Chapitre I : AnnaZut, le téléphone. Juste au moment où Bilbo ramasse un anneau dans une grotte habitée par une créature étrange. Je soupire.— Allo, oui !— Jean ?— Anna, quelle bonne surprise ! Que me vaut l’honneur ?— Est-ce que je peux passer te voir ?— Bien sûr, quand tu veux, je ne travaille plus à la clinique, je prépare ma thèse à la maison. Donc à ton entière disposition.Enfin, il ne faut pas exagérer quand même, mais ça leur fait plaisir ce genre d’affirmation. Elle doit avoir quelque chose d’important à me demander, pas vraiment une partie de jambes en l’air.— Ce soir ?— Parfait, à l’heure qui te convient.— Merci, disons après 20 h.Bien, surtout ne pas s’affoler, se ca-ca-calmer et réflé-flé-flé-chiiir. Je respire un grand coup. Je l’aime bien, Anna. Elle a beau m’avoir plaqué, nous avons fait nos premières armes ensemble, elle était vierge et moi quasi puceau. Ça compte. En plus, elle est sympa, toujours prête à donner un coup de main pour préparer un partiel, écrire une synthèse…Pas la peine d’échafauder des hypothèses farfelues, elle me dira bien ce qu’elle veut ce soir. Il me reste juste le temps de cuisiner un petit dessert. Une ch’tite mousse au choc’ ? Allez, c’est parti. Et on ne traîne pas, elle n’est jamais en retard.** *20 h 30, l’interphone. C’est elle. Une triple bise plus tard, nous nous installons devant ma planche-bureau. Elle a la mine défaite, pas vraiment son genre. De plus, elle a maigri.— Alors, raconte. Quel est ce gros souci ?— Comment sais-tu que c’est un gros souci ?— Il suffit de te regarder.Elle sourit et rougit un peu. Elle a oublié qu’on se connaissait bien quand même.— C’est à propos de Clara, ma sœur. Vous étiez assez proche à une époque, il me semble.Et paf, ça, c’est pour moi. Visiblement, si j’ai été vexé de me faire plaquer, elle n’a pas vraiment digéré le fait que je me console avec sa sœur. Dont acte. Je mets mon mouchoir par-dessus et fais celui qui n’a rien entendu.— Qu’est-ce qui lui arrive à Clara ?— Elle a disparu.— Quoi ?— Depuis plus de deux mois, aucune nouvelle. Il faut que tu m’aides, je…Des larmes gonflent ses paupières.— Attends un peu, doucement, raconte tout depuis le début.— Eh bien, c’est peut-être long.— Vas-y !— Il y a trois à quatre mois, nous sommes allés avec Michel chez des copines en Bretagne. Tu les connais, Christiane et Patricia.— Absolument, enfin je me souviens surtout de Patricia, adorable.— Vieux cochon !— Continue. Vous étiez tous les trois : Michel, ta sœur et toi.— Euh, oui ! Il était arrivé à Michel de…— Pfff ! Et bien dis donc, et c’est moi que tu traites de cochon.— Tu as bien fait pareil.— Anna, je te serais reconnaissant de ne pas confondre. Je suis sorti avec Clara après notre séparation. Et si tu as des reproches à faire à quelqu’un, tu t’adresses à elle, pas à moi.Elle est en larmes, avec de gros sanglots dans la voix. Je ne l’ai jamais vu comme ça, elle qui maîtrise tout, jusqu’à ses émotions d’habitude.— Non, non, excuse-moi, je… je ne sais plus très bien… C’est sûrement de ma faute, j’ai laissé faire pour pouvoir rester avec lui. Ma sœur, elle est comme ça, elle dit toujours oui à tout, et c’est ça qui me fait peur.— Donc vous êtes partis tous les trois en Bretagne. C’est curieux, je ne te vois pas du tout tenir la chandelle.— Pas vraiment, je… je participais aussi !— Ah ! Ça devient carrément glauque.— Je… je ne faisais pas l’amour avec ma sœur, idiot ! Il nous baisait toutes les deux.— Super, si vous êtes partantes, je veux bien être le prochain sur la liste.— Elle a disparu, et arrête d’ironiser, c’est déjà assez difficile comme ça pour moi.— OK, désolé. Continue.— Donc nous sommes restés quelques jours là-bas avec les filles et quelques-uns de leurs copains et copines. C’était assez sympa au départ, mais Michel s’est entiché de Christiane et ma sœur a trouvé un petit con, il n’y a pas d’autre mot. Bouffi de suffisance, aucune culture, très méprisant vis-à-vis des autres, grossier avec les femmes…— Du coup, tu t’es retrouvée seule. Tu as bien dû dévoyer une bonne âme pour te consoler.— Ce que j’ai fait n’a pas d’importance.Elle est défigurée, tremblante, claquant des dents. Les larmes lui sillonnent les joues et ses doigts ; crispée sur les manches de son pull, elle semble vouloir arracher quelque chose de son corps. Elle avait dû disjoncter grave à cette époque. Je décide une pause « mousse ». Il est temps, je crois. La mousse au choc’ lui fait reprendre des couleurs, ou bien est-ce le verre de Bordeaux servi avec ? Elle reste cependant tendue comme une corde de piano. Tant qu’elle n’a pas tout extirpé. Ce n’est pas pour avouer quelque chose, ce n’est pas son genre, plutôt pour se vider de tout ça, se psychanalyser peut-être, rejeter cette période sombre pour pouvoir repartir d’un bon pied.Elle a fini sa mousse. Elle sourit, enfin.— Merci, ça fait du bien. Tu es gentil. Je continue mon histoire. C’est à ce moment-là que Clara nous a quittés. Elle m’a annoncé qu’elle partait quelques jours au bord de la mer avec son Jules. Nous sommes donc rentrés seuls, Michel et moi. L’ambiance n’était pas au top, tu t’en doutes. J’ai eu tort de rester chez lui. Nous avons fait chambre à part, mais quand même, j’aurais dû m’en aller. Et puis le temps a passé, nous avons eu des nouvelles de Clara au début, puis plus rien. Ni moi ni mes parents n’avons pu la contacter.— Deux mois, tu dis. C’est un peu inquiétant. Qu’est-ce que vous avez fait ? Signalement à la police ? Détective privé ? Michel est parti enquêter ?— Tu plaisantes, il s’en fout complètement, et je commence à être indésirable chez lui, enfin ça ne devrait pas tarder.— Tu as de quoi te retourner ?