés.La ballade d’un enfant heureuxÀ premier abord, en lisant ses bulletins scolaires, on serait tentés de croire que l’élève Francis a survolé les années du Primaire. Il a collectionné les prix d’excellence et a fini, au pire, sur la troisième marche du podium de sa promotion. On sera plutôt surpris de savoir que l’élève studieux était un anxieux maladif, un gagneur impitoyable envers sa propre personne, pour qui un simple accroc dans un examen, ou un trimestre où il n’aura été que « bon » plutôt qu’excellent, est synonyme d’échec. Avant le délicat virage des années collège, les dernières années à l’école primaire annonçaient moult bouleversements. Comme ce début des années 1990 marqué par la chute du Communisme et ses relents qui redessinent profondément la face du Monde, le quotidien du petit Francis allait être à jamais chamboulé par deux drames effroyables. À 35 jours d’intervalle, ses deux grands-pères rendent l’âme. D’abord le paternel, duquel il était le grand chouchou, foudroyé par une insuffisance rénale. Francis n’oubliera jamais comment il s’était jeté de joie sur le vénérable septuagénaire, après que Ronald Koeman avait eu enfin offert au Barça sa première Coupe d’Europe des Clubs Champions, face à la Sampdoria, quelques semaines avant la tragédie. Francis ne s’était pas encore essuyé les larmes, ni s’était remis du premier gros choc de sa vie que son grand-père maternel s’en allait à jamais, paisiblement dans sa sieste, après avoir pris son déjeuner et, auparavant, avoir garé sa vieillissante (mais admirablement conservée) Simca 1100 devant la demeure familiale. Plus rien ne sera comme avant. L’impact était tel que pendant quelques mois, sa scolarité en pâtit. Mais ses parents et ses enseignants, veillant au grain, ont su inverser la vapeur au bon moment et remettre la locomotive sur les rails.Le tout premier été sans ses aïeux était inodore, incolore, bref, insipide. Il servit au moins à changer les idées. Les vents du changement soufflaient sur l’année du CM2. Conscient que c’est la toute dernière dans cet établissement primaire, Francis le prépubère décide d’en vivre chaque jour, chaque instant, intensément. Le tourbillon de mutations hormonales et psychologiques marquait son quotidien, jusque dans ses détails les plus infinitésimaux. Il est souvent d’une humeur assez mélancolique. Il est parfois secoué par une sensation de mal-être. Il est fréquemment surpris par les prémices de transformation de son corps. Ses parents, fins psychologues, prennent le soin de lui expliquer qu’il est entré de plain-pied dans l’adolescence, passage de l’enfance à l’âge adulte. Lui-même remarque que ses relations avec les filles, camarades de classe, ne sont plus tout à fait les mêmes. Depuis le CE1, il était « très ami » avec Jeanine, une douce fillette dont la maman était collègue de sa mère jadis, et avec laquelle il jouait régulièrement à qui sera premier de la classe.Il aura suffi d’un commentaire très maladroit d’une enseignante, qui rate souvent les occasions de se taire, pour leur faire coller l’étiquette d’amoureux, et de les pousser à s’éviter soigneusement, abrégeant les contacts au strict minimum, afin de couper court aux blagues potaches dont ils commençaient à faire l’objet. Jeanine cochait toutes les cases de son référentiel de l’époque. Brunette aux cheveux raides qui retombent sur les épaules, grands yeux mi-vert mi-noisette, traits fins, fluette, frimousse arrondie, studieuse, douce, polie, gentille, élégante et tête bien faite. Après avoir partagé la même table pendant de longues années, ils s’assoient désormais séparément. Elle comme lui se surprenaient à échanger de discrets regards, qui en disent long sont vraiment le dire. Elle comme lui ressentaient toutefois une certaine jalousie en voyant l’un ou l’autre parler à une personne du sexe opposé…Au fur et à mesure que l’année scolaire touchait à sa fin, Francis était tiraillé entre deux sentiments opposés. Tantôt, ce sentiment de satiété de cette école et de vouloir « grandir ». Tantôt, cette douce peine de quitter un lieu dont chaque recoin regorgeait de souvenirs. La cour de récréation. Le préau. Les escaliers menant aux salles de classe. Les vestiaires. Les casiers. Le son de la cloche qui indique la fin de la récréation ou