Ce texte est dĂ©diĂ© Ă une « houspilleuse » qui se reconnaĂ®tra.Nous sommes lundi. Très exactement lundi 25 septembre 1903.Betty entre dans ma chambre, vient discrètement s’assurer que je suis rĂ©veillĂ©e et ouvre les doubles rideaux des deux fenĂŞtres qui donnent sur le boulevard Malesherbes.Elle revient près de moi et s’enquiert :— Madame a bien dormi ?— Bien, merci Betty.Betty est ma femme de chambre. Elle est sensiblement du mĂŞme âge que moi, peut-ĂŞtre trente ou trente et un ans, alors que je n’en ai que vingt-neuf. Je ne m’en suis jamais prĂ©occupĂ©e, c’est ma belle-mère qui rĂ©gente tout dans la maison et qui m’a attribuĂ© cette compagne d’autoritĂ©.Je dis bien compagne, plutĂ´t que domestique. J’ai beaucoup de chance que nous soyons elle et moi aussi complices que peuvent l’être patronne et domestique. Cet Ă©tat de fait est dans son intĂ©rĂŞt, car mon service est bien moins Ă©prouvant que celui de la maĂ®tresse des lieux, ma belle-maman. Tout le monde sait, dans la maison, que la « jeune Madame » tient Ă sa Betty autant que celle-ci tient Ă sa maĂ®tresse, moi, Sophie. La nĂ©cessitĂ© y joue un rĂ´le presque aussi important que la sympathie qui nous lie ; en effet, ma femme de chambre est une Ă©troite confidente, au courant de tous mes secrets de femme, Ă commencer par ceux de ma santĂ©. D’ailleurs, elle se penche vers moi et me murmure :— On est lundi…— Oui, Betty, allons-y…Cela signifie que je vais avoir droit Ă un grand lavement, pour me dĂ©barrasser de tous les excès de table du dimanche. Cette pratique est courante, la plupart des femmes de petite et grande bourgeoisie y ont recours. La mĂ©decine y est favorable et les femmes obĂ©issantes.Betty revient quelques instants plus tard avec un grand broc d’eau chaude ; par raison de discrĂ©tion vis-Ă -vis du reste de la maisonnĂ©e, le matĂ©riel, bock, tuyau, canule, ne quitte jamais mon cabinet de toilette et Betty va chercher l’eau chaude Ă la cuisine.Je me positionne sur le cĂ´tĂ©, elle relève ma chemise de nuit, me glisse un coussin sous le bassin. Je ne peux la voir faire, mais, depuis le temps, je connais tous ses gestes. Il nous arrive mĂŞme d’inverser les rĂ´les. Ainsi, je sais que maintenant, elle est revenue du cabinet de toilette avec le bock qu’elle a suspendu Ă son cou Ă l’aide d’une cordelette ; elle l’a empli d’un peu plus d’un litre d’eau chaude, amenĂ©e Ă tempĂ©rature convenable avec un peu d’eau froide ; elle s’est munie d’un petit flacon d’huile d’amande douce, elle s’enduit le majeur et, me soulevant dĂ©licatement une fesse, m’en oint l’orifice que vous devinez ; elle huile Ă©galement la canule et, toujours soulevant ma fesse droite, me la glisse lentement en place.C’est un moment dĂ©licieux. La coquine sait que je le goĂ»te fort et elle en rajoute un peu en faisant aller et venir la canule un petit peu, sans en avoir l’air, puis elle finit par ouvrir le robinet : au bout de dix secondes environ, je suis envahie d’eau chaude et amenĂ©e Ă une douce extase proche de l’explosion sexuelle. Il arrive que j’entre en jouissance spontanĂ©ment ; il arrive aussi que ma coquine de Betty s’en mĂŞle et active les choses par de certaines caresses que je lui rendrai Ă la première occasion.Mais tout cela ne concerne qu’une habitude très rĂ©pandue dans mon milieu. Mes vrais ennuis sont ailleurs, mĂŞme si le remède y ressemble. Je souffre en effet de