Une rencontre sans doute improbable, mais la vie nous réserve souvent d’amusantes surprises. Cette histoire est trèèès soft. Bonne lecture : ) La femme de la PointeComme souvent, pointe du Van, j’aime regarder le soleil plonger dans la mer. Une femme blonde qui semble être plus ou moins de mon âge est déjà assise sur les rochers, face à l’Atlantique. Elle ne semble pas être du coin. Je suis un peu étonné, nous sommes pourtant hors saison, et il y a très peu de touristes à cette époque en Bretagne.M’approchant de la visiteuse, je la salue :— Bonjour, Madame. Vous profitez du peu de monde pour admirer le spectacle ?— Bonjour. Oui, je profite, c’est mon dernier soir ici, je repars demain matin. Je suppose que vous êtes du coin ?— Oui, je suis breton d’origine, de père en fils depuis des siècles et des siècles. Je connais la pointe du Van comme ma poche.— Dans ce cas, si vous le voulez bien, j’aimerais que vous me conseilliez sur les divers endroits à visiter, la prochaine fois que je reviendrai.— Pas de problème. Je peux ? (je désigne un rocher pour m’asseoir.)— Allez-y…Je m’assieds à côté d’elle, mais pas trop près. J’ai la curieuse impression de connaître cette personne, bien que rien ne vienne à mon esprit pour le confirmer.— Vous avez un petit accent, mais vous parlez très bien français.— Merci. Je suis allemande, mais ça va faire plus de vingt ans que je vis en France.— Pour le boulot ou pour le cœur ?— Ma route a croisé celle d’un Français. Nous nous sommes mariés, nous avons eu deux beaux enfants, et puis il y a eu cet accident. Depuis, je suis veuve.— Ah… mes… mes condoléances.— Merci. Ça va faire quatre ans, maintenant. Et puis, cette année, j’ai décidé d’aller en Bretagne, toute seule, sans les enfants qui commencent à avoir leur propre vie.Elle s’interrompt pour me dévisager :— Je me demande pourquoi je vous raconte tout ça.— Parce que je suis là pour vous écouter.— Vous ne me connaissez pas.— Peu importe. C’est souvent plus facile de se confier à un inconnu…— Vous avez raison…Depuis tout à l’heure, quelque chose me turlupine :— C’est amusant, mais plus je vous regarde, plus votre visage me dit quelque chose, mais c’est lointain, très lointain…— Ah bon ?Je farfouille dans mes souvenirs, je vois comme une lumière au lointain, j’essaye de me rapprocher de celle-ci, je sens que ça vient, mais ça reste flou, très flou et confus :— Oui, oui… dans les années soixante ou soixante-dix, je dirais… Une histoire de fruits aussi… de fruits exotiques… Ah zut, je l’ai sur le bout de la langue, mais ça ne veut pas sortir !— Une histoire de noix de coco ?À ces mots, c’est la révélation, le déclic. Je m’exclame :— Oui, c’est ça ! Hilda, der Kokosnusstanz !Ma voisine s’étonne franchement :— Comment un Breton d’origine, de père en fils depuis des siècles et des siècles, peut-il connaître une petite chanson allemande des années soixante-dix ?— C’est vraiment vous, Hilda ?Son mignon visage s’éclaire d’un petit sourire :— C’est moi, ou plutôt c’était moi. Ce n’est pas mon vrai prénom, et je ne suis connue que pour cette chanson un peu idiote.— Ça fait un peu penser à la Danse des canards, une chanson de chez nous.— Oui, je connais, c’est assez proche, effectivement. Vous saviez qu’au départ, c’est un titre suisse alémanique, der Vogeltanz ?— La danse des oiseaux ? Non, j’ignorais.Elle s’étonne :— Ah, vous connaissez un peu d’allemand ?— Pas beaucoup, mais assez pour traduire ce que vous venez de dire. Et malgré ce succès, vous n’avez pas continué dans la chanson ?S’appuyant en arrière sur ses mains, elle soupire :— J’aurais bien aimé, mais mon impresario a fait des bêtises, et pas que lui… Les chansons qu’on m’a proposées n’étaient pas fameuses. À l’époque, j’étais une fillette de six ans qui chantait, c’était mignon. Puis j’ai grandi… Avec le recul, der Kokosnusstanz a plutôt été un accident, une exception. Je fais partie de la longue liste des chanteurs et des chanteuses qui n’ont été connus que pour un seul titre.