des cours. Cette odeur de craie, après que l’on efface le tableau noir… Tout finira une matinée bien ensoleillée de juin, après une fête de fin de classes riche en émotions, pendant laquelle des larmes coulèrent. Larmes de joie pour les uns, contents d’avoir réussi. Larmes d’émotion pour d’autres, sentant que l’heure des adieux a hélas ! sonné. Ceux qui y assistèrent se sont longtemps souvenus de Francis, prix d’excellence, premier de la promotion, qui attendit patiemment sur l’estrade, que Jeanine reçoive son prix, elle aussi, brillante dauphine, pour la féliciter. Après s’être fait la bise, ils se donnèrent spontanément une grande accolade. Allaient-ils rester en contact ? Allaient-ils continuer à se voir ? Allaient-ils se retrouver dans le même collège ? Le temps n’était pas aux interrogations ni aux réponses. Seule certitude, à cet instant : cette « promotion » avait vécu. Le paysage était appelé à évoluer profondément. Comme si l’on prit cette époque et qu’on en sema la fine fleur aux vents…À la croisée des cheminsLe passage au collège après le primaire est une étape charnière dans la vie de tout individu, dit-on. Entre le chapitre de l’enfance, sa candeur, son innocence qui se ferme et celui de l’adolescence qui s’ouvre avec fracas, avec son lot de batailles, seul contre tous ou avec soi-même parfois ; la comparaison avec le Col du Tourmalet n’est guère superflue.Les vacances de l’été, passées cette année dans la station balnéaire catalane de Calella, avaient un goût tout différent pour Francis. À son sentiment de « je ne sais pas ce que j’ai », s’ajoutent de curieuses pulsions et d’inhabituels émois qu’il ressent dès que ses yeux croisent un corps féminin. Le garçon a reçu une assez stricte éducation, qui a longuement insisté sur le respect des autres et particulièrement de la gent féminine, mais qui laissait toutefois un champ large au dialogue et faisait la part belle à une grande largesse d’horizon et d’ouverture d’esprit. Tout adolescent qu’il est, il se sentait livré à lui-même. De ces années-là, il a gardé un goût prononcé pour la solitude.Il était justement seul, avec un magazine de football espagnol pour seul compagnon ; casquette sur la tête et lunettes de soleil sur le nez, en cette matinée d’août, sur la plage bondée de cette petite ville proche de Barcelone. Un instant, il s’est surpris à être particulièrement troublé par la vision d’une jeune touriste, longiligne, cheveux bruns, mèches teintes en châtain qui atteignent le milieu de son dos, installée une bonne dizaine de mètres devant lui. Visiblement bien plus âgée que lui, elle porte un exquis bikini vert olive, qui contraste avec son teint bistre, sa peau mate et son bronzage prononcé. Le haut est un « bandeau » sans bretelles. Le bas est assez échancré, maintenu avec des nœuds sur les hanches. Elle se dorait le dos avec deux autres filles, assez braillardes, au parler aux fortes sonorités germaniques, qui la précédèrent dans l’eau pour se rafraîchir. D’abord pensant qu’elles sont Allemandes, il a déduit qu’elles sont vraisemblablement Néerlandaises quand l’une d’elles cria à la brune « Kom nu ! Het water is geweldig ! » (Viens tout de suite ! L’eau est géniale, en Néerlandais. Il le saura bien plus tard.). Elle a tardé à les rejoindre. Assise sur sa serviette, elle a retiré ses lunettes de soleil et sorti des objets, qu’il n’a pu identifier de prime abord, de son cabas. C’était d’abord un fin fil de tissu du même vert olive que son maillot : en la voyant s’activer à l’accrocher aux « bonnets » de son soutien-gorge, il a conclu qu’il s’en agissait des bretelles. Elle s’est levée, faisant admirer son corps fin, mais avec des formes bien épanouies. Marchant nonchalamment vers le bord de la plage, où ses copines batifolaient allégrement, elle a entrepris de relever gracieusement ses cheveux en chignon et de les fixer sur son crâne par un élastique. Sa nuque dénudée et sa démarche assurée l’ont subjugué. Fortuitement, elle s’est retournée, l’a piégé à la reluquer, a croisé ses yeux écarquillés et lui a souri. Francis s’est senti tout penaud et est devenu aussi rouge qu’une pivoine. Une immense bouffée de chaleur l’envahit. À peine remis de son vagabondage émotionnel et ne s’étant pas encore remis de sa mini-humiliation, la