Le train a freiné subitement, comme s’il s’agissait d’un freinage d’urgence. Je dormais profondément dans ma couchette, dans le sens de la marche, et au moment où nous nous sommes immobilisés, j’ai heurté, sur le retour d’élan, la paroi qui nous séparait du compartiment voisin. C’est alors que je me suis réveillé en sursaut. Aussitôt les yeux ouverts, je constatais que le compartiment était plongé dans une obscurité presque totale. Tout était silencieux hormis le bruit de la ventilation. J’ai toujours aimé ce silence dans les trains de nuit, lorsqu’ils s’arrêtent, quand on entend seulement de petits couinements venant des couchettes y compris des compartiments voisins ou encore quand des pas résonnent dans le couloir.Après avoir tiré légèrement le rideau de la vitre en prenant garde de faire rentrer le moins de lumière possible pour ne pas réveiller mes voisins, je me suis penché de sorte à voir où nous étions. Ma position, dans la couchette supérieure, rendait l’observation difficile et je me penchai plus franchement, en me tassant presque au bout de ma couchette, tentant de me contorsionner afin d’avoir la meilleure position pour regarder. Dehors, il faisait nuit noire et bientôt j’entendis l’une des portes battantes du couloir grincer suivi de pas rapides que j’imaginais être ceux d’un personnel de la Deutsche Bahn. En tâtonnant, je mettais la main sur ma sacoche banane et cherchai mon téléphone portable afin de connaître l’heure. L’écran, trop lumineux pour l’endroit indiquait deux heures cinquante-huit et nous étions au milieu de nulle part entre Paris et Hambourg, dans ce train de la City Night Line. Nous étions partis de Paris-Est à 20 h 20 précises ce dimanche de fin mars 2011, emmenant avec nous des passagers à destination de Munich, de Hambourg, là où j’allais, mais aussi de Berlin. À l’heure qu’il était, les wagons pour la capitale bavaroise avaient dû être décrochés, pensai-je.Mes proches voisins dormaient profondément et les ronflements provenant du compartiment adossé au mien me rappelaient ceux de ma fille lors d’un précédent voyage, de retour depuis la frontière italo-autrichienne. Autant, à l’aller, elle avait savouré notre petite aventure ferroviaire qui nous avait fait passer par Lausanne, le tunnel du Simplon ou encore Milan, autant au retour, les ballades dans la neige du charmant village de Dobbiaco avaient eu raison d’elle.L’idée de ce voyage germanique m’était venue subitement au début de l’année. Passionné par la photographie argentique et accessoirement amoureux de l’atmosphère des trains de nuit, j’ai eu envie de réaliser une série sur ce thème. Le principal obstacle résidait dans les conditions extrêmement précaires de luminosité, mais je décidai rapidement d’utiliser une certaine pellicule de 400 ISO poussée à 1600 ISO, avec l’utilisation d’un révélateur adéquat lors du développement des films. Dix jours avant mon départ, un petit coup de pouce du destin frappa à ma porte par l’intermédiaire d’un article de revue photo consacré à une nouvelle pellicule. Son rendu annoncé – un noir et blanc typique des années 70-80 – couplé avec un grain visible, mais supportable me convainc de tenter le coup. Je savais très bien que j’allais photographier énormément de zones d’ombres, ce qui m’amusait presque et je n’étais pas effrayé à l’idée qu’un grand nombre de prises de vue soient ratées. L’article en question affirmait qu’il fallait ensuite utiliser un révélateur deux bains. Pour limiter les dégâts ? Soit. Fidèle à ma devise, je me dis qu’il ne faut pas avoir de regrets.J’étais resté éveillé jusque minuit trente environ, plus précisément jusqu’à Forbach, à la frontière franco-allemande, remontant le train d’un côté puis de l’autre. À cette occasion, je rencontrai alors la plupart des personnels des voitures-lits ou des couchettes, certains d’entre eux me laissant aller librement, d’autres se montrant plus stricts quant au fait de traverser les wagons-lits. J’avais choisi délibérément d’afficher mon appareil photo en bandoulière, muni d’un discret 50 mm, ceci dans le but de pouvoir justifier ma présence et surtout d’expliquer ma démarche photographique. Je rassurais les personnes les plus pointilleuses sur le fait qu’il ne s’agissait pas pour moi de photographier les gens et encore moins de les réveiller en faisant du bruit. Je dus me montrer persuasif, car je ne rencontrais