Résumé des précédents chapitres : Jean continue son enquête en Bretagne où il reçoit le soutien, tant diurne que nocturne de Patricia.Lundi matin. Après une nuit calme, mais courte, nos préoccupations ont divergé pour la première fois depuis 8 jours. Ça fait tout drôle de se retrouver seul. On cherche en permanence quelqu’un à côté, et il n’y a personne. Mais où est-elle ? Elle m’a prêté son épave pour naviguer dans Rennes et alentour, mais j’ai refusé de l’utiliser pour aller à Lorient. Pas fou, non ? La quincaillerie est fermée, bien sûr un lundi. Je me rabats sur l’adjudant :— Vous n’avez pas lu le journal ?— Quel journal ?Là, j’ai gaffé grave. Ce n’était pas le Figaro, Le Monde et encore moins Libé. Ouest France of course. Non, je ne l’avais pas lu.— Vous devriez, c’est intéressant. Le problème de vos prédateurs est en bonne voie.— Bien, bravo. Et pour Clara ?— Rien pour l’instant, mais je vous l’ai dit, on ne cherche pas vraiment.— Je vais à Lorient demain. Je vous contacterai après. Si vous avez du nouveau, je vais loger cette semaine chez Patricia, la jeune femme que vous avez vue la dernière fois. Vous avez ses coordonnées.— Tout à fait. Elle est charmante.À peine raccroché, je me précipite chez le marchand de journaux le plus proche (ils n’ont pas l’air d’avoir de kiosques ici).— Vous avez Ouest-France ?Nouvelle gaffe, je suis grave ce matin. Évidemment qu’ils ont Ouest-France. Je ne suis pas réveillé, ou alors très perturbé psychiquement. Le vendeur me jette un regard noir et me désigne l’énorme pile d’un geste du menton. Je parcours les pages fébrilement. Ah ! En pages Rennes : « Coup de filet de la Gendarmerie dans le milieu interlope rennais » . Je n’ai jamais su ce que voulait dire « interlope ». Ça doit faire beau dans le titre d’un article. Le journaliste encense la Gendarmerie qui avait mis fin aux agissements de quelques jeunes gens qui terrorisaient les femmes de Rennes et des environs en les frappant et les violant. « Un certain nombre » de victimes ont accepté de porter plainte… L’article, destiné à faire baver le brave lecteur, détaillait quelques-uns de ces actes de malveillance. Une phrase était sympa (pour moi) : « L’adjudant Le Guellec, chargé de l’enquête, avait décidé de frapper vite et fort devant l’importance des délits. »Bon, il a tiré la couverture à lui, bien joué, maintenant il me doit quelque chose, et il a intérêt à m’aider. Je dévalise le marchand en lui prenant 6 exemplaires du journal et j’en envoie un à Anna, avec un petit mot pour la prévenir de ma virée à Lorient demain.Nouveau coup de fil à l’adjudant qui fait répondre qu’il n’est pas là. Il se paye ma tête ou bien je rêve ?Il me reste les parents Lecomte, et pour aujourd’hui ça suffira. Coup de fil à la quincaillerie, rien. Normal, c’est fermé le lundi, mais on ne sait jamais. Coup de fil à leur appartement, rien ; à Cancale encore moins. Ils ont disparu aussi. C’est louche. Je ne sais plus quoi faire. J’aurais peut-être dû aller chercher le gars Anthony jeudi dernier. That’s it ! On ira demain.Je rentre chez Patricia décidé à lui préparer une belle tarte Bourdaloue. C’est long, ça occupe bien et ça vide la tête. En plus, elle sera contente. Mais d’abord un petit casse-croûte, sinon, à peine terminé, la tarte sera mangée.Et voilà, je suis en train de fraiser ma pâte, j’ai les mains bien grasses et paf ! (ou plutôt « Dring »), le téléphone. Fatal, ils ont tous juré de m’emm… aujourd’hui.— Adjudant Le Guellec— Oui ? Vous désirez ?— Je suppose que vous avez lu le journal maintenant. J’ai décidé de ne pas vous citer pour l’instant, mais je vous demanderais de ne pas quitter Rennes. Vous et votre amie êtes des témoins importants et nous pouvons avoir besoin de vous à tout moment. D’ailleurs, vous devrez remplir et signer une déclaration.— Ce sera tout ?— Écoutez, l’affaire est d’importance et je ne veux pas que vous fassiez des bêtises.— Bien adjudant. Je comprends parfaitement.— Donc, c’est bien entendu, vous ne bougez pas de Rennes.— …— Dites donc, si vous faites la forte tête…— Vous ne croyez pas que vous auriez intérêt à m’en dire plus ? Au lieu de m’engueuler et de me menacer. Parce que je trouve que vous y allez un peu fort. Je vous donne une affaire, une grosse affaire, clefs en main, avec les faits et les protagonistes, nom, adresse, téléphone et photos. Vous tirez la couverture à vous et ensuite vous me pourrissez comme si j’étais une grosse m… C’est fort de café quand même.