J’avais du mal à regarder ses pieds sans qu’elle s’en rende compte. Je lui posai une question, et feignant un instant de réflexion sur la réponse donnée, je jetai un coup d’œil vers le sol et m’empiffrai de la vue de son cou-de-pied tout bronzé sur lequel saillaient quelques veines, qui venaient donner une intensité encore plus palpable à l’objet de mon phantasme. Elle dut se rendre compte de ma distraction, aussi me laissa-t-elle devant trois costumes Armani de coloris différents, en me demandant de réfléchir à mon aise et de l’appeler en cas de besoin. Son sourire ponctua la fin de sa demande et j’eus à peine le temps d’apercevoir ses yeux bleu délavé qu’elle me tourna le dos pour aller servir un autre client.Je restai là , devant ces costumes trop chers que je n’achèterais probablement pas, inspirant avec intensité les dernières notes de parfum qui étaient suspendues dans l’air à l’endroit où elle se tenait, des notes d’un parfum fruité, mêlées à l’odeur de ses cheveux et, moins distinctement, à celle de son produit de lessive.Je m’échappai dans le souvenir de cette rencontre si fraîche quand, une heure plus tard, je subis les attaques des effluves rances des ouvriers qui me côtoyaient dans le métro. C’était comme si je venais d’approcher l’être le plus pur qui soit, celui dont la personnalité encore inconnue est sublimée par un physique que l’on estime parfait, parce que totalement sous son charme, et que j’étais propulsé dans la réalité vulgaire et plate comme un poisson de mauvais goût de la bouche d’une baleine.Son souvenir remplissait encore mon esprit quand, le soir, je pris sans faim mon dîner en compagnie de mes parents. Leurs discussions stériles et leur air toujours inquiet quand ils me parlaient m’énervaient au plus haut point. Ce supplice ne dura que dix minutes. Je me trouvai à nouveau seul, dans ma chambre, ma forteresse, ma protection du monde extérieur. Seul, devant l’écran plat de mon ordinateur, dont je connaissais presque par cœur la moindre application comme si c’était moi qui l’avais programmée.Je commençais à sentir le poids du monde extérieur, son agressive attente d’être comme ci ou comme ça, sa vaine agitation, s’alléger pour enfin disparaître. Et comme tous les jours, je l’éjectais, ce poids, comme un lanceur de disque, en défaisant la boucle métallique de ma ceinture pour aller chercher mon Acolyte et le frotter énergiquement, assis devant cet écran qui projetait un petit film trouvé sur le net dans lequel une brune magnifique aux seins ronds ondulait son corps sur un homme couché, que j’imaginais être moi, et cette tension intense s’échappait avant qu’elle ait pu onduler plus de quinze fois, en petits geysers blancs dont le liquide venait souiller ma chemise.Calmé, détendu, je m’allongeais alors sur mon lit et regardais le plafond. Je me sentais sali par ma propre vulgarité. Comme j’étais loin de la pureté dont je rêvais de partager l’expression physique avec la belle vendeuse de costumes ! Ce vorace appétit sexuel s’étant calmé par ma frénétique masturbation, j’entamais alors des caresses voluptueuses en essayant de trouver un moyen plus romantique d’atteindre l’orgasme : ma main respectait mon membre, allait et venait doucement, en serrant bien fort, pendant que je me voyais respirer ses cheveux, sentir son souffle sur ma joue, mordiller ses oreilles, ses lèvres et descendre jusqu’à la naissance de ses seins. Arrivé aux pieds, objets de mes plus grands phantasmes, j’imaginais leur courbe, leur plante, leur talon et j’approchais d’eux ma bouche avide, ultime hommage à la beauté et soumission totale de mon être dont l’apothéose était de longs spasmes