charmante brune et ses deux amies revenaient regagner leurs serviettes après leur plongeon. Il a remarqué que l’une d’elles l’a longuement fixé des yeux avant de susurrer à la brune quelque chose qui la fit éclater de rire. Que manigancent-elles ? Ayant atteint sa serviette, une des copines de la brune s’est allongée sur son ventre après s’être séchée et a dégrafé lentement le haut, tendant la crème solaire à son autre copine. Faisant face à Francis, celle-ci s’est activée, non sans zèle, à lui tartiner le dos, les jambes ainsi que les fesses ; tout en jetant à l’ado boutonneux des regards mystérieux, qu’il tentait d’éviter tant bien que mal, tout en suivant subrepticement le spectacle que lui impose le trio d’amies. La brune, sourire narquois au bout des lèvres, a retiré les bretelles de son haut, avant de libérer ses cheveux en dodelinant de la tête. Le numéro d’allumage en restera là. Le garçon, tout juste sorti de l’enfance, affirmera qu’il n’a pas eu l’aplomb, ne serait-ce que de parler ou de faire connaissance avec la brune batave, qu’il croisera de nombreuses fois le long du séjour à Calella. Sa timidité prit le dessus… Au demeurant, le trio de Néerlandaises était bien pudique, comparé à d’autres vacancières qui faisaient profiter leurs charmes opulents des rayons de soleil, le plus naturellement du monde. L’impudeur, en revanche, c’était cette gênante sensation dans son entrejambe, qui l’obligeait à inventer sans cesse des subterfuges pour garder un air pudique. Le sentiment d’impudeur atteignait son zénith, quand, au petit matin, il se réveillait avec une drôle de substance qui a inondé son boxer : dis bonjour aux pollutions nocturnes, Francis !Autre signe des temps qui changent, de que cet été est celui d’une mutation radicale des repères, c’était la décision de sa grand-mère maternelle de vendre sa maison, devenue trop grande pour elle, pour un appartement bien plus petit, après le décès de son époux. Cette pittoresque demeure restera comme LE symbole indélébile de cette époque heureuse. Spacieuse, c’est entre ses chambres et son immense jardin que Francis avait passé le cœur de son enfance, avait fait ses premiers pas, avait appris à courir, à taper dans un ballon, à enfourcher un vélo… À ses alentours, il passait des après-midi interminables à jouer aux billes, au ballon-prisonnier, à la toupie, à échanger les doubles des stickers des collections Panini, ou à commenter le dernier épisode en date du dessin animé le plus en vue du moment, avec les enfants des voisins, dont plusieurs d’entre eux étaient des camarades à l’école.L’une de ses activités favorites était d’aider son défunt grand-père à arroser le jardin : dérouler les tuyaux, faire attention à ne pas laisser de nœuds, utiliser l’eau avec parcimonie, ne pas inonder les jeunes pousses ou inhaler profondément le pétrichor, cette odeur caractéristique de terre humide… Cette maison enchantée est située à moins de dix minutes de marche de l’école primaire et de presqu’autant de l’immeuble où résident ses parents. Sillonner les ruelles qui y mènent, parsemées d’orangers, fut un plaisir dont il n’était jamais rassasié. Il n’oubliera jamais, le printemps venu, cette douce brise, parsemée du fin parfum de fleurs d’oranger, qui envoûtait les esprits. Comme il n’oubliera jamais le goût unique des tartines au beurre et à la confiture de fraises, « faite maison », que sa grand-mère lui préparait, à peine rentré de l’école, en lui rappelant de bien se laver les mains avant de s’asseoir, regarder les dessins animés…Quelques jours avant que les clefs de cette mythique demeure ne soient remises à leurs nouveaux propriétaires, Francis et ses parents allaient jeter un dernier coup d’œil sur ce qui fut son petit royaume, une ensoleillée mais tristounette après-midi de mai. À peine a-t-il franchi le portail, a-t-il accédé à la réception, il s’est figé, comme ankylosé. Les souvenirs se bousculent dans sa tête. Il sent qu’il allait craquer. Il a préféré tourner les talons et s’en aller, seul, à pas très rapides, écrasant une larme. Il n’a pas pris le temps de revoir une dernière fois la grande salle de séjour. Il n’a pas voulu caresser le carrelage mural de la cuisine ni son immense table en bois massif. Il n’a pas voulu faire un dernier baiser au