C’était la fin de la journée, et pour clore la succession de moments détestables qui l’avaient ponctué, je vis en arrivant à la porte d’entrée de la gare, collée sur une vitre, une affichette blanche que je ne connaissais que trop bien. La cerise sur le gâteau. On pouvait y lire en lettres noires mal formées :— « Mardi 15 Mars, en raison d’une perturbation du réseau ferroviaire, seul le service minimum sera assuré», le tout suivit de la liste laconique des trains encore en activité suivit de leurs horaires. Pas d’excuses ni d’explications supplémentaires, le coup habituel quoi. Et en voyant cela, je me surpris à retenir un soupir d’exaspération là où d’habitude j’aurais dû piquer une gueulante de mon cru, histoire au moins de me soulager un bref moment de la tension que j’avais accumulé ces 10 dernières heures.Je pris la chose avec un calme olympien, et, résigné, je suis resté là, comme ça, sans mots dire. J’ai simplement pris une profonde inspiration, et fis un bref calcul en comparant ma montre et la liste. J’avais deux heures à attendre avant le départ de mon prochain train, et comme de coutume les bus avaient pris le relais de la SNCF. J’étais coincé. Enfin, heureusement, ma sacoche était bien vide. Je n’avais pas de travail à terminer chez moi, et j’avais pensé à prendre quelques feuilles de papier Canson. J’avais eu, semble-t-il, comme une intuition.En entrant dans le hall, j’eus bien sûr sous les yeux une foule gesticulante et bruyante, le lot de toute grève étant un chaos total chez les usagers. Sans attendre une seconde de plus, je mis sur mes oreilles les écouteurs de mon baladeur, et me coupais tant bien que mal du tumulte ambiant. C’est à ce moment que je me suis mis à chercher sans tarder un petit coin paisible où me poser. Je n’allais sûrement pas passer les deux prochaines heures debout en plus ! Et puis quoi encore ?!Avec tout ce peuple, il fallait être vif et attentif, alors, en évitant de percuter les gens qui allaient et venaient en tout sens à côté de moi, je me suis rapidement infiltré dans la masse pour atteindre mon objectif : un petit siège en plastique inoccupé que je venais de repérer. Puis, une fois installé, grâce à un processus étrange, je vis la foule graduellement se désarticuler, se désolidariser, se calmer, et enfin disparaître.La tempête passa, et le volume sonore redevint normal à l’intérieur de la gare.De mon côté, je commençais sincèrement à en avoir marre d’écouter la soupe qui passait à la radio. J’avais beau aller et venir le long de la bande FM, je passais de mièvreries en éructations saccadées sur fond de mélodie stupide. En conséquence, mû par un soupçon de bon sens, j’éteignis la boîte à bruits. Un intense soulagement s’en suivit…C’est en voyant les quelques badauds qui restaient ici et là que je me suis dis que plutôt que de perdre mon temps, j’avais là une bonne occasion de faire quelques esquisses. J’ouvris ma sacoche, et en sortis un crayon à demi taillé, une petite gomme usée, et 3 feuilles de papier.D’un bref regard circulaire je considérais les « échantillons » que j’avais à disposition, et choisis mon premier modèle : un couple qui s’engueulait vertement.Leurs drôles de bouilles me plaisaient bien, c’est vrai, mais le fait est que c’est surtout leur silence qui m’intrigua en premier. Car c’est un spectacle cocasse que de voir une engueulade silencieuse illustrée de grands mouvements nerveux. Je voyais là ma première dispute en langage des signes, deux sourd-muets en pleine crise conjugale, du moins, c’est ce que je me plaisais à imaginer, et bizarrement, je semblais être le seul que la scène intriguait.Je réprimais un sourire en essayant de me faire discret, et ma main griffonnait le papier blanc en tentant de retenir les traits et les attitudes du mutisme animé quand dans ma tête je recréais leur petite vie.En observant attentivement les yeux sévères de la femme, pas faciles à reproduire d’ailleurs, ses cheveux tirés en arrière, et la manière qu’elle avait d’afficher un certain plaisir à voir l’homme baisser les yeux devant elle, quelques images se manifestaient à moi. Quelques flashs d’abord, et puis, à force d’interpréter leurs grands mouvements, de véritables scènes.Dans l’intimité, je voyais bien un costume de cuir venir remplacer la robe de cette femme à l’aspect autoritaire, tandis que l’homme se retrouvait prisonnier de chaînes qui l’empêchaient de bouger bras et jambes ; ce qui devait pimenter la chose, car quand on ne peut communiquer sans se passer de ses mains, être ainsi entravé doit amener