Énervé, le père Jeannot. C’est vrai, ça ne m’intéresse pas du tout d’être cité dans le journal, au contraire, je suis ravi de ne pas y être ; mais faut pas abuser, les informateurs ça se paye. Et moi je veux être payé en infos. Je le lui dis. Je ne donne plus rien. Et ma déclaration, il peut se la mettre où je pense. Enfin, je n’ai pas dit ça comme ça, j’y ai (un peu) mis les formes. Nous sommes fâchés. Pas grave, il s’en remettra, et moi je vais faire comme d’hab’, tout seul. S’il veut m’assigner à résidence, qu’il me convoque ! Il m’énerve, il m’énerve. Avec tout ça ma tarte n’avance pas. Allez, au boulot !18 h, Patricia rentre, enfin. Elle est épuisée. C’est toujours comme ça dans notre métier. Au retour des congés on a au moins trois ou quatre jours de travail double. Ça permet de ne pas penser, de replonger sans réfléchir dans le quotidien. Mais c’est un peu dur.Je lui ai préparé un petit apéro des familles : olives et Coteaux du Layon.— Tu veux m’anesthésier pour mieux me violer ? Méchant ! Je saurai me défendre.— Pas du tout mon petit cœur, bois ! Allez ! Encore ! Une gorgée pour papa, une gorgée pour maman… Tiens, à propos, tu ne m’as jamais parlé de ta famille.Là, j’ai eu droit à un regard noir avec un éclair au milieu, propre à dégommer un régiment de CRS. Bon, je n’insiste pas et dévie habilement la conversation sur le cours du cacao à Abidjan, sujet hautement sensible s’il en est.Elle finit par se détendre un peu, parler de son métier, de ses collègues, et moi je lui raconte ma conversation avec Le Guellec. Elle est stupéfaite. Nous échafaudons des hypothèses plausibles quant à son attitude, mais rien ne nous paraît évident. Le plus probable est que nous lui marchons sur les pieds quelque part, mais où ? Ou alors, il a pris la grosse tête, mais ça n’a pas l’air d’être le genre du personnage.À bout de réflexion, je sors la tarte. Ses yeux s’illuminent et pétillent de joie contenue. C’est curieux, elle s’exprime beaucoup avec les yeux. La joie, la colère, l’amour, le dédain… tout passe par là, et en les regardant on sait ce qui se passe dans sa tête.— Jean, c’est toi qui as fait ça ?— Ben oui.— Jean, je t’aime.— Pour une tarte ?— Pour une tarte.— Alors je vais en faire tous les jours… et plus encore.— Et moi je mets mes escarpins !En riant nous avons dégusté une grosse part chacun, puis direction le divan où nous avons refait le monde avant de défaire le lit. Chaque chose en son temps.J’ai fait l’amour avec pas mal de jeunes filles charmantes sous tous rapports. Je suis un épicurien, j’aime les belles et bonnes choses. Et toutes avaient un charme incroyable, une qualité physique particulière, un esprit singulier. Avec toutes, j’ai adoré ça, j’y ai pris un plaisir immense. Mais quand en plus on est amoureux, alors là c’est le septième ciel, le paradis avant l’heure. Une secousse sismique. Un tremblement de terre force 8 ou même 9 sur l’échelle de Richter. Vous avez l’impression d’être aspiré dans les limbes et de planer en apesanteur. Eh bien, c’est ce qui m’arrive avec elle ! Sans prévenir.Nous nous connaissons un peu mieux maintenant, aussi, nous pouvons varier les positions, changer le rythme, inventer de nouveaux « trucs-bidules » pour se faire plaisir. Avec parfois l’impression que le cœur va exploser, tellement on est bien à deux, tellement l’extase est forte. On a envie que cela ne s’arrête jamais.** *Mardi matin. J’ai les jambes en coton. Je ne sais pas comment Patricia fait, mais elle se lève à 100 à l’heure, papote à n’en plus finir et se promène toute nue dans l’appartement. Aho ! Shocking ! Pas réveillé, je mets en route le petit-déjeuner sans tarder, car la minette est pressée. Elle veut toujours être prem’s dans le service. Je ne sais pas pourquoi, mais ses collègues lui laissent gentiment ce petit plaisir.Moi, je prends le train pour Lorient. J’ai récupéré ses numéros de téléphone au CHU, on ne sait jamais. Le tacot crapahute sur des rails pas vraiment parallèles ni jointifs. Nous sommes passablement secoués. On dirait la micheline d’Ussel cahotant sur les bords de la Vienne. Ah, j’ai pris « l’express ». Nous nous arrêtons partout : Plélan, Ploërmel, Josselin, Locminé… Et partout, ça monte et ça descend en parlant breton, avec les provisions, les cages à poussins, les paniers de pots de confitures… C’est très sympa et ça me rappelle les jours de foire en Limousin. Trois heures pour faire 150 km, quand même, je n’ai pas dû prendre le bon train. C’est de leur faute aussi, ils n’avaient pas traduit en français !Port de pêche de Keroman. C’est mon point de repère. L’adresse est assez proche, c’est ce qu’avait dit le père Lecomte. C’est une petite rue triste qui ne doit jamais voir le soleil. Des flaques d’eau stagnent le long des trottoirs. Ça sent bon l’iode et le poisson. On entend des cris de mareyeurs au loin. Le 25, c’est là. Juste à côté, une boulangerie, une « vraie », uniquement boulange. C’est rare ici. Une gardienne, ça va.— Bonjour, madame, Anthony P. c’est à quel étage ?— Il n’est pas là. Il est parti avant-hier. Vous êtes de ses amis ?— Pas vraiment.— Alors pourquoi que vous le cherchez ?— Les affaires, chère madame, les affaires.— Ah, c’est vous qui devez lui amener de l’argent ? Eh bien, pas la peine d’aller plus loin. Il a deux mois de loyer de retard.— Vous verrez ça avec lui. Je n’apporte jamais d’argent. Où puis-je le joindre ?Je commence à prendre un regard froid et dur.