J’ai deux amouurrs…- o -Je sirote machinalement mon cafĂ© du matin.Machinalement, car mes pensĂ©es sont Ă sens unique, polarisĂ©es par celle qui dort dans la pièce Ă cĂ´tĂ©.Quelle nuit ! Quel corps Ă corps !Au dĂ©but, mes gestes avaient Ă©tĂ© hĂ©sitants, malhabiles. Dame, des annĂ©es d’interdits ! Mais plus j’osais, et plus ses rĂ©actions, ses souffles impatients m’encourageaient. Alors, j’ai vraiment tout essayĂ©. Ce fut un festival, caresses douces ou empoignades fougueuses, elle rĂ©pondait Ă l’unisson, chatte ondulante ou tigresse rugissante.Jusqu’à l’aube, nous avons jerkĂ©, swinguĂ©, hard-rockĂ© (ça ne se dit pas trop, ça, hein ?) . Mais aucune de nos arabesques ne s’est dĂ©roulĂ©e sur une piste de danse… ni dans un lit, d’ailleurs. Une nuit d’anthologie !Oh, ça peut paraĂ®tre bien prĂ©tentieux de ma part de parler ainsi. Mais je ne peux qu’être modeste car, en fait, c’est surtout Ă elle que reviennent les lauriers. Elle a Ă©tĂ© mon inspiratrice, ma muse ailĂ©e.De toute façon, je ne suis pas du genre Ă me mettre en avant, je suis une montagne de doutes.Euh… J’étais !… Jusqu’à ce matin. Maintenant, grâce Ă elle, je sais que j’assure, elle m’a redonnĂ© confiance en moi, confiance en l’autre.Comme dirait Francis, je l’ai menĂ©e Ă la limite de la zone rouge, au taquet ! Il a de ces expressions, des fois !- o -C’est hier que tout s’est dĂ©cidĂ©.Euh… Pour ĂŞtre tout Ă fait honnĂŞte, nos chemins s’étaient dĂ©jĂ croisĂ©s plusieurs fois depuis quelques jours. Toujours dans ce centre commercial des « Trois Fontaines », toujours au mĂŞme endroit, mais sans qu’un mot ne fĂ»t prononcĂ©Â !Je suis incapable de l’expliquer mais, la première fois que je l’ai vue, seule dans le fond de cette boutique mal Ă©clairĂ©e, aux « Trois Fontaines », j’ai tout de suite su que je repartirais un jour avec elle Ă mes cĂ´tĂ©s.Ou plutĂ´t que ce serait elle qui m’emporterait car, Ă force de la dĂ©tailler, timide, je me sentais dĂ©jĂ son esclave… ou son chevalier. Chevalier encore sans armure, chevalier d’Éon peut-ĂŞtre mĂŞme car, malgrĂ© une grâce toute fĂ©minine, elle diffusait une aura presque masculine, un peu sauvage, hypnotique.Je serai ton esclave et tu seras ma reine. Je perdrai la raison et roulerai avec toi dans la boue, si tu le veux. J’irai dans les palaces avec toi et, malgrĂ© ton look Ă la fois Ă©lĂ©gant et rebelle, on t’ouvrira les portes, tant tu subjugues et envoĂ»tes.Je chantonne. Oh oui, la mĂ´me, « j’irais jusqu’au bout du monde, si tu me le demandais… ».La première fois, j’arpentais les allĂ©es, un peu par dĂ©sĹ“uvrement, mais un peu en quĂŞte, aussi. Puis, le dĂ©clic, sans que rien ne l’ait laissĂ© prĂ©sager. Serait-ce cela, le coup de foudre ?Alors, incapable de m’avouer que j’en pinçais pour elle, il a fallu que je vienne et revienne, de plus en plus souvent. MĂŞme Francis, avec qui j’ai tout partagĂ© depuis que nous sommes enfants, mĂŞme lui s’étonnait de mes cachotteries, de mes escapades dans ce temple de la consommation, du fast-food et du bruit.— Tu y retournes encore ? Ma parole, tu as dĂ©gotĂ© une bombe et tu veux te la garder, c’est ça, hein ?— Qu’est-ce que tu vas imaginer… ?— Je t’accompagne, alors ?