Le fleuve charrie son eau lourde, sale, sombre. Il n’y a pas de couleur définissable, juste des nuances de gris, des niveaux de triste.La jeune fille est là , sous la première arche du Pont. Attentive aux bruits, aux soupirs de la Seine, elle guette sa colère, son grondement, cet instant où en un fracas démentiel la rivière, en rage, l’engloutira. Mais il ne se passe rien, comme à chaque fois, comme toujours, comme d’habitude.Pour seuls cris, il y a le hurlement des voitures qui passent en trombe dans leur flot constant, il y a les bus qui klaxonnent, les passants pressés. Le quotidien en somme.Les cheveux noirs, assez grande, elle rajuste son blouson de cuir, un vieux perf’ qu’elle traîne depuis tant d’années, et elle repart vers ses quartiers. Son rituel quotidien. Devenir l’eau, c’est ce qu’elle voudrait. Se laisser porter par elle, s’y mélanger en une ronde tendre et sauvage, exploser en millions de particules, et retourner vers la mer. Ou bien, s’évaporer en un nuage, et pleuvoir sur la Terre, en larmes douces et chaudes.Mais non, la vie s’obstine.Ses yeux verts sous son maquillage noir regardent l’embarcadère des bateaux mouches. Des touristes gais et pressés s’y agglutinent, troupeau insouciant qui va s’évader quelques heures le long des berges. Il y a de tout. Des japonais aux appareils en bandoulières, des allemands rouges et bavards sous le soleil du printemps, des italiens volubiles, un ou deux suisses ponctuels, et deux maliens riches qui se demandent pourquoi les charters existent.Elle aussi rêve de s’évader, peut être de s’envoler loin, ça date pas d’aujourd’hui.Elle était gamine.Avec sa classe.Une visite des monuments parisiens. L’ennui terne qui suit l’excitation du départ. Bien sûr le maître est passionnant, mais à neuf ans il y a un moment où les explications lassent et l’enfant devient rêveur ou chamailleur. Le rêve prend forme pour elle, d’un pont. Un grand pont de pierre, presque blanc, taché de coulures noires, aux tours crénelées à travers lesquelles les autres se penchent pour regarder le fleuve, ou cracher dedans pour rigoler.Mais, la fillette ne voit rien d’autre que le monument majestueux. Un hommage au temps, un point de passage entre deux mondes. Bien sûr, c’est inconscient, c’est fantasmé, c’est une vision de gamin.Elle le franchit respectueuse, impressionnée par la majesté, et soudain c’est…Un Paris tout autre. Des gens habillés de couleurs vives dansent, chantent et sourient. Les voitures sont devenues des charrettes tirées par des chevaux. Une femme, magnifique dans sa robe de dentelle et de taffetas, déambule indifférente aux regards des autres. Une coiffure blonde faite de tresses, de pierres précieuses et de plumes, que surmonte un diadème. « Une princesse » songe la petite « une vraie ! ».La femme la regarde, soudain. Ses yeux d’un bleu céleste ne sont que douceur et amour.— Comment te nommes-tu jeune fille ?La petite, surprise, reste bouche cousue. Une dame comme ça qui lui parle ! C’est presque incompréhensible ! Une fée ne parle pas à une gamine !— Alors ? Comment te nommes-tu ? N’aie pas peur, je ne mange pas encore.Elle éclate d’un rire cristallin, de gorge. Et cette hilarité finit de rompre la barrière.— Mélanie, je m’appelle Mélanie, Madame.— Madame ? Suis-je si vieille pour que l’on me donne du Madame ? Non, non, Charmante Mélanie, appelle-moi Syrianne. Je le préfère.— D’accord Madame Syrianne.— Syrianne tout court, tu t’y feras ! Alors, que nous vaut l’honneur de ta visite dans le Monde d’En Vers ? Tu t’es perdue ? Suis-je sotte, tu as du rêver ! Ou bien c’est le vent qui t’as portée ? Ou alors le lapin ? Tu as suivi le lapin ? C’est ça ? Ah non, je me trompe, tu as dû…Mélanie éclate de rire devant la logorrhée de Madame Syrianne. C’est qu’elle parle beaucoup, et qu’elle ne comprend pas grand-chose, mais la voix musicale, un peu flûtée, l’amuse et puis aussi, les joues qui rougissent d’excitation et le diamant qui brille ! Mais c’est quoi le monde d’Envers ? — Madame Syrianne ? Madame… C’est quoi le monde d’Envers ? Dites, c’est quoi ?