— Avec mes parents, je ne suis pas à la rue ; mais c’est gênant quand même, il faudrait que ce soit très court. Quant à la police, elle s’en moque. On les retrouve toujours, disent-ils. Mais dans quel état ? Je suis allée à Rennes bien sûr ; aucune nouvelle ni de Clara ni de son Jules. Il s’appelle Roland Lecomte. Il a déménagé de l’appartement qu’il occupait en centre-ville. Un privé, je n’ai pas les moyens, mes parents, non plus. Je ne sais plus quoi faire. En plus, je ne peux plus retourner à Rennes.— ???— Des histoires avec des types pas très clairs, au moment où tout le monde me quittait. Je me suis… disons, défoulée.— Bien, tu as vidé ton sac, mais ça ne me dit toujours pas ce que tu attends de moi, parce que tu ne m’as pas raconté tout ça sans arrière-pensée.Elle rosit légèrement et se tortille sur sa chaise. Je sers un autre verre de vin, ça désinhibe bien. Elle bafouille un peu.— Je… je cherchais quelqu’un de solide, fiable, qui ne me fasse pas d’entourloupe et à qui je puisse me confier. Voudrais-tu m’aider à enquêter ?Elle est devenue pivoine. À ma connaissance, elle n’a jamais demandé d’aide à personne, elle est beaucoup trop fière pour ça. Et elle ne sait pas le faire, parce que question pommade elle en tartine un maximum.— Merci pour les compliments, mais tu en fais un peu trop. Tu te rends compte de ce que tu me demandes ? C’est lourd, très lourd. C’est une enquête sûrement très longue, dans un milieu que je ne connais pas, en province avec des frais importants. Et puis je suis tout sauf un détective. Je n’ai pas le culot de déranger les gens, de les bousculer, de les secouer…Les larmes se remettent à couler. Je n’ai jamais su résister à une femme qui pleure. C’est grave, docteur ? Elle se lève et titube un peu en direction de la porte. Je l’attrape et l’assois sur mes genoux, puis colle sa tête contre mon épaule.— Ça va, calme-toi. On peut réfléchir, non ? On ne va pas laisser tomber ta sœur, et je ne vais pas te laisser tomber. Mais ça pose un certain nombre de problèmes sérieux, qu’on ne va pas résoudre en quelques minutes.Elle enroule ses bras autour de mon cou, me sert très fort et se remet à trembler et à pleurer comme une Madeleine. Je ne sais plus quoi faire. Enfin, si, mais ce n’est peut-être pas le moment d’avoir une érection. Attendons qu’elle se calme.— Est-ce que je peux utiliser ta salle de bains ? Je suis un peu « barbouillée » et je me sens très moche.— Bien sûr, prends une serviette et un gant sur l’étagère.Pendant qu’elle se rend plus présentable, je téléphone à deux copains bretons pour savoir comment démarrer là-bas. Pour eux, pas d’autres possibilités que de confier l’enquête à un Breton, sinon toutes les portes seront fermées. L’un, sympa, me propose une chambre libre pour le temps que je veux ; elle appartient à ses vieux. Je saute sur l’occasion. Anna revient dans la pièce, nettement plus « présentable » comme elle dit. Elle a cependant les joues rouges, les yeux gonflés, la bouche crispée. Mais elle s’est recoiffée et donc se sent mieux.— Jean, je suis confuse de te mêler à tout ça, de te raconter toutes ces turpitudes. Tu dois me prendre pour une « moins que rien ». J’avais besoin de me confier, je suis complètement paumée. Déjà, le fait de tout te dire m’a beaucoup soulagée. Et ta mousse au chocolat m’a fait un bien fou ! Alors merci.Et hop, j’ai droit à une bise. Du coup, c’est moi qui rougis. C’est dingue ce que ça leur fait, à toutes les femmes, le coup de la mousse au choc ». Je n’ai jamais vraiment compris, mais c’est très utile pour les amadouer.— Si on faisait le tri de tout ça calmement. Qu’est-ce que tu envisages ?— Les faits d’abord : 1 – Clara a disparu depuis 2 mois ; 2 – tout porte à croire qu’elle est en Bretagne (si elle est vivante) avec son Jules qui est breton donc plus à l’aise là-bas ; 3 – tout le monde s’en fout sauf nous (et mes parents) ; 4 – je ne peux plus mettre les pieds à Rennes. On tourne en rond. Les problèmes ensuite : 1 – trouver un enquêteur qui aille là-bas, ou mieux qui soit de là-bas, mais cela suppose de raconter l’histoire à quelqu’un d’autre ; 2 – trouver des fonds pour logement, transport, pots-de-vin… ; 3 – centraliser les infos quelque part pour éviter de se disperser ; 4 – trouver de l’aide un peu partout pour limiter au maximum les déplacements.— Enfin, je te retrouve ! Brillante analyse, Mme Holmes. Mais il manque les solutions. En as-tu envisagées ?— Je n’en ai aucune. C’est pour ça que je suis venue te voir.— Pendant que tu te « recoiffais », j’ai donné quelques coups de fil à des copains bretons qui font leurs études à Paris. D’après eux, un non-breton n’a aucune chance de tirer les vers du nez à qui que ce soit là-bas.— J’avais plus ou moins intégré ça.— Cela suppose de gros frais : payer quelqu’un à Rennes pour faire le boulot, sans aucune garantie. Il vaut mieux s’adresser à un professionnel dans ce cas, mais les finances ne vont pas suivre. Donc il ne reste qu’une seule solution : je vais à Rennes et j’essaie d’enquêter.La suite est indescriptible : elle me saute au cou et m’embrasse comme une folle (sur la bouche, s’il vous plaît) en riant et pleurant à la fois.— Merci. Merci, merci-merci-merci…Et re-smack ! Et re-re-smack ! Je vais finir par craquer.