— Tu n’y penses pas ! T’es tout crasseux. Reste le nez dans ta mĂ©canique, je te raconterai.Lui aussi, rĂ©cemment, avait vĂ©cu une telle passion dĂ©vorante. Qu’il ne cherche pas Ă m’imposer sa prĂ©sence me faisait douter, conjecturer. Avait-il dĂ©jĂ tout compris ?Si c’était le cas, il avait dĂ» ĂŞtre surpris. C’est vrai qu’avec le temps, j’avais laissĂ© s’installer une image peut-ĂŞtre un peu pantouflarde, loin de son univers plein de filles, de chromes et de dĂ©cibels. Je le jalousais un peu, parfois.Alors lĂ , l’occasion faisait le larron, c’était le moment ou jamais de changer, de devenir quelqu’un d’autre.Mais le Francis, il ne pourrait y croire que quand il la verrait Ă mes cĂ´tĂ©s, lui raconter avant n’aurait servi Ă rien, elle est trop exceptionnelle. Ah, c’est sĂ»r, je ne l’avais pas prĂ©parĂ© Ă une entrĂ©e aussi fulgurante dans le « monde des mecs, des durs, des tatouĂ©s » !D’ailleurs, peu m’importait qu’il ait des doutes ou non, j’étais dĂ©jĂ sur ma planète. Moi qui d’habitude ai toujours fui ces lieux bruyants, j’ai rejoint une dernière fois le centre commercial et cĂ©dĂ© Ă l’attraction magnĂ©tique de celle que je savais y trouver. Elle Ă©tait lĂ , comme les autres jours !J’ai d’abord hĂ©sitĂ©, puis avancĂ©, de plus en plus sous sa domination silencieuse, ou sous l’emprise d’un implacable sortilège.Je me revois encore, comme dans un film Ă l’atmosphère cotonneuse, irrĂ©elle.Mes pieds ne touchent plus le sol, j’ai devant moi une crĂ©ature plus qu’humaine. Une tentatrice, nĂ©e du dĂ©sir des hommes et du pouvoir des divinitĂ©s. Je divague, j’ai la fièvre.Je m’approche Ă peine. Je l’ai dĂ©cidĂ©, je vais caresser ses amples courbes. Puis glisser mes mains sur ses hanches, que j’imagine enserrer, et finir en effleurant, fĂ©brile, sa croupe gainĂ©e de cuir.Allons… ! La caresser du regard, uniquement ! Et encore, discrètement. Car un homme tourne non loin, il rĂ´de, il surveille.Un souteneur et elle, une fille de luxe ? Non, quelle horrible pensĂ©e ! Ou alors un eunuque, protĂ©geant cette impĂ©ratrice du plaisir Ă venir ?Lui eunuque, je l’ignore, mais elle, impĂ©ratrice, oui, Ă coup sĂ»r ! Une impĂ©ratrice nippone, comme je n’en aurais jamais rĂŞvĂ©e !Avec l’habitude, je reconnais Ă coup sĂ»r une Japonaise (c’est ma faiblesse !), qu’elle joue le style geisha obĂ©issante ou qu’elle affiche, comme celle-ci, des charmes presque agressifs.Ah ! Elle est loin du style Ă©colière en jupette, croyez-moi !Des traits si fins et Ă la fois si Ă©nergiques. Des yeux en amandes effilĂ©es, Ă vous faire adorer le pays du Soleil Levant et toutes ses beautĂ©s. Je vous jure, je n’invente rien, son regard a la couleur de l’acier poli, mais dont les nuances rappellent le velours. Le tout soulignĂ© de fines et ravissantes lignes noires. Peintures guerrières ou armes de sĂ©duction ? Ă€ ce moment, je n’en sais fichtre rien.BeautĂ© froide et tellement attirante, elle semble n’attendre personne. Un dernier pas vers elle, je dĂ©faille presque, ma voix dĂ©raille, mais je me ressaisis et, moi que l’on sait timide, voilĂ que j’ose l’aborder et mes regards en cet instant valent tous les compliments du monde.Je le confesse : qu’elle ait une âme est le moindre de mes soucis, Ă cet instant. Ă€ un mètre d’elle, je la dĂ©shabille du regard, l’ausculte mĂŞme. J’ai beau chercher, comme je l’ai fait Ă distance des jours durant, je ne trouve aucun dĂ©faut sur cette sculpture parfaite.Me croirez-vous si je vous dis que