Comme tous les jours, Félix émergea vers six heures. Il eût aimé dormir plus longtemps, mais il avait atteint l’âge où les besoins de sommeil s’effacent devant ceux de la vessie.Et à propos d’âge, justement, les choses ne s’arrangeaient pas : aujourd’hui même, non seulement il gagnait – ou perdait, selon la direction du regard – un an au compteur, mais en outre, il changeait de dizaine.Cinquante balais ! Il se souvint en tirant la chasse d’eau que, quelques années plus tôt, le demi-siècle représentait pour lui le degré ultime de la sénilité, la fin du parcours, le sapin irrémédiable. Aujourd’hui, il se sentait encore jeune. Enfin, jeune sans excès. Vaguement jeune, plutôt.Les idées grisâtres ayant irrémédiablement pris le dessus, réveillé pour réveillé, pas question de réintégrer le lit conjugal. Et puis d’ailleurs, Chantal ronflait de plus en plus sur le matin.Il enfila son peignoir et mit le cap sur la cuisine afin d’y préparer le petit déjeuner pour toute la famille. Il plaça les quatre bols quotidiens sur la table, chargea la cafetière et fit griller quelques tartines.La radio qu’il écoutait distraitement annonça plusieurs règlements de comptes dans la banlieue marseillaise, un accident d’hélicoptère quelque part ailleurs, avant de reprendre le train-train navrant des déclarations politiques de la veille. La routine.Une porte grinça, le plancher craqua et Camille fit une entrée ébouriffée et ronchonne :— Tu pourrais quand même mettre ta radio moins fort, papa ! Tu réveilles tout le monde ! D’ailleurs, c’est tous les matins pareils !— Excuse-moi, Raymonde, mais à mon âge tu sais, l’oreille finit par s’émousser…— Papa ! Arrête de m’appeler Raymonde, c’est d’un vulgaire !— Excuse-moi, ma chérie, mais j’ai des absences ! L’âge, toujours !— Vraiment lourd, ton humour à deux balles !Quelques minutes plus tard, ce fut au tour de Géraud de faire son entrée en bâillant et en se grattant le bas-ventre. Son père l’apostropha gaiement :— Alors, morpion, t’as encore chopé des morpions ?Géraud haussa les épaules, s’assit, et demanda :— C’est quelle heure ?— Personnellement j’aurais préféré « quelle heure est-il ? ». Mais on n’a pas dû apprendre le même français… question de génération. C’est que, vois-tu, je ne suis pas si jeune !— Lourdingue, papa, lourdingue !— C’est ce que je lui dis depuis une heure ! – enchérit Camille –, mais y a rien à faire, il est irrécupérable…— Pauvre bête ! conclut Géraud en beurrant sa tartine.— Sept heures dix ! – dit Félix – nous sommes le vingt et un septembre, et la température extérieure est environ de 22°. Il fait beau, il va d’ailleurs faire beau toute la journée et les jours suivants, mes enfants sont semblables à eux-mêmes. Donc, tout va bien ! Et je remercie le ciel de cette attendrissante sérénité !Chantal arriva à son tour et s’assit pesamment.— Bonjour ma chérie ! – lança Félix – puisque nous sommes au complet, je répète l’information du jour : nous sommes bien le vingt et un – sept fois trois – septembre, il fait beau et la vie est belle !— Personnellement, je trouve pas ! J’aurais aimé dormir un peu ce matin, dit Chantal en bâillant, mais avec le bordel que vous faites depuis un quart d’heure, je renonce. Bonjour à tous, bon appétit quand même, et Camille, dépêche-toi un peu, tu vas encore être en retard !Le petit déjeuner se prolongea dans l’écoute collective de la radio, puis chacun-chacune vaqua à ses ablutions, sauf Félix, préposé inamovible au rangement matinal de la cuisine.La morosité qu’il ressentait depuis son réveil s’était transformée en ressentiment hostile à l’égard des siens : personne, malgré ses allusions répétées et pesantes à la date du jour, n’avait songé à lui souhaiter un bon anniversaire. Il tenta de surmonter le cafard traversier qui le gagnait en se disant que l’ingratitude des enfants tout comme l’indifférence conjugale étaient dans l’ordre des choses et du temps qui passe. Puis il alla à son tour se préparer pour une nouvelle journée de labeur.