— Ben… c’est que j’sais pas, moi.— Je peux vous aider à retrouver la mémoire. Je connais d’excellents moyens pour ça.— Ses parents et sa sœur habitent Arzal. Il va là-bas quand il est à sec. Mais c’est pas obligatoire.— L’adresse, je vous prie. Merci. Jusqu’à quand gardez-vous le courrier ? Jeudi ? Bien. Il nous reste à faire un tour chez lui. Vous avez les clefs, je suppose.— Ah, mais ça je peux pas, c’est interdit. Je joue ma place, moi.— Et avec un petit billet ? Vous lui direz que vous avez fait visiter à un gars qui paye son loyer tous les mois.— Bon, ben ça va alors, mais vous touchez à rien, vous regardez, c’est tout.Un petit 2-pièces-cuisine sombre, comme la rue. Meublé chez Emmaüs ou un truc dans le genre. Le dépotoir comprenait une table, envahie de journaux et de magazines « de charme » comme on dit. La cuisine était à peu près vide, mais on remarquait quand même une batterie de casseroles presque neuves. Tombées du camion de la quincaillerie Lecomte ? Quant à la chambre… un matelas par terre et une commode. C’est tout. Un mur tapissé de photos et cartes postales a attiré tout de suite mon attention. À côté de cartes postales de différents pays du monde, se glissent des photos d’Anthony, de jeunes femmes et du fils Lecomte près d’une côte.— Savez-vous où ces photos ont été prises ?— Sûr, j’y emmenais les gosses en vacances autrefois, c’était désert, enfin pas de touriste quoi, c’est la rivière d’Ethel.— C’est loin ?— Oh non, le bus vous y emmène en 1 h et demie. Ya pas plus de 25 km. Vous en avez un le matin et un le soir. C’est bien Ethel, on y allait des fois le dimanche. Les mômes pouvaient se baigner, mais faut faire attention aux courants et à la marée. On louait dans une impasse, j’ai jamais pu retenir le nom, trop compliqué. Là c’est la plage près de l’océan. Kermi on disait. Et là c’est à côté du Môle, on peut prendre le bateau pour traverser la rivière. Ah, là c’est derrière la Mairie. Je savais pas qu’ils allaient par là-bas.— Ils… ?— Ben il est souvent avec un copain, pis ya des filles, mais là ça change.— À quelle heure, le bus du soir ?— Vers 5 h. Je sais pas, ça fait longtemps.— Merci pour tout, vous avez bien mérité un petit billet supplémentaire. Mais chut ! Vous n’avez rien vu et moi je n’ai rien entendu.— Merci, m’sieur, vous êtes bien brave.On s’approche, tout doucement, mais on s’approche. Maintenant, téléphoner à Pat’.— Le docteur Patricia L. s’il vous plaît.— C’est à quel sujet ?— Personnel.— Les communications personnelles sont interdites à l’hôpital, monsieur.— Ah, bon, mais c’est un problème médical, madame, nous suivons le même patient. Je suis le docteur Jean, de l’Hôtel-Dieu à Paris.— Ne quittez pas.— Jean ? Ça va ?— Oui oui. Je suis à Lorient, j’ai vu l’appartement d’Anthony. Il n’est pas là, mais j’ai pu entrer quand même. J’ai une piste sur Ethel, des photos. J’y vais ce soir, mais je ne pourrai pas rentrer après. Désolé. Plus de bus.— Oh, Jean, ce n’est pas possible. Je vais te chercher.— Pas question ! 150 km avec ta poubelle, je te l’interdis.— Méchant, tu ne veux plus de moi !— Patou chérie ! Écoute, je prendrai un taxi pour Lorient et ensuite je trouverai bien un train de nuit pour Rennes.— Qu’est-ce que tu as dit ?— Que je prendrai un train de nuit.— Non, avant.— Un taxi ?— Non avant.— Patou chérie, je prendrai…— Ouiii, répète !— Patou chérie…— Encore !— Mon trésor adoré, mon canard en sucre, ma perle des îles…— Méchant, tu te moques de moi. Je te hais.— Bon, sérieux, je dois aller à Ethel, c’est à 25 km. Après, je ne sais pas. Je ferai ce que je peux.— Viens viiite. J’ai envie d’être avec toi.Et moi donc ! Je file à la gare routière, on ne sait jamais. Chance, un bus part à 13 h 30 et il ne met qu’une heure. Je demande si, pour aller aussi vite, c’est en Citroën SM et je m’attire un regard noir du guichetier. Pas trop d’humour les Bretons. Allez, sandwich vite fait, de type Bérurier, parfait, ça creuse le bord de mer. C’est vrai que les marins ne rigolent pas sur la nourriture. Vous connaissez le repas du marin breton ? En semaine, 12 sardines et 1 litre de rouge, et le dimanche, 1 sardine et 12 litres de rouge. Celle-là je ne suis pas pressé de la placer, des fois qu’ils le prennent mal.Ethel. C’est vrai que c’est mignon. Nous sommes passés sur le pont de la rivière et le bus s’est arrêté devant la Mairie. J’ai subtilisé, à l’insu de la gardienne, trois photos significatives, dont une prise « derrière la Mairie », a-t-elle dit. On va commencer par là. Première étape : humer l’air du pays. Je rentre donc au Bar de la Mairie. Pas beaucoup de monde. Je commande un café. Le patron m’amène le café avec un verre de rhum blanc. Je fais le gars pas étonné et remercie. Il ne faut pas laisser se perdre les traditions. Beau pays, quand même.Je reste un moment à lire le journal. Des habitués occupent deux autres tables. Depuis mon entrée, ils se sont mis à chuchoter. A priori, je dérange. Et Patricia n’est pas là pour me sauver la mise. Je fais signe au patron de remettre une tournée. Ça rassure les deux tables qui se mettent à parler un peu plus fort. Je chope le patron au passage en lui parlant du milieu « interlope » rennais. Ouest-France a sorti un autre article de blabla ce matin.