ce n’est que sur le trottoir que j’ai entendu le son de sa voix ? De toute façon, il y avait trop de musique Ă l’intĂ©rieur pour Ă©changer plus. Une fois dehors, elle a dĂ©finitivement fini de m’ensorceler.C’est simple : elle n’a pas parlĂ©, elle a chantĂ©, et je ne me souviens pas des mots, je crois qu’ils n’étaient que musique. Une sonoritĂ© Ă la fois profonde et cuivrĂ©e, rocailleuse et mĂ©lodieuse, je vous le dis, elle n’est pas comme nous. Peut-ĂŞtre Marianne Faithfull ou Janis Joplin pourraient l’égaler… DĂ©finitivement, je dĂ©raisonne.Vous l’aurez compris, mon jugement Ă©tait altĂ©rĂ©. C’était dĂ©cidĂ©, personne ne pourrait me faire croire que je faisais une folie, qu’elle Ă©tait trop bien pour moi. Elle serait mienne.- o -Et ce que j’ai vĂ©cu cette nuit me prouve que j’ai eu raison !Oh, n’allez pas croire que je m’arrĂŞte Ă cette chevauchĂ©e fantastique (je trouve presque irrespectueux d’en parler ainsi, mais il y avait de ça…) ! Non ! Cette beautĂ© tĂ©nĂ©breuse n’est pas l’aventure d’une nuit. Elle et moi, on va faire un sacrĂ© bout de chemin ensemble, c’est dĂ©jĂ certain.- o -Je pose ma tasse dans l’évier. J’ai envie d’aller la rejoindre.« Mais non, allons, laisse-la un peu tranquille », me dis-je Ă moi-mĂŞme.MalgrĂ© tout, j’ai quand mĂŞme entrouvert la porte.Qu’elle est belle ! Mon dieu qu’elle est belle ! Fougueuse hier, elle n’est plus Ă cet instant qu’un fĂ©lin endormi. Il me semble mĂŞme que je l’entends ronronner.Allons, tu divagues encore !Tel que je le connais, Francis me dirait que rien que de la voir ainsi, ça le fait bander ! Comme d’habitude, il bande pour un rien, mais c’est une rĂ©action somme toute normale, non ? Pourtant, lĂ , rien n’apparaĂ®t de ses formes car, amoureusement, j’ai remontĂ© sur elle le drap qui avait glissĂ©. Comme si je craignais qu’une poussière ou le froid n’altère sa beautĂ©. Et finalement, c’est peut-ĂŞtre encore plus excitant de me remĂ©morer ses courbes que je devine, sous le tissu, sans les voir, des courbes que je connais dĂ©jĂ par cĹ“ur.Non, moi je ne bande pas. Mais je dois avouer une petite excitation rĂ©vĂ©latrice… Quand mĂŞme !Mais je me fais violence et m’éloigne en silenceTout en briguant, patience, d’autres moments intenses !(« Oh lĂ lĂ , me dis-je, si tu te mets Ă parler en hĂ©mistiches, c’est que la manie te guette, il faut que tu ripes ! »)C’est vrai, elle me rend dingue, alors il faut que je bouge.J’enfourche mon vĂ©lo, au moins c’est la dĂ©charge d’énergie assurĂ©e. Nous voilĂ fin mai et c’est la première journĂ©e de beau temps, je veux en profiter.Et, du coup, laisser Christine se reposer.Quelques rares promeneurs arpentent les allĂ©es du Relais de la Chasse, oĂą j’aime venir me dĂ©fouler. Mais il n’y a pas d’autre vĂ©tĂ©tiste pour m’aider Ă Ă©vacuer l’énergie qui me reste. Je me fais une raison et mouline, sans entrain, sans cesser de penser Ă Christine.Elle ne pouvait que s’appeler Christine. C’était comme une Ă©vidence, comme une exigence.Francis, quand je la lui ai prĂ©sentĂ©e hier, m’a mĂŞme dit, en apartĂ©Â :— Christine ? Tu n’as pas assez souffert avec la première…— C’est du passĂ©Â !C’est vrai que c’est du passĂ©, mais il avait raison. Il avait insistĂ©.