— Le monde d’En Vers. C’est ici. C’est chez toi si tu le veux. C’est le pays des magiciens, des princesses et des fées. Ce que tu ne peux faire, la magie pourra. Tiens, as-tu envie de voler ?— Voler ? Mais, euhhh…— C’est impossible ? C’est ça ? Regarde…Alors, Syrianne s’élève de quelques centimètres au-dessus du sol, si doucement que l’on a l‘impression qu’un courant d’air la porte. Éberluée, Mélanie se penche, regarde le sol, presque sous les jupes, passe sa main. Rien ! Il n’y a rien ! Elle cherche un fil invisible aux épaules, ou dans le dos, presque convaincue que le tour de passe-passe va lui dévoiler son secret.Et pourtant, pas de ficelle, pas de faux miroir. La magicienne vole pour de bon !— Ouahhhhhhhhh !— Tu viens ?— Comment ?— Tends ta main ! C’est tout.— Comme ça ?— Oui.La main agrippe la grande. Et Mélanie s’élève à son tour. Doucement, d’abord, puis de plus en plus vite et de plus en plus haut. Elle survole cette ville qui se nommera Paris dans son monde. Un Paris verdoyant où la Seine coule des eaux bleu turquoise et vert émeraude, un Paris où l’Arc de Triomphe serait couvert de fleurs mauves, un Paris où les Champs Elysées ressembleraient à une immense prairie couverte d’enfants en vêtements chamarrés. Un Paris de conte de fée. Elles s’éloignent encore plus haut, traversent des nuages opaques, doux et tendres, de guimauve.Les étoiles les contemplent sagement, bienveillantes. La Lune, rousse, leur fait un clin d’œil, puis elles redescendent à la même vitesse avant de plonger dans le fleuve.Mélanie sent son corps éclater en millions de bulles. Elle est l’eau ! Elle frôle des plantes, se mêle aux poissons vif argent, parcourt le dos d’une baigneuse. Revoit des instants d’avant sa naissance, des moments de calme au sein du ventre de sa mère, dans le doux foyer du liquide amniotique.C’est merveilleux ! Magique !Elle est l’eau, son corps est bulle. C’est une extase à nulle autre pareille, quelque chose d’unique.Son corps soudain, reprend de sa consistance, il se durcit jusqu’à devenir aussi lourd qu’une pierre. Elle coule ! Sensation atroce d’étouffement, de noyade.Une main l’arrache hors du liquide.Syrianne la regarde en souriant, pendant qu’elle hoquette.— Alors ? Ça t’a plu jeune fille ?— Ouuuuuuuuuuui ! Sauf la fin Syrianne ! C’était affreux !— Je sais, c’est un des soucis de la magie, quand on ne la maîtrise pas assez comme toi, on se retrouve dans de sales draps. Mais je vais t’apprendre, ne t’inquiète pas.— Quand ?— C’est fait, tu as commencé. Mais il te faut en savoir plus, je crois, sur notre monde.— Syrianne ?— Oui ?— Mais, les gens de mon école, ils vont dire quoi ? Madame Cagnous, elle est très sévère, elle va me gronder très fort !— Mais non ! Ne t’affole pas, le temps est différent ici.— Ah ?— Oui ! Tu sais tu es ici depuis cinq jours déjà  !— Pardon ?— Tu n’as pas faim ?À cet énoncé, Mélanie sent son ventre gargouiller, elle meurt de faim ! Mais cinq jours ? C’est assez incroyable tout de même ! Quoique, le soleil est bien rose éclatant et surtout légèrement plus bas sur l’horizon.La fée, puisqu’il lui faut bien accepter cette idée, arrête un marchand de brioches. Enfin, de petits pains moelleux, parfumés à la cannelle et à la fleur d’oranger. Mélanie le dévore, son ventre gronde encore, quand elle reçoit une sorte de sablé moelleux enrobé d’un sucre bleu acidulé.Elle l’avale aussi sec et sent son corps enfin apaisé.— Syrianne ?— Oui mon enfant ?— Comment elle marche la magie chez toi ?— Oh… C’est simple : c’est le Grand Tout qui la régit.— Hein ? Oups pardon !— Non ce n’est rien. Ici en En Vers, tout est relié à un Grand Tout, un ensemble si tu veux, de vies, de gens, d’âmes, de joies ou de peines, tu comprends ?