dĂ©mangeaisons du vagin – les mĂ©decins disent « prurit » – que l’on soigne avec de grandes irrigations Ă l’eau tiède additionnĂ©e de bicarbonate. Nous procĂ©dons en principe le mercredi matin. Je possède une baignoire Ă©maillĂ©e blanche, luxe assez rare, dans laquelle je m’installe, toute nue, accroupie et me tenant aux bords. Betty vient avec le grand pichet Ă©maillĂ© de deux litres, elle introduit la canule dans mon vagin et la maintient en place ; puis elle Ă©lève le pichet le plus haut possible. Cette douche intime me fait gĂ©nĂ©ralement beaucoup de bien. Cela me calme quelques jours et, surtout, autorise mon mari Ă me prĂ©senter ses hommages.Inutile de dire que ce n’est pas le mĂ©decin de famille, le bon docteur Dumoullin, qui m’examine directement. Ce serait bien trop impudique et, de plus, il ne semble pas très impressionnĂ© par mes plaintes. Il semble persuadĂ© que ce ne sont que caprices et jĂ©rĂ©miades de femme oisive. Pourtant, je peux vous affirmer que je n’ai rien d’une pleurnicheuse, et, certaines fois, les assauts de mon Ă©poux me font rĂ©ellement souffrir. J’endure sans crier, mais en serrant les dents, en souhaitant que cela cesse le plus vite possible. Comment s’étonner qu’après quatre ans de mariage je ne sois toujours pas enceinte ? Mon mari et sa mère s’en dĂ©solent, mais que faire ? Je pourrais consulter un spĂ©cialiste, ils existent, masculins bien sĂ»r, mais on ne fait appel Ă eux que dans des cas graves. J’ai jusqu’ici rĂ©ussi Ă diffĂ©rer cette pĂ©nible affaire, mais je sais que je ne le pourrai pas indĂ©finiment.Je ne me considère cependant pas comme une femme malheureuse, il s’en faut de beaucoup. Tout d’abord, mon mari est plein d’attentions Ă mon Ă©gard. Je le crois sincèrement amoureux, comme au premier jour, il y a cinq ans, quand je me suis rĂ©veillĂ©e dans ce lit inconnu, adossĂ©e Ă deux gros oreillers, et que la première chose que j’ai vue, ce fut ce visage d’homme blond, aux belles moustaches qui rejoignaient des favoris fournis, des yeux verts et or magnifiques, une mâle assurance qui n’empĂŞchait pas l’inquiĂ©tude.— Enfin, Mademoiselle, vous revoilĂ parmi nous ! Vous pouvez vous vanter de nous avoir fait très peur.— Monsieur, qui ĂŞtes-vous, et oĂą suis-je ?— Mon nom est LĂ©opold Blancpain et vous ĂŞtes chez ma mère, boulevard Malesherbes.— Fort bien, mais pouvez-vous m’indiquer ce que je fais lĂ Â ?— Dites-moi plutĂ´t, s’il vous plaĂ®t, la raison pour laquelle vous vous ĂŞtes prĂ©cipitĂ©e sous les sabots de mon cheval et les roues de mon buggy ?— Je ne sais pas… OĂą Ă©tait-ce ?— Vous ne vous en souvenez pas ?— Non, vous dis-je ! Pourquoi poserais-je la question ?— C’était au Bois, j’allais un peu vite. Il est vrai que mon Aramis est fringant, mais votre adorable silhouette, votre robe blanche Ă pois bleus et votre ombrelle assortie se voyaient de loin et, mĂŞme si j’ai tout d’abord pensĂ© qu’une jeune femme seule, Ă pied sur la grande allĂ©e paraissait… incongrue, j’étais tout Ă fait prĂŞt Ă vous Ă©viter, sans vous frĂ´ler, ni mĂŞme vous Ă©clabousser ou crotter votre si jolie robe. Mais vous avez fait deux pas Ă gauche, au tout dernier moment. J’ai bien cru vous avoir tuĂ©e… Donnez-moi, je vous prie, votre adresse, que je puisse rassurer votre famille au plus vite !