— Ils n’ont pas sévi chez vous ces barbares ? On dit qu’ils ont fait la côte.— Je ne sais pas. On a bien vu les gendarmes hier, mais je ne sais pas si c’est pour eux.— Moi, je les collerais au poteau, ces gars-là, et paf, une balle.— Une balle et t’en dégommes trois. T’es fort, toi. Tu serais pas américain par hasard ?Et voilà, c’était parti. Un bon sujet d’actualité, bien chaud, en plus un peu graveleux, et ils en ont pour une bonne heure.— N’empêche, Louis les a vus dans la venelle, les busards.— Qui c’est qui crèche là-bas ?— Le pape, idiot.— Et en dehors de lui, qui d’autre ?— Des jeunes, probablement. C’est quand même pas pour Marcel et sa femme !Un gros rire secoue la salle. Ce doit être une vedette, le gars Marcel. Allons, j’ai trouvé le problème de Le Guellec. Il ne voulait pas que je vienne là. Donc il y a un rapport possible entre les sauvages et Anthony. On va trotter jusqu’à la venelle en question.Personne. La venelle est déserte. Je fais le gars qui flâne nonchalamment. Un touriste. Ça fait louche mon truc, pas naturel. On ne se promène pas dans cette venelle par hasard. La vieille à la coiffe, en train de tricoter derrière son carreau, fait bien semblant de ne pas me voir. Je continue mon chemin, en faisant aussi semblant de ne pas l’avoir remarquée. L’ambiance est bizarre. Peu avant le bout de la venelle, je note des scellés sur une porte. Bien, pas la peine d’insister, Le Guellec m’a doublé. Plus rien à faire ici.Gare de Lorient. J’ai réussi à prendre le bus retour et j’ai un train (« Rapide » cette fois) pour Rennes. J’y serai à 19 h 30. Patricia va être contente. Arrivé à Rennes, je lui téléphone. On ne débarque pas par surprise chez une femme. J’ai vu des couples se briser pour bien moins que ça.— Jean, ça va ?— Pas très bien, je cherche où je pourrais dormir cette nuit et rien.— Où es-tu ?— A Rennes, à la gare.— Jean ! Idiot-bête ! Viens viiiite.J’étais fatigué, j’avais faim, mais j’ai dû y passer. Ah là là, que c’est dur la condition d’homme de nos jours. Enfin, après quelques longues minutes d’embrassades, quelques dizaines d’heures de minutes de gymnastique obligatoire, j’ai enfin pu me restaurer.Je suis vraiment raide dingue de cette fille. J’en arrive même à aimer sa tambouille épouvantable, parce que sur ce plan aussi elle est prem’s. Je ne connais personne d’aussi doué pour massacrer un simple plat de pâtes comme elle. Championne du monde. Par contre, je ne connais aucune autre fille capable de vous servir un plat de pâtes complètement nue avec un tel naturel, un tel charme et une telle classe. Championne du monde là aussi. J’ai encore envie d’elle, mais je ne peux plus, elle m’a vidé, alors je l’embrasse partout, sur les seins, sur le ventre, sur les fesses…Nous avons parlé longtemps de tout et de rien, éludant mon enquête et son travail. Puis j’ai eu le plaisir de pouvoir dormir dans ses bras. Qu’est-ce qu’on est bien !** *Mercredi. Patricia est partie à l’hôpital. J’essaie de réfléchir. Je suis dans une impasse. Ma seule piste sérieuse s’est effondrée hier. Il me reste ses parents à Arzal, mais Le Guellec les aura déjà cuisinés. Trop facile. Il a pourtant raté l’appartement de Lorient. Je n’ai vraiment pas envie d’aller le voir. Un point s’imposerait pourtant. Alors, il me reste le quincaillier. On va tenter ça ce matin.Le journal d’abord. Encore un article sur le milieu « interlope » rennais. Du baratin pour allécher le nigaud, avec cependant une information intéressante. Les gendarmes auraient arrêté cinq personnes. Si je compte bien : trois barbares + Anthony + un inconnu (Roland ?). Il va falloir quand même que je contacte ce petit c… de Le Guellec. Ça m’énerve, ça m’énerve.Eh bien, hasard, le téléphone retentit dans la pièce. Qu’est-ce que je fais ? Si ce sont des copains ou la famille de Patricia, ils vont être surpris. Tant pis, je décroche.— Adjudant Le Guellec.— Bonjour adjudant, comment allez-vous ?— Ça ira mieux quand ce sera fini cette histoire.— Vous n’allez quand même pas me reprocher de vous avoir refilé une affaire comme ça.— Si, enfin non ! J’ai besoin de vous et de votre amie comme témoins principaux de cette affaire.— Vous plaisantez, adjudant. Quelle affaire ? Je n’ai rien vu, rien entendu. Je ne suis pas allé à Lorient hier matin, comme vous me l’aviez demandé. Je ne suis pas allé non plus à Ethel me promener dans la venelle. Je n’ai rien fait. Je suis innocent. Et veuillez laisser mon amie en dehors de tout cela. Par contre, je vous serais très obligé de me donner les noms de ceux que vous avez arrêtés. J’en connais quatre, j’aimerais bien connaître le cinquième.— Roland Lecomte.