qui me laissaient, pendant quelques secondes seulement, vivre le meilleur moment de ma journée.Ce prélude quotidien terminé, je voyais arriver vingt-et-une heures avec angoisse. Car alors commençait ma descente aux enfers. Mû par une force dont j’ignore encore aujourd’hui l’origine, je me rendais à la petite salle de bain attenante à ma chambre, comme tous les jours depuis mon adolescence, et entamais le brossage des dents. Là , devant ce petit miroir-pharmacie fixé au-dessus du lavabo, j’étais confronté à mon image. Je haïssais ces cheveux noirs clairsemés, ces lunettes d’intello à doubles foyers, ces joues creuses et ces pommettes proéminentes, ce long nez à l’arête supérieure bosselée, cette petite bouche mince renfrognée, ces poils épars qui tentaient sans succès de former une barbe. Ce visage qui jamais, jamais, ne me permettrait un jour d’être l’acteur principal de ces courts métrages que je me jouais, rien que pour moi, dans ma tête, tous les soirs.Le temps des larmes était fini, la haine s’était calmée, mais ils étaient toujours là , enroulés en une boule unique qui restait coincée dans ma gorge. Mon médecin de famille m’avait déjà refilé des tas d’antidépresseurs différents, mais leur effet était soit trop faible soit inexistant. Alors, à l’aide de vieilles recettes glanées çà et là dans des livres usés ou de cocktails trouvés sur internet, je m’étais mis depuis quelques années à faire des mélanges de poudres, d’herbes, de médicaments en essayant de trouver la formule pour m’aider à accepter ce physique ingrat. Ce soir-là , j’en essayai un nouveau. Je pris la pilule remplie du mélange effectué la veille et, espérant qu’elle ne me rendrait pas malade comme celle du jour précédent, je l’avalai. Et c’est tout ce dont je me rappelle.Le vieux coucou marquait chaque seconde d’un son monocorde mais combien rassurant. Le couple était confortablement installé, chacun dans son fauteuil respectif. Vingt-deux heures trente furent annoncées avec entrain par un petit hibou, comme chaque heure trente depuis vingt-sept ans (c’était un cadeau de mariage) mais, plongés dans de captivants romans, ils ne le remarquèrent pas. Ce qui les sortit de leur lecture, ce fut le bruit de la porte de la chambre de leur fils, Henri, qui s’ouvrait. Il ne quittait jamais sa chambre après dix-neuf heures, encore moins un vendredi. Ce qui les saisit, ensuite, ce fut le pas décidé qu’ils entendirent dans l’escalier, qui contrastait avec le pas trainant et presque inaudible habituel. Ce qui fut à la limite de leur provoquer un infarctus, c’était de voir Henri, leur petit informaticien de génie tout renfrogné, que l’enfermement avait rendu pâle et encore plus asocial, apparaître dans le salon, habillé d’un costume noir soigné que sa mère n’avait jamais vu. Ses cheveux noirs étaient plaqués vers l’arrière, ses lunettes avaient disparu et son regard habituellement fuyant était perçant et limite moqueur.— Henri ? Qu’est-ce que…Il ne laissa pas sa mère terminer sa phrase.— Je sors, j’ai le droit non ? J’ai vingt-sept ans !— Oui, bien sûr… mais où sont tes lunettes ?— J’ai des lentilles. Écoutez, je n’ai pas le temps, il faut que je me sauve.Il ne dit pas au revoir, ne dit pas quand il comptait revenir ni même où il allait. Il laissa une mère devant l’inconnu qui, pour la première fois de sa vie, s’engouffra dans son cœur et bouscula toutes ses habitudes, la laissant dans une sorte de néant dans lequel flottaient mille questions sans réponses. Et il rendit un père enfin heureux que son fils sorte un peu et se comporte comme un homme.Catherine me fatigue, avec son Julien. Voilà deux heures qu’ils bavassent avec