André, Chapitre 1Lundi 14 Septembre 1964, 19 heures— Vous en pensez quoi, Commissaire, de la mort du Beau Marcel ?— Oh tu sais, Berthier, ça devait lui arriver ; s’il a réellement dessoudé Fred le Lensois, je ne donnais pas cher de sa peau.— Je mets qui sur l’affaire ?— Calme, Berthier, laisse les beaux gosses défourailler entre eux. On ne va pas envoyer nos gars entre deux sulfateuses. On compte les points, c’est tout. Bon, faut que je rentre, ma femme a préparé une blanquette ce soir.Le commissaire André Simon est un homme à la forte carrure râblée, et son abondante toison chenue le fait ressembler à un acteur connu, d’où son surnom maison de « Dédé le Moko ». Il se dirigea vers la patère, prit son paletot et l’enfila.— À demain, Berthier— À demain, Patron.Le commissaire Simon avait l’habitude de rentrer chez lui à pied. Il habitait rue Madame ; cela lui prenait à peine une vingtaine de minutes pour rejoindre son domicile. En sortant du « 36 » il prit à droite. Cette histoire le turlupinait. Il y avait des incohérences. Le Fred était un des lieutenants de Jeannot. Jean Van De Velde, dit Jeannot le Belge.André s’arrêta sur le Pont Neuf et plongea son regard et ses pensées dans les eaux noires de Seine.Fred le Lensois et le Beau Marcel n’avaient pas le même business. Le premier était un braqueur de la bande des Lillois : les banques, les convoyeurs de fonds ou les bijoutiers, voilà leurs affaires. Le Marcel, un mac, un julot casse-croûte vivant à la petite semaine de quelques filles et du racket d’un ou deux rades. L’aristocratie et la plèbe du milieu.Sa petite voix intérieure lui disait : « Ça ne colle pas, ça ne colle pas du tout. »Ceci l’amena chez lui. Machinalement il s’assit à la table familiale.— J’ai fait des pâtes avec la blanquette.— Hein ? Tu disais ?Madame Simon poussa un long soupir ; heureusement que son mari serait à la retraite dans une semaine. Ils pourront rentrer chez eux, dans la Nièvre, et mener enfin une vie normale.— Je te disais que j’ai fait des pâtes avec la blanquette. Je sais que tu préfères de la purée, mais je n’avais plus de patates. Tu sais qu’Albert, l’épicier, a fermé boutique ? J’espère que quelqu’un reprend, sinon pour faire les courses, je ne te dis pas.— Oui, la purée, c’est très bien.— Mais André, je viens de te dire que j’ai fait des pâtes.— Oui, Madeleine, les pâtes, c’est bien aussi.Sa petite voix persistait : « Ça ne colle pas, ça ne colle pas du tout. Il faut prendre l’affaire en main personnellement. »***Florence, Chapitre 1Lundi 7 Septembre 1964Florence était encore étourdie par ce poste à Paris, vraiment inattendu. Après plusieurs années comme maître auxiliaire, elle venait de réussir son CAPES et d’obtenir un poste de professeur titulaire dans un collège de la capitale. Elle était heureuse de cette nomination qui sonnait le commencement de son indépendance. Elle avait travaillé très dur pendant toutes ces années et commençait à en récolter les fruits.Elle se sentait seule, ici, mais ne l’avait-elle pas toujours été ? Ses parents la couvaient, comme beaucoup de filles uniques sont couvées. Ses amies, presque toutes « casées », avec lesquelles elle n’avait plus aucun contact, rien. Les garçons ? Elle les avait toujours repoussés. Avec le temps, ils se sont lassés. Une vieille fille en puissance, voilà ce qu’elle était devenue !***André, Chapitre 2Mardi 15 Septembre 1964, 8 heures— Bonjour, Berthier— Bonjour, Patron— Quoi de neuf ?— Rien de spécial, mais d’après le commissariat du neuvième, Lucky Jo s’est pris deux bastos dans le buffet.— Mort ?— Oui, tout ce qu’il y a de plus mort. Ça s’est passé dans le quartier de Rochechouart, en bas de chez lui.— Dis-moi, Berthier, le Beau Marcel et Lucky Jo ne faisaient pas partie de la même bande ?— Si, Patron, et même plus : ils étaient cousins.— Cousins ?— Oui, cousins. Le plus curieux, c’est qu’ils sont morts de la même façon.— Là, Berthier, faut que tu m’expliques.— Ben oui, Patron, chacun une praline dans l’burlingue et une deuxième dans l’bocal. Il y a des similitudes qui ne trompent pas.Le commissaire Simon resta pensif un moment. Ce genre de méthode, ça sentait le pro. Tout à fait compatible avec les méthodes des Lillois. Et puis le Jeannot n’avait pas dû apprécier que l’on dégomme un de ses lieutenants. Qu’est-ce qui leur a pris, aux barbeaux, de s’attaquer aux beaux gosses ?Sa petite voix lui suggéra : « Une folie suicidaire, sûrement. »— Il faut loger l’équipe du Jeannot et les surveiller, dit le commissaire.Berthier regarda interrogativement son supérieur et lui répondit :— Mais, Chef, hier vous disiez…— Oui, ben hier c’était hier, et aujourd’hui c’est aujourd’hui !— Bien, Patron ; le rapport est sur votre bureau.Le commissaire, le dos voûté, tourna les talons et se dirigea vers son bureau. Après s’être assis, il prit le rapport et le parcourut. Rien de spécial, hormis ce qu’avait dit Berthier.On frappa à la porte et l’inspecteur Loutreau passa sa tête.— Patron, le directeur vous demande.André soupira et se leva de son fauteuil.Sa petite voix se lamenta : « Encore des explications à donner… »Il se sentait fatigué mais se dirigea à pas lourds vers le bureau de son supérieur et frappa à la porte marquée « Directeur de la Police Judiciaire ». Il entra sans attendre de réponse.— Bonjour, Monsieur le directeur ; comment vas-tu ?— Bien, André. Entre, assieds-toi.Il prit place en face de son supérieur. Celui-ci poursuivit :— Comment va Madeleine ?— Oh tu sais, Pierre, elle va aussi bien qu’une femme de flic qui prend sa retraite dans une semaine, et elle attend cela depuis quarante ans.— Mariette doit aussi attendre cela, mais moi j’ai encore deux ans à faire. Bon, je ne t’ai pas demandé de venir pour parler de nos épouses. Le préfet n’aime pas quand la poudre parle trop. Que se passe-t-il en ce moment ?— Samedi soir, un certain Frédéric Marcouilleux, dit Fred le Lensois, s’est fait descendre. Dimanche soir, un certain Marcel Lantier, dit le Beau Marcel. Et hier soir, un certain Joseph Baradel, dit Lucky Jo.