— Et vous n’êtes plus jamais revenue sur le devant de la scène ?— J’ai bien essayé, étant plus jeune, mais ça n’a jamais été un franc succès.J’explique :— En France, il existe des tournées qui réunissent les chanteuses et les chanteurs d’une certaine époque. Il y a même des croisières bâties sur ce concept.— Oui, je suis au courant. J’ai fait deux fois ce genre de choses en Allemagne et en Autriche. Mais c’était un peu… comment dire… pas bien…Je propose un adjectif :— C’était glauque ?— Glauque, c’est un mot pour dire malsain ?— Oui, terne, sinistre, sordide, lugubre…— Dans ce cas, c’était un peu glauque. Au fait, vous dites que vous m’avez reconnue, mais j’ai bien changé depuis mes six ans !Je replonge dans mon passé, celui de jeune homme :— J’ai fait mon service militaire en Allemagne, à Coblence, Koblenz, si vous préférez. Je vous ai vue dans un festival, vous n’aviez pas vingt ans, je crois.— Oh, j’en ai fait des festivals ! Et ça vous a marqué comme ça ?— Une jeune fille très mignonne qui chante une chanson de gamine, habillée en gamine, ça m’a marqué. Alors, je me suis renseigné pour comprendre.Elle pouffe de rire :— Ah, d’accord ! Je devais être ridicule dans ma tenue d’écolière !— Oh, je ne le dirais pas comme ça. Vous étiez fort mignonne, vous l’êtes toujours. Mais vous auriez dû chanter des choses plus en rapport avec votre âge.— J’ai essayé, mais ça n’a pas marché. Merci de m’avoir trouvée mignonne.— Vous l’êtes toujours, je vous le rappelle.Elle se contente de sourire, regardant l’horizon. Le silence s’installe. Je contemple moi aussi le soleil descendre vers la mer, irisant les vagues qui se fracassent sur les rochers.C’est elle qui rompt le silence :— Et puis, j’étais heureuse avec mon mari, je m’étais fait une raison. De plus, avec les enfants et mon boulot, j’étais bien occupée.— Je comprends… Ah, je manque à tous mes devoirs, je me présente : Lionel.— Hilda de mon nom d’artiste, et Alexandra pour mon vrai prénom.— Vous préférez que je vous appelle par lequel ?— Hilda, si ça vous fait plaisir. Ça vous rappellera aussi votre jeunesse.— Honnêtement, vous êtes le meilleur souvenir de mon service militaire ! Vous avez été mon petit rayon de soleil durant tous ces mois !Elle m’envoie un sourire radieux :— Ah, ça fait plaisir à entendre !— C’est véridique, vous avez vraiment été mon rayon de soleil durant ce séjour chez Kafka. Puis après, je suis rentré au pays, je me suis marié. Comme vous, j’ai eu aussi des enfants qui sont maintenant partis de la maison. Puis nous avons divorcé. Disons que ça se termine moins mal que pour vous… Ah, le soleil touche presque la mer, ça va aller vite, à présent !En effet, devant nous, le soleil est en train de plonger dans l’océan, l’illuminant de divers chatoiements et jetant ses derniers rayons dans le ciel qui flamboie. C’est un beau coucher, sans nuage ni pluie. Une belle réussite.Nous restons immobiles, les yeux fixés vers le grand large. Soudain, Hilda frisonne un peu, ce qui me tire de ma torpeur. Spontanément, je lui propose :— Et si je vous invitais à dîner, Hilda ?— Pourquoi voulez-vous m’inviter à dîner, Lionel ?— Pour le plaisir, tout simplement ! J’ai enfin retrouvé la jeune fille qui a été mon rayon de soleil durant mon service militaire, vous ne croyez quand même pas que je vais vous laisser partir comme ça ?Elle plisse un peu des yeux :— Et si je ne vous avais rien dit ?— C’est vrai que je n’en saurais rien. Mais je pense que j’aurais continué à vous adresser la parole, car votre visage aurait tôt ou tard fait de toute façon tilt dans ma tête.— J’aurais pu vous répondre en allemand…— Ich antworte auf Deutsch, lieber Sonnenstrahl !Elle pouffe de rire :— Vous aussi, vous vous débrouillez pas mal dans une langue qui n’est pas la vôtre !— Zum Abendessen, ist es ja oder nein ?— Je vais dire oui. En revanche, votre accent est à couper au couteau ! C’est bien comme ça qu’on dit ?