ensuite plus aucune opposition.Tout juste passé la frontière, alors que je venais de regagner ma couchette pour me reposer un peu, et ce, dans le plus grand silence pour ne pas réveiller mes voisins, les policiers d’outre-Rhin sont arrivés pour contrôler notre wagon. À l’aveugle, j’ai cherché et trouvé mon portefeuille, suis redescendu, en me cognant le pied sur l’un des barreaux de l’échelle métallique et quelques minutes plus tard, ils se sont présentés à notre porte. Dans le noir, je retirai difficilement la chaînette que je venais juste de mettre en place et qui nous protégeait des intrusions. En leur présentant mes papiers, le plus jeune des deux policiers m’a demandé d’allumer la lampe du plafond. À peine eussé-je obtempéré qu’il a cherché du regard les autres passagers du compartiment. Ma première pensée a été pour ceux que l’on allait réveiller ici. Je m’attendais à trouver les trois autres places occupées, mais je constatai que nous n’étions toujours que deux, l’autre personne étant un employé des chemins de fer allemands venu en France pour participer à une course à pied de quatre-vingts kilomètres. Le policier secoua légèrement cet homme de quarante-cinq ans environ qui sortit subitement de son sommeil. Je fus la première personne qu’il regarda, les yeux éberlués, mais l’homme, manifestement habitué, présenta rapidement ses papiers avant de disparaître sous sa couverture.Il était maintenant trois heures du matin et je me retournai plusieurs fois de suite sur ma couchette. Je repensais à ce que j’avais photographié tout à l’heure, en espérant que le résultat serait à la hauteur de mes espérances. J’imaginais facilement des photos avec un fort contraste, des grandes zones peu éclairées et une infime partie mise en évidence, halo de lumière, plein d’interrogation ou d’inquiétude ou encore une timide lueur dans la pénombre. Le tout favorisé par l’emploi de cette nouvelle pellicule. J’avais confiance en moi, je me sentais bien, je n’avais rien à perdre. J’étais parti pour me laisser guider par les événements, en regardant autour de moi, saisir les choses et les silhouettes, les opportunités, sans me poser de questions. L’envie de reprendre des photos me saisit à nouveau subitement, la nuit s’étant installée plus intensément encore. Je rassemblai mes effets les plus personnels, attachai ma sacoche banane autour de ma taille, disposai mon minuscule sac à dos contenant l’appareil sur le bord du lit et descendis prudemment les marches de l’échelle. Les deux petits rideaux de la porte coulissante n’étaient pas joints et aidé par le petit faisceau de lumière qui pénétrait dans le compartiment, je cherchai à vérifier si les deux autres couchettes étaient désormais occupées.Sur l’une d’entre elles, presque sous mes yeux lorsque mes deux pieds touchaient le sol, je distinguai une forme humaine sous la couverture, une personne qui était, semble-t-il, couchée sur son côté, ce qui expliquait son caractère imposant. Je me tournai doucement de l’autre côté et comme la lumière allait dans le sens opposé, je dus faire un effort visuel pour finalement apercevoir un bras, visiblement nu, qui pendait nonchalamment hors de la couverture. Je restai immobile quelques secondes. Il faisait chaud dans notre compartiment, un peu trop à mon goût, d’ailleurs. Depuis quelques années, je préfère la fraîcheur, quitte à me doter préventivement, lorsque cela est possible, d’une seconde couverture.J’avais donc dû dormir profondément, car je n’avais pas entendu ces deux personnes arriver et encore moins s’installer. Je m’en réjouis secrètement, me sentant maintenant d’attaque pour aller à la rencontre de l’insolite ou de ceux qui accepteraient de discuter avec moi. La nuit est censée être un moment privilégié pour la rencontre, qu’elle soit muette, simplement avec des objets, une situation ou encore plus humaine, avec des échanges de regards, de mots et pour les plus enclins au partage, de paroles, de vérités, de contre-vérités, de stupidités ou pourquoi pas, de sourires. Je finis par saisir la sacoche de mon reflex en me rendant compte que j’avais laissé ma parka doublée au fond de ma couchette. J’hésitais à remonter la chercher, ne voulant pas faire de bruit, mais comme tout le monde semblait dormir, j’allai la chercher. J’attendrai cependant d’être dans le couloir pour l’enfiler.Sur le point de sortir, mon regard fut