— Ça dépeuple… Tu as une piste ?— Oui et non. Le Fred était un lieutenant de Jeannot le Belge, mais les deux autres sont des bras cassés. Même s’ils se sont rencontrés le soir de la mort de Fred le Lensois, je ne comprends pas bien le rapport.Le directeur examina longuement son subordonné et ami.— Dis-moi, André, tu ne fais pas une fixation sur Jeannot, j’espère ?Un an plus tôt, une opération avait été montée pour prendre en flag l’équipe des Lillois. Résultat, un inspecteur tué et pas d’arrestation. Le plus gros raté de la carrière d’André.— Non, bien sûr !— Et tu as quoi, pour le moment ?— Pas grand-chose. Le seul élément concret, Fred et Marcel se sont rencontrés samedi soir dans un restaurant et ils ont eu une altercation.— À quel propos ?— Le patron du bar n’en sait pas plus.— Pas d’autres témoins ?— Si : les deux acolytes de Marcel et la môme qui accompagnait Fred, mais on ne les a pas encore retrouvés.— Bon, fais ce qu’il faut.— Tu sais, Pierre, je fais du rab à cause de la breloque que veut me donner le préfet, sinon il avait le bonjour d’Alfred !— Je sais, André, je sais. Fais tout de même ce qu’il faut…s’il te plaît.La petite voix intervint : « Ce qu’il faut, ce qu’il faut ? Ce que je peux, surtout. »***Florence, Chapitre 2Mardi 8 Septembre 1964Florence avait deux semaines de libre avant d’entamer les cours. Bien décidée à découvrir Paris, elle s’habilla d’un tailleur à l’élégance toute provinciale et prit le métro direction les mythiques grands boulevards. Elle voulait s’enivrer des parfums et des couleurs de la capitale. Elle voulait saisir cet esprit si particulier qui faisait et qui était Paris.***André, Chapitre 3Mardi 15 Septembre 1964, 10 heuresLe commissaire Simon retourna à son bureau de son pas lourd. À son arrivée, il fut interpellé par son adjoint.— Patron, on a logé Jeannot le Belge.— Eh ben, tu es plus rapide que l’éclair.— J’avais mis Martin et Lacarre sur le coup.— T’es encore du genre à écouter les ordres, Berthier ?— Bien sûr, Patron, mais je savais que ça allait changer aujourd’hui. Ordre et contrordre sont…— Ça va, Berthier, je connais. Il est où ?— Tous les soirs, il fait un poker dans un clandé qui lui appartient, à la Goutte d’Or ; ça s’appelle Le Chat Perché.— À quelle heure est-il là-bas ?— Monsieur a ses habitudes : à 23 heures tapantes, il a les cartons en mains.Le commissaire resta pensif un moment. Il se gratta le menton, signe pour son subordonné d’une intense réflexion patronale.Sa petite voix lui proposa : « Faudrait rencontrer cet oiseau pour pouvoir le jauger. »— Tu nous organises une visite de courtoisie pour ce soir ?— Oui, Patron.— Il y a du neuf pour le meurtre du Fred ?— Pas énorme. On cherche la môme, c’est le témoin-clef. Le patron du bistro est formel : il ne pense pas que c’est une fille du quartier. Il m’a dit texto « Elle ressemblait à une institutrice de province. »— Intéressant !André repartit dans une séance de grattage de menton, et après un moment :— Vous avez enquêté sur la jeunesse du Fred ?— Ben non, Patron, pourquoi ?— Il est né où, Fred ?— Ben, à Lens, Patron.— Et Lens, c’est où ?— Quelque part dans le Nord, je crois.— Et le Nord, c’est quoi ?— Ben, j’sais pas, moi. C’est le Nord, la cambrousse.— Voilà, Berthier : la cambrousse. La province, quoi !Une lueur de compréhension traversa les yeux de l’inspecteur ; « Une institutrice de province, mais c’est bien sûr ! »— OK, Commissaire, je contacte le commissariat de Lens.— Rien d’autre ?— Non. On cherche aussi les deux gars qui étaient avec Marcel, mais on n’a rien.— Avez-vous montré la photo de Lucky Jo au patron du bar ?Berthier regarda André avec des yeux ronds et bafouilla :— Euhhhh… non, Patron !— Ce n’est pas vrai ! Je ne travaille qu’avec des branquignols ! dit le commissaire d’un ton courroucé.— Mais, Patron, je n’y avais pas pensé…— Ben c’est bien à ça qu’on le reconnait le branquignol : ça ne pense pas, le branquignol !Puis, poursuivant d’une voix plus apaisée :— Et pour le troisième, il n’y avait pas un Corse qui traînait toujours avec ces deux apaches ?Le visage de l’adjoint s’éclaira.— Si, bien sûr, Chef : c’est Domé, Dominique Santoni, et je sais même où le trouver. Il est maqué avec une danseuse d’un bastringue, La Roulette, dans le quartier Pigalle.— Ben voilà, Berthier ; tu vois que tu peux quand tu veux… Tu nous organises une visite, ce soir, après celle chez Jeannot.— Oui, Commissaire, je m’en occupe.Sa petite voix le réprimanda : « Madeleine va encore râler parce que tu rentres à pas d’heure ! »André se détourna de son subordonné et se dirigea vers son bureau. Il réfléchit. Il lui fallait alpaguer ce Domé avant que les porte-flingues du Belge ne le retrouvent. Il avait jusqu’à vendredi pour résoudre cette affaire ; après, ce serait la retraite. On était déjà mardi ; ce n’était pas gagné.***Florence, Chapitre 3Mercredi 9 Septembre 1964, 20 heuresParis, la ville-lumière avec ses folles nuits ! Pour Florence, la chose était vite vue ; sans argent et sans amis, que pouvait-elle faire ? Elle déambulait des après-midi entiers sur ces larges trottoirs. Elle admirait ces vitrines exposant ces magnificences totalement inaccessibles à sa maigre bourse. Florence s’en détourna bientôt pour rester bien plus souvent dans son petit appartement, préparant ses cours pour la rentrée. Il était préférable d’être tout de suite à la hauteur ; elle avait toujours été bien notée et espérait que cela continuerait.Ce soir, cependant, elle voulut s’extraire de ses livres, voir autre chose, voir du monde. Il y avait, au bout de la rue, un petit bistroquet qui faisait de petits plats simples et bon marché.Le patron, prévenant, l’installa à une table éloignée du bar si bruyant. De sa place, Florence voyait toute la salle et le bar où s’agglutinaient des groupes de jeunes gens occupés à boire et à rigoler.Un groupe attira plus particulièrement son attention, surtout un garçon qu’elle ne voyait que de dos. Il lui faisait penser à lui, le seul garçon à qui elle avait accordé un baiser. Il l’attendait tous les jours à la sortie du lycée. Il se disait son chevalier servant ne l’avait jamais forcée à rien. Tel un céladon, il pouvait passer des jeudis entiers à la regarder platoniquement faire ses devoirs. Ses parents le toléraient bien qu’il fût fils de mineur, alors qu’eux, notables bien établis dans leur ville, prévoyaient un avenir radieux et confortable pour leur fille. Et un jour il lui avait dit qu’il s’était engagé dans la Légion ; il voulait défendre la France. C’est sur ce quai de gare qu’elle lui accorda ce baiser qui restait gravé dans sa mémoire, car c’était le seul qu’elle avait connu dans sa toute jeune vie.Le garçon sentit sûrement le poids d’un regard sur lui, car sans raison apparente il se retourna et leurs regards se croisèrent.