— Du calme, j’ai bien dit que j’allais essayer, c’est tout. J’ai trouvé une chambre de bonne pour me loger le temps que je veux.Elle me regarde, émerveillée, un grand sourire sur le visage et repart sur ma bouche. Elle ne peut quand même pas ignorer qu’elle me fait beaucoup d’effet. Elle se lève brusquement et en quelques secondes elle est nue devant moi, à l’exception d’un string en dentelle qui fait ressortir ses fesses et de ses escarpins qu’elle ne quitte jamais (comme les cow-boys avec leurs bottes) sauf pour aller au lit, et encore pas toujours ! Moi, je suis un gars simple, une fille, un lit et hop ! c’est parti. Enfin, là c’est un peu spécial. C’est une ex, donc, allons-y doucement. Je l’attire vers moi et l’embrasse le plus tendrement possible, tout en caressant son corps. Je m’attarde sur ses seins, qui m’ont toujours fasciné, deux obus fièrement dressés, à son image, face à l’adversité, puis empoigne ses fesses, une dans chaque main, et nous basculons sur le lit. Je ne suis pas pressé, savourant le moment, me frottant sur son corps. Elle gémit, et c’est elle qui prend ma queue et s’enfonce dessus. Son bassin part dans une danse effrénée, alternant les va-et-vient rapides et les « ronds de jambe » plus sensuels. Je suis au paradis. Je retrouve son corps magnifique, sa façon unique de serrer et desserrer l’étau de son périnée sur ma queue en fonction de ses envies et de ses besoins. Je n’ai jamais su si elle jouissait vraiment autrefois, tellement elle se maîtrisait, mais quand, après quelques violents mouvements du bassin, je l’entends râler et la sens couler sur ma queue, je n’ai plus aucun doute. Je n’ai pas mon compte, aussi nous poursuivons la séance un bon moment. J’utilise mon Kamasutra personnel longuement avant de finir par exploser avec elle. Nous sommes en sueur, mais nous continuons à nous frotter l’un contre l’autre en nous bécotant tendrement.Je me lève pour prendre une douche. À mon retour, elle dort, apaisée, avec cette petite figure calme et souriante que je lui connaissais bien. Je ne le dérange pas, je récupère une couverture et m’allonge sur la moquette. C’est curieux quand même cette propension qu’ont ces dames à s’endormir chez moi. Si c’est un effet lénifiant, c’est vexant. Je préférerais un effet tonique, quoique… Allez, bonne nuit, les petits, tout cela nous a amenés bien tard.** *Le lendemain matin, un peu courbaturé, je me fais offrir le café croissant au troquet du coin pour une mise au point nécessaire.— Anna, j’ai passé une super soirée, mais je n’ai pas l’intention de me remettre avec toi. J’ai une copine que j’aime beaucoup, et que je n’envisage pas de quitter. Je ferai toujours avec grand plaisir l’amour avec toi, mais pas plus. C’est trop tard.Au fur et à mesure que je parle, je la vois se détendre et sourire. Elle me prend les mains et les effleure de ses lèvres.— Même analyse, Jean. Mais quand tu voudras un gros câlin, je serai toujours d’accord. J’ai rarement pris du plaisir comme hier soir, et j’ai bien envie de recommencer.— OK, alors si on s’occupait un peu de ta sœur maintenant. Voilà le plan que je te propose : 1 – débuter par Christiane, Patricia et leur bande. On peut, peut-être, en tirer quelque chose. Elles ne t’ont probablement pas tout dit. Et s’il faut donner de son corps, je me sacrifierai.— Vieux cochon !— Je fais ça pour toi mon cœur !— Il est bête. Continue.— 2 – ma copine justement a de la famille chez les militaires, et de la famille bretonne en plus. Si l’un d’entre eux pouvait me confier le nom d’un gendarme breton qui me prenne au sérieux, m’écoute et agisse, on pourrait avancer rapidement. Je n’ai pas besoin de lui fournir de détails glauques, simplement les faits.— Tu progresses vite, toi. D’accord.— Il reste le problème des finances. Je ne travaille plus en ce moment et n’ai plus un sou vaillant. Je peux juste t’offrir le café ce matin !— Pour le café, ce n’est pas un souci. Pour le reste, je vais essayer de trouver. Tu as besoin de combien ?— Le train aller-retour toutes les semaines tant que l’enquête dure. Je reviens le week-end ici. De toute façon, on ne peut pas faire grand-chose le dimanche. On en profitera pour faire un point. Les repas, impossible de faire la cuisine dans la chambre que j’ai récupérée, donc sandwiches ou autres joyeusetés. Les déplacements sur place, le bus ne doit pas être très cher, mais le train devient nécessaire pour changer de ville. Parfois même du taxi, dans les coins reculés. Je ne crois pas trop au stop. Un peu d’argent de poche, pour payer quelques renseignements et les frais divers (téléphone, eau…). Enfin, une bonniche 90-60-90 pour faire mon lit le matin et le défaire le soir.— Profiteur ! Tu es gonflé !— Non, c’est elle qui doit être gonflée de partout. Trêve de plaisanterie, ça chiffre quand même pas mal, même en serrant au maximum. Ah, en liquide, bien sûr.— Je vais voir ce que je peux faire. Quand veux-tu partir ?— Lundi, si j’ai les adresses que je souhaite me procurer.— C’est court. On va essayer.— Anna, je ne peux rien te promettre. Je ne suis pas un privé, et je ne suis pas breton. Je vais faire ce que je peux, mais je ne voudrais pas que tu aies l’impression que je vis à tes crochets.— Ne te bile pas, c’est moi qui suis venue te chercher et qui t’ai demandé d’aller là-bas. Je trouve que tu en as déjà fait beaucoup en une nuit.— Oui, beaucoup ; on aurait peut-être pu en faire plus, en y réfléchissant bien. Tu vois, entre la levrette et le serpent, on pourrait intercaler… Aïe, non !— Cochon !— Bien, rendez-vous samedi soir pour faire le point.Elle se jette dans mes bras.