— Eh bien, Monsieur, je le voudrais bien, mais j’en suis tout Ă fait incapable…Ses beaux yeux verts s’emplirent d’étonnement :— Mademoiselle, je vous supplie de ne point vous moquer, je vous assure que je suis dĂ©jĂ bien marri de cette mĂ©saventure dont je me sens responsable… Par pitiĂ©, n’ajoutez pas la coquetterie…— Monsieur ! Je ne vous permets pas ! Je vous dis très sincèrement : je n’ai aucun souvenir ! Je ne sais pas quel est mon nom, mon adresse… Ai-je seulement une famille ? Je… je…Et j’ai fondu en larmes. Il a pris ma main, n’a plus rien dit, s’est contentĂ© de me regarder un long moment. Puis il m’a saluĂ©e avant de sortir.J’ai dormi Ă nouveau. J’ai fait la connaissance du Docteur Dumoullin qui m’a examinĂ©e avec l’aide d’une domestique. J’étais vĂŞtue d’une chemise qui descendait jusqu’à mes pieds. Il auscultait du bout des doigts, Ă travers la chemise, me tournait et retournait avec l’aide de cette grosse femme très douce ; ils avaient bien compris que je n’étais qu’une immense ecchymose, de la tĂŞte aux pieds. La camarde n’avait pas voulu de moi. Je n’avais aucune fracture, j’étais passĂ©e miraculeusement entre les sabots et les roues, ma tĂŞte seule avait cognĂ© assez durement. Je reste aujourd’hui persuadĂ©e qu’Aramis, un splendide pur-sang d’une intelligence folle, d’une agilitĂ© foudroyante, a rĂ©ussi Ă ne pas me toucher.Je suis restĂ©e dans cette chambre trois semaines. La grosse domestique, Marie-Anne, et une autre plus jeune, une certaine Betty, venaient me laver et me masser avec de la graisse de marmotte. Le lendemain de mon rĂ©veil, LĂ©opold est entrĂ© en brandissant un journal :— VoilĂ Â ! Vous ĂŞtes Sophie de la Hayre ; vos parents ont fait paraĂ®tre un avis de recherche dans les quotidiens du soir.— Nous voilĂ bien avancĂ©s !Je ne me souvenais toujours de rien ; l’amnĂ©sie totale. MĂŞme en revoyant mes parents, aucun souvenir ne se manifesta. On me dĂ©clara intransportable et LĂ©opold obtint de sa mère qu’elle plaidât auprès de mes parents pour continuer de m’hĂ©berger.Mais comment peut-on oublier sa vie sans rien oublier de sa culture ? Je sais toujours jouer passablement du piano et jouer au whist, je pourrais servir la messe si les filles y Ă©taient admises, je parle toujours anglais et italien, je me dĂ©brouille en allemand – en Ă©vitant de le laisser voir, tant le sentiment germanophobe des Français est virulent.Nous nous sommes mariĂ©s, LĂ©opold et moi, sans que la mĂ©moire me revĂ®nt. Il n’avait plus que sa mère, son père Ă©tait mort Ă Sedan. Sa mère n’avait guère d’enthousiasme Ă ce que je devinsse sa bru ; seul le nom que je portais pouvait la flatter, pas ma dot, mes parents n’étant finalement que des « fins de race » complètements dĂ©catis. Il avait fallu tout l’amour et la pugnacitĂ© de LĂ©opold pour vaincre les obstacles.Et voilĂ comment je me trouve, dans ce bel immeuble du boulevard Malesherbes, entourĂ©e d’une douzaine de domestiques, flanquĂ©e d’une belle-mère qui m’agace avec ses grands airs de snob, de parvenue. Mais aussi menant une vie de douceur, de facilitĂ©, de confort opulent et, par-dessus tout, d’un Ă©poux aimant et flamboyant cavalier. Comment n’en serais-je pas folle ? Je suis donc alanguie dans cette existence d’odalisque.Comme chaque jour, je m’installe devant mon joli bureau Ă cylindre, cadeau de mon mari. J’ai un peu de correspondance en retard. Je suis un peu « pitĂ©e » sur ma chaise, mon corset en est la cause. Je crois que ce matin Betty a exagĂ©ré ; je vais lui flanquer