jardin, son jardin, à ses arbres, à ses fleurs ou à sa grange… Son attitude émut tous ceux qui ont vécu la scène, au milieu d’objets empaquetés, de cartons remplis à ras bord et de murs au papier peint décollé. Ce n’est que trois décennies plus tard qu’il s’est exprimé spontanément sur cette après-midi, avec des trémolos dans la voix : « Cette maison enchanteresse, toujours si tiède, si accueillante ; subitement devenue déserte. Je n’ai pas supporté de la voir ainsi… ». Jusqu’à aujourd’hui, à chaque fois qu’il en a l’occasion, comme un mini-pèlerinage à un temple sacré, Francis le mystique savoure de refaire l’itinéraire qui fut le sien de la résidence de ses parents à cette légendaire demeure. De s’arrêter devant son portail, silencieux, pendant quelques minutes. De s’en aller, comme après s’être ressourcé. Avec cette frustration de ne pouvoir sonner à la porte. Ni d’y pointer le bout de son nez et inhaler « Fahrenheit », le parfum caractéristique de son défunt grand-père. C’est le temps des regrets…Quand on a seulement 12 ans, Souvent on voudrait bien être plus grand…En attendant, Francis passait subitement du rire à la mélancolie. Les critères de la carte scolaire ont fait qu’il sera inscrit dans un collège situé dans une ZEP. Aucun de ses anciens camarades ne l’y accompagnera. Adieu René et Benoît, ses meilleurs amis. Adieu Jeanine, « affectée » à un collège voisin mais situé dans une autre zone. Il continuait à la croiser, de temps en temps, sur le chemin du collège, mais il était clair que la ferveur n’y était plus. Tout ressemblait à un grand saut dans l’inconnu. Si Francis n’est pas de ceux qui portent un jugement implacable à la suite d’une première impression ; mais il a tout de suite eu une impression mitigée de ses premiers jours, de ses premières semaines dans ce collège, dont il ne tomba jamais amoureux. Comme un coup de blues. La bâtisse est un immeuble froid, sans âme, quelconque, dont les murs défraîchis, les dalles de béton de la cour de récréation, le terrain de basketball ou de handball ont connu des jours meilleurs. L’Histoire raconte que cette construction a été érigée par la Wehrmacht lors de l’Occupation, complètement détruite lors d’un raid aérien de la Royal Air Force les semaines suivant le Débarquement en Normandie, avant d’être reconstruite ainsi après la Libération… Les salles de classe, dont le chauffage était « par défaut » en panne, n’ont pas été surnommées les « frigos » ou les « chambres froides » par hasard.Mais au-delà de ces quelconques considérations de confort matériel, Francis a bien du mal à s’intégrer à sa nouvelle classe et à se faire une place parmi ses nouveaux camarades. Son caractère très spécial ne lui facilitait certes pas la tâche, mais on ne peut guère lui reprocher de ne pas avoir faire fait les premiers pas vers ses collègues. Cette main tendue n’a récolté que railleries et moqueries. Attitude « classique » dans certains milieux adolescents, on couvre d’étiquettes et de stéréotype quiconque paraît « atypique » et qui ne se fond pas forcément dans le moule. On stigmatise n’importe qui n’ose pas adhérer aveuglément aux « règles » et aux « codes » de la cohorte. Et ce bien entendu sans que l’on fournisse le moindre ersatz d’effort de connaître la personne, au-delà des a priori et des idées préconçues. « Soit tu es avec nous, soit tu es contre nous » en était le plus vil avatar. Que lui reproche-t-on donc ? D’être « trop » bien élevé. D’être un « fils à papa ». De parler « comme au JT de 20 heures ». D’être carrément « chiant ». On n’est pas loin du délit de bonne gueule. Des frictions naissent des étincelles et avec un caractère aussi inflammable que celui de Francis, les incendies sont fréquents. Que c’est triste d’avoir à gagner le respect des autres en devant s’imposer physiquement ! Que c’est affligeant de constater que les instances dirigeantes font dans la complicité passive, se contentant juste de lui demander mollement de « faire des efforts pour mieux s’intégrer »… ! En ces temps, pourtant pas si lointains, les concepts de « bullying » ou « harcèlement scolaire » n’étaient pas encore d’actualité. Loin d’être impressionné, loin d’être tétanisé, Francis ripostait à sa propre manière. Quand d’autres jouent aux caïds de la cour de récréation, lui