— N’empĂŞche, moi, ce prĂ©nom, ça me rappelle toujours ce film avec une voiture qui devient le diable, tu te souviens ?Si je me souviens ? Un film de John Carpenter, dĂ©but des annĂ©es ’80, d’après un livre de Stephen King ! Christine Ă©tait une superbe mais diabolique Plymouth. Comment ne pas se souvenir de ce magnifique dĂ©mon ?Francis ne pouvait pas savoir qu’il Ă©tait si près de la vĂ©ritĂ©.Il ne pouvait pas savoir non plus que c’est en venant lui prĂ©senter Christine que j’ai dĂ©finitivement abandonnĂ© mon âme.Tout en pĂ©dalant, je revois notre sortie du magasin, mes premières minutes avec Elle.Moi qui suis tendre comme personne, moi qui sais qu’il est bon de dĂ©marrer en douceur, je l’ai serrĂ©e d’emblĂ©e contre moi, avec une audace que je ne me connaissais pas.Je n’aurais jamais fait ça avec aucune autre, je ne sais pas ce qui m’a pris ! Je crois que c’est le cuir qui l’habillait qui m’a tournĂ© les sens, ça a Ă©tĂ© le dĂ©clic ! Un cuir, dont la texture m’était inconnue jusqu’alors, collĂ© Ă ses formes comme une seconde peau. Je ne suis pas fĂ©tichiste mais lĂ , sur le trottoir, ignorant la foule qui m’entourait, j’avais effleurĂ©, caressĂ© et aimĂ© cette peau animale oĂą couvait le feu. LĂ , j’ai su qu’elle Ă©tait le diable, qu’elle avait envoĂ»tĂ© mon âme et plus encore, Ă jamais.Il Ă©tait temps de partir, je me contrĂ´lais de moins en moins. Nous avons traversĂ© le parc de stationnement, j’ai mis le moteur en route et, au sortir du parking, nous ne faisions dĂ©jĂ plus qu’un, corps et âme confondus, lubriques, bouillant d’impatience. Oh, les regards rĂ©probateurs des passants honnĂŞtes !L’obscène bĂŞte Ă deux dos traversait Pontoise, en route vers une dĂ©bauche inĂ©luctable, tout en roulant de plus en plus vite. C’était folie, mais pas pour Satan et son esclave.Deux allers simples pour la gĂ©henne, Ă©tape Ă l’empyrĂ©e. Ou l’inverse.J’ai un peu honte de mon manque de retenue. Ă€ hauteur des dernières maisons de la ville, lorsque j’ai serrĂ© mes cuisses un peu plus autour de ses flancs dĂ©jĂ chauds, j’ai joui très rapidement, dans un spasme unique et long. Christine Ă©tait brĂ»lante mais ne manifestait aucun signe d’essoufflement, presque sereine. Me montrait-elle qu’elle Ă©tait obĂ©issante ou au contraire qu’elle maĂ®trisait mes assauts ?Peut-ĂŞtre que j’étais son maĂ®tre Ă ce moment-lĂ , mais je ne l’affirmerais pas, oh non ! Qui, d’elle ou de moi, a dĂ©cidĂ© de prendre cette dĂ©partementale dĂ©serte, long ruban presque rectiligne ? Je ne saurais dire. Dès cet instant, je n’ai plus quittĂ© la route des yeux une seule seconde, seules mes mains cherchaient Ă dĂ©couvrir l’indomptable maĂ®tresse tandis que dĂ©filaient les kilomètres et que montait l’aiguille au compteur.Tandis qu’elle… alors elle !Une fois, deux fois, dix fois, elle s’est laissĂ©e aller Ă des gĂ©missements, des crissements, des hurlements sans une fois s’essouffler, sans se plaindre. Au contraire !Une fois, deux fois, dix fois, elle s’est dressĂ©e, majestueuse, comme un cheval qui chercherait Ă dĂ©sarçonner son cavalier, me masquant la route, le compteur, tout ce qui aurait pu me rassurer, me laissant frissonner de peur et de plaisir… Puis, sans que je sache si c’était de mon fait ou du sien, elle se faisait l’instant d’après amante langoureuse, dĂ©crivant des arabesques obsĂ©dantes, lancinantes au rythme de mes doigts.Elle rĂ©agissait Ă mes caresses au quart de tour, mais je restais humble