une fessĂ©e Ă celle-lĂ , si elle continue Ă s’amuser Ă ce petit jeu, consistant Ă me serrer, un de ses genoux plantĂ© au milieu de mon dos, souquant ferme sur les cordons, pour que j’en perde le souffle, que mes seins menacent de sauter hors de leur cage de dentelle, que mon Ă©poux puisse faire le tour de ma taille d’une seule main ou presque !Comme chaque jour, j’ai dĂ©tachĂ© de mon sautoir une petite clĂ©, ouvert la serrure, puis relevĂ© le cylindre. Comme chaque jour, j’ai tirĂ© Ă moi le deuxième tiroir de droite, dans la rangĂ©e du bas, et j’ai un peu trop tirĂ©, car il s’est dĂ©gagĂ© complètement, et lĂ , devinez quoi ?(Ben rien parce que c’est pas celui-lĂ Â ! Ha ! Ha ! Ha ! Pardonnez-moi, j’ai pas pu m’empĂŞcher, mais promis, je le ferai plus.)Donc le logement Ă©tait complètement dĂ©gagĂ© et je suis femme, alors que se passe-t-il Ă votre avis ? Oui : malgrĂ© mon corset, je m’efforce de voir. Voir quoi ? Que peut-il y avoir Ă voir dans un tel endroit, sinon de la poussière, de petits dĂ©bris minuscules de papier, rognures de crayon et tout au fond un… Un quoi ? Justement un « je ne sais quoi » Hi ! Hi ! Hi ! Oui, je sais, je cite Yvette Guilbert…Je plonge la main au fond, j’attrape ce « je ne sais quoi ». Je tire dessus et une petite partie de mon Ă©critoire s’efface, dĂ©voilant une cavitĂ© secrète ! Vous avez suivi ? Non ?Je vous le refais : je tire sur cette chose et mon coude dĂ©gringole dans une espèce de trou. Et au fond du trou, quelque chose de plus clair que le bois, un paquet de papier, que j’extrais dĂ©licatement. Ce sont des lettres, nouĂ©es ensemble d’un bout de ruban fanĂ©, vite dĂ©nouĂ©. J’ouvre la première lettre, elle est sans date ni lieu :Mon Amour,Tu ne saurais imaginer Ă quel point tu me manques.Tous les soirs, seule dans mon petit lit, j’essaie de faire revivre la douceur de tes mains sur mon corps, la chaleur de ta peau contre la mienne…Et patati, et patata… Bref, ça n’est pas une grande plume qui a Ă©crit cela, mais ce dĂ©tail m’importe peu. Ce qui me flanque un grand coup au milieu de l’estomac, c’est cette Ă©vidence : mon mari a une maĂ®tresse !La lettre est signĂ©e « Ton Adèle qui t’adore ».Je suis secouĂ©e de sanglots. Je me jette sur mon lit et pleure, pleure… Je finis par me calmer un peu et, un mouchoir sur le nez, toujours reniflant, je reviens au paquet de lettres, cherchant des indices. HĂ©las, rien ! Pas de cachet de la poste, elles ont Ă©tĂ© portĂ©es par un domestique, un ami, ou la rĂ©dactrice elle-mĂŞme.Nouvelle crise de larmes, puis entre Betty, qui vient me prĂ©venir que le thĂ© est servi chez ma belle-mère. Je me prĂ©cipite, ferme le bureau et m’efforce de rĂ©parer les ravages de mes sanglots, mais la cause est perdue : j’ai les yeux de lapin, les paupières gonflĂ©es, je ne peux pas affronter belle-maman dans cet Ă©tat ; je demande Ă Betty de la prier de m’excuser.En fin d’après-midi, LĂ©opold demande Ă me voir et je l’invite chez moi. Il a Ă©tĂ© informĂ© que je n’allais pas bien. Comme j’ai toujours eu une totale confiance en lui, rĂ©ciproque je pense, je me contente de lui tendre le paquet de lettres.— Qu’est-ce donc ?— Mais… je vous rends votre bien. Vous ne reconnaissez donc pas ces lettres ?— Comment le pourrais-je ?— Tout simplement parce qu’elles Ă©taient cachĂ©es dans votre secrĂ©taire et que je les ai trouvĂ©es par le plus grand des hasards.