l’incapacité de dire son désarroi. Dés lors, de langoureuses caresses savamment distribuées sur son corps n’avaient plus le même sens que pour le commun des mortels.Pas besoin d’autres gadgets pour raffermir sa domination sur son mari, la femme n’avait qu’a toucher là où sa chatouille ! Jamais il ne pouvait lui dire non dans ce monde des 4 sens où l’importance du toucher doit être capitale. Quelque chose de captivant.Des mains baladeuses en quête de frissons s’activaient sur une peau frémissante. Un sexe tendu, flatté et malmené par des gants luisants sous les reflets d’une lumière éblouissante, voulait en finir pendant qu’un flot de baisers se répandait sur le visage épuisé du mari. Je les voyais bien en adeptes des douceurs qu’on n’ose faire que le visage masqué, l’épouse tellement dingue de son conjoint qu’elle voulait être le seul point de convergence de ses pensées, la seule à pouvoir le faire jouir rien qu’en le frôlant.Pourtant, tandis que je donnais quelques reflets à la coiffure de la femme en appuyant le crayon, le tableau supposé s’effaça devant la vie. Dans la gare, l’homme releva la tête, et inversa la tendance. Il fit à son tour de grands mouvements vifs, son visage vira au cramoisi, et il jeta aux pieds de la femme quelques billets de banques en crachant par terre avant de s’en aller. Je me trouvai franchement déçu de cette fin d’une histoire qui n’était donc qu’une vulgaire affaire d’argent. Je me remis vite en quête d’un nouveau modèle, qui je l’espérais ne me décevrait pas.Je recommençais à étudier un à un les gens qui passaient près de moi, sans trouver mon bonheur, jusqu’à ce qu’une jeune femme noire habillée à l’africaine, pas plus de 25 ans, vienne s’asseoir près de moi. Le tissu aux motifs colorés dont était fait ses vêtements me fascinait, et son joli visage aux joues pleines me convainquit de m’essayer à faire son portrait. Je n’aurai probablement plus la chance de rencontrer un tel modèle.A nouveau, je saisis mon crayon, et modelai un premier jet. Léger, à peine discernable. Puis, en soulignant un peu plus, je donnais du relief et insistait sur les traits fondamentaux de son visage. À nouveau, mon esprit prit la clef des champs.Jolie comme elle était, il n’y avait pas de doute pour moi qu’elle était la fille d’un chef, voire même d’un roi. J’imaginais qu’elle avait grandi dans un pays lointain, la peau assombrie par le soleil farouche d’Afrique, et les songes sculptés par les marabouts et les rites ancestraux. Oui, il n’y avait pas de doute. Et puis, alors qu’il avait prit de l’âge et qu’elle était devenue belle et désirable, son père avait été détrôné par un rival. Un homme plus jeune qui voulut prendre le pouvoir et la fille du roi. Mais elle n’avait pas accepté une telle vilenie. Elle avait préféré s’enfuir plutôt que de se donner à un imposteur, et partit loin de chez elle, en Europe.Dans les premiers temps, ça avait été dur. Son français n’était pas excellent, et elle avait un peu déprimé loin de son foyer, là où tout était si différent de son pays. Puis, comme une malédiction, la solitude s’était abattue sur elle… jusqu’à ce qu’un jeune homme tombe sous son charme. Un homme doux et charmant qui n’avait pas su empêcher son cœur de jaillir hors de lui en la voyant, et qui n’avait plus qu’elle à la place.Par de multiples attentions affectueuses, elle devint vite à son tour envoûtée par son regard d’émeraude, sa chevelure cuivré, et malgré les traditions, une nuit vint sceller son désir. Une nuit d’été, aussi chaude que par chez elle. Trempée de sueur, elle s’offrit pour la première fois.Contre elle, sur elle, des mains qui caressaient ses seins gonflés d’amour, son ventre et ses fesses rebondies, accueillantes, et enfin un sexe qui glissait et butait jusqu’au fond d’elle avaient dévasté ses frayeurs. Des coups de reins qui devenaient de plus en plus violents, puis ses formes généreuses dévorées par une bouche avide, léchant jusqu’entre ses cuisses maculées de plaisir.La réalité était que je m’acharnais à rendre la délicate couleur chocolat de sa peau avec le piètre matériel dont je disposais, mais mes vagabondages la dénudait, me troublaient, et m’empêchait de me concentrer suffisamment.Son visage rayonnait, ses lèvres charnues semblaient réclamer un baiser, et la tête pas totalement remise sur mes épaules j’étais à deux doigts de le lui donner quand elle leva. Coupé dans mon élan, je l’ai suivi des yeux, et la vis saisir un balais et un seau pour s’en aller nettoyer une autre partie de la gare. « M’en fou ! » me dis-je. « C’est