a fait des salles de classe son territoire, son arène, où il s’amusait comme à l’école primaire, avec les mêmes arguments : organisation rigoureuse, puissance de feu, savamment conjugués avec du panache et de la spontanéité. L’orgueilleux adolescent, qui déteste d’être manipulé ou de suivre le troupeau pour avoir la paix, héritera de cette époque d’une personnalité rebelle, à la limite de l’anticonformisme, qu’il assume fièrement. « On m’aime ou on me déteste comme je suis. C’est ainsi et pas autrement… ».C’est en ces temps troubles qu’émergera une jeune fille, qui ne le laissera point indifférent. Elle avait effectué sa scolarité en un établissement semblable à celui qui fut le sien et elle répond au sympathique prénom de Clémentine. Ayant moult atomes crochus avec Francis, elle était un pur-sang dans un attelage de percherons. Elle ne pouvait certainement pas rivaliser avec Jeanine, sur le strict critère de beauté, mais arriva toutefois à la faire oublier. Comment ? Par son charme naturel, par son sens d’humour et pour le simple fait qu’elle était LA rivale de Francis, non pas strictement au sein de cette classe, mais au niveau de toute la promotion de Sixième. Francis a toujours eu besoin de stimuli pour performer. Les témoins de cette époque se hasardent même à comparer leur concurrence – seine mais impitoyable – à celle de Rafael Nadal et Roger Federer, voire Lionel Messi et Cristiano Ronaldo ! Au fur et mesure que les semaines s’égrenaient, Francis sentait une attirance toute naturelle vers Clémentine. Si, curieusement, ils ne partageront jamais le même banc-siège le long des années collège, ils partagent toutefois de nombreux hobbies et références culturelles. Elle lui donnera envie d’apprendre à jouer au basketball, sport dans lequel elle excellait. Assez souvent, ils resteront après la séance d’éducation physique à tâter le gros ballon orange, dans d’interminables un contre un. En ces temps-ci, elle le dépassait de quelques centimètres. Grande de taille, les yeux bruns, les cheveux mi-longs bruns foncés qui atteignent le haut de son dos ; son charme était accentué par sa voix très fine et surtout, par sa dent de lapin, qui lui vaudra le sobriquet de « Bugs Bunny ».Francis avait tendance à ne pas être tatillon sur sa façon de s’habiller. Le soin porté par Clémentine à son élégance le poussa à davantage de coquetterie et à devenir un adepte des dernières tendance du sportswear, mais à sa façon. Clémentine avait un look patenté : la combinaison sweatshirt à capuche-black jeans ou sa variante pull oversized-leggings colorés, avec ses éternelles Reebok Pump aux pieds. Forte de tempérament, elle n’en oubliait pas quand même d’être une coquette jeune femme, jamais sans ses boucles d’oreille, ni ses colifichets ou son vernis à ongles. Suffisamment rare pour être signalé, cette fille détestait ouvertement les jupes et n’en portait quasi jamais. Discrètement, Francis se délectait de la voir parfois plonger dans sa trousse, y saisir un crayon à papier et s’en servir comme une barrette improvisée, pour remonter ses cheveux ; ceci quand elle n’utilisait pas une grosse pince, dont la couleur était systématiquement mariée à celle de sa tenue du jour. Fortuitement ou sciemment, ils échangeaient souvent des œillades complices…Le premier réflexe de Francis, quand les professeurs remettaient les copies à la suite d’un examen, était de comparer sa note avec la sienne. Très fair-play, quelle que soit l’issue, ils se serraient la main pour se féliciter mutuellement. En cette année, en dépit de quelques frayeurs et d’autres plus rares accidents de parcours, Francis aura été fidèle à sa réputation et ne finira pas seulement premier de la classe systématiquement à l’issue de chaque trimestre, mais accrochera celle du premier de sa promotion deux fois sur trois. L’élève anxieux était devenu très célèbre, à défaut d’être « populaire » ou de paraître sympathique, ce dont il n’avait cure. Les professeurs en parlent. Les élèves, aussi ! Là où d’autres en auraient fait un argument de séduction, lui, s’en fichait. « Cette histoire de premier de la classe me procure une grosse satisfaction personnelle et flatte mon ego. Mais ça s’arrête là. J’aurais préféré que l’on n’en fasse pas un sceau au fer rouge et que