— Mon dieu, et Clara ?— On ne sait pas. On le cuisine depuis deux jours.— Deux jours, mais c’est trop, elle va mourir si elle ne l’est pas déjà.— Je sais.— Qu’est-ce que je peux faire ?— Rien. On fait le maximum.— Adjudant, on est dans l’urgence absolue. Clara va mourir si on ne la retrouve pas aujourd’hui. Chaque minute compte.— C’est pour ça que je vous téléphone. Avez-vous une idée ?— Non, j’ai fait le maximum et vous ai (presque) tout dit.— On recommence à zéro, allez-y, je vous écoute.— Bien, alors la maison de Cancale. Je l’ai visitée la semaine dernière, mais depuis…— J’envoie une équipe tout de suite, une seconde… Voilà, c’est la gendarmerie de Cancale qui s’en occupe. Ils y seront dans ¼ h. Ensuite.— Les parents Lecomte. Je voulais aller les voir ce matin.— Pas la peine, ils sont chez nous, j’ai deux gars qui s’en occupent.— La maison où s’est passée la soirée « spéciale », chez Nicolas F.— Connais pas, racontez.— C’est de là que tout est parti. Je vous raconterai plus tard. L’adresse, c’est au sud de Rennes.— J’envoie une équipe. Ne quittez pas… Voilà, ils y seront dans vingt minutes. Ensuite ?— L’appartement de Lorient et Ethel, j’y étais hier, a priori, rien à l’horizon.— Donnez-moi l’adresse de Lorient, on y retourne.— Voilà, c’est tout. Vous centralisez tout à Merdrignac ?— Oui.— J’arrive.— Pas la peine, je vous téléphone si j’ai quelque chose.— J’attends ½ h que vous ayez les rapports de vos équipes, après j’arrive. À tout à l’heure.Je n’avais plus un poil de sec. J’étais en larmes. Et Pat’ qui n’était pas là. J’aurais même été capable de boire du Chouchen, c’est vous dire dans quel état lamentable j’étais ! Une douche, vite, que je ne rate pas le téléphone.Pas de panique. Prochain bus pour Merdrignac ? Ça va, j’ai une heure devant moi. Mon Dieu, Clara ! Qu’est-ce que je vais dire à sa sœur ? Je vais les faire avouer, moi, ces p’tits c… Suffit de taper au bon endroit ; doivent pas savoir les gendarmes. Faut que j’y aille.Une heure qu’il m’a appelé ce Rrooogntudju de Le Guellec, j’y vais. Téléphone ? Mon Dieu.— Adjudant Le Guellec.— Alors…— On l’a retrouvée, vivante, mais dans un triste état.— Oh là là, vivante ! Merci ! Mille fois merci !— Ne nous emballons pas, elle n’aurait pas tenu 24 h de plus. Le SAMU la prend en charge et la transporte à Pontchaillou. Son état est très précaire.— Où était-elle ?— Dans la maison de la soirée partouze.— Mon Dieu, nous y sommes passés il y a dix jours.— Elle n’y était pas encore. Je crois qu’ils ont beaucoup bougé. Son gugusse est tellement drogué qu’il en était anesthésié. On n’a rien pu lui faire dire de cohérent jusqu’à ce matin où j’ai fait venir deux gars très persuasifs. Des experts pleins « d’empathie » vis-à-vis de ces gens-là. En moins d’1/2 h ils avaient des aveux complets, aveux « spontanés » il va sans dire. Mais j’avais déjà envoyé les équipes sur place grâce à vos renseignements.— Bon, Pontchaillou, c’est l’hôpital de Patricia. Je vais lui dire de faire un tour aux urgences.— ??? Elle est médecin votre copine ?— Mais oui, comme moi. Je préviens la famille de Clara, sa sœur et ses parents.— D’accord, je vous laisse la matinée d’avance, mais à partir de midi, je suis obligé de les contacter officiellement.Comment vais-je m’y prendre ? D’abord Patricia.— Pat’ ? C’est moi. On a retrouvé Clara, vivante, mais dans un triste état.— Jean ! C’est génial. Où ça ?— Chez Nicolas, dans la maison de la boum.— Oh là ! Mais…— Écoute, elle est très mal d’après l’adjudant et ils l’emmènent avec le SAMU chez toi. Si tu pouvais aller voir. Qu’elle ait les meilleurs soins. Elle ne peut pas avoir meilleur médecin que toi. Je tourne en rond là, je ne sais pas quoi faire, je voudrais bien…— Je m’en occupe, reste à la maison, je te rappelle dès que j’ai des détails. Ça peut être long.— D’accord.Bon, Anna, maintenant. Je n’ai pas le courage. Ses parents ?— Mme F ? C’est Jean. On a retrouvé votre fille, vivante.— Oh mon Dieu. Merci. Merci Jean. Quel soulagement !— Attendez avant de me remercier. Elle est assez mal, semble-t-il. On la transporte à l’hôpital de Rennes. Je n’ai pas encore de détails, je viens de l’apprendre par la gendarmerie. Je vous préviens dès que j’en sais plus. Je dois appeler Anna.Anna, je ne sais pas comment lui dire.— C’est moi. Je te dérange ? Tu bosses ? C’est à propos de Clara, on l’a retrouvée. Vivante. Enfin, en triste état, paraît-il ? Elle est en route pour la réa de Pontchaillou.— Jean, je… Merci mille fois. Je…— Essuie tes grosses larmes et attends un peu avant de me remercier. Je n’ai pas encore de détails, j’ai demandé à Patricia de s’en occuper dès son arrivée aux urgences.— Je prends le premier train et j’arrive.