face Ă tant d’impĂ©tuositĂ©. Ce n’était pas possible, ça ne pouvait pas ĂŞtre moi qui dirigeais ce ballet, sensuel ou sauvage selon l’instant. Pire, j’ai sombrĂ© sous le charme, perdu toute fiertĂ© et je m’en suis remis Ă sa volontĂ©. Je n’aspirais plus qu’à me laisser entraĂ®ner dans ce tourbillon de plaisir.Je pourrais vous dire en dĂ©tail ce qu’elle m’a offert, ce que j’ai ressenti, mais jamais je ne pourrai dĂ©peindre les Ă©motions, la sensation d’ivresse et de libertĂ© qu’on ressent alors qu’on traverse la campagne du Vexin en jouissant Ă près de deux cents Ă l’heure. Messieurs de la marĂ©chaussĂ©e, pardon !J’avais appelĂ© Francis, il nous attendait sur le pas de la porte. Quand il a vu mon regard, il a compris qu’il ne pourrait jamais me raisonner.Il m’a souri. Il aurait pu me juger, me prendre Ă part et me secouer.« Qu’est-ce que t’as foutu ? Tu vois bien qu’elle n’est pas de notre monde. Tu sais bien que tu ne pourras jamais l’entretenir ! Tu te rends pas compte, c’est du haut de gamme, ça, t’es fada ou quoi ? »Non, rien de ça. Il m’a souri, comme complice.Pour tout dire, je crois qu’il avait dĂ©couvert ma nouvelle passion avant mĂŞme que je ne lui aie dit quoi que ce soit.Mes silences, peut-ĂŞtre, trahissaient le secret que je tentais de garder le plus longtemps possible. Mais je crois qu’un Ă©lĂ©ment, un seul, a suffi Ă me trahir totalement.Un poster, un simple poster que j’avais achetĂ© quelques jours plus tĂ´t. Je sais, ça a l’air dĂ©suet, mais j’ai craquĂ©, comme je le faisais Ă l’adolescence.C’est que, mĂŞme en photo, les Ă©gĂ©ries du Soleil Levant me fascinent.Et celle-ci encore plus.Quelle ressemblance ! Ă€ peine voilĂ©e par des tulles de soie diaphane, la douce diablesse figĂ©e sur papier ressemblait Ă s’y mĂ©prendre Ă celle que je convoitais. Ajoutez quelques signes de calligraphie asiatique dont mĂŞme les arabesques Ă©veillent en moi des ondes de sensualitĂ©, le tout sur fond de Fuji-Yama, tout concourait Ă me faire perdre les sens, voire Ă en consumer pour elle.Sur cette icĂ´ne de papier glacĂ©, j’en arriverais presque Ă trouver dĂ©shonorantes les coupes dorĂ©es, en forme de bol, qui trĂ´naient auprès d’elle, comme pour prouver le palmarès de cette reine de beautĂ©. La « mienne » n’a pas besoin de ces trophĂ©es, elle est plus que belle, c’est un tempĂ©rament, c’est… pfiouu ! Les mots me manquent !Craignant un peu les moqueries de Francis, je n’avais pas osĂ© lui parler de mon coup de foudre, ni mĂŞme accrocher au mur la reprĂ©sentation presque Ă l’identique de ma folie.Pourtant, ce poster a sans doute suffi Ă Francis pour comprendre.Les magazines, avec photo en page centrale, j’avais rĂ©ussi Ă les soustraire Ă sa vue. Mais pas le poster. Le lendemain de mon achat, le poster enroulĂ© avait bougĂ© de place.Je le parierais, Francis l’a dĂ©roulĂ©, il a compris et l’a replacĂ©. Pourtant, je le croyais Ă l’abri, derrière la bibliothèque oĂą je le cachais. Francis ne vient que très rarement dans mon bureau et il ne s’éternise jamais devant mes livres ou mes dossiers.Alors, cette trace de cambouis, au dos du poster, je n’ai pas de doute sur sa provenance.Ah, il a dĂ» tomber des nues, lui, le beau gosse, le rouleur de mĂ©caniques !Et bander !Lui qui traĂ®ne une dĂ©gaine Ă la Brando dans « L’équipĂ©e sauvage », il a dĂ» surtout