— C’est un accent breton, de père en fils, depuis des siècles et des siècles !Comme elle était venue à pied et moi aussi, d’un même pas, nous sommes allés dans un petit restaurant que je connais bien, pas très loin de son hôtel. D’ailleurs, je connais tout dans ce petit coin de fin du monde qui se noie dans l’océan.En chantantJ’invite Hilda dans un restaurant dont je sais que la carte est à la hauteur. Ce soir, je n’ai pas trop envie de rentrer chez moi tout de suite (surtout que personne ne m’attend), autant passer le temps en bonne compagnie. Étant réaliste, je n’escompte pas entraîner mon invitée sous ma couette. Les probabilités sont ultra-faibles, proches de la possibilité qu’une météorite atterrisse soudainement dans mon jardin.Nous parlons d’un peu de tout pour commencer. J’apprends rapidement qu’elle habite à environ trois cents kilomètres vers l’est, vers Paris. Puis la conversation s’aiguille vers le domaine de la chanson, l’ancien métier d’Hilda. Je fais une suggestion :— Faire son come-back est dans l’air du temps. Pourquoi vous n’essayeriez pas ici, en France ? Vous pourriez chanter des succès germaniques, pas des trucs trop traditionnels, car chez nous, on pense tout de suite à la Bavière.— Vous faites allusion à l’Oktoberfest ?— Oui, l’Oktoberfest, j’allais oublier. Bref, pas de « Frida oum papa ». Au fait, vous connaissez ?Elle lève aussitôt les yeux au plafond :— Houlà que oui ! J’y ai eu droit bien des fois ! Et aussi à des trucs plus pop comme « Neun und neunzig Luftballons », « Da Da Da » ou « Der Kommissar » ? Mine de rien, vous, en France, vous ne connaissez pas grand-chose de la chanson allemande…— Vous oubliez « Warum » dans les années cinquante…— C’était un luxembourgeois qui chantait ça…— Ah OK, j’ignorais. Essayez aussi Rammstein ou Tokio Hotel.Elle se met à rire :— Ben voyons ! Si je voulais sombrer définitivement dans le ridicule, ce serait la meilleure solution ! Remarquez, chanter mon seul vrai succès, habillée en fillette comme à l’époque, ce n’est guère mieux !— Ça pourrait être sexy, non ?— Ça pouvait passer pour être sexy quand j’avais à peine vingt ans, mais ça commence à dater !C’est alors que je songe à quelque chose que j’ai vu, il y a quelques semaines. J’enchaîne :— J’y songe, en parlant de tenue sexy, il y a peu de temps, j’ai découvert par hasard que la chanteuse Sandra était revenue un peu sur le devant de la scène, du moins en Allemagne, et aussi à dans certains pays de l’Est.— Celle de Maria Magdalena ?— Oui, cette chanteuse-là . Elle avait une tenue assez sexy et ça lui allait bien, malgré le fait qu’elle avait quelques kilos de plus qu’à sa grande époque. Mais bon, elle a quand même dépassé la cinquantaine, mais la voix reste intacte.Mon invité plisse légèrement des yeux :— C’est une allusion au fait que j’ai aussi quelques kilos en trop ?— Pas du tout ! Je vous imagine bien dans une robe rouge à manches courtes et s’arrêtant au-dessus du genou…— Avec un grand décolleté, je parie ?— Jusqu’au nombril, bien sûr, et il serait bien que…Je suspends ma phrase, une idée vient de me venir à l’esprit. Je relance :— Oui, une robe rouge, avec devant un H majuscule en blanc, un H comme Hilda !— Un H blanc ?— Oui, oui, ça ferait très virginal ! Les barres verticales du haut formeront les côtés du décolleté, et la barre horizontale sera en quelque sorte votre ceinture !— Et les deux barres verticales du bas ?— Elles descendront jusqu’au bas de la robe. Vous imaginez la chose ?— Euh… pas trop…De ma petite sacoche, j’extirpe un carnet à spirales et un crayon à mine, puis je dessine. Une fois le croquis terminé, je le tends à ma voisine. Après l’avoir regardé attentivement, Hilda semble réfléchir quelques instants, puis dit :— Oui, je vois… mais c’est quand même assez sexy, voire sexiste…— Oh, ce n’est pas pire qu’une robe bavaroise verte qui met en avant un décolleté très pigeonnant sur de la lingerie blanche un zest translucide !