— D’accord, donne-moi ton heure d’arrivée et je te récupère à la gare.Plus sec, c’est difficile, mais je n’aime pas faire dans le larmoyant. J’ai besoin d’un bon bouquin pour m’occuper. Me vider la tête. Je ne supporte pas de subir, d’attendre sans rien faire. J’ai envie d’aller aux urgences, mais je serais un boulet. Tiens, elle a un bouquin de Michel Foucault. Et elle ne l’a même pas lu ! Elle va m’entendre. Trop dur aujourd’hui, je n’arriverai pas à me concentrer suffisamment. Elle n’a même pas de BD. Va falloir que ça change. Allez, un gâteau, mais facile à faire. Un Creusois, elle ne doit pas connaître et c’est très facile à faire.13 h et toujours pas de nouvelle. Je n’en peux plus. Anna m’a dit qu’elle arrivait à 17 h. Ah, le téléphone, enfin.— Jean ? C’est moi. Ta copine est en réanimation médicale. Le bilan est un peu catastrophique : déshydratation aiguë, nombreux hématomes un peu partout, avec probablement hémorragies internes, au vu de la num’, un cœur limite avec des troubles du rythme. Pas brillant, mais récupérable, avec séquelles possibles. Ah oui, traces de drogue. Pour le psychisme, on saura plus tard, elle est dans un coma vigile.— Merci Pat’, tu es super-extra-géniale, je récupère sa sœur au train à 17 h et on débarque. Rendez-vous à l’accueil de réa vers 17 h 30 ?— D’accord, je reste avec Clara cet après-midi. Dis donc, ils l’ont retrouvée enchaînée dans la cave de la maison. Elle n’aurait pas tenu une demi-journée de plus. C’est… c’est l’horreur cette histoire. Je… je crois que j’ai besoin de toi. Un câlin…Je ne sais pas si un câlin pourrait me calmer. Allez, je pense à elle et je me mets à bander ! Ça va mieux. Positivons : on a retrouvé Clara, mission accomplie. Dans un triste état peut-être, mais vivante. Ouah ! Le pied. Je ne pensais vraiment pas y arriver, heureusement que ce p’tit c… de Le Guellec était là. Il a fait fort quand même. On a eu des mots, mais il a fait fort et surtout rapide.La gare. Anna débarque, presque rayonnante. Elle paraît revigorée. La tête haute, sourire aux lèvres, elle dénote dans cet univers gris.— Ben dis donc, tu as le moral, toi.— Elle est vivante ? Alors c’est bien. Bravo, tu as été sensationnel, époustouflant. On ne serait pas à la gare, je te sauterais dessus immédiatement.— Oui, et bien attends de la voir, tu n’auras peut-être plus envie après. Elle n’est pas très fraîche, il paraît.— Tu ne l’as pas vue ?— Non, j’ai laissé faire les collègues. Patricia est avec elle depuis son arrivée en réa. Elle m’a fait un bilan pas très brillant. Allez, on y va.Peu après, nous débarquons à l’accueil de la Réa. Patricia nous attendait. Un peu gênée et rougissante, elle vient saluer Anna.— Ça va, les fonctions vitales sont assurées. A moins d’un accident, bien sûr, mais c’est peu probable. Je crois qu’elle va surtout avoir besoin de calme. Elle dort. Je t’emmène, ne reste pas trop longtemps.— Parle-lui surtout, elle va t’entendre et te comprendre.— Jean, elle est dans le coma.— Pat’, on entend beaucoup de choses dans le coma. Parle-lui comme si elle pouvait répondre. J’ai fait assez de réanimation pour apprendre au moins ça.— Viens, Anna, tu veux nous suivre, Jean ?— Non, je t’attends ici. Anna et Clara ont besoin d’être seules.Elle est très « pro » dans son comportement avec une blouse. Mais quand elle revient, elle a quitté son uniforme et je la retrouve. Je la prends dans mes bras. Nous restons longtemps enlacés.— Ça fait du bien d’être avec toi. Je n’en pouvais plus de rester seul aujourd’hui.— Ton enquête est finie. Tu vas partir, peut-être même avec Anna ?— Bébé ! Je ne suis bien qu’avec toi. Je ne veux personne d’autre dans le creux que tu occupes en ce moment. C’est clair ?— Jean, Jean… Oh ! mais tu bandes !— Je ne peux pas faire autrement quand tu es là, tout contre moi. Pardonne-moi.— Ça, je ne sais pas, peut-être, on verra.— Sérieux, dis-moi, qu’est-ce qu’on fait d’Anna, où peut-on la loger ? Je n’aimerais pas qu’elle vienne chez nous.Elle me serre très fort en ce moment, comme si elle avait peur que je m’en aille.— J’y ai pensé. Elle peut aller chez une copine qui a un grand appartement à la sortie de la ville. Je lui ai téléphoné, elle est d’accord.— Tu penses à tout et tu t’occupes de tout. Ça marche.— On l’emmène dîner et je la dépose chez la copine.— OK, mais je t’avais préparé un gâteau, tu vas être obligé de le partager.— Le gâteau, je veux bien, mais toi non, jamais !Et là, j’ai eu droit à un de ces baisers passionnés qui restent dans les annales. C’est ce moment qu’Anna a choisi pour revenir. L’instinct ? Sa figure est passée par toutes les couleurs, pâle d’abord, vexée de ne pas être la reine, puis rouge de colère, enfin verte, les lèvres tremblantes :— Jean, je t’avais promis une partie de jambes en l’air à la fin de ton enquête, mais je vois que la place est prise pour l’instant. Quand le caprice de monsieur sera terminé, je serai à ta disposition. Je ne reviens jamais sur une promesse.J’ai été obligé de serrer Patricia très fort dans mes bras, elle voulait lui sauter à la gorge. Elle avait le visage déformé par la colère, ses yeux lançaient des éclairs.— Le caprice va te… te…— Laisse Pat’.— Et c’est pour ça que tu te décarcasses depuis trois semaines ?