attiré par ce bras, dont je n’aurais su dire à coup sûr s’il appartenait à un homme ou à une femme. Je n’osais pas me rapprocher de ce membre dont je devinai tout de même la peau blanche. Il me paraissait assez fin et partant du poignet, je remontai lentement vers le haut. J’arrivai à hauteur du coude, toujours aussi fin, et c’est une fois arrivé vers l’épaule que je me sentis perdu, ne sachant plus si j’étais victime de mon imagination ou si je vivais dans le temps présent. Un peu au-dessus du coude, ce bras semblait toujours fin, suffisamment pour prendre une forme que je trouvai de suite très féminine.Je devinais donc cette peau plutôt blanche, tout au plus un peu bronzée, plus pâle en tout cas que la couverture nuit fournie par les chemins de fer allemands. Tout autour paraissait sombre et en remontant encore ce bras du regard, je finis par constater que le visage de son propriétaire était dissimulé sous la couverture bleue. Mes yeux redescendirent sur le haut du bras, à la courbure très douce, là où la peau s’efface subitement pour laisser place à la manche très courte d’un petit tee-shirt, lui aussi de couleur claire. À cet endroit, la réalité reprit le dessus et je me dis simplement, un petit sourire au coin des lèvres, que la féminité pouvait parfois se faire jour sous des traits inattendus. J’appréciais.D’humeur joyeuse, je me battis ensuite avec la chaînette de la porte pour l’ôter de son logement. Je m’énervais un peu et m’apprêtais même à perdre patience quand je réussis finalement, dans une énième tentative. Une fois dans le couloir, je posai ma sacoche et ma parka par terre et commençai à lacer mes chaussures. Il n’y avait personne à l’horizon. J’en fus un peu déçu. Dans mon imagination, un train de nuit se symbolise par une personne, de dos, dans un couloir assez sombre ; quelqu’un qui n’arrive pas à dormir, assailli par les soucis, ou plus simplement quelqu’un pensant à l’être aimé qu’il retrouvera au petit matin, sur un quai de gare. L’une de mes images préférées est ainsi une femme tout juste descendue d’un train, qui s’arrête à quelques mètres de son amoureux, le visage souriant, souhaitant à la fois sauter à son cou et suspendre le temps pour savourer ce moment fugace où désir et réalisation sont suspendus sur le fil de l’amour. J’enfilai rapidement ma parka, sortis l’appareil et mis mon sac en bandoulière. Direction l’arrière du train.Cette nuit-là, je passai un long moment dans le wagon restaurant qui accompagnerait jusqu’au bout les passagers à destination de Berlin. Je me sentis d’abord mal à l’aise lorsque le jeune barman assis sur un siège de bar me bloqua pour ainsi dire le passage en allongeant ses jambes jusqu’à la rambarde longeant les vitres du wagon. Peu de temps auparavant, un chef de cabines en wagon-lit m’avait dit que de nombreux vols étaient recensés sur les trains de nuit de la compagnie. Même si j’avais ma conscience pour moi, je me sentis un peu visé par l’attitude méfiante du barman et j’avoue que pendant quelques instants, mon hésitation a dû le conforter dans son comportement préventif. Finalement, je retrouvai mon naturel et je lui fis part de la raison de ma présence ici.Il resta d’abord dubitatif, mais se montra plus avenant lorsque je lui parlai des wagons que l’on détachait ou raccrochait au gré de l’avancée de la nuit. Je lui racontai aussi la mésaventure survenue à Noël dernier aux passagers du Strasbourg-Port-Bouc, qui mirent un temps infini pour faire le trajet, à la suite d’une accumulation d’incidents ou d’erreurs. Il en fut très surpris et cela permit, avec quelques petits détails destinés à lui prouver mon intérêt et ma connaissance des trains de nuit, d’engager plus avant la conversation sur son travail. Il avait pris son service à Zürich et filait sur Berlin et il n’allait pas tarder à gagner son compartiment pour se reposer. Avant cela, nous dessinâmes sur un prospectus de la DB, des cartes de France, d’Allemagne, de Suisse ou d’Italie pour illustrer des lignes nocturnes disparues. Je le laissai aller dormir et je repris mon activité, sans penser une seule seconde à photographier nos schémas restés sur le comptoir du bar. Aujourd’hui encore, je m’en veux de ne pas avoir eu l’étincelle, car un tel cliché aurait constitué un formidable souvenir pour moi, mais aussi une merveilleuse illustration des rencontres improbables qui peuvent