— Merci, Jean. J’ai tellement peur pour Clara.En partant du café, le garçon qui nous surveillait du coin de l’œil me fait un signe « poing fermé pouce levé » accompagné d’un grand sourire.Chapitre II : RennesLundi matin. Le train roule depuis deux heures déjà. Anna a réussi à trouver 1000 F. Elle a dû faire son sourire « fire power avec roulement à billes » au banquier, comme disait Tillieux. J’ai l’impression d’être Crésus ! Elle est même venue m’accompagner à la gare ce matin à l’aube. Ça la démolit complètement cette histoire. Elle est bien sûr très inquiète pour sa sœur, mais en plus elle pense qu’elle est responsable de tout ce bazar.En réalité, je ne vais pas à Rennes, mais à Merdrignac, où m’attend l’adjudant Le Guellec. Donc train + bus, je devrais y être en début d’après-midi.Pas mal cet adjudant, futé, comprenant vite et bien, sachant lire entre les lignes. Il m’a obligé à en raconter plus que je n’aurais souhaité. Mais il m’a laissé peu d’espoir : pas de signe d’un délit quelconque, tout se passe entre adultes consentants. Le seul point qui le fait tiquer est l’absence inhabituelle de communication avec la famille. Avec sa sœur, on pourrait le concevoir, vu le contexte, mais avec les parents, cela semble louche. Un peu faiblard comme indice pour démarrer une enquête. Et si elle est tombée sur un pervers, on est foutu de ne jamais la retrouver. Bref, ça se présente mal. Il accepte cependant de faire un signalement, mais qui ne sera diffusé qu’en Bretagne et seulement dans les gendarmeries. Je lui laisse des adresses et téléphones pour me joindre. Il sourit.— Pas la peine, je les ai déjà. À propos, son « copain », c’est le fils de quincailliers bien connus à Rennes, rue du Four. Pas de casier.Je le quitte passablement marri de tout cela et décide de rejoindre Rennes au plus vite pour m’occuper de mon logement. Coup de chance, une estafette de gendarmerie part pour la « capitale » et l’on me propose de jouer au prisonnier ! Sympa. C’est donc en panier à salade que je regagne Rennes. Ils poussent la gentillesse jusqu’à me déposer à un arrêt de bus direct pour aller chez les parents du copain. Je fais sensation en descendant de l’estafette. Les gens s’écartent de moi comme si j’étais un pestiféré.À 18 h 30, je sonne chez eux. Le père, truculent, me fait les honneurs de la maison. Ils sont ravis d’avoir des nouvelles du fiston et, après avoir laissé mes affaires dans un réduit sous les toits, j’ai droit à l’apéritif breton, une spécialité innommable dont j’ai, heureusement, oublié le nom. Après les avoir chaudement remerciés, je leur promets de passer les voir en fin de semaine.Allez, sandwich jambon beurre et une bière pour me finir. Le plus urgent : contacter Patricia. Le troquet a le téléphone, vraiment tout baigne aujourd’hui.— Patricia ? C’est Jean.— Alors, bien arrivé dans notre belle province ?— Non seulement bien arrivé, mais bien accueilli partout.— Les Bretons sont comme les routiers, sympas. Quand veux-tu qu’on se voie ?— Demain midi, si tu as le temps.— Pas trop à midi. C’est un peu serré et les horaires sont très élastiques. Demain soir plutôt, tu auras tout le temps de me raconter ton histoire.— Parfait, je passe te prendre et on se fait un petit restaurant typique.— OK, à demain.La journée a été très longue, aussi je remets la lecture de Ballard à plus tard et je plonge direct dans les bras de Morphée.** *Mardi. Levé de bonne heure, comme toujours dans un environnement étranger. J’ai la journée devant moi à ne pas savoir trop quoi faire. Allons visiter Rennes. Je rejoins d’abord l’ancienne adresse du copain de Clara. Chance, une gardienne.— Bonjour, Monsieur Lecomte, quel étage s’il vous plaît ?— Mr Lecomte n’habite plus ici, jeune homme.— Zut, pas de chance. Vous n’avez pas sa nouvelle adresse par hasard ?— Non.— Tant pis, je vais aller voir ses parents. Ils ont toujours la quincaillerie de la rue du Four ?— Ah, vous les connaissez ? Oui, sûrement, c’est une bonne affaire. Tout ce que je sais c’est que Mr Lecomte voulait faire visiter la côte à une amie parisienne. Je crois qu’ils ont une maison du côté de Cancale.— Merci beaucoup, madame, je vais aller voir ses parents.Et paf ! Bingo ! Merci adjudant. Je décide de ne pas aller tout de suite chez les quincailliers, il me faut des billes et je compte sur Patricia pour m’en amener ce soir. Donc balade culturelle dans Rennes ce matin. Il y a pas mal de choses, mais très peu sont mises en valeur.Passage à Ouest-France, on va jeter un œil sur les archives du journal. J’y reste tout l’après-midi ! Plein de cadavres dans les placards ou les bois depuis trois mois, mais quasiment tous identifiés. Deux n’ont pas de « propriétaire », mais ce sont des hommes. Ouf !19 h. J’arrive chez Patricia. Elle habite dans un vieil immeuble, avec des escaliers dans tous les sens. En plus, c’est au 4e étage. Enfin, ça fera huit parce que je me suis trompé d’escalier. Elle m’ouvre la porte et rit en me voyant dyspnéique.— Toi, tu t’es trompé d’escalier.— Comment as-tu deviné ?Nous nous faisons la bise (c’est quatre à Rennes, si jamais vous y allez), et direction une crêperie de quartier qui aurait bien besoin d’un petit coup de neuf.— Alors, raconte, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? On a vu débarquer Anna le mois dernier, mais elle n’est restée qu’une journée. Sa sœur a vraiment disparu ?— Officiel. Deux mois qu’elle n’a plus donné aucune nouvelle à sa famille. Et comme elle les appelait au moins trois fois par semaine avant, ça paraît louche. Ça a débuté, semble-t-il, après la virée qu’elle a faite chez vous, avec Anna et Michel.— Oui, je me souviens bien. L’ambiance avait été très « chaude » pendant quelques jours, chaude et électrique.— Si tu pouvais m’en dire un peu plus.— Oui, mais d’abord, à quel titre tu t’intéresses à ça ?