l’on s’intéresse à l’Homme qui est derrière. Au demeurant, je suis un mec, pas qu’un élève ou qu’une machine à récolter les points ! ». Les profondeurs de la pensée humaine sont parfois insondables, Francis…D’amour ou d’amitié ?En cette année, la vie avait ses hauts comme ses bas. Francis, tout adolescent qu’il est, n’avait pas encore la certitude de ce qu’il ressentait pour la grande brune. En un mot, amour ou amitié ? Clémentine, comme tout adolescent(e), avait quelques sautes d’humeur, qui finissaient parfois en pleurs. Son copain préféré n’hésitait jamais à aller à la rescousse. Aujourd’hui encore, il se souvient avec un brin de nostalgie de cette glaciale après-midi de janvier. En la voyant arriver, ses yeux s’illuminaient et son visage d’habitude fermé se fendait d’un large sourire ; mais elle n’avait pas spécialement envie de sourire. Ses yeux étaient rouges et humides. Ses joues étaient aussi chaudes que celles d’un bébé fiévreux. Sa voix fine était carrément cassée. En se faisant la bise, comme ils avaient l’habitude de se saluer, elle lui susurre un sinistre « J’ai envie de te parler. Je vais très mal ».Le hasard faisant bien les choses, l’absence du professeur de SVT leur laisse deux bonnes heures pour causer à leur guise. Assis sur l’un des bancs du préau, sans qu’elle se blottisse contre lui, elle était assez proche pour qu’il sente ses coudes frôler les siens. Emmitouflée dans son bombers aux couleurs des Chicago Bulls, mains gantées, les joues et nez rosissant du froid mordant de cette après-midi, les cheveux impeccablement tirés en arrière en une queue de cheval haute, elle était toute mignonne. Elle n’a pas tardé pas à raconter le pourquoi du comment : une grosse brouille entre elle et sa mère, avec laquelle elle entretenait des rapports compliqués, qui, selon elle, « ne rate pas une occasion de l’humilier ». La raison ? La mère a raconté à la table du déjeuner comment est-ce qu’elle a coincé sa fille se bécoter, elle et son petit ami, près des boîtes aux lettres, à l’entrée de l’immeuble. L’adolescente, blessée dans son amour-propre en pareilles circonstances, réagit violemment en claquant la porte de sa chambre, après avoir jeté sa serviette sur la table. S’en suivit un échange houleux, qui finit en pleurs, et par une punition « pour l’exemple » : Clémentine sera privée de son argent de poche pendant deux mois et se fera confisquer son Walkman Sony Sports (la Rolls des lecteurs de cassette portatifs, à cette époque) jusqu’à nouvel ordre. Rien que ça. Son récit aura duré près de trois quarts d’heure. Pendant qu’elle parlait, Clémentine a défait sa queue de cheval et s’est recoiffée pas moins de quatre fois. Elle était très nerveuse. À la conclusion, submergée par l’émotion, elle éclate en sanglots. Attendri, Francis lui tend son paquet de mouchoirs de poche. Pendant qu’elle s’essuie ses larmes, il s’est enhardi à passer sa main autour d’elle, à la serrer contre lui et à lui tapoter l’épaule. Il ne savait point quoi dire. La situation était tout à fait inédite pour lui. Il improvise toutefois quelques phrases motivantes avec force compliments. Gagné : elle esquisse un petit sourire, entre deux larmes, rapidement essuyées, avant de l’embrasser sur la joue, avec un « Merci Fran, tu es un amour. Merci d’être là pour moi. » en prime. Il a eu envie de lui rendre son bisou, voire de la prendre dans ses bras. Mais il réprime cette pensée. Dans le feu de l’action, il pensait plus à la détresse de Clémentine qu’à lui-même. Le soir même, à tête reposée, il s’est endormi, en ne cessant de rebobiner le film des évènements et d’arriver à la conclusion à laquelle il ne voulait pas arriver. À moins d’un miracle, Clémentine ne ressentira jamais pour lui plus qu’un amour fraternel, voire une affection tout amicale, sans plus. Ironie du sort, c’est justement le jour où il s’est senti le plus proche que jamais d’elle, où il a cru que cet amalgame de sentiments confus avait suffisamment mûri pour franchir un cap, que la cruelle réalité lui a éclaté au visage. Lucide, il finira par avouer qu’au fond, ce n’était certainement pas de l’amour qu’il ressent pour elle. « Tombe-t-on vraiment amoureux à 13 ans ? Catégoriquement, non. », affirmera-t-il des années plus tard, sans ambages, ni regrets.(À suivre)