gamberger, se demander si j’allais rouler dans son prĂ© carrĂ©Â !Le plus surprenant, c’est que plutĂ´t que mettre les pieds dans le plat, voilĂ qu’il la jouait fine, le Francis. Pas un mot ! Et, insensiblement, j’ai mĂŞme senti qu’il me regardait diffĂ©remment.Oh, des petits riens ! Mais quand mĂŞme… Lui qui avait toujours Ă©tĂ© le maĂ®tre, et moi l’élève, voilĂ qu’il montrait depuis quelques jours un visage presque bienveillant. Sa façon de me donner des conseils avec une suffisance un peu macho sur la manière de prendre son pied, de « les faire rugir », comme il disait, faisait place depuis peu Ă une attitude d’égal Ă Ă©gal qui Ă©tait nouvelle chez lui.Peut-ĂŞtre que ce que je lui laissais dĂ©couvrir de moi, plus ou moins volontairement, agissait sur son comportement mieux que tout ce que j’aurais pu lui demander.Mais pourquoi ne disait-il rien, lui aussi ? Qu’attendait-il ? Que j’en parle ?En fait, je crois qu’il cogitait. TempĂŞte sous son crâne. Pour lui, je n’étais sans doute plus la mĂŞme personne depuis qu’il avait dĂ©couvert cette simple reproduction qui me troublait au plus haut point.Est-ce que mon attitude le dĂ©sarçonnait, l’inquiĂ©tait ? Ou tout simplement me considĂ©rait-il enfin capable de jouer dans la mĂŞme cour que lui ? Cette hypothèse semblait la plus plausible et cela me combla d’aise.Au pied de la maison, aucun de nous ne pipait mot. Tandis que ces pensĂ©es se bousculaient dans mon cerveau, Francis contemplait Christine d’un regard envieux, et cela ajouta Ă mon bonheur !Je crois qu’il comprenait petit Ă petit combien cette Ă©mancipation Ă©tait importante Ă mes yeux. Enfin ! j’osais et ça portait ses fruits ! Enfin, je devenais adulte.Je souris en me disant que ma thĂ©rapeute allait ĂŞtre contente ! Ă€ chacun sa mĂ©thode, Ă chacun sa thĂ©rapie !- o -Du coup, le soir, c’est lui qui m’a proposĂ© de faire une virĂ©e ensemble. D’habitude il fallait que j’insiste, mais pas lĂ . D’ailleurs, je ne l’aurais pas fait, j’ai ma fiertĂ©Â !Et de fiertĂ©, j’en avais Ă revendre, ce soir. Avec un blouson tout neuf, le cuir crissant contre celui de Christine, c’en Ă©tait presque indĂ©cent, mais comme disait Francis « question look, ça envoyait un max ! »Je n’en revenais pas ! Francis me donnait le choix ! Pas de doute, ma mĂ©tamorphose agissait sur lui aussi.Il m’épatait, sans doute autant que je l’épatais !On Ă©tait vendredi, je savais oĂą je voulais emmener Christine. Ă€ Vincennes, je savais que je retrouverais d’autres amis Ă nous, et j’avais hâte de voir leurs rĂ©actions.Le rĂ©sultat dĂ©passa toutes mes espĂ©rances. Eux d’habitude si prolixes, au langage parfois peu châtiĂ©, je les ai cru par moments changĂ©s en statues de pierre.Je crois que non seulement ils ne me croyaient pas capable de dĂ©nicher une telle perle mais, surtout, je crois qu’ils n’imaginaient pas qu’une telle perle puisse exister. La perle du Japon ! LA perle !