— Anna est une ancienne copine. Ça date de nos premières années en médecine. Et je connais bien la famille, ses parents et sa sœur. Nous sommes toujours restés plus ou moins en contact. Quand elle m’a raconté tout ça, j’ai décidé de venir voir si on pouvait trouver une piste. C’est en plus un bon prétexte pour avoir le plaisir de te saluer. Je garde un souvenir plutôt très agréable de notre rencontre à Paris.Je souris, elle aussi. Nos regards se croisent et deviennent plus tendres.— Oui, c’était sympa. Toute la journée avait été sympa. Tu nous as fait faire une très belle promenade. J’aimerais bien revoir les quais un jour, et le Caveau de la Huchette, génial ! Tu ferais le guide pour moi ?— J’irais au bout du monde pour toi !— Vil flagorneur !— Allez, raconte-moi tout et je te promets trois fois le tour des quais et trois fois le tour de mon lit.— Seulement trois fois ? Bon, ça va comme marché. Alors voilà, ta copine c’est une drôle de nana, et tous les trois ils sont assez « limites ». Nous les avions invités il y a trois mois environ, pour les remercier de leur accueil parisien. Nous étions restés plusieurs jours chez eux. Michel n’est pas du genre à se balader dans les rues de Paris, aussi on s’était débrouillées avec Christiane. On n’a pu faire une chouette promenade que lorsqu’on t’a rencontré. Anna avait été sympa et nous avait indiqué pas mal de sites, mais elle travaillait et n’avait pu venir avec nous. Donc, ils ont débarqué à trois, ce n’était pas vraiment prévu. Pas grave, on se débrouille. On s’est vite rendu compte que quelque chose clochait. Michel délaissait complètement Anna et semblait plus s’intéresser à sa sœur, qui, elle, ne s’intéressait à personne et restait dans son coin à tricoter (si ! tu imagines). Elle ne paraissait sortir de sa bulle que lorsque Michel arrivait dans son champ de vision.— Dis donc, Anna devait drôlement faire la gueule, telle que je la connais…— Plutôt, oui. Enfin, je ne sais pas trop ce qui se passait le soir. Et puis on a organisé une grosse fête dans la maison de campagne d’un copain, et là ça a carrément dégénéré.— Du genre, grosse partouze ou grosse bagarre ?— Du genre partouze avec des mecs et des filles un peu partout dans la maison et la propriété, mais ça restait assez discret. Seul Roland, qui ne connaît pas le sens du mot discrétion, a fait dans le graveleux. Je le vois encore se faire sucer devant tout le monde par Clara, beuark ! Pendant ce temps, Christiane, qui n’en rate pas une, avait mis le grappin sur Michel et se faisait rouler une pelle au bas de l’escalier. Puis ils ont disparu et on ne les a pas revus de la nuit. C’était chaud bouillant dans la maison, parce qu’il n’y avait pas qu’eux !— Toi aussi ?Elle rougit, mal à l’aise, et se tortille sur sa chaise.— Non, enfin oui. Quand j’ai vu la tournure que ça prenait, j’ai récupéré un ex et me suis collée à lui, de peur d’avoir à subir les assauts des « barbares ».— C’était à ce point-là ?— Oui, j’ai eu peur. Ce n’est pas trop mon genre de m’enfiler à la… queue-leu-leu ! Je… je préfère l’intimité.— Ça, j’avais remarqué. Tu es une sensuelle. C’est très agréable.— Merci. Donc, il restait ta copine Anna.— Mon ex, si tu veux bien.— Si tu veux. Elle paraissait désemparée. Elle a d’abord refusé une proposition. Puis ils sont arrivés à trois, et là ç’a été le grand jeu. Tout le monde a fait cercle, tellement ils se sont donnés. Et Anna la première. Elle a fini avec trois queues enfilées en elle et du foutre sur tout le corps, parce que des spectateurs ont aussi déchargé. Ils l’ont laissée, démolie, au milieu de la pièce, seule et en larmes. C’est une copine qui a eu pitié et l’a emmenée vers la salle de bains. On ne l’a plus revue. Je suis désolée. Je… j’aurais dû intervenir, mais, étant donné l’ambiance, j’aurais pris un gros risque. Je te dis, j’ai eu peur. Depuis, je n’ai aucune nouvelle de ce groupe. Ça va être difficile de t’aider.— Roland, tu le connais ?— Vaguement, ses parents sont quincailliers rue du Four. Nous sommes allés chez lui, enfin chez ses parents, une fois. Ils ont une maison de campagne vers Cancale et on y a fait la fête, mais ça n’avait pas dégénéré. Je n’y suis jamais revenu. Je n’apprécie pas vraiment Roland, trop vulgaire à mon goût.— Tu as l’adresse de cette maison ?— Non, mais je pourrais retrouver la route et je pense que je reconnaîtrais la propriété. C’est assez isolé. Tu sais, tes copines… elles n’ont pas été top. Michel et Anna sont repartis dès le lendemain, et on n’a jamais revu Clara. C’est pour ça que lorsqu’elle est revenue aux nouvelles, ta copine, pardon ton ex, a été assez mal reçue.— Désolé, Patricia. Je… je ne pensais pas…Je suis abasourdi. Je tire une tête de six pieds de long et j’ai une grosse boule sur l’estomac. Beaucoup de choses se bousculent dans ma tête. Comment peut-on continuer à vivre avec un homme qui vous laisse des souvenirs comme ça, comment peut-on se laisser aller à ce point-là. Anna avait tout réussi jusque-là et elle était en train de tout gâcher.— Ça ne va pas, Jean ? Tu es tout pâle. Tu es encore amoureux d’elle ? Alors je suis désolé de t’avoir tout raconté.— Non, non. C’est vraiment fini entre nous, mais je l’aime bien, on a vécu pas mal de choses ensemble et je voudrais pouvoir l’aider, mais là je ne peux pas suivre. C’est dur.— Viens, on va rentrer.Nous sommes retournés chez elle. Dès le pas de la porte, elle m’a pris dans ses bras et embrassé longuement. Elle pressait son corps contre le mien, mais j’avais du mal à chasser toutes mes idées noires. Et puis j’ai regardé ses yeux. Ils étaient incandescents, fougueux, alors j’ai tout oublié, je l’ai transportée dans la chambre et nous avons fait l’amour un peu comme à Paris, gentiment, sensuellement, sans se prendre la tête. Un peu (beaucoup) de plaisir pour tout oublier. Pour se prouver que faire l’amour c’est beau.