— Ce n’est pas faux… non… Mais j’ai peut-être passé l’âge de mettre ce genre de robe.— Je pense sincèrement que vous seriez très bien dedans !— Je pense sincèrement que vous vous rinceriez très bien l’œil !— Oh, pas que moi… pas que moi…Souriante, Hilda prend son verre pour le porter à ses lèvres. Je reprends mon petit carnet. C’est alors qu’arrive une seconde idée, un peu plus folle, celle-là  :— J’ai quelque chose à vous proposer, Hilda.— Oui… je vous écoute… dit-elle après avoir bu une gorgée. J’expose mon idée biscornue :— Si je vous fournis la petite robe rouge et blanche dont je viens de parler, est-ce que vous fournissez la chanteuse ?— Je… je ne comprends pas…— Vous m’indiquez votre taille, vos mensurations, je vous confectionne la robe, je vous trouve un podium, une scène, et vous poussez la chansonnette !Hilda me regarde avec de grands yeux ronds :— Vous êtes vraiment incroyables, vous, les Français !— Bretons, chère Madame ! Bretons ! On ne mélange pas les torchons avec les serviettes !— Je sais, Breton de père en fils depuis des siècles et des siècles ! La consanguinité, vous connaissez, Lionel ?— D’autres vous parleront du grès qui compose majoritairement notre sous-sol et qui est assez radioactif…Elle me regarde d’un air faussement peiné :— Les deux en même temps, ça ne doit pas arranger les choses…— Alors, Hilda, chiche ?— Quoi, chiche ?Je reformule en abrégeant :— Je fournis la tenue, l’endroit, et vous, vous chantez.— Je ne vois pas comment vous arriveriez à fournir la tenue, je vous vois mal couturière. Quant à la scène, je serais curieuse de voir ça !— Dans ce cas, que perdez-vous à parier ?Elle réfléchit quelques instants avant de répondre :— C’est vrai que vous n’avez pas dit combien de personnes il y aurait devant votre scène…— Trois cents ou quatre cents, ça vous va ?Elle me regarde d’un air très étonné :— Trois cents ou quatre cents personnes pour venir voir sur scène une obscure chanteuse allemande des années soixante-dix ? Il va falloir que vous les payiez !— Ça, c’est mon problème, chère Hilda, c’est ma part du marché. La vôtre sera de revêtir cette robe et de chanter quelques chansons.Égayée, Hilda semble se prendre au jeu :— Ah oui ? Et combien de chansons ?— On va dire… De quoi tenir une demi-heure, ou plus… Pour commencer…— Comment ça ? Pour commencer !?— Comme je suppose que ce sera une réussite, on recommencera, non ?— Vous êtes très optimiste ! Je vous rappelle que je n’habite pas par ici.Il existe toujours une solution à tous les problèmes. Placidement, je réponds :— Je sais, mais n’ayez crainte, je vous trouverai sans problème de quoi vous loger.— Je parie que ce sera chez vous !— Exact ! J’habite dans une grande ferme, j’ai largement de la place chez moi. J’ai plusieurs chambres, et même une maisonnette sur le côté.— Ah bon ? J’aurais cru que vous…Elle laisse sa phrase en suspens, rosissant un peu. J’enchaîne, goguenard :— Néanmoins, si vous insistez, je peux me pousser et vous faire un peu de place dans mon grand lit très accueillant !— Le contraire m’eût étonnée… Au fait, c’est bien comme ça qu’on dit aussi ?— C’est un peu littéraire, mais on peut aussi le dire ainsi. Alors, qu’en pensez-vous, ma chère Hilda ? Vous osez tenter la chose ? Je parle de la chansonnette. Que diriez-vous de le faire dans un mois ?— Un mois !? Vous êtes vraiment sûr de votre coup ? Ce n’est pas une blague ?— Les blagues bretonnes sont différentes… il faudra que je vous explique ça en détail… ça parle souvent de météo, de mouettes et de galettes…— Je peux avoir un exemple ?Ah zut, je ne m’y attendais pas. Je me gratte la tête :— Quelle température fait-il l’été en Bretagne ?— Euh… entre vingt et vingt-cinq ?— Non, trente degrés : quinze en juillet et quinze en août.Elle esquisse un faible sourire :— Oui… oui… Je vous rappelle que nous sommes en plein réchauffement climatique, à ce qu’il paraît…— Oh, ce ne sont que de vieilles blagues un peu réchauffées…— Vous avez quoi d’autre dans votre magasin des antiquités ?J’enchaîne :— Pourquoi les Bretons ont choisi « BZH » comme logo ?