**********Le bus bondé, la chaleur moite de ce début d’automne, la perspective de l’interminable et inutile réunion qui l’attendait ce matin, tout contribuait à maintenir Félix dans une humeur morose. Néanmoins, en arrivant à son bureau, il prit sur lui et parvint à sourire à ceux et celles qui lui disaient bonjour : le chef est une sorte de baromètre pour ses subordonnés ; sa bonne comme sa mauvaise humeur sont contagieuses.Il retira sa veste, desserra sa cravate, enfourcha ses lunettes de presbyte aujourd’hui cinquantenaire et prit place dans son fauteuil pour consulter le courrier du jour.Fidèle au rituel quotidien, Adeline ne tarda pas à rentrer dans la pièce avec son plateau. Sans un mot, elle déposa l’une des deux tasses devant Félix, s’assit à son tour dans un des profonds fauteuils de cuir noir normalement dévolus aux visiteurs et prit sa propre tasse. Tout cela faisait également partie d’un rituel tacite, un instant subtil de hiérarchie abolie.— Merci, Adeline ! Comme tous les jours, je ne vous félicite pas sur la qualité de votre café, mais je n’en pense pas moins ! dit Félix en reposant sa tasse sur le petit plateau.— Félix ?— Oui, Adeline ?— Félix, je… Je voulais juste vous souhaiter un bon anniversaire !Félix se leva avec un grand sourire, s’approcha d’Adeline et l’embrassa platoniquement sur le front.— Adeline ! C’est vraiment gentil de votre part d’y avoir pensé !Il faillit lui dire combien il souffrait que personne dans sa propre famille ne lui eût témoigné la même attention, mais il se retint : il fallait tout de même garder ses distances.— Bien ! se reprit-il un peu trop sèchement, rappelez-moi à quelle heure est cette foutue réunion avec ce con de Bartholomé.— Dix heures trente ! Je viendrai vous prévenir cinq minutes avant.— Merci, Adeline, décidément, vous êtes irremplaçable enfin, je veux dire… indispensable !Adeline rit et sortit du bureau dont elle referma doucement la porte.Félix eut les plus grandes difficultés à se mettre au travail : le contraste entre l’indifférence familiale et l’attention de sa secrétaire accaparait son esprit.Jusqu’alors, il avait simplement considéré Adeline comme une collaboratrice sérieuse et compétente. Il appréciait son calme en toutes circonstances, sa diplomatie, son efficacité, mais aussi sa finesse et sa perspicacité : elle savait lorsque c’était nécessaire le conseiller adroitement. La pertinence de ses observations, le regard qu’elle portait sur leur entourage professionnel lui étaient précieux.Mais il réalisait aujourd’hui qu’il ne l’avait jamais regardée en tant que femme et s’en s’étonnait. Il la revoyait sortant il y a quelques instants de son bureau : jolie silhouette, élégance discrète… Bref, belle femme autant que précieuse collaboratrice.Ce constat le troublait, tant il dénotait avec la sérénité routinière de sa vie conjugale. Une aventure avec Adeline ? Non ! Elle n’était manifestement pas de celles qui s’accommodent de sporadiques étreintes hôtelières, de préférence assez loin du bureau, histoire de ne pas être surpris par les collègues de travail. Non, le statut de maîtresse de cadre sup ne lui convenait pas. Et puis, de toute façon, il savait, pour l’avoir plusieurs fois constaté dans son entourage, que les amours de bureau finissent rarement en contes de fées.Impossible décidément de concentrer son attention sur le dossier Bartholomé. Il prit donc l’initiative de téléphoner à Chantal dont il digérait mal l’indifférence de ce matin. Mais il est vrai que, tout comme l’erreur, l’oubli est humain. Peut-être une infime suggestion parviendrait-elle à lui rafraîchir la mémoire ?— Excuse-moi, mais je peux pas te parler, là ! Je suis vraiment occupée ! Tu avais quelque chose à me dire ?— Non, non, rien d’important. C’était juste pour entendre ta voix… À ce soir, ma chérie. Je t’embrasse.— Oui, c’est ça, à ce soir !Rien à faire ! Il reposa le téléphone et tenta une nouvelle fois de concentrer son attention sur son dossier. Quelques minutes plus tard, le téléphone sonna. C’était Chantal qui le rappelait :— Excuse-moi, mon chéri, je ne pouvais vraiment pas te parler tout à l’heure… Tu avais quelque chose à me dire ? Tu avais l’air préoccupé…— Non, rien du tout, tout va bien. J’ai juste un peu mal à la tête, mais rien de grave… C’est que… je vieillis, tu comprends ?