** *Le lendemain matin, nous déjeunons ensemble devant des croissants que je suis allé chercher pendant qu’elle se pomponnait pour aller à l’hôpital. Enfin, pomponner est un bien grand mot ; elle est très « nature » sans maquillage ni habillage voyant. C’est plutôt le genre « pull-jean », mais classe le pull et bien taillé le jean. J’adore.J’aime ces petits déjeuners après une folle nuit. C’est là que les femmes se dévoilent. Elles n’ont pas encore eu le temps de mettre leur masque et sont « toutes nues ». Il y a celles qui regrettent déjà ce qui s’est passé, la figure sévère, le regard intimant l’ordre de dégager vite fait ; celles qui sont complètement détendues et heureuses d’avoir passé une bonne nuit, d’avoir bien baisé ; les amoureuses, qui ne vous laissent pas déjeuner et sont sur vos genoux, les bras autour de votre cou en quémandant quelque baiser ; les sauvages qui ont encore envie et vous plantent la langue dans la bouche tout en s’occupant de votre queue ; les collectionneuses qui vous ont déjà inscrit dans leur carnet avec une note et les mensurations ; celles qui en ont assez de se retrouver avec une nouvelle tête et semblent vous ignorer ; les angoissées qui tournent en rond en se demandant comment elles vont pouvoir cacher leur trouble dans la journée avec les collègues ou la famille ; les rêveuses, qui ont les yeux au plafond et s’imaginent sur un lit de roses ; les apeurées, qui se demandent si vous allez les jeter à la rue, les frapper, les enfermer ou pire, les ramener chez leurs parents ; les perverses qui lèchent un concombre en se caressant la vulve et en vous regardant d’un air gourmand ; les hyperactives qui rangent la maison de la cave au grenier, en faisant disparaître toute trace de turpitude…Tout cela se lit sur leur figure dans les premières minutes de leur lever. Patricia aime faire l’amour ; elle est heureuse et détendue après. Ses patients vont passer certainement une bonne journée. Tant mieux. Elle dégage une aura de sérénité et de sensualité qui ne peut laisser personne indifférent.— Patricia, quand peux-tu m’amener à Cancale ? Je souhaiterais voir la maison.Ça y est, le charme est rompu. Elle me regarde d’un air dur.— Tu veux vraiment y aller ?— Oui.— Alors demain après-midi, je ne travaille pas. Rendez-vous ici à 14 h.— Merci. Je suis désolé, mais je dois aller jusqu’au bout. Et si tu pouvais trouver les noms et adresses de ses copains, ce serait bien.— On verra.Nous nous séparons un peu froidement. Dommage. Je vais essayer de récupérer ça demain. En attendant, je vais rendre une petite visite aux quincailliers. J’ai justement besoin d’une casserole.La quincaillerie est du genre pompier : voyante et de mauvais goût. Visiblement refaite récemment. Immense à l’intérieur, on trouve vraiment de tout ; la gestion du stock doit être colossale. Zut, ça coûte cher une casserole neuve, je vais me rabattre sur un coupe-pâte.— Bonjour, monsieur, c’est tout ce qu’il vous faut ?— Absolument, chère madame. Et je viens de loin pour vous l’acheter. On n’en trouve nulle part des coupe-pâte. À croire que les gens ne font plus de pâte feuilletée.— C’est vrai, nous n’en vendons plus qu’à de rares restaurateurs.— C’est votre fils Roland qui m’a donné votre adresse. Est-il là ? J’aurais plaisir à le saluer.— Non, hélas, il est en voyage.— Ah ! Dommage. Vous lui transmettrez le bonjour de la part de Pierre.— Certainement, mais je ne sais pas quand il va rentrer.— Ce n’est pas grave, j’aurai bien une autre occasion. Au plaisir, madame.— Au revoir monsieur.Et voili et voilà. Chou blanc.Profitons-en pour faire dans le culturel. Je n’avais pas pris le temps hier de visiter l’Hôtel de Ville et l’Opéra. Et comme tous les bus amènent place de la Mairie… Tiens, je ne savais pas que la Vilaine traversait Rennes de part en part. S’ils aménageaient un peu les rives, ça pourrait faire une promenade sympa.** *Jeudi matin. Je retourne aux archives Ouest-France. Le récit de Patricia m’a donné des idées. Je cherche toute la matinée des histoires de viols ou d’agression sur de jeunes femmes. Rien. Deux solutions : ou bien le cul n’intéresse pas les Bretons, ou bien ce sont des choses dont on ne peut pas parler dans le journal, peut-être même que ce serait la honte de porter plainte pour ça. En tout cas, rien depuis trois mois. Je devrais peut-être remonter plus loin, sur un an… On avisera plus tard, il est temps de rejoindre Patricia.La vache, elle me fait une conduite à l’arrache. Plus sec, tu meurs. La route est ancienne, étroite, avec pas mal de circulation, de poids lourds. Elle se faufile là-dedans à grands coups d’accélérateur et de freins. J’ai horreur de ça. Même si je conduis assez vite, c’est dans un style « coulé » comme ils disent dans le Joe Bar Team. Et ça va durer une heure ! J’ai déjà l’estomac tout retourné. Ses patients ont dû souffrir ce matin. Pas possible, elle a bouffé du lion.— Euh, Patricia, j’ai bien envie d’arriver vivant à Cancale. Pour savourer leurs huîtres, ce serait mieux.— Ce n’est pas un problème.— Euh, si. Aux Pompes Funèbres, ils ne fournissent pas les couteaux à huîtres.— Ya qu’à les gober avec la coquille.Je ris. Ça détend un peu l’atmosphère.— Patricia, on fait un break ? Tu as été super sympa, et moi je t’entraîne dans des trucs que tu n’as pas du tout envie de faire. Je te fais perdre ton temps pour des nanas que tu n’apprécies pas vraiment. J’en suis navré. Moi, je les aime bien, et je pense qu’elles ont été victimes de circonstances tragiques pour elles. Elles se sont peu à peu enfoncées dans la m… sous la pression délétère de leur environnement, de Michel en particulier, mais aussi de tes copains. Tu as lu Hannah Arendt ? C’est toujours le même principe. Dans un sens, tu as raison, ça ne te regarde pas du tout. Tu n’as rien à faire avec une bande de dégénérés. Tu vivras très bien sans eux. Tu n’as pas besoin d’eux pour exister. Seulement, voilà, ils sont là et t’ont déjà « marquée ». Alors si je peux arrêter leurs saloperies, ça te sera aussi très utile.Elle est toujours ronchonne, mais conduit un peu moins vite.