— Euh… je ne sais pas…— Parce que ça signifie : Bretagne Zone Humide. Et enfin, une dernière, tout aussi navrante : Combien avons-nous de saisons en Bretagne ?— Quatre ?— Deux : La grande saison des petites pluies, et la petite saison des grandes pluies.Son sourire reste faible. Néanmoins, divertie, elle enchaîne :— Ja, ich verstehe einige Dinge besser… Et les mouettes ?— Revenez dans un mois, et je vous promets de vous en raconter une bonne dizaine avec des mouettes.— Vous ne perdez pas le nord, vous !— Non, nous ne sommes pas dans le nord mais complètement à l’ouest !— « Être à l’ouest », ce n’est pas une expression qui veut dire « être à côté de ses chaussures » ?Amusé, je confirme :— C’est exact ! On dit plutôt « pompes », ce qui est le mot plus argotique pour chaussures.— Je vais finir par croire que les Bretons sont des Français en… en… en…— En pire ?— Je n’irai pas jusque-là … mais avouez que vous êtes gratiné ! Mon mari disait souvent ça : « gratiné ».— On va le dire comme ça, même si le gratin ne fait pas partie de nos spécialités…Suspicieuse, elle me demande :— Au fait, vu que vous habitez une ferme, votre scène, ce n’est quand même pas une grange ?— Non, non ! Vous méritez mieux, un vrai endroit prévu pour !— Merci… Vous tenez tant que ça à me voir chanter ou à reluquer mon décolleté ?— Les deux !Elle se met à rire :— Au moins, vous ne tournez pas autour du pot !— Je constate que vous connaissez bien diverses expressions françaises.— Mon mari adorait en mettre dans chacune de ses phrases. Je reconnais qu’au début, j’avais parfois du mal à comprendre.— Je constate que votre mari vous a fortement marquée…Hilda redevient plus rêveuse :— Hmm-hmm… Thierry est tombé au bon moment. À l’époque, j’étais au fond du trou, ma carrière était ratée, je venais de rompre avec mon petit ami du moment, mes parents et mon impresario avaient dépensé tous mes sous. Bref, pas la joie. Thierry travaillait dans l’import-export, il était gentil, charmeur et amoureux. Je me suis laissée faire, et je reconnais que j’ai bien fait. J’avoue qu’il était plus amoureux de moi que moi de lui. Mais j’étais bien avec lui, vraiment bien.— Je comprends… Et depuis son décès prématuré, vous n’avez pas envisagé de vous recaser ?Comme perdue ailleurs, elle soupire :— J’aurais pu… mais ce n’était pas le bon timing… ni les bonnes personnes… je suis comme… suspendue, en retrait, si vous voyez ce que je veux dire…— Je crois comprendre.— En tout cas, mon petit séjour en Bretagne hors-saison a été un grand bol d’air.— Dommage que nous nous sommes rencontrés juste avant votre départ. Je vous aurais fait connaître tous les bons coins du secteur.Elle me sourit :— Ce sera pour une prochaine fois, promis…Cette simple petite phrase me fait très plaisir. Puis nous abordons d’autres sujets.Après le dessert, je la raccompagne jusqu’à son hôtel. Hilda me communique son numéro de téléphone, j’en fais de même avec elle. Quand nous nous séparons, nous nous faisons chastement la bise. Le lendemain, elle est repartie très tôt, en direction de l’est.H comme HildaDepuis notre rencontre, nous avons conversé plusieurs fois au téléphone, nous en avons profité pour passer au tutoiement. Quelques jours avant qu’elle ne revienne en Bretagne, je lui ai envoyé par email des photos de sa tenue que ma cousine avait finie.— Hou ! C’est… c’est sexy… C’est quoi comme tissu ?— Tu demanderas ça à Béatrice, ma cousine, c’est elle la spécialiste !— Tu as délégué…— Chacun son métier. Je suis nul en tant que couturière, comme dans la chanson, d’ailleurs !Puis, est arrivé le jour J.Ma chanteuse préférée est arrivée vers onze heures. Direction essayage de la tenue dans la boutique tenue par la créatrice. Dans ses murmures en allemand, j’ai cru comprendre qu’elle se traitait de folle. Après les salutations d’usage, je remets la robe entre les mains d’Hilda qui s’exclame :— Hé ! C’est pas de la camelote comme tissu !