***André, Chapitre 4Mardi 15 Septembre 1964, 23 heuresLes inspecteurs Berthier et Martin traversèrent la salle. L’un se posta à la porte marquée « Toilettes » et l’autre à celle marquée « Privé ». Loutreau et Lacarre pénétrèrent dans l’établissement à leur suite et se positionnèrent de part et d’autre de l’entrée. André entra le dernier et se dirigea vers le bar en jetant un regard circulaire sur la salle et ses occupants.Jeannot et ses amis avaient tout de suite compris que c’était une descente des condés. Il y eut bien l’esquisse de quelques gestes belliqueux, mais d’un regard noir et autoritaire le Belge maîtrisa ses troupes.Jean Van De Velde, un petit homme à l’orée de la cinquantaine, n’en imposait pas vraiment. Cependant, il avait un charisme et un ascendant qui le désignait comme chef. À certaines occasions il avait confirmé ce charisme par l’utilisation de moyens expéditifs et simples. Il avait une devise : « Un pistolet vaut mille mots. » Menaces et intimidations étaient donc sa rhétorique de persuasion. Il avait pour le seconder une bande de jeunes malfrats, tous issus des corons des houillères, qui lui vouaient une fidélité sans faille.Toutefois, le caïd n’était pas idiot. L’arrivée en force de flics devait avoir une raison ; autant la connaître. Il se leva donc de table, et tout sourire se dirigea vers André.— Bonjour, Commissaire, quel plaisir de vous voir ! Mon modeste établissement est honoré de votre visite.Le commissaire, après s’être fait une idée de l’établissement et ignorant délibérément son hôte, se hissa sur un des tabourets de bar, appuya son coude au comptoir, et sans tourner la tête interpella le barman :Jean se percha sur un des tabourets en vis-à-vis du fonctionnaire, et s’adressant aussi au barman lui dit :— Jules, pas celui-là. Sers celui de ma réserve personnelle.Puis, se retournant vers André :— Je le fais venir de votre coin, Commissaire ; un petit Chardonnay qui est vendangé du côté de Clamecy. Vous m’en donnerez des nouvelles !Le policier laissa encore passer un moment de silence, joua un peu avec son verre de vin puis, relevant la tête, il s’adressa au tenancier :— Dis-moi, Jeannot, Frédéric Marcouilleux, ça te dit quelque chose ?— Pour sûr, Commissaire. C’était un gentil garçon, toujours serviable.— Ben tu vois, Jeannot, ce ne sont peut-être pas les qualificatifs les plus appropriés pour lui, mais cela fera bien dans sa nécrologie, c’est sûr.— C’est bien malheureux, Commissaire. Nous sommes bien peu de chose sur terre…— Et Marcel Lantier, cela te dit peut être aussi quelque chose ?Le malfrat pris son air dubitatif. Dans une grimace expressive, avançant sa lippe inférieure, il répondit :— Inconnu au bataillon. C’est qui ?— Un grand copain de Fred, à ce qu’il paraît.— Ah ?— Tellement copain que lui aussi est mort.— …— Bien sûr, si je te parle de Jo Baradel, cela ne te dit rien…— Absolument, Commissaire. C’est qui, celui-là ?— Le troisième macchabée.— …— Alors tu vois, Jeannot, autant de morts, ça fait désordre.— Voyons, Commissaire, je suis rangé des voitures ; je suis un honnête commerçant.— Peut-être, mais je n’y crois pas.— Mais, Commissaire, c’est de la persécution !— Crois-tu Jeannot ? Te prends-tu pour Valjean, et suis-je ton Javert ?— C’est qui, ceux-là encore ?— Laisse tomber, je parle pour moi.Sa petite voix s’agaça : « Tu vois bien que cela ne sert à rien. Tu perds ton temps. »André continuait à faire tourner le vin dans son verre et le regardait avec concentration. Il se doutait de l’inanité de son ambassade, mais il avait un message à faire passer. D’une voix gouailleuse, il reprit :— Tu sais, Jeannot, j’ai déjà trois morts sur les bras et cela me cause beaucoup de soucis. Un quatrième m’en causerait encore plus. Alors tu vois, Jeannot, je n’aime pas les soucis. Quand il y en a trop, je tracasse, je tourmente, j’obsessionne, et après je vindicte. Et là, mon pauvre, ça éclate et ça peut faire très mal.— Mais, Commissaire, je ne sais pas de quoi vous me parlez !— Tu ferais mieux de savoir, Jeannot, dit André en quittant le bar.***Florence, Chapitre 4Mercredi 9 Septembre 1964, 20 heures 01Le garçon ne pouvait détacher ses yeux de ceux de la fille. Ils s’étaient reconnus. Comme hypnotisé, il se dirigea vers elle.Depuis longtemps, Florence n’avait plus aucun espoir de le revoir. Huit années sans nouvelles, rien, pas le plus petit mot, rien, rien de rien. Et soudain cette rencontre inopinée.Il ne comprenait pas. Que faisait-elle ici ? Elle, un souvenir d’enfance, une aura qui avait nimbé et subjugué sa mémoire.— Flo, que fais-tu là ?Florence le regardait droit dans les yeux mais ne pouvait répondre. Le mascaret des souvenirs refluait dans sa tête. Que dire, que faire ? Elle ne savait pas. Elle le regardait, inerte. Un mot la ranima :Puis une réponse :Ils se regardèrent encore un moment puis partirent d’un fou-rire.