survenir durant la nuit, quand tout le monde dort.Je restai debout à sillonner le train et à prendre des photos jusqu’à un peu plus de six heures trente du matin et trente minutes plus tard, l’un des chefs de cabines de wagons-lits me demanda si je voulais un café. Je répondis par l’affirmative et je le suivis jusqu’à son poste de travail, situé deux voitures plus loin. J’en profitai pour acheter aussi un croissant qui se révéla être emballé et lui rendis le petit pot de lait qu’il m’avait donné. Depuis Hanovre, nous avions laissé les wagons des Paris-Berlin et Zürich-Berlin et donc le wagon-restaurant. Accompagnés de ceux du Zürich-Hambourg, qui nous avaient rejoints depuis Mannheim, nous filions maintenant à toute allure en direction de la capitale hanséatique.Je dus attendre un peu avant de pouvoir boire mon café tellement il était brûlant. J’étais même obligé de changer régulièrement de main et d’endroit par où le tenir. Je profitai de cette attente pour changer deux ou trois fois de place, stationnant tantôt sur la plate-forme en bout de wagon, près de la porte à fermeture automatique ou alors dans un couloir, le nez collé à la fenêtre, admirant le lever du jour. Si je me dépêchais de me libérer les mains, je pourrais immortaliser ces instants fugaces et j’avais déjà à l’esprit de faire plusieurs prises de vue depuis la plate-forme du wagon de queue.J’étais en train de tremper mon croissant dans le grand gobelet en carton quand la porte du compartiment sur lequel, tout à ma rêverie je m’étais adossé, s’ouvrit doucement. Une jeune femme en sortit. Elle n’avait pas plus de vingt-cinq ans et en regardant son visage, plutôt rond et agréable, je remarquai immédiatement sa fraîcheur, en dépit de ses yeux un peu fatigués. Visiblement, elle avait déjà fait un brin de toilette et une petite brosse dans la main, elle allait maintenant se coiffer. Elle se passa cinq ou six fois la brosse dans les cheveux, lentement, sûrement pour ne pas tirer trop fort sur les nœuds, puis appuya sa tête de côté contre la vitre. Son visage était désormais totalement caché et il me vint à l’idée qu’elle était en train de rêver ou de penser à quelqu’un. Je l’imaginais sensible, portée sur la douceur, le romantisme voire la nostalgie. Elle modifia un peu sa position et posa son front sur la vitre. Pendant quelques secondes, je pus voir la quasi-totalité de la partie gauche de son visage. Presque aussitôt, elle rabattit ses cheveux sur les côtés, comme pour s’isoler du monde. Je regrettai qu’elle soit aussi sauvage, car elle m’avait semblé de prime abord plutôt sympathique.Une fois revenue parmi nous, comme moi, elle regarda simplement le paysage typique du nord de l’Allemagne. Je ne voyais toujours pas son visage, juste ses cheveux mi-longs, presque roux et délicatement frisés. Elle portait un gilet rouge cerise et une jupe de couleur gris clair, dont le bas était orné de fines dentelles beiges. Ses chaussures fermées et à petits talons étaient noires et très discrètes. Nous étions toujours seuls dans le couloir et je suivais des yeux ses moindres mouvements. Plusieurs minutes passèrent ainsi et je m’attendais à voir sortir son mari ou son compagnon du compartiment, intrigué par sa trop longue absence. Il n’en fut rien.J’ai toujours aimé regarder les gens, et notamment les femmes, à leur insu, lorsqu’elles sont elles-mêmes, au naturel. Les expressions fugaces de leur visage, un sourire anodin ou encore une mimique passagère ont un certain charme à mes yeux, même si je suis conscient qu’une telle façon d’observer les autres peut parfois comporter des risques. Passionné par la photo de portrait, il va sans dire qu’en certaines occasions, ce n’est pas l’envie qui me manque de prendre quelques clichés, avec l’accord des personnes. Mais des refus répétés et néanmoins polis m’ont fait abandonner définitivement cette idée. Il faut bien avouer qu’à notre époque, la diffusion de photos via le Net est si facile, sans compter les trucages rendus possibles par l’utilisation de logiciels spécialisés. Et jamais rien ne pourra prouver de ma bonne foi.Si cette jeune femme voyageait apparemment seule, je faillis cependant me trouver dans une situation délicate au moment où elle se retourna brusquement pour rentrer dans son compartiment. Je ne fus sauvé que par le seul fait de regarder le restant de mon croissant imbibé de café avant de