— Mais ma chĂ©rie, ce n’est pas mon secrĂ©taire, c’est le vĂ´tre !— Ne jouons pas sur les mots, voulez-vous ? C’est bien vous qui me l’avez offert ?— Mais non, prĂ©cisĂ©ment ! Ce meuble vient de chez vos parents, c’était le vĂ´tre, dans votre chambre ! Nous avons pensĂ©, avec vos parents, que cela vous ferait plaisir de le retrouver et rĂ©veillerait peut-ĂŞtre votre mĂ©moire…Je suis abasourdie, Ă plus d’un titre. Honteuse d’avoir pu douter de mon Ă©poux, je ne sais plus que dire ni que faire. Avec son habituelle dĂ©licatesse, il me tend le paquet de lettres, auquel il n’a jetĂ© qu’un bref coup d’œil. Je m’efforce de lui sourire Ă travers mes larmes, mais il ne semble pas fâché ; il est peut-ĂŞtre mĂŞme flattĂ© de ma jalousie Ă©vidente. Il reprend :— Savez-vous, ma chère, que ce cas d’amnĂ©sie me prĂ©occupe par sa tĂ©nacitĂ©Â ? M’autorisez-vous Ă en reparler Ă notre bon Dumoullin ?— Bien sĂ»r, mon ami, faites Ă votre idĂ©e.— En attendant, vilaine fille, venez vous faire pardonner !En Ă©clatant de rire, je me prĂ©cipite, m’assieds sur ses genoux, comme la première grisette venue, et l’embrasse avec fougue.— Oui, ma chère, j’ai des maĂ®tresses en nombre, mais je ne leur laisse pas le temps d’écrire !— Oh ! Fat que vous ĂŞtes !La soirĂ©e fut ce jour-lĂ bien agrĂ©able. Madame mère s’était couchĂ©e, dolente. Nous demandâmes Ă ĂŞtre servis dans ma chambre pour un petit souper lĂ©ger. Mon LĂ©opold avait bien compris qu’il pouvait user et abuser de son droit conjugal et ne s’en priva point. Il prit pour la première fois de bien audacieuses initiatives, dĂ©cidant de me dĂ©nuder entièrement, puis d’en faire de mĂŞme. Nous n’avions jamais fait cela ! Quand il en fut après mon corset :— Laissez cela, mon ami, c’est affaire de femmes, j’appelle Betty…— Mon cĹ“ur ! Non ! Laissez-moi essayer, c’est tellement amusant !— Vous ĂŞtes bien le seul Ă trouver de la drĂ´lerie dans ce carcan !— Mais il est vrai que vous voilĂ affreusement serrĂ©e lĂ -dedans !— Oui, je crois que Betty sera fessĂ©e la prochaine fois qu’elle me ligote ainsi !— Oh vraiment ? N’oubliez pas de me convier au spectacle.— Fripon que vous ĂŞtes, vous pourriez y passer aussi !Et d’éclats de rires en plaisanteries de la sorte, nous finĂ®mes par nous caresser bien agrĂ©ablement ; comme je lui suggĂ©rais de me mĂ©nager un peu, il me chuchota Ă l’oreille :— Voulez-vous faire connaissance avec certaines dĂ©lices que l’on pratique parfois dans les cercles, avec les dames de petite vertu ?— Oh ! Quelle horreur… Et devrais-je le confesser Ă mon directeur de conscience ?— Non, ma chère, c’est moi qui vous donnerai l’absolution. J’ai mĂŞme avec moi mon goupillon personnel…— Oh ! LĂ©opold, vous ĂŞtes un monstre.Tout cela dans des rires inextinguibles. Il me banda les yeux avec sa cravate, afin que je ne fusse pas trop effarouchĂ©e et j’eus l’immense surprise de le sentir me lĂ©cher… vous devinez quoi ! Mais je ne sais si vous pouvez imaginer le plaisir qu’on peut en retirer ! C’est rĂ©ellement divin ; il ne s’est arrĂŞtĂ© que lorsque j’ai criĂ© grâce, puis il m’a embrochĂ©e comme Ă son habitude, avec cette Ă©norme diffĂ©rence que je n’en ai nullement souffert, bien au contraire. J’ai Ă©tĂ© rĂ©ellement heureuse, cette nuit-lĂ , au-delĂ de tout ce que je pouvais imaginer.Le Docteur Dumoullin est venu me voir. Il m’a trouvĂ© une mine superbe, puis enchaĂ®nant sur ces problèmes de mĂ©moire :— Avez-vous entendu parler des travaux du professeur Charcot ?