***André, Chapitre 5Mercredi 16 Septembre 1964, 0 heure 30La Roulette, un de ces établissements qui alliaient la légalité à la clandestinité depuis la loi de Marthe Richard en 1946 ; son tenancier naviguait en eaux troubles. On n’appelait pas ce genre de maison « de tolérance » pour rien… La prostitution n’y était pas affichée, mais un bon pourboire au barman assurait de trouver un « oreiller de luxe » pour passer une agréable nuit.Une visite de « la rousse » n’était donc pas vraiment la bienvenue !L’établissement était à mi-chemin entre le caf’conc’ et le dancing d’avant-guerre. Il convient de préciser que, comme concerts, cela se réduisait le plus souvent à de l’effeuillage en musique et que les cavalières, pour les danses, tournaient surtout aux bakchichs. À part la prise de contact, rien ne se passait dans l’établissement, mais plutôt dans l’hôtel miteux qui jouxtait le dancing.Tout semblait triste ici : la décoration, les fauteuils, les filles, et bien sur l’ambiance. La lumière blafarde rehaussait à peine les visages des belles de nuit. Certaines laissaient entrevoir par une fente de leur robe une jarretelle qui tendait un bas noir. Toutes affichaient ce faciès lassé et fatigué qui en ajoutait à leur air résigné.Après leur entrée, les inspecteurs se positionnèrent aux endroits stratégiques. Simon et Berthier s’installèrent au bar. Bien sûr, leur élégance de fonctionnaires de police ne passait pas inaperçue. Berthier posa sa carte professionnelle sur le bar et dit au barman :— On veut parler à Lilli.Le barman regarda la carte d’un air dédaigneux et répondit :— Connais pas.— Et Domé, Dominique Santoni, tu ne connais pas non plus ? dit Berthier d’un ton agressif.— Ben non, Inspecteur, je ne le connais pas.La petite voix intervint : « Ça va dégénérer ! »Le rouge de la fureur commençait à monter aux joues de Berthier quand la main d’André se posa sur son bras pour le calmer. Puis, s’adressant au barman :— Dis-moi, mon garçon, comment t’appelles-tu ?— Moi ? C’est Étienne. Et vous ?— Tu peux m’appeler Monsieur le Commissaire Divisionnaire, si tu veux.Le jeune coq, monté sur ses ergots, dévisageait André, étonné de son air débonnaire.La petite voix ironisa : « Il te prend pour un con, le gamin… »— Dis-moi, Étienne, tu as une bonne place, ici. Tu gagnes bien ta vie ?— Euh, oui, Commissaire.— Tu ne voudrais pas perdre ta place et te retrouver au chômedu ?— Euh, non, Commissaire…— Je vais t’expliquer une chose : nous, c’est la judiciaire, pas les mœurs.— …— Les mœurs, vois-tu Étienne, ce sont des bornés, des obsessionnels. Ils vous ont dans le collimateur, ils vous veulent du mal.— …— Nous, on en a rien à foutre de votre business. Tu me comprends, Étienne ?La petite voix, sentencieuse : « Il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre. »— Euh, oui, Commissaire.— Alors, Étienne, si nous avons une conversation sérieuse, j’oublierai de téléphoner à mon collègue des mœurs pour lui dire qu’Étienne, barman à La Roulette, fait l’entremetteur entre des putes et des michetons.— …André prit le temps de dévisager l’employé.— Sommes-nous d’accord, Étienne ?— Euh, oui, Commissaire.Le commissaire prit à nouveau son temps, parcourut la salle des yeux, puis les planta dans ceux du barman.— Reprenons au départ, Étienne ; nous voudrions parler à Lilli.— Elle n’est pas là, Commissaire.— Et où est-elle ?— Je ne sais pas. Depuis lundi, elle n’est pas venue.— Et Domé, il est où ?— J’sais pas, Commissaire, mais depuis la mort du Marcel et après celle de Lucky Jo, c’est la panique.— C’est un peu mince, Étienne !— J’sais bien, Commissaire, mais je n’en sais pas plus.— Tu me déçois, Étienne…— Écoutez, Commissaire, je ne peux pas me déballonner sur ce que je ne sais pas, mais je peux vous filer un tuyau.La petite voix, technicienne : « Des fois, les tuyaux sont crevés… »— Je t’écoute.— Vous voyez, la blonde platine à la troisième table, avec le fourreau bleu ? C’est Marlène, une des gagneuses du Beau Marcel. Peut-être en sait-elle plus ?Sans plus s’occuper du barman, André dévisagea la jeune femme. Peut-être la trentaine, elle avait un maquillage outrancier et une décoloration à la Jean Harlow. Sa ligne svelte et pulpeuse ne gâchait pas un minois triste, mais mignon.La petite voix, réprimandeuse : « Voyons, ce n’est plus de ton âge ! »D’autorité, André s’installa à côté d’elle. Elle le dévisagea un moment puis lui dit :— Étienne t’a donné le tarif ?Sans se départir de son calme, André lui présenta sa carte de police. La fille la regarda, médusée, puis releva vers le flic un regard au bord des larmes.— Putain, c’est pas vrai… dit-elle en plaquant son visage dans ses mains.Le fonctionnaire regardait la jeune femme qui sanglotait, le visage toujours masqué par ses mains. Il attendit que la crise passe, et lentement elle passa.— Tu veux quoi ? Du con ?— Te parler.— De quoi ?— De Marcel, de Fred, de Jo et de Domé. Tu les connais, non ?— Oui, fit-elle d’une toute petite voix.Son rimmel commençait à couler et lui donnait une expression luciférienne. Le désarroi se lisait sur son visage. L’air calme et patelin du policier la déconcertait, elle, plus habituée à la hargne des petits chefs en uniforme.— C’est pas simple, la vie, Marlène ?La jeune femme dévisagea longuement le sexagénaire puis répondit :— Non, Monsieur.— Tu ne veux pas me parler ?— Et de quoi ? De toute façon, vous ne comprenez rien !— Crois-tu, Marlène ?La jeune femme releva à nouveau les yeux et dévisagea l’homme. Un inconnu, de plus un fonctionnaire de police qu’elle devrait honnir ; mais par-devers elle, elle avait envie de lui faire confiance. Elle voulait lui faire confiance.— T’es la bonne copine de Marcel, non ?— Oui… si l’on veut…André la regarda intensément.— Que veux-tu dire par « si l’on veut » ?— Ben, je bosse pour lui et il me baise de temps à autre, c’est tout.— Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?— Samedi soir, quand Fred le Lensois lui a cherché des poux.— Tiens donc, tu étais présente ? Raconte un peu…La jeune femme hésitait, mais à quoi bon ?— Ben, j’étais dans le bistrot avec un ami et on mangeait un morceau.— Un ami ? Et qui donc ?— Un ami, c’est tout.La prostituée regardait le flic droit dans les yeux ; son œil était noir. André comprit qu’il ne fallait pas insister ; il serait toujours temps de savoir qui était cet « ami », si besoin.La petite voix, suggestive : « Aurait-elle un amoureux, la fille ? »— OK. Et après, que s’est-il passé ?