l’avaler. Mais j’eus bel et bien la sensation qu’elle avait jeté un regard dans ma direction avant de regagner sa place. Pour autant, aurait-elle été furieuse d’apprendre que j’étais, depuis quelques minutes, simplement en train d’imaginer le but de son voyage, avec un homme l’attendant au bout du quai, que je devinais son sourire éclatant, que je la voyais recevant un bouquet de fleurs et se rapprocher finalement de cet homme pour un tendre baiser les yeux, dans les yeux ?Je me remettais à peine de mes émotions qu’elle ressortit rapidement dans le couloir. Elle profita simplement de la lumière du jour et du reflet de sa tête sur la vitre latérale du compartiment pour faire son chignon et ajuster la pince qui retiendrait ses cheveux. Il ne lui fit pas longtemps pour parvenir à un résultat parfait et désormais dans ma tête, l’issue de son voyage ne pouvait être qu’à connotation amoureuse. J’en aurais parié le reflex que j’avais autour du cou, avec, en prime, le film que j’avais déjà réalisé.Elle regagna une nouvelle fois sa place, mais repassa presque aussitôt devant moi, comme un éclair, pour se diriger vers l’extrémité du wagon. Elle me frôla sans rien dire, le regard tourné vers son lieu de destination et je sentis alors les effluves de son parfum raffiné gagner la partie la plus imaginative de mon cerveau. Elle tardait à revenir et comme je voyais passer les minutes et les kilomètres qui nous rapprochaient de notre destination, je gagnai rapidement le wagon de queue pour prendre les photos que j’avais imaginées tout à l’heure. Cela se passa plutôt bien, même si en collant mon objectif contre la vitre, j’ai craint de dérégler la cellule de mon appareil. Je finis par rejoindre ma place afin de ranger mon barda et faire une petite toilette. Je ne croisai pas la jeune femme amoureuse sur mon chemin.Les wagons marqués Paris-Est – Hambourg Altona n’étaient qu’au nombre de trois et je retrouvai facilement mon compartiment. Mon voisin sportif attendait dans le couloir, un livre à la main, mais visiblement impatient de descendre au prochain arrêt, à la gare principale de Hambourg. Tout en faisant coulisser la porte, mes pensées allaient encore à cette jeune femme, qui avait ouvert une brèche énorme dans mon imagination de photographe. Il fut un temps, pas si lointain, où je lui aurais demandé s’il elle accepterait de poser pour moi. Encore eut-il fallu qu’elle se trouvât sur la terre ferme. Mais là, dans un train, qui plus est, de nuit, les êtres vont et viennent, apparaissent et disparaissent aussi vite qu’ils sont venus. Inutile de lier connaissance, même si cette personne se trouve votre voisine de compartiment.C’est donc désabusé et l’esprit fataliste que je montai les marches de l’échelle et rampai sur ma couverture pour me saisir de mon gros sac à dos disposé à plat au bout de ma tête de lit. Je sortis ma trousse de toilette, ma serviette avec un gant ainsi que mes chaussures de randonnée que j’enfilerai juste au moment de quitter le train. Pour être sûr de ne pas être pris au dépourvu, mais aussi pour les mettre à l’abri, je rangeai aussi ma sacoche photo ainsi que le livre de poche que j’avais embarqué par habitude et mon lecteur CD portable, accompagné de son casque.Sur la couchette inférieure, là où j’avais vu le bras cette nuit, je distinguai nettement, de dos, une forme humaine, de taille moyenne. La petite veilleuse était allumée et je vis la couverture se soulever doucement au rythme d’une page que l’on tourne. Ce compartiment était peut-être devenu un cabinet de lecture, pensai-je en souriant. À moins que ce ne soit un cabinet de curiosités. (Allusion à une ancienne émission sur France Culture ou encore à deux tomes intitulés Le Cabinet des Fées). La quatrième place était vide. Plus aucun bagage. Seuls un journal plié et une petite bouteille d’eau vide traînaient sur le drap blanc chiffonné.Dans le couloir, plusieurs personnes passaient avec des valises et je me dépêchai d’aller faire ma toilette. Vite fait, bien fait, je fis le nécessaire, prenant soin également de me mettre de la crème sur le visage et du baume protecteur sur les lèvres, la température étant annoncée assez fraîche sur Hambourg. Frais comme un gardon, la serviette sur l’épaule, tout simplement heureux de vivre, je me faufilai tant bien que mal dans le couloir à cause de tous ces gens pressés d’arriver. Je m’évertuais