— Pauvre Félix ! dit-elle en riant, ce soir, je me déguise en infirmière et je te soigne !Il se força à rire à son tour et raccrocha. Maintenant c’était évident : elle avait oublié. Parfaite démonstration de l’érosion conjugale.Adeline rentra dans la pièce. Elle était décidément très agréable à regarder.— Félix ! Je n’ai pas voulu vous déranger, j’ai entendu que vous étiez au téléphone. Mais la réunion commence dans cinq minutes, il faudrait y aller.— Si vous saviez ce que ça m’emmerde, cette réunion !Adeline se mit à rire :— Ça, il suffit de vous regarder pour s’en apercevoir !— À ce point-là ?— À ce point-là, oui ! Faites un petit effort ! Allez ! Elle est tout de même importante cette réunion. Il faut vraiment y aller !**********La réunion fut aussi longue qu’ennuyeuse et inutile. Félix parvint à cacher son agacement et son impatience en griffonnant des petits voiliers sur son bloc. Il se lança même dans une tentative de caricature de Bartholomé, mais dut se rendre à cette évidence qu’il n’était pas doué pour le dessin.Vers treize heures enfin, l’ordre du jour fut épuisé. Félix était sur le point de quitter la pièce lorsque Bartholomé s’approcha de lui, un sourire aux lèvres :— Félix ! Cher ami ! Je suis heureux de vous voir. Que diriez-vous d’un déjeuner ?— Euh ! Pourquoi pas, mais quand ?— Mais aujourd’hui, bien sûr ! Allez ! Ne faites pas de manières ! Je vous invite !Il n’hésita pas longtemps. Certes, Bartholomé était ennuyeux comme la pluie, mais c’était le moyen rêvé d’oublier ses préoccupations :— Eh bien, c’est d’accord ! C’est vraiment très gentil ! Et ça me fera plaisir de bavarder avec vous !Faux cul, mais à la guerre comme à la guerre…À peine installés à la table du luxueux restaurant où Bartholomé avait manifestement ses habitudes, ce dernier commanda du champagne.— En quel honneur, le champagne ? s’étonna Félix.— En consultant votre profil sur Internet, j’ai vu que c’était aujourd’hui votre anniversaire, cher ami ! Et chez moi, qui dit anniversaire, dit champagne ! Je m’en voudrais de déroger à la coutume !— Délicate attention ! Je ne sais vraiment comment vous remercier !— Vous n’avez pas à me remercier, voyons ! Entre amis, ce sont des choses qui se font !Félix n’eut pas le loisir de s’interroger sur cette amitié-là. Le déjeuner fut aussi ennuyeux que la réunion. Très en verve, Bartholomé évoqua successivement ses vacances sur la côte basque, sa voiture – deux cent mille au compteur, jamais ouvert le capot – l’éducation de ses enfants, sévère, mais juste, la cherté de la vie. Il fit également part à Félix de ses opinions politiques – de la détermination, mais pas d’extrémisme – et de pronostics audacieux sur le prochain Championnat de France de foot.Après le café, il confia sur un ton plus confidentiel à son invité qu’il avait trouvé la réunion matinale longue, ennuyeuse et inutile, mais qu’il avait été heureux de parler avec lui et de constater qu’ils partageaient les mêmes idées.— Il faut qu’on se revoie très vite ! conclut-il en lui serrant les deux mains.Après avoir remercié son hôte, Félix regagna son bureau, avec un peu de mauvaise conscience en raison de l’heure tardive. Il s’accorda néanmoins l’absolution en se disant qu’il était humainement impossible de déroger au rite du repas d’affaires.Adeline ne fit aucun commentaire, mais Félix remarqua son air narquois et en fut amusé.**********En fin d’après-midi, le personnel quitta progressivement les locaux. Félix en aurait volontiers fait autant, mais, position hiérarchique oblige, il se sentait obligé de partir le dernier. Et puis ce soir, il n’avait pas très envie de rentrer chez lui pour retrouver l’indifférence familiale.Il lisait distraitement une vague étude de marché, lorsqu’Adeline rentra dans le bureau.— Adeline ? Vous n’êtes pas encore partie ? Il est tard, déjà !— Félix, je… Je voulais vous parler…— Mais bien sûr ! Asseyez-vous ! Rien de grave, au moins ?— Je… Je préférerais qu’on aille ailleurs… Vous ne voudriez pas qu’on aille prendre un verre à côté ?