— Bien sûr que ce n’est pas de la camelote. Il faut quelque chose à la fois de solide et de léger, et qui ne fasse pas trop transpirer. Je me suis fait aider par ma cousine Béatrice, ici présente, qui est couturière spécialisée dans les habits d’époque.Hilda tourne et retourne la robe. Puis elle dit d’une voix neutre :— Eh bien… il ne me reste plus qu’à essayer…Elle s’absente quelques instants, allant se changer dans une cabine que lui désigne Béatrice.Quelques instants plus tard, Hilda s’avance au milieu de la pièce afin de dévoiler sa tenue rouge, marquée d’un H majuscule blanc qui fait office de décolleté plutôt profond. La barre horizontale du H est au niveau de la ceinture et les deux barres verticales vont des épaules jusqu’au bas de la robe, c’est-à -dire à mi-cuisses.Allant presque jusqu’au nombril, le décolleté est particulièrement avantageux, dévoilant assez copieusement ses seins qu’elle a fort tentants. De plus, comme le tissu est assez fin, souvent je peux facilement deviner ses tétons à la petite bosse qu’ils font.Professionnelle, Béatrice fait le tour de sa création :— Rien à retoucher, c’est bon…— Tu as fait du bon boulot, comme toujours !— Merci, Lionel !Un peu intimidée, Hilda me demande :— Alors Lionel, tu en penses quoi ?— J’en pense que tu ferais fondre la banquise en un rien de temps !— Ach, es ist nicht sehr ökologisch ! (Ah, ce n’est pas très écologique !)— Nein, aber es ist sehr erotisch ! (Non, mais c’est très érotique !)Nous nous mettons à rire, même ma cousine qui n’a sans doute rien compris, sauf peut-être à chaque fois le dernier mot des deux phrases. Oui, Hilda est très sexy dans cette tenue. Hélas pour moi, elle part se changer, revenant à ses habits de ville.C comme concertComme promis, j’offre une scène digne de ce nom à Hilde. Elle est stupéfaite quand elle la découvre quelques heures avant le début du concert :— Mais… comment tu as fait ?— J’ai des relations…— Je vois ça ! Et combien de personnes ?— La salle sera remplie.Ahurie, elle s’exclame :— Quoi !? Tu les as payés pour venir ou quoi ?— Arrête de dire des bêtises et allons manger un petit truc. Il commence à se faire tard…— Oui, léger… Oh mein Gott, je sens que je ne vais pas avaler grand-chose ! Ich werde es nie schaffen !!— Mais si, mais si !En effet, on ne peut pas dire qu’elle ait beaucoup déjeuné. Mais petit à petit, elle arrive à déstresser. Elle m’avoue au passage qu’elle ne pensait pas que je pourrais tenir parole, que c’était une manipulation pour que je puisse la revoir.— Oui, ce n’est pas faux, c’est en effet une manipulation pour que nous puissions nous revoir.— Décidément, les Français sont un peu fous dans leur tête !— Les Bretons, surtout !Elle se met à rire. Après le déjeuner, nous nous baladons un peu dans l’arrière-pays, j’en profite pour lui raconter comme promis quelques blagues sur les mouettes. Celles-ci sont tellement nulles que ça la fait quand même rire, ce qui la détend.Hilda est en train d’essuyer ses yeux :— Pfff ! Elles sont vraiment connes, tes blagues !— Sans doute, mais au moins, tu as ri de bon cœur !— Ne m’en parle pas, j’en ai même honte !Puis, revenant dans la salle, elle prend ses marques sur la scène, a capella. La voix est toujours là , identique à mes souvenirs. Pourquoi ai-je réussi à mémoriser sa voix depuis tout ce temps ? Mais ce que je viens de voir n’est pas encore tout à fait conforme à mon passé. Je suis actuellement son seul spectateur, mais bientôt, dans deux heures environ, la salle sera remplie.Quand la courte répétition s’achève, je vais la féliciter :— Impeccable, Hilda !— Merci, mais toi, tu es bon public !— Tu as fait une bonne prestation, même sans bande-son. Si tu avais été mauvaise, je te l’aurais dit sincèrement.— Sincèrement ?