— Ça vaut le coup, non ? On a sauvé Clara. Et puis on est ensemble.— Jean… Allons-nous-en, où je fais un malheur.En partant, j’ai jeté un œil sur Anna. Tête baissée, elle pleurait doucement. Mais pourquoi est-elle aussi désagréable par moments, pourquoi tout gâcher ?La soirée a été franchement réussie. Nous avons dansé, chanté, mangé le Creusois (quel courage !). J’étais heureux. Clara était vivante et j’étais avec Patricia. Que demande le peuple ? Demain est un autre jour.** *Jeudi. Patricia est partie au CHU. Je me retrouve seul sans rien à faire. Insupportable. Je vais chercher quelque chose dans le journal. Et, à propos, il y a peut-être des nouvelles sur notre affaire. Allez zou, en balade.Ah ben ça alors, première page du canard, en gros, en hénaurrme devrais-je dire : « Une jeune femme sauvée d’une mort atroce par deux médecins du CHU ». S’ensuivaient force détails sur « la prisonnière enchaînée dans la cave », l’enquête menée depuis trois semaines par deux médecins pour la retrouver et débusquer les barbares ; « l’intervention décisive de la Gendarmerie » ; le travail du SAMU pour la ramener à la vie ; la photo d’Anna en larmes « parce qu’on avait retrouvé sa sœur chérie » (en réalité la photo a été prise juste après notre départ et les larmes c’était à cause de nous) ; les héros dont vous aurez le récit et la photo dans les heures qui viennent… Direction l’hôpital vite fait pour extraire Pat’ en douceur de tout ce ramdam. La réanimation est envahie de journalistes et de curieux ; je m’éclipse en douce et fonce dans son service, pareil : des photographes, des curieux… Heureusement, personne ne me connaît, tout le monde cherche « le deuxième médecin ». Je téléphone aux numéros qu’elle m’avait indiqués, occupés. Je fonce chez la surveillante générale. C’est une vieille peau qui vient d’expulser manu militari deux journaleux un peu trop envahissants. Je monte à l’assaut de son bureau, ferme la porte et avant qu’elle n’ait pu me virer, débite ma tirade comme une mitraillette :— C’est-moi-qui-suis-avec-Patricia-je-viens-l’exfiltrer-en-douceur-mais-vite-fait-où-est-elle ?— Jeune homme, dehors !— Dites-lui-que-Jean-est-là-s’il-vous-plaît.— Ah, c’est vous le fameux Jean. Vous en avez fait de belles ! Ne bougez pas.Deux minutes après, Patricia débarque et nous nous éclipsons par les labos de biologie. Ouf ! Quel bazar ! Maudit Le Guellec, il nous aura tout fait celui-là.— Tu sais ce qu’on va faire ? Tu vas prendre ton tacot et…— Ma voiture !— Oh, pardon, ton carrosse donc, et nous allons faire une petite virée dans la campagne. Je verrais bien un truc du genre Cancale et des huîtres après un café chez Marie.— Génial. On y va !Problème. Arrivés chez elle, la rue est envahie de journalistes et de curieux. Ça s’attroupe un peu partout. Pas moyen d’aller prendre nos affaires. Je fais le gars décontracté, marche tranquillement vers sa voiture et démarre sans que personne ne me remarque. Je la récupère près de la porte cochère où elle s’était planquée et nous voilà partis.Une heure après, Cancale, enfin pas tout à fait, chez Marie, plutôt. Il est midi et Jules en est à son je-ne-sais-pas-combien-tième verre de blanc.— Jésus-Marie-Joseph ! les petits. Ça va ?— Toujours quand on vient chez vous !— Ça, c’est gentil. Tu vois Jules, y’en a qui sont polis, au moins !— Y f’raient mieux de payer leur tournée.— Jules !— C’est vrai quoi, ça bavarde, ça bavarde et après ça donne soif.— Il a raison, une tournée, Marie.— Et pour la petite, ce sera quoi, elle a l’air toute retournée.— Il y a de quoi, vous avez vu le journal ?— Ah ça, on a vu. Pauvre jeunesse. Ils ne savent plus quoi faire pour embêter le monde.— Moi je dis que ces gars-là y savent parler aux femmes.— Jules ! Mais qu’est-ce que ça à voir avec elle ?— La jeune femme médecin du journal…— Non ! Pas possible ! Jésus-Marie-Joseph !— Moi je le savais, et le deuxième médecin qu’ils cherchent partout, c’est toi. J’ai tout compris quand tu m’as montré la photo de la fille. Les choses entraînent les choses et le bidule… Tu fouinais. Mais alors, les voyous ?— Eh oui, tu as tout compris. Il en fait partie.— M’étonne pas, ce gars-là y sait parler aux femmes.— Jules, je vais te sortir si ça continue !— Marie, on ne va pas pouvoir se cacher longtemps, alors on envisage de faire une conférence de presse. Est-ce que ça vous plairait qu’on fasse ça chez vous ?— Jésus-Marie-Joseph ! Oh là là oui !— Et moi, j’y serais ?— Bien sûr, Jules.— Alors d’accord.— Bien, alors top secret pour l’instant. On va manger un morceau. On met au clair ce qu’on a à dire. On prévient le journal qu’on fait une conférence ici à 17 h. Ça va ?— Parfait.— Marie, faut faire prendre l’air à ta coiffe des dimanches, sinon ça va jaser.— Tais-toi donc Jules, je sais ce que j’ai à faire.— Marie, vous préparez des boissons pas chères, personne ne payera ; vous allez vous faire voler tout ce qui traîne. Planquez les bijoux de famille. Jules, trouve-moi 2 gros costauds à l’entrée pour 16 h. Ça va se bousculer grave.