— Ben, Marcel est entré avec les deux autres zouaves.— Jo et Domé ?— Oui. Il est venu vers moi et m’a houspillée. C’est vrai que j’aurais dû être au turbin, à cette heure-là. Mon ami s’est interposé, mais Marcel lui en a collé une.André considéra la jeune femme d’un œil circonspect. « Quel dommage… Elle aurait pu vivre une vie normale et ne pas faire la pute dans ces rades sordides. »— Ensuite, bien sûr, ils ont commencé à se cogner.— Et le Fred ?— Ben, il est intervenu juste après. Il a mis un coup de boule à Marcel puis a sorti un feu pour menacer les deux autres. Il a dit « Pas d’ça, chez moi, cassez-vous ! » Je ne savais pas que c’était le taulier.La petite voix, surprise : « V’là aut’ chose… Le Fred est propriétaire ? »— Ensuite, Fred les a foutus à la porte et nous a fait sortir par la porte de derrière.— Il était seul, le Fred ?— J’sais pas ; j’crois qu’il était avec une fille, mais je ne me souviens pas d’elle.— Pas grave. Et après, que s’est-il passé ?— Ben rien, nous nous sommes carapatés.— Et ?— Ben, le Marcel est mort, mais la vie continue.— Et tu es de nouveau au turbin.— Ben oui.— C’est qui ton mac, cet « ami » ?Marlène fusilla André du regard.— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?— Rien. Cela ne me fait rien du tout. C’est juste pour savoir.— Ben, il s’est barré, le courageux ; il voulait pas avoir d’embrouilles, le téméraire.La petite voix, compatissante : « Avec les hommes, il faut s’attendre à ça, cocotte ! »— Et Domé, il est où ?— Il se planque ; il a les foies. Il est sûr que ce sont les Zitouni qui ont buté Marcel et Jo.« Tiens donc, les Zitouni… se dit André. On entend de plus en plus parler d’eux. Une famille de truands pieds-noirs qui géraient les lupanars de la Kasbah d’Alger. Depuis qu’ils ont été expulsés en 62, ils essaient de recréer leur petit empire entre Barbès et le Marais. »— Que peux-tu me dire sur eux ?— Attendez, Commissaire, j’tiens à ma peau ! J’aime pas poucaver !— J’te d’mande pas d’faire la balance : on discute, c’est tout. Cela reste entre nous.— De toute façon, ch’sais pas grand-chose, juste que Marcel a eu des mots avec eux, c’est tout.La petite voix, fataliste : « Tu n’es pas sorti d’affaire, André… »***Florence, Chapitre 5Jeudi 10 Septembre 1964, 24 heuresFlorence venait de réintégrer sa chambre après avoir quitté Fred. Elle était assise sur son lit, prostrée. Que lui était-il arrivé ? Une douce chaleur montait en elle.Le dîner avait été agréable ; Fred, toujours égal à lui-même, avait été très prévenant. Ils avaient parlé de leur jeunesse commune, puis Fred retraça ses pérégrinations dans la Légion, en y ajoutant force anecdotes plus ou moins réalistes, mais toujours hilarantes. La vie avec Fred tourbillonnait tel un grand huit dans un champ de foire. Tout était prétexte à rire, à gaieté. Florence était bien, juste bien et heureuse.Malgré la faible distance, Fred ramena Florence en voiture jusqu’au bas de son immeuble. Quand il se pencha vers son visage, elle lui accorda ses lèvres, sa bouche, sa langue. La main de Fred s’aventura sur le sein de Florence, l’explora, le caressa. Lentement, l’exploratrice quitta le giron pour descendre le long du ventre, puis poursuivit sa route le long de la cuisse jusqu’en dessous du genou, limite de la jupe. Elle reprit son cheminement vers le haut, mais maintenant sur le bas soyeux et sous le vêtement. Arrivée à mi-cuisse, Florence se crispa et d’une main ferme arrêta la progression de l’homme. Fred ne s’en offusqua pas ; il ressortit sa main de sous la jupe de la jeune femme. Cette main, espiègle, fit une légère caresse sur la joue de Florence.— On se voit demain ? demanda t- il.— Oui, Fred, si tu veux.— Oh oui, je le veux ! dit-il en se penchant vers elle pour l’embrasser à nouveau.Florence, maintenant seule dans sa chambre, repensait à ces moments. Elle ne savait plus trop ce qui lui était arrivé. À la façon de son ami, elle posa sa main sur sa poitrine, la malaxa à travers le vêtement, puis lentement sa dextre refit le chemin parcouru par celle du garçon. Elle ne s’arrêta pas à mi-cuisse : le compas des jambes s’écarta, et irrépressiblement elle chercha la chose… Une rougeur monta aux joues de Florence : Monsieur le curé, les sœurs enseignantes et même sa mère avaient qualifié cet endroit de sale ; il ne fallait pas qu’elle y touche. Pourtant il y avait un besoin, ce besoin qui transgressait toute loi. Elle se toucha et partit dans un violent orgasme.Elle savait maintenant qu’elle voulait cet homme !Elle lui accorderait tout.Absolument tout.***André, Chapitre 6Mercredi 16 Septembre 1964, 14 heuresBerthier entra dans le bureau de son chef et s’assit sur un des sièges en vis-à-vis. Il tendit deux minces dossiers au commissaire.— Les rapports du légiste et de la balistique.— Intéressants ? demanda André.— Assez, oui.Il considéra son adjoint depuis vingt ans. Bel homme dans la quarantaine, avec ses costumes pied de poule, sa coiffure plaquée et sa fine moustache, il faisait irrésistiblement penser à Clark Gable. Il aurait pu être un bon flic s’il n’avait eu cette obsession de vouloir mettre le maximum de représentantes du beau sexe dans son lit.— D’abord, pour le Fred, le légiste dit qu’il est mort de deux balles dans le dos. Curieusement, chacune en trois quarts arrière et à l’opposé. On a l’explication par la balistique : ce sont deux munitions différentes.Le commissaire eut un petit sourire sarcastique.— Courageux, les zèbres… À deux, et dans le dos !— Oui. Pour Marcel et Jo, c’est la même arme qui les a tués. La munition, c’est du neuf millimètres parabellum, et l’arme, probablement un Lüger P08.— Depuis la guerre, des comme ça, chaque mémère en a un sous sa pile de draps.— Oui, Chef ; c’est bien là le problème.André changea de sujet :— Tu vas me secouer le patron du bar où il y a eu l’altercation : cette histoire de Fred devenant soudain propriétaire est fumeuse.