… Celle que tous rĂŞvent de trouver un jour, que ce soit dans la baie de Toba ou sur l’anneau de Suzuka.Je sais que, pour nombre d’entre eux, les Asiatiques sont un fantasme et celle qui m’accompagne, sous son look très moderne, ne cherche pas Ă masquer ses origines. Au contraire, elle les arbore fièrement, laissant mĂŞme malicieusement de minuscules fanions blancs et rouges souligner ses courbes les plus arrondies. Je peux vous dire que certains de ceux qui m’entourent ont tout du loup de Tex Avery, par moments…Putain, quelle jubilation ! Ils l’ont matĂ©e sous tous les angles, sans aucune pudeur et je prenais un pied dantesque. Rien de malsain dans leurs yeux, rien de pervers dans mon indulgence, nous Ă©tions de la mĂŞme confrĂ©rie et ces Ă©changes de regards prouvaient que Christine Ă©tait adoptĂ©e dans la bande, bien que tellement diffĂ©rente, tellement unique. Quelques filles lançaient vers leurs hommes des regards jaloux, d’autres avaient, dans ma direction, l’œil qui brillait d’envie.Nous avons fini au bar Ă Joe et son Ă©quipe. Nous avons bu, pas trop car il nous fallait reprendre la route et, surtout, je savais que Christine pouvait, cette nuit, m’offrir le meilleur d’elle-mĂŞme.Il y eut presque une ombre Ă ce tableau, et dire que c’est avec Francis que c’est arrivĂ©, en rentrant, en arrivant devant la maison. Francis pourtant d’habitude plein de tact, je n’aurais pas cru…— Dis, tu crois que je pourrais… a-t-il commencĂ©, en m’aidant Ă ouvrir le portail.Je ne l’ai pas laissĂ© finir, je crois que je l’ai fusillĂ© du regard. Toute la soirĂ©e, j’avais lu le dĂ©sir dans ses yeux. On a partagĂ© tant de choses ensemble, il pensait peut-ĂŞtre que… Mais lĂ , quand mĂŞme… !- o -— Eh, toi ! Si tu sais pas faire du vĂ©lo, faut rester chez toi !Mon Dieu, mes pensĂ©es m’absorbaient, j’étais en train de mouliner rageusement sur les pĂ©dales et je zigzaguais dangereusement sur la chaussĂ©e. DĂ©cidĂ©ment, Christine me fait vraiment perdre la raison.D’ailleurs, sans m’en rendre compte, j’avais repris le chemin de la maison. Ce n’était sans doute pas anodin ! Jalousie ? Je ne sais pas, mais c’est vrai que Francis dormait Ă deux pas… Allons, il n’oserait pas, je me fais un film.Un mauvais film ?… Dont Christine serait le personnage central ?… Christine, Francis… C’est sĂ»r que, derrière le portail en bois, elles sont nombreuses Ă avoir hurlĂ© sous ses doigts, au grand dam des voisins, parfois… Hum… Christine rĂ©agirait-elle avec lui comme avec moi ? Je frĂ©mis.J’accĂ©lère encore, l’inquiĂ©tude grandit. Me voici dĂ©jĂ au pied du perron. Je traverse le sous-sol comme une balle, j’ouvre la porte…Christine n’a pas bougĂ© d’un millimètre. Qu’est-ce que j’ai l’air bĂŞte ! Comment ai-je pu douter ? Je m’allonge doucement dans le lit, près d’elle, et tire doucement le drap qui la recouvre encore. Et lĂ , peu importe que le diable soit dans son âme ou dans la mienne, seules comptent les lignes parfaites que je dĂ©voile doucement.Je souris, car je sais qu’à ce moment mon excitation n’est pas vraiment sexuelle. Christine, c’est une bombe, bien sĂ»r, mais elle est bien plus que ça. Depuis hier, elle est en moi, c’est elle qui me possède. Depuis hier, elle et moi, nous sommes en osmose et le sexe n’est pas l’élĂ©ment important entre nous.Me croirez-vous si je vous dis qu’il n’y eut pas de pĂ©nĂ©tration cette nuit-lĂ , malgrĂ© une nuit dont je me souviendrai Ă jamais ?Vous allez comprendre pourquoi.- o -Tout en finissant d’exposer Christine aux rais du soleil indiscret, je repense Ă Francis.« Pas de doute, me dis-je, je le connais celui-lĂ , et Christine, c’est tout Ă fait son genre. Il doit en crever d’envie, le salaud. »Je prends mon portable sur la table de nuit, j’entends la sonnerie Ă l’autre bout de la maison.