— Je te propose un truc. On fait une halte à Cancale, je t’offre une douzaine d’huîtres au Pied de Cheval, et puis tu me laisses là, je me débrouillerai après.— Je croyais que tu n’avais plus de sous.— Ah oui, mais là c’est spécial : il y a d’un côté toi et de l’autre les huîtres. Je mélange les deux et c’est le bonheur parfait ! Le Nirvana !— Tu es bête.Elle s’était radoucie. Un petit sourire, encore crispé, barrait son visage.— D’accord pour les huîtres, mais on passe d’abord à la maison des Lecomte, si je la retrouve.Une demi-heure après, nous étions sur une petite route de campagne, à quelques kilomètres de Cancale. Patricia fronçait les sourcils, signe d’une intense réflexion chez elle. Elle avait le nez presque dans le pare-brise. On aurait dit un chien de chasse. Il y allait de son honneur de retrouver les lieux. Nous avions déjà fait deux routes qui ressemblaient plus à des pistes.— Là, c’est là ! Très excitée, elle pointait le doigt vers un chemin qui s’enfonçait dans un petit bois. Qu’est-ce qu’on fait ? J’y vais ?— Non, tu en as assez fait. Pas de risque inutile. Et nous devons polluer le moins possible les lieux. Tu me laisses ici, et tu vas te garer là-bas sous les arbres, de façon à être invisible, mais à pouvoir repartir facilement et rapidement. Moi, je vais aller explorer les abords. C’est loin, la maison ?— Non, 300 à 500 mètres. Polluer, polluer, tu as de ces mots.Je marche rapidement jusqu’au chemin pendant que Patricia exécute sa manœuvre. Je regarde où elle s’arrête avant de m’enfoncer sous les arbres. Le chemin est légèrement humide. Je ne vois pas de trace récente de pas ou de pneu. Juste une vieille trace qui doit dater d’une semaine ou deux, avant les dernières pluies en tout cas. Il faut que je me renseigne là-dessus. Je longe l’allée en restant dans le sous-bois. Aucun bruit. Même les oiseaux sont silencieux. Il est vrai qu’il n’est que 15 h, et les oiseaux sont toujours silencieux à cette heure-là. Mais ça fait drôle. Ah quand même, le cri d’une buse, elle doit chasser. En arrivant à l’orée du bois, j’aperçois la maison, une vieille ferme bretonne réaménagée à l’arrache par une bande de sagouins. Les volets (en plastique !) sont tous fermés. Je ne sais plus quoi faire. Je n’ai aucune raison valable pour m’introduire chez ces gens, et de plus tout semble désert. Je reste un petit moment à guetter on ne sait quoi, puis je décide de retourner à la voiture. Je hâte le pas, car Patricia doit s’inquiéter un peu. Doux euphémisme ! Elle est blême et s’agite autour de la voiture.— Ouf ! J’ai eu peur, j’ai même paniqué en ne te voyant pas revenir.— Tout baigne, personne à l’horizon. Tout est bouclé. De quand date la dernière pluie ?— Ici, je ne sais pas, à Rennes c’était il y a… neuf jours.— Bon, tu aurais le pain à aller chercher, tu irais où ?— Par-là, à 3 kilomètres environ, au carrefour, une épicerie-bar-journaux-boulangerie.— Le grand classique breton, c’est parfait, allons-y.On y trouve même des souvenirs en vente. Deux faux marins, mais vrais imbibés, se raccrochent au bar. J’achète une miche et commande deux cafés.— Pas bon pour la santé, le café, jeune homme. Et la p’tite dame a besoin d’un gars plein de force.Un rire gras ponctue la diatribe du poivrot qui titube dès qu’il essaie de quitter le bar.— Jules, laisse ces messieurs-dames tranquilles. Tenez, voilà vos cafés. Faites pas attention, il arrose sa paye. C’est comme ça tous les mois.— Pas de souci, patronne.Je souris, un peu amusé du cinéma des deux gugusses qui se chamaillent maintenant.— Ils s’habillent en marins, mais ils n’en ont pas l’air.— Ah, ça ferait de piètres marins. Non, ils entretiennent des propriétés de Milords dans les environs.— On vous offre un café, patronne ?— Allez, c’est pas de refus, merci.— Mais à propos, les Lecomte, ils ont bien une maison dans le coin. Pat, tu connais le fils, je crois.— Oui, un peu.— Ma p’tite dame, moi j’entretiens le terrain chez eux. Eh bien, les parents, respect… Zut, il fait soif…— Patronne, une tournée pour ces messieurs. Et mettez-moi aussi un petit blanc.— Ah, quand même ! Je disais, les parents, respect. Ils ont une grosse affaire, ils bossent beaucoup, ils ont une belle maison, normal. Mais le fils, c’est rien qu’un dégénéré. Ma p’tite dame, j’serais vous, j’approcherais pas trop.— Jules, tais-toi. Ces messieurs-dames ne sont pas venus pour t’entendre gueuler.— Moi, je dis ce que je dis, et les choses sont ce qu’elles sont.— Parce qu’il vient des fois ici ? J’avais entendu dire qu’il détestait l’herbe à vache !— Un peu qu’il vient, avec ses conquêtes, pas toujours appétissantes d’ailleurs. C’est pas comme la p’tite dame là.— Jules ! Je vais me fâcher.— Je dis ce que je dis. Et les choses sont ce qu’elles sont. Eh ben, la dernière était un peu mieux, un peu moins mal, disons.— Ils sont là ?— Ah non, et tant mieux. C’est le vieux qui vient me payer tous les mois. Le jeune, pas vu depuis… pfrrt. Sais pas. Je dirais… j’sais pas.— Et vous, patronne, vous les connaissez ?