— Oui, sincèrement. Mais je savais que tu ne pouvais pas être mauvaise.Flattée et rassurée, elle se contente d’afficher un faible sourire.Un peu plus tard dans l’après-midi, la salle se remplit petit à petit, un public assez hétéroclite s’installe face à la scène. Derrière le rideau rouge, Hilda regarde dans l’entrebâillure :— Mais comment tu as fait ?— J’ai des relations, je te l’ai déjà dit…— Avoue que toutes ces personnes sont de ta famille ! On m’a dit que les Bretons avaient beaucoup d’enfants.Ah ces archétypes qui ont la vie dure ! Je me mets à rire :— Hahaha ! Dans le temps, oui comme dans beaucoup d’autres régions, mais plus maintenant. C’est fini tout ça, les familles avec dix ou quinze enfants !Durant ce temps, la bande-son et la régie sont dans les mains de Jean-Paul qui connaît son métier. Il est venu avec deux comparses qui s’occuperont des éclairages. Peut-être aurions-nous dû faire une petite répétition. Hilda et les trois hommes se sont entretenus durant dix minutes. Visiblement, tout est OK pour la suite.Tandis que la chanteuse est partie dans sa loge pour se changer, un peu inquiet, je demande aux trois hommes de la régie :— Ça ira ?— Oui, ne t’inquiète pas. Nous connaissons les lieux et nous sommes habitués aux impros… Et puis, ça va faire quinze jours que tu m’as communiqué la bande. J’ai eu le temps de me familiariser avec.Son voisin tapote mon épaule :— Oui, t’inquiète ! Ton Allemande va assurer, ça se voit !Le temps s’écoule, interminablement. En costume, Hilda fait les cent pas. Elle est diablement sexy dans sa tenue avec son grand H blanc, je ne détesterais pas mettre mon nez dans son décolleté. L’heure tourne, nous sommes maintenant à cinq minutes du lever de rideau. Se tordant nerveusement les mains, Hilda respire un grand coup, elle est visiblement assez stressée.— Lionel…— Oui, Hilda ?— J’ai peur…À son grand étonnement, je la capture spontanément dans mes bras, plaquant son corps tout doux contre le mien :— Il ne faut pas avoir peur, ma chère Hilda. Tout se passera bien.Elle lève le nez vers moi, à la fois agréablement surprise mais assez dubitative :— Ce que tu dis !— En admettant que ça se passe mal, ce dont je doute, tu auras essayé de faire un come-back sur scène. Tout comme tu as fait un come-back dans ma vie…Bien que captive, Hilda se détend nettement plus :— Tu veux revivre l’épisode où tu m’as rencontrée pour la première fois ?— Qui sait… mais j’espère que toi et moi, nous aurons plein d’autres épisodes à vivre…— C’est une déclaration ?Je me penche sur elle pour cueillir ses lèvres. Elle se laisse faire, répondant même à mes baisers. J’ai l’impression d’être revenu à mes vingt ans, lorsque je rêvais d’elle lors de mon service militaire. La seule différence est que, maintenant, c’est réel.Quand nos bouches se séparent, elle me dit, les yeux brillants :— C’est ta façon de me souhaiter bonne chance ?— C’est aussi ma façon de souhaiter plein de bonnes choses pour nous deux…Elle soupire comiquement :— Pff ! Tous les Bretons sont aussi compliqués que toi ? Organiser un concert pour se déclarer ?— Comme tu le sais déjà , oui, je suis breton d’origine, de père en fils depuis des siècles et des siècles. Mais je suis loin de détester les chanteuses allemandes…— Quelque chose me dit que je ne vais pas m’ennuyer avec toi.La tenant toujours serrée contre moi, j’affiche un large sourire radieux :— J’espère bien ne jamais te lasser et de toujours te surprendre !Nous nous embrassons à nouveau. Puis il est temps de nous séparer et qu’elle entre en scène. Je mets une petite tape sur ses fesses tandis qu’elle me tourne le dos :— Allez, ma chérie, va enflammer la foule ! Moi, c’est déjà fait !C’est avec un large sourire et les yeux étincelants qu’elle gambade vers la scène.Nota : La chanteuse « Hilda » et le titre « Der Kokosnusstanz » n’existent pas, mais sont inspirés d’une chanteuse néerlandaise (Wilma Landkroon, fin 60 début 70) chantant souvent en allemand, ainsi que l’un de ses titres. L’histoire en elle-même est purement imaginaire, mais pas certaines informations.