— Oui, j’ai prévu de l’interroger cet après-midi.— Et pour les Zitouni ?— Chez nous on n’a rien, mais j’ai téléphoné aux mœurs.— Et ?— Ils les connaissent, mais n’ont pas encore réuni grand-chose comme renseignements. Ils ont beaucoup d’argent. Ils prennent possession tout à fait légalement d’établissements et font des travaux d’embellissement pour attirer les bourgeois qui veulent s’encanailler.— Et leur business marche ?— Il faut croire, surtout qu’ils trempent dans tout : poules de luxe, jeux d’argent, drogue, etc.— De la drogue aussi ?Le commissaire resta pensif un moment puis dit :— La Roulette est un établissement sur le déclin. Le genre qui pourrait intéresser ce gang.— Oui, tout à fait, Chef.— Nos trois apaches y faisaient turbiner leurs filles ; il a peut-être raison d’avoir peur, le Domé.— Je mets quelqu’un sur ce coup ?— Oui, Berthier. Va à la pêche aux renseignements.La petite voix, sarcastique : « Ben, ce ne sont peut-être pas les Lillois, après tout… »***Florence, Chapitre 6Vendredi 11 Septembre 1964, 20 heuresFred attendait Florence au bas de son immeuble, et à 20 heures tapantes elle était là. Jolie ? Peut-être, ou peut-être pas. Tout dépendait du prisme à travers lequel on la regardait : pour le commun des mortels, une jeune femme, tout simplement ; pour Fred, la femme, sa femme ! Situation incompréhensible pour un homme habitué à prendre et à jeter le sexe dit faible selon son bon vouloir. Une réminiscence de sa jeunesse, où ses habitudes de soudard n’avaient pas encore transformé une femme en un objet consommable et jetable.Flo était là, à ses côtés. Il lui racontait milles choses anodines. Ces choses qui masquaient juste son inquiétude. Pendant tout le dîner, il la noya sous des paroles futiles avec juste la peur au ventre. Lui, le mec, ne savait comment faire…Elle le regardait et l’écoutait pérorer. Elle avait la main sur sa cuisse, à l’endroit où elle avait arrêté celle de Fred, hier soir. Elle s’agaçait de toutes ces banalités censées la faire sourire. Ce repas était sans fin. Elle avait envie de lui dire « Prends-moi dans tes bras ! », mais cela ne se faisait pas. Il faut attendre qu’il se décide. Il parlait de son appartement dont il était très fier.— Veux-tu le visiter ?— Oh oui ! répondit elle très vite, trop vite peut-être.Elle rougit de son audace, et lui se lança dans la brèche :— On peut y aller tout de suite après le repas ?Florence avait maintenant une boule dans la gorge. Dans quelle aventure se lançait-elle ? Sa main sur sa cuisse remonta vers l’aine, et à travers le fin tissu de la robe elle sentit le bord de sa culotte et la large jarretelle retenant son bas. Une pensée futile lui vint : elle aurait dû acheter cette belle parure en dentelle qu’elle avait vue dans une vitrine. Elle voulait être aguichante pour lui. Cette pensée la rendit cramoisie.Fred remarqua bien le trouble de la jeune femme.Après le repas, le garçon l’emmena à son appartement, assez distant du bistrot. C’était dans les beaux quartiers, dans un immeuble haussmannien. Le hall d’entrée était cossu, et l’ascenseur, à l’intérieur de la cage d’escalier, exigu. Le premier contact se fit là, quand il se colla à elle. Les lèvres restèrent soudées pendant la courte montée. L’entrée dans l’appartement se fit en tornade. Florence perdit son béret et sa gabardine tomba au sol. Elle ne sentait plus que cette langue dans sa bouche et ces mains qui virevoltaient sur elle. Il l’entraîna vers le sofa et l’y allongea.Le jeune homme remonta la jupe jusqu’à la taille et entreprit de lui ôter sa culotte ; elle se laissa faire. Il déboutonna sa braguette et en sortit son sexe qu’il le pointa vers sa convoitise. Florence prit peur de cette chose énorme dirigée vers elle, comme une arme qui la menaçait, un canon prêt à tirer.Toujours inerte, Florence sentit le garçon s’allonger sur elle, la couvrir. Une main dirigea ce sexe agressif vers le sien. Il la pénétra et dévasta tout sur son passage, déchirant l’hymen. Une douleur fulgurante la traversa. Elle étouffait sous le poids de l’homme. Elle voulait que cela s’arrête, elle voulait que cela continue, elle ne savait plus…Quand le garçon se redressa, fier de lui après avoir éjaculé, il resta stupéfait en regardant son sexe plein de sang. Il comprit qu’il venait de la déflorer.— Chaton, je t’ai fait mal ? dit-il plein d’appréhension.Elle secoua sa tête négativement et pleura.***André, Chapitre 7Jeudi 17 Septembre1964, 9 heures— Bonjour, Berthier.— Bonjour, Patron. On a du neuf : on a retrouvé Domé.— Vivant ?— Non, mort.La petite voix, perspicace : « Ça se complique, André, ça se complique ! »— C’est arrivé comment ?— Il se planquait dans une chambre de bonne, un endroit miteux. Il a été flingué à travers la porte.Le commissaire se frottait frénétiquement le menton ; son adjoint continua :— Un truc tout simple. Le Domé se méfiait. Le tueur a posé son arme juste en dessous de l’œilleton ; quand il y a appliqué son œil, l’autre a tiré à travers la porte. Il s’est pris deux bastos dans la tronche.— Et bien sûr, personne n’a rien vu ?— Si vous voyiez le quartier, deux coups de feu, ça fait partie du quotidien.André commençait à sentir que cette histoire serait sans issue. Pas le plus petit indice pour mettre quelqu’un en garde à vue. Il connaissait ces truands chevronnés : si vous n’avez aucune bille, ils ne parlent jamais.— Et pour le patron du bar, quelles nouvelles ?— On n’a pas eu besoin de secouer fort : il nous a vite précisé qu’il n’était que gérant, et que le propriétaire est un certain Van de Velde, Jean.La petite voix, sortant de sa torpeur : « Tiens donc… Voilà qui est intéressant !— On a vérifié au registre du commerce et au cadastre : rien qu’à Paris, Jeannot possède une vingtaine d’établissements.— Et le Fred, là-dedans ?— Lui, ben, comment dire ? C’est comme un chargé de mission. Le gérant n’a jamais vu Jeannot, il ne connaît que Fred. Il passe tous les jours, vérifie la caisse et prend sa part qu’il reverse sûrement à Jeannot. Il précise d’ailleurs qu’il est très correct, pas trop gourmand sur son écot, et qu’en cas de problème il intervient tout de suite.