— Ben moi, j’le vois pas trop le jeune. J’sais pas si je le reconnaîtrais seulement. Il a pas l’air très propre sur lui. Comme s’il rêvait tout le temps, mais des mauvais rêves. Jésus-Marie-Joseph ! C’est le père ou sa dame qui viennent chercher le pain. C’est souvent le vieux, il en profite pour boire un verre de blanc ou deux. Y doit pas avoir le droit chez lui. Faut dire qu’elle est raide du col, la mère. Y doit pas rigoler tous les jours. Mais y paye jamais sa tournée. Ça met Jules en rogne.Jules est effondré maintenant contre le bar. Ma tournée est la tournée de trop.— Patronne, on peut vous aider, je veux dire pour le ramener chez lui.— Ne vous inquiétez pas. C’est Marcel qui le charge sur son tracteur. Il salirait votre auto.— Allez, bonne soirée patronne, et merci pour la causette. Vous remettrez une tournée de notre part à ces messieurs quand ils iront un peu mieux.Je m’effondre dans la voiture de Patricia, au bord des larmes. C’est pire que ce que je pensais.— On rentre ?— Oh non ! Les huîtres sont devenues indispensables. Direction le Pied de Cheval. J’ai besoin de me remonter. Je ferai le point après. Excuse-moi, je craque un peu.Patricia conduit calmement. Elle me regarde de temps en temps, inquiète.— Tu as bien avancé. Tu as été super au bar. Ça donne des frissons ton enquête. J’étais vraiment morte de trouille dans le petit bois. J’étais en sueurs et les mains glacées. Tu comprends ça ? C’est curieux. Et dans le bar, j’avais l’impression de devenir toute rouge au fur et à mesure qu’ils parlaient. Je ne pouvais plus bouger. Comme si j’avais des semelles de plomb. Incroyable. Enfin, tu leur as drôlement tiré les vers du nez.Je suis dans une espèce de brouillard, je l’entends à peine.— Jean ! Ça va ? Tu es tout pâle. Tu sais, ton enquête commence à me plaire. Mais rassure-moi, tu n’es pas amoureux de la tricoteuse au moins.— Patricia ! Ne dis pas de bêtise. Tiens, stop dans le petit chemin.À peine arrêtés, je la prends dans mes bras et l’embrasse tendrement d’abord, puis avec fougue.— Ça te va comme réponse ? Ou bien dois-je insister ?— J’ai compris, j’ai compris ! Mais si tu veux insister…Tiens, moi ça va nettement mieux. Direction les huîtres et vite.Une douzaine d’huîtres et un verre de blanc plus tard, nous sourions de nouveau à la vie sur la terrasse du Pied de Cheval. Il fait frais, mais tant pis : tout plutôt que d’être enfermés. Nous avons un besoin vital de la caresse du soleil déclinant. Patricia paraît épuisée, les traits tirés, mais souriante. Elle est incroyable cette fille. Elle encaisse les coups et rebondit à toute allure. Elle fonce calmement, sans que personne ne s’en rende compte. Le temps qu’on se retourne, elle est déjà à trois kilomètres, et en plus dans la bonne direction !— Tu vois Pat, toi plus une douzaine d’huîtres et tout va bien. Je crois que je vais rentrer à Paris demain. J’ai besoin de digérer tout ça tranquillement avant d’essayer d’aller plus loin.— On a peut-être quelque chose à creuser avec le soûlot du café, tu ne penses pas ?Je souris. Elle a tout compris.— Oui, je compte bien revenir le cuisiner si possible. Mais d’abord une question. Tu as déjà beaucoup donné dans cette histoire. Veux-tu continuer à enquêter avec moi, ou veux-tu tout arrêter ? Tu as entendu Jules, cela comporte peut-être des risques. C’est glauque, tu le sais mieux que moi, tu étais à la soirée-partouze.Elle rougit, baisse la tête. Je vois ses lèvres trembler légèrement. Elle murmure sa réponse.— Si tu veux bien de moi, j’aimerais continuer, pas pour tes copines, mais plutôt pour moi. Il y a des choses difficiles à supporter et…On la sent brusquement très loin de Cancale, de moi, des huîtres. Je la laisse naviguer dans son monde intérieur. Puis :— Non seulement je veux bien de toi, mais j’ai besoin de toi, dans tous les sens du terme d’ailleurs. J’ai besoin de toi parce que tu me plais beaucoup et j’ai besoin de toi pour l’enquête. À un point que tu ne peux pas imaginer. Alors je vais te faire une proposition (malhonnête bien sûr). Je pars demain à Paris, je veux souffler, et j’aimerais revenir la semaine prochaine pour travailler deux pistes : Jules, mais je ne peux pas le cuisiner sans toi. Tu as un ticket avec lui et il nous prend pour deux amoureux mignons. Ça le chavire. Donc nous devons le voir tous les deux. La deuxième piste, ce sont les participants à votre fameuse soirée. Si l’on pouvait obtenir leurs noms et adresses… Pas tous, mais ceux qui se sont occupés d’Anna par exemple, celui qui recevait, celui qui a invité Roland… enfin les principaux meneurs de ce groupe. Attention, danger ! Ce ne sont pas des enfants de chœur et je ne voudrais pas que tu prennes de risque inutile. Tu n’acceptes aucune invitation, sauf si je suis là et si je peux t’accompagner, et encore, en mesurant bien les risques. On a peut-être affaire à des prédateurs, donc je ne te lâche pas d’une semelle. Cela va énormément me coûter, mais je me sacrifierai. Je fais don de mon corps.— Méchant ! Je te hais. Pour les participants, j’en connais quelques-uns (unes) qui n’ont a priori rien à voir avec ça. Les meneurs, je ne les connais pas. Seulement notre hôte. On pourrait peut-être lui rendre une petite visite ?— D’accord. Quand es-tu libre la semaine prochaine ?— Toute la semaine si tu veux, mon poste est doublé en ce moment et je peux prendre des congés.Elle rougit, et ajoute :— Si tu ne sais pas où loger, tu peux venir chez moi et dormir sur le divan.— Merci, je vais réfléchir, c’est encore un gros sacrifice que tu me demandes. Et je ne sais pas si…Je n’ai pas le temps de finir. Elle se précipite sur moi et me traite de tous les noms d’oiseaux qu’elle connaît en me martelant la poitrine de ses petits poings. Je l’enlace et ça se termine par un long baiser sous les applaudissements des clients de la terrasse !À suivre