— Non pas trop…— Et bien : je suis une partie du Tout, et si je disparais, seule cette partie meurt, mais je ne peux disparaître ! Car si cela arrivait, le Tout s’effondrerait, un peu comme les cartes dans les châteaux, tu vois ?— Un peu. Mais dans ce cas ça veut dire que t’es éternelle ?— Non. Malheureusement ! Mais je dois trouver une remplaçante.— Ah, tu dois faire un bébé, c’est ça ?— Non ma petite, les bébés ne naissent pas ici.— Où alors ?— Chez toi…— Hein ?— Et oui, tous les jours nous permettons à l’un d’entre vous de devenir l’un d’entre nous. Tu comprends mieux ?— Je vais devenir magicienne ?— Oui.— Suuuuuuuuuuuuuuuuupppppppppppeeeeerrrrr !— Mais…La fillette, cependant, n’écoute plus. Un sourire radieux illumine son visage, tandis qu’elle saute sur place. Son rêve s’accomplit ! Elle sera la magicienne la plus belle, la plus gentille et la meilleure ! Elle sera…— Mélanie…— Oui Syrianne, merci !— Non écoute moi un instant.La voix est plus sèche, plus dure.— Tu sais, mais tu ne sais pas tout.— Mais…— Tais-toi ! Bien. Il y a cependant un obstacle. Tu dois l’accepter pour pouvoir me succéder.— Sans souci !— Attends ! Arrête de parler et regarde !À ces mots, les doigts de la Fée forment un cercle parfait. Il se dilate, puis laisse apparaître des images.Une voiture en flamme, un corps déchiqueté contre un arbre, une femme qui se traîne un bras arraché et une enfant de neuf ans qui pleure doucement dans les bras d’un pompier.Puis, viens une chambre anonyme, un internat peut être, ou une pension. Une jeune fille de dix onze ans est prise à parti par trois garçons, ils la bousculent, la frappent, la violent.Mélanie hurle ! C’est elle, ou ce sera elle dans peu, quand le temps aura avancé. Elle se reconnaît !— Eh oui, c’est ainsi. Tu dois accepter que ta vie soit un calvaire jusqu’à ma mort.— Mais, sanglote-t-elle, je ne peuux paaas… Papa, maman, moi… On est mooorrt ?— Non, pas encore. Je dois encore vivre quelques années et tu devras supporter ça. Et le jour où je mourrai, alors tu seras ici. Libre de tout.— Mais je ne veux pas !— Tu n’as plus le choix, tu ne l’as plus du tout !— Mais…— Rappelle-toi comme c’est bon de s’envoler, rappelle-toi comme il est agréable de traverser les nuages, rappelle-toi Mélanie !— Nooooooon !— Siiii, c’était si… Bon, si doux, rappelle-toi, souviens-toi, c’est l’extase, le plaisir ultime !La fillette, terrifiée, voit Syrianne se transformer en un masque, quelque chose de grimaçant, presque un hurlement.Elle hurle et…Sombre.S’éveille.Sur le Pont-Neuf.Ses camarades de classe, Mme Cagnous, le Maître sont là , affolés. Elle a mal partout. Des courbatures la lance, elle sanglote son Paradis, elle ne sait que dire.Finalement, elle reprend ses esprits, un évanouissement sûrement, la fatigue, à son âge elle en a trop fait, ainsi parlent les adultes.Mais elle, elle sait que non. Que la vie ne fait que commencer.9 ans, elle a 9 ans le jour où la voiture familiale s’encastre dans un platane et elle songe sans cesse à son corps bulle.11 ans, elle a 11 ans le jour où elle se fait violer pour la première fois, dans les WC sordides d’un pensionnat et elle songe sans cesse à son corps bulle.13 ans, elle a 13 ans le jour où elle fugue pour la première fois et où elle vend son corps à un routier et elle songe sans cesse à son corps bulle.15 ans, elle a 15 ans le jour où elle se fait son premier shoot d’héroïne. Et pour la première fois en six ans elle ressent, presque son corps exploser en millions de bulles. Presque…17 ans, elle a 17 ans, ce jour où elle s’en va, désabusée, encore une fois, dessous le Pont, après avoir s’être fait un fix sous les arches. Son Paradis, c’est un shoot quotidien. La violence du flash l’arrache de Terre, elle s’envole, mais jamais encore elle n’a rejoint Syrianne.Jamais l’eau n’a dissous son corps en millions de bulles.