sûrement une princesse…en tout cas pour moi…. »J’avais mon portrait, mais il me restait encore 1H20 à tirer. J’avais plein de feuilles vierges, et je me sentais toujours d’attaque pour faire quelques études supplémentaires. Je pris donc un nouveau modèle que je trouvais rapidement cette fois. Deux filles, grandes, blondes comme les blés, environ 20 ans, le type scandinave, se tenaient gentiment la main dans un coin sombre et discutaient à bâtons rompus.Elle n’étaient pas à proprement parler des « canons ». Elles étaient mignonnes, sans plus. Rien de transcendant. Mais leurs visages avaient quelque chose d’incroyablement doux et tendre que je voulais à tout prix glaner et mettre sur le papier. Deux Anges bavardant.Quelques problèmes pour croquer le nez, comme d’habitude, et mon crayon cassait sa mine. Je le taillais, et j’observais les deux jeunes femmes. « Tiens, je n’avais pas remarqué. Elles se regardent l’une l’autre d’une drôle de façon » songeais-je. Je plissais mes yeux pour voir un peu mieux. « Oui, oui, elles…se collent presque ».Cervelle fertile en délires reprit du poil de la bête, et les voici en amoureuses acharnées, consumées d’une passion commune. Les voici cherchant à se retrouver seules pour s’embrasser sensuellement, loin des regards indiscrets. Les voici se dévêtant en vitesse pour s’étreindre nues. Seins contre seins. Alors, une ivresse de sons m’envahit la tête et des murmures vinrent susurrer des mots doux aux oreilles des deux amantes, comme un chant de sirènes. Leur tendresse se traduisait par de subtils soupirs ponctués de rires cristallins, par le froissement des draps d’un lit, arène de la lutte langoureuse qu’effectuaient les deux blondes.Entre leur jambes les langues se liaient aux lèvres, les mains s’unissaient, et le plaisir s’exposait dans leurs yeux embrumés. Entre Broca et Hypothalamus, mes Anges s’aimaient et se désiraient. Elles étaient bien belles.Je continuais à noircir le papier, je peaufinais les ombres sur la joue d’une des deux blondes, lorsqu’une femme se dirigea vers elles. Aussitôt, en la voyant, les demoiselles s’écrièrent en cœur « maman », et coururent vers elle.— « Oui, vu comme ça, c’est plus simple » me dis-je en haussant les épaules. « Enfin, c’est quand même dommage ».— –— « 40 minutes encore » pensais-je douloureusement en voyant les grosses aiguilles de l’horloge de la gare se déplacer paresseusement. Sur ma gauche, le panneau d’affichage remuait de temps en temps, et indiquait les rares trains qui s’en allaient. Moi, je commençais à perdre de mon étrange sérénité. Je croisais et décroisais mes jambes à un rythme qui ne cessait de s’accélérer, et mes yeux se promenaient un peu partout, au hasard, dans la gare.Je détaillais la structure métallique du plafond, et suivit du regard un pigeon qui y avait pris refuge. Il voltigea entre les poutres à toute allure, fit quelques pirouettes aériennes, et alla finalement se poser tout près d’un couple d’asiatiques.L’homme embrassait la femme avec délicatesse, mais elle semblait malgré tout gênée. Quelque chose la faisait rougir, et elle se réfugiait sous le col de son pull tant elle était submergée par l’émotion.— « T’as pas honte de mater les gens ! » me dit ma petite voix intérieur face à tant d’indiscrétion, «Mais qu’est-ce que je peux faire d’autre dans une gare à part mater les gens ?! » lui répondis-je. Alors j’ai continué à observer les deux amoureux (des vrais cette fois, c’était sûr), ça fait de mal à personne !Cette femme rougissante était charmante. Elle avait de magnifiques cheveux noirs, très longs, et ses traits délicats dessinaient un minois adorable. De loin, elle ressemblait à une poupée dans un grand duffle-coat sombre. Mais je ne comprenais pas sa gène. Une manifestation de sa culture extrêmement orientale peut-être, à moins que…A moins qu’il s’agisse là d’un couple illégitime. Une femme infidèle qui vient rejoindre son amant. Ce n’était pas impossible. La gène de la jeune femme serait alors venue de là. Retrouver son amant en public, ce n’est pas quelque chose de « convenable » je suppose, c’est gênant pour plus d’une raison.En les contemplant tout les deux ainsi, je les imaginais se voyant à la sauvette, après avoir fait d’incroyables efforts d’invention pour ne pas éveiller de soupçons chez leur compagnons. Ils se retrouvaient dans une chambre d’hôtel peut-être, se dépêchant d’ôter leurs vêtements comme si il en allait de leur vie, pour se jeter l’un sur l’autre et dévorer l’envie qui les tenaille. L’homme fondant dans la bouche de sa maîtresse, et