— Viens… dis-je simplement.Dix secondes plus tard, Francis apparaĂ®t dans l’entrebâillement de la porte. Dans son regard se lit la frustration, il arrive Ă peine Ă parler.— Quelle idĂ©e d’avoir dormi au sous-sol, avec ta Honda Street Hawk ! me dit-il. C’est vrai que c’est une bĂ©cane unique, mais tu m’as manquĂ©, mon amour.— Laisse tomber, chĂ©ri. Viens plutĂ´t me faire l’amour. Et mĂŞme, ajoutĂ©-je avec un soupçon de malice, si tu te dĂ©brouilles bien, peut-ĂŞtre que je te laisserai l’essayer, MA bĂ©cane…ÉpilogueAprès tout, rien n’interdisait Ă Ghislaine de tomber amoureuse d’une moto, elle aussi.Car, elle aussi, comme disait la mĂ´me Piaf, elle « portait des culottes, des bottes de moto, un blouson de cuir noir avec un aigle sur le dos… »Mais elle n’avait pas envie, pour autant, de dĂ©laisser Francis, son premier amour…Elle lui tend la main et se met Ă chantonner.— J’ai deux amouuurs…— Qui c’est qui chante ça, dĂ©jĂ Â ? demande Francis en s’approchant d’elle. C’est Piaf ?Ghislaine sourit. Ah, lĂ lĂ , son Francis, Ă part Kiss et Polnareff, il ne connaĂ®t pas grand-chose… !— Meuh non… C’est JosĂ©phine Baker.— Ah oui, reprend Francis triomphant, bien sĂ»r, je savais ! JosĂ©phine Biker !~ FIN ~Petits addenda concernant les indices :Pour que le secret dure, il fallait des indices qui ne soient pas trop « immĂ©diats », et voici quelques explications pour ceux qui ne sont pas très « moto » :Vincennes, le vendredi soir : c’est le lieu de rassemblement incontournable pour de nombreux « fondus » de moto en rĂ©gion parisienne. Sur l’axe Bastille – Château de Vincennes, c’est le royaume des gros cubes !Des coupes dorĂ©es, en forme de bol : ce sont surtout des Japonaises rutilantes qui raflent ces trophĂ©es… notamment l’un des plus connus en France, le Bol d’or.Le bar Ă Joe et son Ă©quipe : en anglais, le « Joe bar team », c’est surtout la BD des motards, la rĂ©fĂ©rence !Une perle dans la baie de Toba ou l’anneau de Suzuka : la baie de Toba est le lieu le plus rĂ©putĂ© au Japon pour la pĂŞche des perles de culture. Mais l’anneau de Suzuka n’est pas une bague surmontĂ©e d’une telle perle. C’est le circuit (l’anneau, le Ring) qui accueille les Grands Prix moto du Japon (en concurrence avec celui de MotĂ©gi, pour les puristes !)Plus quelques dĂ©tails encore : la muse ailĂ©e, rĂ©fĂ©rence Ă l’insigne Honda ; Brando dans « L’équipĂ©e sauvage », chef de file des motards qu’on aime ou qu’on dĂ©teste ; « … perdre les sens, voire en consumer pour elle » (lĂ , c’était un indice un peu filou, je vous l’accorde !).Dernières remarques :MĂŞme si cette histoire est une fiction, sachez que la « Street Hawk » n’est pas une invention de ma part : C’est une Honda 500, amplement modifiĂ©e pour les besoins de la sĂ©rie « Tonnerre mĂ©canique » (1985). Seuls 15 exemplaires ont Ă©tĂ© fabriquĂ©s, certains roulent toujours. Rien d’étonnant Ă ce qu’un amateur qui en dĂ©niche une la trouve… unique. Et pour finir, amis lecteurs, dites-moi… N’y a-t-il pas, parmi vous, quelques curieux qui vont avoir envie de me relire, pour traquer l’accord de l’adjectif ou du participe passĂ©, pour s’assurer du sexe de la personne qui relate cette dĂ©routante histoire ?Le narrateur qui Ă©tait une narratrice, c’était mon deuxième secret, l’ai-je bien mĂ©nagĂ©Â ?