entrain et qu’ils me laissent de côté. Ils vont baiser ce soir, c’est certain. C’est toujours la même chose. Elle trouve quelqu’un, un coup d’un soir, d’une semaine, d’un mois, en une soirée. Et moi, je ne sais pas, j’ose pas peut-être, ou peut-être que les hommes ne me trouvent pas à leur goût, peut-être que j’ai l’air trop bourgeoise avec mes tailleurs Armani que j’achète à moitié prix à mon boulot. Pourtant, ce n’est pas pour me vanter, mais je suis bien plus jolie que Catherine, avec son petit ventre et ses fesses qui commencent à vachement serrer dans ses pantalons. Oh ! Et puis je les emmerde, je vais m’avaler une pina colada au bar et les laisser s’échanger leurs fluides à leur aise.Tiens, voilà enfin un mec qui sait s’habiller, dans cette boite. Il a l’air seul, sur son tabouret, devant son verre. Si j’essayais… Bon, eh ben tant pis, j’essaye. Bien qu’il y ait peu de monde aujourd’hui, je me mets à côté de lui exprès pour appeler le serveur. Peut-être me parlera-t-il. Bingo !— Vous connaissez bien cet endroit ?Je me tourne vers lui, vois un peu mieux son visage. Il est long, plutôt pâle, avec un nez imposant. Un regard perçant et plein d’assurance. Pas spécialement beau, mais plein de charme, ce charme que l’on retrouve chez nos stars comme Bruel ou Goldman.— Oui, j’y viens depuis quelques années déjà , presque tous les vendredis… je ne vous ai jamais vu ?En disant ça, je me rends compte que ce n’est peut-être pas vrai. Son visage m’est étrangement familier.— Non, c’est la première fois. Je ne pense pas que ce sera la dernière. On y fait de belles rencontres.Il dit cela en me faisant un clin d’œil. Je me sens rougir. Un charmeur. Oh ! et puis, même si c’est pour une nuit, on fonce. Ça fait trop longtemps. Je suis euphorique, en sortant du Belle-Vue. Nous n’avons discuté qu’une heure mais quelle chouette heure ! Ce mec en a dans le ciboulot ! Et il ne me prend pas pour une sotte, avec mon métier de vendeuse. J’ai réussi à prétexter un problème informatique, pour l’emmener chez moi, vu que c’est son métier. Il sait très bien, et moi aussi, que nous ferons autre chose…J’ai à peine passé la porte qu’il me retourne vers lui. Quel homme ! Enfin un vrai mec. Il s’occupe de moi comme d’une poupée, embrasse comme si c’était la première fois qu’il embrassait quelqu’un. Je suis trempée d’excitation. J’ai envie d’aller me rafraichir mais n’arrive pas à me dégager de son étreinte. Je sens son souffle court et bref sur ma nuque, il se met à mordiller mes oreilles. Un frisson parcourt mon corps. Je suis tellement excitée que je passe la pointe de ma langue sur sa lèvre supérieure et le bout de son nez… Si ce n’est pas une invitation à une baise sauvage, moi, Laura Riccolini, j’y connais rien…Il semble devenir fou, enlève son veston comme un dingue, le jette vers le salon. Je l’y dirige, le pousse dans le sofa. Son regard est celui d’un aigle, d’un loup sauvage. Je m’assois sur lui. Il caresse mes cheveux, les respire, m’embrasse à pleine langue, je sens du respect dans ce baiser, de l’envie, je commence à onduler, à frotter mon sexe trempé sur son corps, à gémir de plaisir. Sa langue parcourt mon cou, arrive à mes seins, j’arrache mon chemisier, tant pis, il m’aide à l’ôter et essaye d’enlever mon soutien. Il chipote, s’énerve, on dirait qu’il a jamais enlevé de soutien… Je suis trop pressée qu’il s’occupe de mes tétons, je l’enlève pour lui. Quand il voit mes seins, il plonge dedans, les embrasse, les malaxe, me bouscule sur le côté et m’allonge sur le divan. Il continue son chemin, je sens sa respiration chaude sur mon ventre, sa langue qui passe sur mon nombril. Je l’aide à enlever