la femme, la tête dans les étoiles quand son amant, frénétique, ventre contre fesses, s’enfonce et jouit en elle.Tantôt animaux sauvages manipulés par l’instinct, tantôt Esprits sophistiqués attirés par la brillance de l’interdit moral, je les devinais baisant, flirtant, caressant, effleurant, griffant, mordant, suant, mouillant.Un autre regard vers la jeune femme, et je me disais que sous cette pudeur toute asiatique, se dissimulait peut-être des océans de malice. Derrière ce visage rond et doux, derrière un regard timide, déguisées en un sourire sage, qui sait quelles pensées délirantes germaient ? Et comment ne pas vouloir tout savoir d’un tel mystère féminin ? De tels secrets on tombe facilement amoureux. On veut en devenir le bien-aimé, même si ça brûle et fait atrocement mal. Tout du moins en garder un souvenir.J’en ai fait de multiples croquis. Aussi vite que j’ai pu pour ne pas perdre un seul détail d’un pareil visage.Mais ! mais, alors que j’arrondissais l’ovale d’un œil d’un coup de crayon, l’homme se mit à fouiller dans une de ses poches et en tira un petit boîtier couvert de velours noir. Sous les yeux écarquillés de la jolie jeune femme, il souleva le couvercle et présenta une bague d’or blanc et de diamants. Il posa un genou au sol et dit quelques mots. Aussitôt, une rivière de larme coula sur les joues de la jeune femme. Un baiser passionné s’en suivit.En voyant cela, je me suis dit tout d’abord qu’une gare était un endroit étrange pour faire une demande en mariage, et ensuite, que je n’étais pas mécontent de m’être trompé. On a beau dire, de tout ce qui existe en l’humain, l’amour simple est pour moi le plus joli.Enfin mes deux heures étaient écoulées, et mon train entra en gare. Sans attendre, je suis entré dans un compartiment vide (j’espérais qu’il le resterait), et je me suis installé le plus confortablement possible.J’ai éparpillé mes dessins sur la banquette en face de moi, et j’ai commencé à les évaluer. Certains étaient un peu trop ternes, le jeu des lumières manquait de force. D’autres avaient un trait trop nerveux et avaient besoin de quelques retouches pour lisser les contours. Cependant, malgré ces quelques imperfections, j’étais assez fier de moi. Considérant le fait que j’étais dans un gare, mal assis, et que mon matériel me faisait défaut (Un petit bout de crayon, c’est trop juste), c’était franchement pas mal.Pendant dix bonnes minutes, j’ai jeté un œil critique sur mon ouvrage; puis, alors que j’étais assis et légèrement penché en avant, le menton calé dans une main et les yeux braqué sur l’étalage devant moi, la porte coulissante de mon compartiment s’ouvrit lentement.Ma première réaction fut un agacement prononcé. Je voulais rester seul, tranquille, et surtout sans personne pour me rebattre les oreilles avec des histoires dont je n’ai que faire. Parce que ; faire un voyage en train avec une mémé qui pense que la chose la plus importante au monde est de me faire savoir combien sont arthrite la fait souffrir, ou encore avec un braillard qui n’arrive pas à comprendre que « non je n’ai pas vu le match de foot hier soir à la télé, je m’en moque complètement » et qui s’entête tout de même à m’en faire un compte-rendu détaillé, minutes après minutes ; sans façon, merci, j’ai déjà donné. Cependant, quand je vis qu’a la place de ce que j’envisageais ce fut une jolie frimousse qui entrait, assurément, j’ai révisé mon jugement.Avec grâce, une jeune femme élégante s’introduisit dans le compartiment et posa une petite valise sur le porte-bagage. Dans la foulée elle me frôla, et une douce fragrance orangée me titilla le nez.A l’instar de la madeleine de Proust, cette odeur me rappela avec force les vacances d’été du temps de mon enfance (dans une belle maison construite à proximité d’une orangeraie), et une douce nostalgie m’envahit.Rêveur, j’ai regardé béat la nouvelle arrivante, une petite brune aux cheveux noirs ondulés, jusqu’à ce que je réalise que j’encombrais sa banquette avec mes dessins. D’un coup, comme quelqu’un qu’on réveille en sursaut, je me suis hâté avec maladresse de ramasser mes affaires pour lui faire de la place, et j’en fis tomber la moitié à terre. Je me suis courbé pour les récupérer, la jeune femme fit de même.Quand elle me rendit mes dessins, je vis qu’un petit tatouage était imprimé sur son poignet. Un motif abstrait bicolore, comme un serpent à deux têtes, noir et bleu. Il ne m’en fallut pas plus pour me perdre dans d’étranges supputations sur l’origine de ce tatouage bizarre pendant tout mon voyage de retour…