à ne pas paraître désagréable, mais je ne pus m’empêcher de montrer mon mécontentement à une dame d’une cinquantaine d’années qui n’avait rien trouvé de mieux que de poser sa grosse valise devant la porte de mon compartiment.Je déplaçai celle-ci sur le côté et poussai dans la foulée assez brutalement la porte coulissante. Je fus surpris de l’agressivité que pouvait suggérer mon geste et je ne fus pas le seul. La forme humaine de la couchette inférieure se tenait maintenant debout dans le compartiment. Les rideaux à l’intérieur n’étaient pas encore ouverts, mais comme la lumière pénétrait par la porte, je vis cette femme d’une quarantaine d’années, d’un mètre soixante environ, brune, les cheveux assez courts lui tombant à peine dans le cou, me regarder à travers de petites lunettes noires, comme si j’étais un sauvage. Je tentai d’expliquer mon geste, en anglais, c’est à dire très mal, et cela eut pour effet de lui faire lever les yeux au ciel. Mes yeux s’habituaient maintenant à la relative pénombre et je découvris qu’elle se tenait face à moi, vêtue simplement d’un petit débardeur beige – sans doute celui qu’elle portait cette nuit – et d’une petite culotte noire. J’eus confirmation qu’elle avait de jolis bras, mais aussi de jolies épaules. Ses jambes n’étaient pas très fines, mais plutôt bien proportionnées, comme l’ensemble de son corps, d’ailleurs. Je m’en voulus aussitôt de l’observer aussi attentivement et je m’excusai, toujours en anglais, pour cette intrusion intempestive. Cependant, elle me sourit timidement pour la première fois et me répondit que cela n’avait pas d’importance. « Je sais très bien que vous ne l’avez pas fait exprès », ajouta-t-elle dans un anglais aussi scolaire que le mien et je lui fis signe que je souhaitais utiliser l’échelle située derrière elle pour accéder à ma couchette.Elle posa le petit sac qu’elle tenait dans les mains sur son drap et tout en faisant un pas vers la porte, me fit signe de passer derrière elle. Je levai les bras pour poser mes affaires de toilette sur le bord de ma couchette et je me rapprochai doucement de l’échelle. Ceux qui ont déjà pris un train de nuit savent combien l’allée centrale d’un compartiment couchettes est étroite. Alors, soucieux de me comporter en gentleman, je me collai sur le côté droit et avançai lentement. Je vis bien qu’elle cherchait à se plaquer contre son lit pour me permettre de monter sur l’échelle, mais comme nous n’étions minces ni l‘un ni l’autre, il me sembla que nous nous frôlâmes au moment où je passai derrière elle. Ce ne fut sûrement pas une vue de l’esprit, car je la vis tourner légèrement la tête vers moi, sans pour autant se retourner. Gêné, mais au fond de moi plutôt amusé par cette situation, je posai ensuite rapidement mon pied droit sur le premier barreau de l’échelle et grimpai tête baissée.Elle prit quelques affaires et sortit dans le couloir. J’eus le temps, avant son retour, de ranger mes affaires qui traînaient, de descendre mon volumineux sac à dos et d’enfiler mes chaussures de randonnée. Le chef de train annonça notre arrivée imminente à la gare de Hambourg – Harbour ainsi que les correspondances disponibles. Alors qu’il nous souhaitait un très bon séjour dans cette ville, mes yeux se posèrent sur le livre que lisait ma voisine au petit matin. Je me penchai pour en lire le titre quand elle pénétra dans le compartiment. Elle devina aussitôt mon intention et je commençai à rougir fortement, honteux de m’être fait prendre sur le fait. Elle inclina la tête en direction de son livre, resta figée quelques instants puis leva les yeux, me lança un grand sourire accompagné d’une petite grimace pleine de fantaisie avant de partir dans un bel éclat de rire. Je la regardai, confus, en me demandant si je n’avais pas affaire à une folle et je bégayai « Excuse me… Please… I like books so much ».Pendant ce temps, elle s’était penchée sur sa couverture et une fois le livre en main, elle me le tendit. Maintenant, je pouvais lire son titre, écrit en français : « Frôler n’est pas toucher ».Ne sachant que faire et surtout me trouvant stupide, je tirai immédiatement mon sac à dos vers le couloir et pris la direction d’un autre wagon. Au bout du quai de la gare, j’aperçus la jeune femme au parfum. Elle embrassait un vieil homme sur la joue. Je m’éloignai en me disant que les femmes réservaient souvent des surprises.