— Il n’a rien dit de plus ?— Si. On l’a cuisiné sur la fille ; il a été un peu plus loquace.— Et ?— Ben d’habitude, quand Fred venait avec une fille, c’était plutôt le genre pute. Il ne se gênait pas pour lui mettre la main aux fesses, et de temps à autre il prenait la clef du bureau pour se la faire. Il en ressortait toujours en bombant le torse comme un coq, et elle en se rajustant comme une poule lissant ses plumes après s’être fait monter.Le commissaire considéra son adjoint d’un œil critique. Son élocution s’était émue à cette évocation. Il se rappelait sûrement ce jour où il avait été surpris dans son bureau en train de se faire sucer par la prostituée qu’il était censé interroger. Il avait fallu le sanctionner.— Par contre, avec celle-là, il se tenait toujours à l’écart. Il lui tenait la main, lui faisait des petits bisous et lui parlait doucement.La petite voix, attendrie : « Comme quoi un truand peut tomber amoureux. »— Il nous a aussi dit qu’ils se sont rencontrés chez lui.— Tiens donc… Intéressant !— Oui et non, car il n’en sait pas plus, à part qu’elle était venue une ou deux fois avant pour manger le plat du jour.— Longtemps avant ?— Non, deux ou trois jours.— Et il ne l’avait jamais vue avant ?— Non, jamais.— Bon, OK. C’est une étudiante ou une enseignante qui doit être originaire de Lens et qui habite le quartier.— Euh, vous croyez, Chef ?Des fois, le manque de jugeote de l’inspecteur exaspérait son supérieur.— Oui, Berthier. Elle habite en location pas loin du bistro, peut-être juste à côte. Tu me lances une enquête de voisinage.— Mais, Patron, c’est le quartier étudiant : il y a des centaines de chambres de bonne et de petits apparts loués, ça va prendre un temps fou !— Au lieu de pinailler, tu devrais déjà y être. Prends le nombre d’hommes qu’il faut ; je veux un résultat pour demain matin***Florence, Chapitre 7Samedi 12 Septembre 1964, 16 heuresFred et Florence étaient montés dans sa petite chambre. Elle repensait à cette nuit. Après son violent dépucelage, il s’était montré très doux, prévenant. Il l’avait déshabillée puis couchée à côté de lui, passant ainsi la nuit ensemble sans même oser s’effleurer.Ce midi, ils avaient à nouveau déjeuné ensemble puis s’étaient promenés dans les quartiers marchands de Paris. Fred voulait tout lui offrir : elle refusa tout ; enfin, presque tout… Elle accepta une petite robe noire toute simple dans une belle boutique marquée d’un double « C » entrelacé. Elle hésita bien devant la volée de vendeuses empressées à l’habiller et à délester Fred d’une imposante liasse de billets, mais la douce voix de l’homme lui susurrant à l’oreille « S’il te plaît, accepte… » emporta l’affaire.Elle se regardait maintenant dans sa psyché et ne se reconnaissait pas. Cette robe était diabolique ; elle effaçait ses hanches qu’elle avait toujours trouvées trop larges et mettait en valeur sa poitrine qu’elle jugeait trop menue.Ce miroir lui renvoya aussi l’image de l’homme qui s’approchait d’elle, qui posait ses mains sur ses hanches et murmurait à son oreille :— Tu es très belle, chaton !Une onde de plaisir la parcourut et fit monter sa température. Elle pencha la tête sur le côté pour laisser de la place à cette bouche chaude qui couvrait son cou de baisers. Elle se plaqua à l’homme. Elle voulait le percevoir, elle voulait discerner ce sexe qui, hier, lui faisait encore si peur et que maintenant elle voulait en elle.Elle glissa une main entre leurs deux corps à la recherche de cette verge, la trouva et la malaxa à travers l’étoffe du pantalon. La suite fut tellement rapide que Florence n’en avait plus le souvenir du déroulement. Un moment, elle vit son reflet dans la psyché, la robe relevée et la culotte à mi-cuisses. Cette vision indécente ne fit qu’aviver sa libido. Elle sentait cette chair aller et venir en elle. Elle subissait ces coups de boutoir que le bassin de l’homme imprimait à ses fesses. Sa vue se troublait, elle ne percevait plus où elle était. Un grand cri vrilla ses tympans… Qui avait crié ? Elle, peut être ? Elle ne savait pas.L’homme se retira, épuisé. De vagues sécrétions mélangées s’écoulèrent de son antre le long de ses cuisses, puis maculèrent ses bas. Elle n’en avait cure ; elle en voulait plus ! Elle se retourna et embrassa l’homme à pleine bouche. Sous sa fougue, ils basculèrent au sol. Dans une lutte acharnée, elle agrippa le col de sa chemise à deux mains et lui intima cet ordre :Elle l’attira sur le tapis et, sur le dos, noua ses jambes autour de ses reins.— Baise-moi ! dit-elle avec une fougue et un phrasé dans lequel elle ne se reconnaissait pas.Fred s’exécuta, trop heureux de cette soudaine bonne fortune. Il pilonna, baisa à ne plus savoir qui était qui. Sans parvenir lui-même à nouveau au nirvana, il perçut que sa compagne partait dans des sphères inaccessibles au vulgum pecus. Une impression d’aura, d’intemporel flottait dans la chambre.Épuisés, les amants regardaient le plafond, main dans la main. Le calme reprenait ses droits.Fred se tourna légèrement vers sa compagne. Regardant et admirant son profil, il lui dit :— Chaton, je t’aime.Florence tourna légèrement la tête vers son amant. Elle le regarda intensément.D’un mouvement brusque, elle sauta sur lui et chevaucha le thorax de son amant. Elle prit ses cheveux à pleines mains et plaqua rudement sa tête au sol. Avant de l’embrasser à pleine bouche, elle lui dit :— Moi, ça fait dix ans que je t’aime.***André, Chapitre 8Vendredi 18 Septembre 1964, 8 heures— Alors, Berthier, quelles sont les nouvelles ?— Pas grand-chose, Patron.— Mais encore ?— Aucune info sur la fille. On a écumé le quartier, mais rien, nada !— Et pour les Zitouni ?— C’est plus parlant. Ils s’intéressent à La Roulette et sont en pourparlers avec les propriétaires. L’affaire est menée par des avocats, et tout semble absolument légal.— Pas de pressions occultes ?— Rien que l’on ait pu constater.André se gratta frénétiquement le menton.