— J’vais chercher Émile et Jason et ça se bousculera pas du tout.16 h. Nous revenons chez Marie organiser le bazar, si possible. Nous avons téléphoné aux rédactions il y a ½ h, ils ne devraient pas arriver avant au moins ½ h. Notre texte est prêt. Nous nous lançons dans une mise en place sommaire de la salle. Jules a un sourire jusqu’aux oreilles, il n’a jamais vu une effervescence pareille. Marie a aussi recruté deux autres costauds « Il ferait beau voir qu’ils payent pas, en plus ».16 h 30, les premiers débarquent, ça va défiler pendant une bonne ½ h de plus. Arrivée à 50 personnes, la salle est bondée, surchauffée, on ne s’entend plus. Je donne l’ordre de bloquer les entrées. Personne ne me connaît, je suis tranquille. Patricia attend dans l’arrière-boutique.17 h. Tant pis pour les retardataires, de toute façon ils ne peuvent plus entrer. Je vais chercher Pat’. Elle fait une arrivée royale, flashs, applaudissements, murmures élogieux… Je commence, et pendant vingt minutes nous nous relayons pour expliquer les faits principaux. Gros succès, photos sous tous les angles (surtout de Patricia bien sûr). L’un des photographes lui demande d’enlever son pull pour une nouvelle séance. Il se fait rembarrer vite fait par Jules, faut pas embêter sa petite protégée, qui déclare, péremptoire :— Te fatigue pas, elle aime pas les p’tites bites !Jules et Marie sont harcelés. On leur demande dix fois de raconter leur histoire. Jules, bien imbibé, parle maintenant des choses qui entraînent les choses… Le téléphone est pris d’assaut par les reporters qui veulent dicter leur papier. Les photographes démarrent en trombe pour aller développer leurs clichés à Rennes avant le bouclage. Un semblant de calme revient vers 19 h, lorsque tous les journaleux ont déserté la place. Tous, non, il en reste encore deux ou trois, un peu plus malins, qui souhaitent obtenir l’interview exclusive, le scoop du siècle, le détail qui tue (si possible grivois le détail). Le café de Marie a connu son jour de gloire, elle va faire de bonnes affaires pendant quelques mois.Nous sommes épuisés. Je serre la main de Jules, fais la bise à Marie et nous fuyons rapidement (enfin, en 4 L). Deux journalistes accompagnés de deux photographes se sont entassés dans une R16 et nous prennent en chasse. La galère. Je ne sais plus quoi faire. C’est Patricia qui prend les choses en main. Elle se lance dans un chemin creux qu’elle connaît vaguement, au risque de faire exploser son épave. Miracle, surchargée et trop basse, la voiture des journalistes se plante dans une ornière et nous pouvons enfin nous échapper. Pas question de rentrer chez elle, nous filons « Chez Jacques » qui nous sort un magnifique plateau de fruits de mer et accepte de nous louer une chambre (« Mais c’est bien parce que Marie… »). J’ai planqué la 4 L dans une petite cour invisible de la route. Enfin un peu de détente. C’est-à-dire gros dodo tout de suite.** *Jeudi. Le journal est dithyrambique. Les « héros », avec photos en première page, racontent leur histoire. « Plusieurs dizaines d’agressions résolues grâce à eux », sans oublier la Gendarmerie et l’adjudant Le Guellec, que nous avions encensés pendant la conférence, bien entendu, ainsi que le café de Marie. Mais la grande vedette, c’est elle. Bretonne, médecin à Pontchaillou, mignonne, elle fait la une de tous les journaux locaux. Je la charrie grave.— Une vedette ne peut se commettre avec n’importe qui.— Désolé d’être à côté de toi, je gâche la photo.— Ne t’inquiète pas, je m’en vais le plus rapidement possible…Au début, elle l’a bien pris, mais au bout d’un moment, elle a craqué. Des larmes se sont mises à couler lentement, presque discrètement. Et puis les gros sanglots sont arrivés. J’ai dû la prendre dans mes bras (quel courage !), lui essuyer les joues, lui faire plein de bisous (tendres, c’est tout, bande de cochons), la bercer. Mais ça ne suffisait pas.— Tu vas t’en aller ?— Oui, mais avec toi.— Tu m’aimes ?— Un tout petit peu.— Méchant !Nous sommes rentrés à Rennes. C’est moi qui conduisais, avec moult précautions, son épave. Elle était recroquevillée sur son siège et ne disait rien, mauvais signe.— Jean, nous n’avons toujours rien décidé pour la suite.— Pas vraiment eu le temps.— Je suis perdue, je ne sais pas quoi faire.— Une vedette comme toi devrait avoir de très nombreuses propositions.— Je n’en veux pas de leurs propositions. Jean… Jean, je voudrais…— Oui ?— Je voudrais que tu me fasses un enfant !Alors là, on a frôlé la mort de près. La 4 L a fait un gros écart que je n’ai redressé qu’à quelques millimètres du fossé.— Te rends-tu compte de ce que tu me demandes ?— Oh, mon Dieu, tu ne veux pas ?— Ce n’est pas que je ne veux pas, le problème est que cela va nécessiter beaucoup de temps avec toi au lit. Grosse galère en perspective !— Méchant, je te hais !FIN