ma jupe, mes bas et il descend encore, tout en caressant mes jambes, je voudrais qu’il s’occupe déjà de ma chatte, qui est trempée, mais il semble vouloir faire durer le plaisir.Il arrive à mes pieds et là , j’ai l’impression qu’il se calme. Il les regarde avec amour. Passe son nez doucement le long de mon pied gauche, puis de mon droit. Un fétichiste du pied ? Oh ! et après, pourquoi pas ! Il mordille mes pieds, du talon aux orteils, les lèche un à un. C’est particulier, on ne m’avait jamais fait ça, mais c’est plutôt agréable. Je commence à me caresser l’entrejambe, chaque passage sur mon clito me fait comme une décharge et apaise un peu le feu qui me brûle le ventre. Je ne me suis jamais masturbée devant quelqu’un, c’est excitant. Et encore plus quand ce quelqu’un s’occupe de vos pieds comme les plus précieux des bijoux. Je ne tiens plus, retire mes pieds, ça le surprend. Il comprend. Revient vers moi, m’embrasse, je guide son sexe dans mon vagin. Il va doucement d’abord, j’appuie sur ses fesses et bouge mes hanches pour lui montrer que je veux plus. Son regard me pénètre, il redevient animal, commence des va-et-vient plus forts, plus puissants, plus rapides. Je deviens dingue. C’est comme si son sexe, dur comme la pierre et à la fois doux comme une peau de pêche, avait envahi tout mon ventre, tout mon corps. Le feu lèche mes organes, mon cerveau, mes yeux montent au ciel, la première décharge est si forte que toute ma tête vibre. Ensuite, des spasmes de plaisir parcourent mon ventre et remontent vers ma poitrine dont les tétons sont durcis et, pour la première fois, je hurle mon plaisir. Il termine doucement, tout doucement, je sens de longs jets inonder mon ventre. Par chance, j’ai pris la pilule. Mon travail cette semaine m’a encore semblé plus lourd que d’habitude. J’adore programmer de nouvelles applications, mais pas entouré de ces abrutis qui ne pensent qu’à faire la fête et qui n’arrêtent pas de se lancer des vannes à longueur de journée. Je suis certain qu’ils se moquent de moi, quand je ne suis pas là . D’habitude, cela ne m’affecte pas mais je me sens particulièrement mal, cette semaine. Même plus mal que d’habitude. Cela a commencé samedi matin, et je suspecte mon nouveau mélange d’y être pour quelque chose. Par mesure de sûreté, j’ai tout jeté.Sur le chemin du retour, Je m’arrête quand même devant le magasin où elle travaille. Je n’entre pas. Je l’observe, ses mains fines aident un homme à mettre son veston, pas que je n’ai jamais osé franchir. Je me sens jaloux. Elle se tourne vers la sortie, regarde vers moi. Je fais semblant de regarder les costumes exposés. Je sens son regard posé sur moi. Je pars doucement, comme si de rien n’était. Je n’ai pas fait vingt pas que j’entends une voix dans mon dos.— Henri ? C’est toi ?Je me sens paralysé. Je me tourne et la vois, l’air abasourdi. Je ne sais quoi répondre, la timidité bloque mon souffle. Comment connait-elle mon nom ? Elle rit, tout à coup.— C’est une blague, le coup des lunettes et du look ?Là , elle s’esclaffe.— Trop génial ! Tu me réserves encore combien de surprises comme ça ? Tu m’attends ? Je termine dans un quart d’heure !Je ne sais pas comment réagir. Elle me prend pour quelqu’un d’autre, c’est sûr. J’ai envie de me mettre à courir mais elle s’approche de moi à toute vitesse, pose un baiser sur mes lèvres et retourne dans son magasin.Et je reste là , cloué au sol, comme si d’un seul coup, Dieu avait enfin décidé de s’occuper de moi, et qu’une averse de bénédictions s’écroule sur ma tête, tellement fort qu’elle tourne, tourne, s’envole et puis revient. Pour la première fois depuis vingt-sept ans, je souris.