— Evidement, mais il soigne des hystĂ©riques, non ?— Pas seulement, mais mon propos est ailleurs. Cette hypnose, dont Charcot a tentĂ© de faire bon usage, d’autres aussi ont essayĂ©, un peu diffĂ©remment, d’en tirer bĂ©nĂ©fice. Je serais heureux de vous prĂ©senter un jeune mĂ©decin neurologue qui se trouve Ă Paris pour quelques mois. Il nous vient de Nancy, de l’équipe du professeur Bernheim.— Je m’en remets Ă vous, si vous pensez qu’il peut m’aider…C’est ainsi que, quelques jours plus tard, je me suis retrouvĂ©e plongĂ©e en hypnose par un homme d’apparence banale ; seul son regard Ă©tait particulier, persuasif au possible. Il vous aurait fait faire n’importe quoi, me suis-je dit. Nous avions convenu d’opĂ©rer chez Dumoullin, loin de toute oreille indiscrète et de toute influence intime. Il s’installa en face de moi, sur une petite chaise, tandis que j’étais au fond d’un fauteuil confortable…Ensuite, je ne me souviens plus de rien, sinon de m’être rĂ©veillĂ©e avec une image en tĂŞte, un portrait de femme, de jeune fille, plutĂ´t, qui me troublait intensĂ©ment. J’avais le cĹ“ur serrĂ©, la poitrine Ă©touffĂ©e ; j’ai attendu que ce jeune mĂ©decin intervienne :— Comment vous sentez-vous ? me dit-il avec son accent traĂ®nant de Lorrain.— Mal !— Mais encore !— Je suis très oppressĂ©e… J’étouffe.— Voulez-vous que j’appelle pour qu’on vienne vous dĂ©grafer ?— Non, merci, je crois que cela se dissipe… Oui, ça va mieux au fur et Ă mesure que je vous parle.— Quelque chose est-elle demeurĂ©e prĂ©sente Ă votre esprit, en vous rĂ©veillant ?— Non, rien de particulier…Il eut l’air un peu déçu. En fait, j’étais bien trop bouleversĂ©e pour confier Ă cet inconnu ce que je sentais, d’instinct, n’appartenir qu’à moi. Je lui demandai :— Ai-je prononcĂ© quelque chose ?— Oui, un prĂ©nom : Adèle… Puis : « Non ! Non ! » très violemment…Nous nous sommes quittĂ©s peu après ; j’ai essayĂ© de lui donner le change, mais je doute d’y ĂŞtre parvenue, tant son regard donnait cette impression qu’il savait tout de moi, mieux que moi-mĂŞme.RentrĂ©e chez moi, je me suis prĂ©cipitĂ©e dans ma chambre, fermĂ©e Ă double tour, Ă peine dĂ©barrassĂ©e. J’ai vite ouvert le fameux secrĂ©taire, pris ce paquet de lettres et… (pourquoi ai-je eu cette intuition ?) j’ai sautĂ© Ă la dernière.Elle Ă©tait laconique :Ma chère, bien chère Sophie,Je sais que je vais te faire du mal. J’en ai mal moi-mĂŞme, c’est atroce. Il faut que nous en prenions notre parti. Il faut que tu sois courageuse : je vais me marier.Le texte s’est brouillĂ©, je me suis Ă©croulĂ©e sur mon bureau et j’ai hurlĂ©. Une plainte de bĂŞte, un cri animal, qui n’en finissait pas. On a, paraĂ®t-il, tambourinĂ© Ă ma porte longtemps, longtemps, je n’entendais pas.Je n’ai entendu que LĂ©opold, sa voix forte et impĂ©rieuse qui me commandait d’ouvrir. Ă€ ce moment-lĂ , je l’ai entendu, lui, parce que je commençais d’émerger de cette espèce de noyade. Je me suis arrachĂ©e Ă ma chaise, j’ai Ă©tĂ© lui ouvrir et me jeter dans ses bras.— Eh bien ! Qu’arrive-t-il Ă ma petite fille ?Et il m’enleva Ă©pingle et chapeau que, dans ma prĂ©cipitation j’avais gardĂ©s, il caressa mes cheveux doucement, me laissant sangloter sans fin.Bien entendu, je n’ai jamais eu d’explications Ă lui fournir. J’ai brĂ»lĂ© les lettres.Trois semaines plus tard, aucun doute : j’étais enceinte.