— Que dit le légiste pour Domé ?— Lui, rien encore, mais la balistique dit que c’est la même arme que pour les deux autres cocos.***Florence, Chapitre 8Samedi 12 Septembre 1964, 20 heuresFlorence regardait la scène sans vraiment comprendre, mais admirait le courage de l’homme, son homme. L’altercation avait été calmée aussi vite qu’elle avait pris. Elle le vit revenir vers elle, tout sourire. Elle avait envie de lui ; il aurait pu la prendre là, tout de suite, sur la table, devant tout le monde. Elle aurait voulu subir la force brute qu’il venait de déployer ; il n’en fit rien, décrocha son imper et le lui présenta.— Viens, chaton, on s’en va.Elle le suivit docilement. Dehors, le soir était à la bruine. Il l’arrêta sur le seuil et lui dit :— Attends-moi là, je vais chercher la voiture.La suite, dans son souvenir, était comme nimbée d’un voile de tulle. Fred traversait la route ; deux hommes surgissaient d’une voiture ; deux bruits assourdissants ; son homme était étendu sur le trottoir d’en face ; une voiture démarrait sur les chapeaux de roues. Florence se précipitait et regardait son amour agoniser, la chemise et la veste imbibés de sang. Le pistolet qu’il n’avait pas eu le temps d’utiliser encore fiché dans sa ceinture. Fred prenait son bras et l’attirait vers lui, donnait trois noms et trois adresses avec l’ordre de les rapporter au commissaire divisionnaire André Simon au 36 quai des Orfèvres. Il lâchait son bras, et la carrière de Fred le Lensois s’arrêtait là, mais pas la froide détermination de Florence.***André, Chapitre 9Vendredi 18 Septembre 1964, 14 heuresAndré, assis à son bureau, restait pensif. Cette histoire resterait non élucidée, comme certaines autres de sa carrière. Le sort de tous ces truands morts lui était totalement indifférent, mais il aurait bien voulu faire tomber le Belge, petite satisfaction qu’il n’aurait pas. Il venait de terminer son rapport pour le juge d’instruction qui prononcerait probablement un non-lieu.Loutreau passa sa tête par la porte.— Patron, je peux vous déranger ?— Oui, entre.— J’ai juste un petit truc ; il y a une jeune femme qui attend en bas depuis jeudi matin et qui veut vous parler.— Tu prends sa déposition ou sa plainte. Où est le problème ?— C’est qu’elle ne veut parler qu’à vous, Patron. Je l’aurais bien virée, mais elle semble si gentille… Elle me fait penser à mon institutrice, quand j’étais gamin.Le commissaire regarda intensément son subordonné ; une boule commençait à se former dans sa gorge.— Fais-la monter, Loutreau, je vais la recevoir.L’inspecteur partit la chercher, et quand il revint il s’effaça devant elle pour la faire entrer. André se leva pour l’accueillir et lui présenta sa main.— Commissaire divisionnaire Simon.— Florence Durieu, répondit-elle en lui serrant la main.— Prenez place, Mademoiselle. Que puis-je pour vous ?Florence s’assit et parla.***André, Chapitre 10Vendredi 18 Septembre 1964, 16 heuresQuand Loutreau passa à nouveau sa tête par la porte, cela faisait deux heures que Florence parlait.— Patron, le préfet est arrivé. Le directeur voudrait que vous veniez en salle de réunion.— J’arrive, Loutreau.Puis, s’adressant à Florence :— J’en ai pour une petite heure ; vous voudrez bien m’attendre ?— Bien sûr, Commissaire, j’ai tout mon temps, répondit-elle avec un pauvre sourire.André se dirigea de son pas lourd vers cette salle où la réception devait se dérouler. Il n’avait pas la tête à cette remise de médaille.En entrant dans la salle, il vit surtout Madeleine qui lui fit un sourire. Elle était assise, sage et dévouée, comme toujours. Il repensa à la jolie institutrice qu’elle était à vingt ans, qui avait tout abandonné pour suivre son commissaire de mari dans ses différentes affectations. Il repensa à ce jour où leur enfant était mort-né ; une fille. Ce jour où on leur a avait appris que c’était fini, qu’il n’y en aurait plus jamais d’autres.Le préfet discourait, le directeur parlait. Il répondait machinalement car sa pensée se concentrait sur Madeleine et sur Florence au point de les confondre.***André, Chapitre 11Vendredi 18 Septembre 1964, 18 heuresAprès la cérémonie, André regagna son bureau. Il fut presque surpris d’y trouver Florence qui l’attendait patiemment. Il avait peut-être espéré qu’elle fût partie.Il s’assit dans son fauteuil et déverrouilla le tiroir dans lequel il avait rangé le pistolet que la jeune femme lui avait remis ; c’était bien un Lüger P08, pareil à beaucoup d’autres qui circulaient en ce moment en France. Il désengagea le chargeur ; il restait deux balles : six avaient donc été tirées.Florence et le commissaire se regardèrent un long moment, les yeux dans les yeux. André repensait à la déclaration qu’elle lui avait faite. « Comment une jeune femme à la stature menue et à l’allure effacée a pu tuer trois hommes de sang-froid ? Trois truands aguerris en face d’une enseignante de vingt-cinq ans totalement novice. Incompréhensible ! Elle ne sait sûrement pas enlever le cran de sureté ou ôter le chargeur de l’arme. » Il réfléchit encore un moment puis prit sa décision. Une décision personnelle, contraire à la loi.— Je vous remercie, Mademoiselle ; rentrez chez vous, maintenant.Florence fixait le commissaire comme si les mots n’avaient pas encore atteint son cerveau.— Rentrez chez vous, chez vos parents, à Lens, et oubliez cette histoire comme moi je vais l’oublier.La jeune femme se leva, pas vraiment sûre d’elle, et se dirigea vers la porte. Elle se retourna, voulut dire quelque chose, mais le policier l’interrompit :— Partez, avant que je ne change d’avis.L’enseignante sortit et, seul dans son bureau, André se carra confortablement dans son fauteuil, satisfait de lui. Il pensait à cette fille : elle aurait pu être la sienne, celle que Madeleine et lui n’avaient jamais eue. Il avait le sentiment d’avoir fait son devoir, même si, pour une fois, il avait contrevenu à la loi.La petite voix conclut : « Tu es trop vieux pour ce boulot ; vive la retraite ! »