— Mais… Mais oui ! Si vous voulez, Adeline… Allons-y !Ils s’installèrent l’un en face de l’autre devant une table basse au bar d’un palace voisin. Adeline commanda un Martini, Félix se contenta d’un jus de fruits : le champagne de midi n’était pas loin.— Alors, Adeline ! Qu’aviez-vous donc de si important à me dire ?— En fait, rien de particulier, dit-elle avec un sourire, mais voilà… ce matin, je vous ai trouvé un air triste… Et comme c’est le jour de votre anniversaire, je voulais simplement… vous proposer de passer un petit moment avec moi. Vous allez peut-être trouver ça un peu cavalier, mais j’ai pensé que ça vous ferait plaisir…— Adeline, vous êtes vraiment adorable ! Mais je vous assure que tout va très bien. Juste un peu mal à la tête… sans doute le champagne de Bartholomé !Ils papotèrent de choses et d’autres : les difficultés de l’entreprise, les collègues de travail, la conjoncture… Puis la conversation devint difficile. Il y eut quelques blancs que l’un et l’autre s’efforcèrent tour à tour de combler de banalités, et enfin, un long silence.Mais où veut-elle en venir ? se demandait Félix avec une curiosité mêlée d’appréhension, elle ne va tout de même pas me proposer de…— Félix ?— Oui, Adeline ?— Félix, j’habite à deux pas… Est-ce que ça vous ferait plaisir de venir boire un verre chez moi ? Comme ça, nous pourrions continuer à discuter un peu…— Mais, Adeline ! Je… enfin, il me semble que…— En tout bien tout honneur, évidemment ! ajouta-t-elle en riant.— Évidemment !C’était inattendu, inespéré même, mais un peu inquiétant aussi.— Félix ! Ne prenez pas cet air inquiet ! Acceptez ! En toute simplicité !— Eh bien c’est d’accord ! Mais je ne resterai pas longtemps… Parce que… parce qu’enfin… enfin… il ne faudrait quand même pas que…Tandis qu’ils marchaient dans la rue côte à côte en silence, le cœur de Félix battait la chamade. Il n’avait jamais trompé Chantal, mais bon… cette fois, c’était différent ! Son indifférence ce matin… indifférence de toute la famille d’ailleurs ! Une trahison, d’une certaine façon… Alors une trahison en vaut bien une autre, non ? Pas très grave ! Juste retour des choses. Et demain il n’y aurait qu’à expliquer à Adeline qu’il avait eu un moment de folie et puis voilà… Pas compliqué !— C’est ici ! dit Adeline en pianotant sur le digicode.Dans l’ascenseur ils restèrent silencieux. Félix regardait fixement ses pieds.— Vous avez raison d’admirer vos chaussures ! se moqua Adeline, elles sont très belles !— Un cadeau de ma femme pour mon anniversaire il y a deux ou trois ans…— Eh bien, elle a très bon goût !Après avoir ouvert la porte de l’appartement, la jeune femme alluma la lumière et fit rentrer Félix dans le salon. La décoration était sobre et de bon goût. Il émanait de l’ensemble une impression de confort tranquille qui correspondait à merveille à la personnalité de l’occupante des lieux.— Installez-vous ! Le temps de me rafraîchir un peu et je vous rejoins… Servez-vous quelque chose à boire, les bouteilles et les verres sont dans ce meuble… Mettez de la musique si vous voulez… Enfin, faites comme chez vous !Elle quitta la pièce et bientôt Félix entendit un bruit d’eau. Elle devait être en train de prendre une douche.Il se servit un whisky, choisit un disque sur la pile de CD, et s’assit dans un profond canapé. Mais il ne parvenait pas à fixer son attention. Son cœur battait de plus en plus fort. Et ce bruit d’eau toujours, comme une invitation explicite à la suite des choses.Il se leva, revint au milieu de la pièce se frappa dans les mains et esquissa un entrechat :— Allez ! C’est le plus beau cadeau d’anniversaire que je n’aie jamais eu ! exulta-t-il.Le bruit d’eau cessa. Il entendit quelques pas précipités, puis toutes les lumières s’éteignirent.Il commença à se déshabiller en rythme sur la musique, façon strip-teaseuse, en faisant voler un à un tous ses vêtements autour de lui.Une porte s’ouvrit, il y eut une lumière dorée et Adeline rentra dans le salon portant un gâteau d’anniversaire orné de cinquante bougies.Derrière elle, Chantal, Géraud, Camille, plusieurs personnes de l’entreprise dont le directeur général, et une bonne dizaine d’amis proches.– Happy birthday to you, Félix ! chantait en chœur cette joyeuse compagnie.Puis la lumière revint.