Nous étions deux amis et Fanette m’aimait…— Fanny ? Tu viens ? On va être en retard…— J’arrive ! J’ai oublié mes affaires de plage.J’ouvris la malle arrière de la voiture et quelques instants plus tard, Fanny accourait avec ses ultimes bagages. Essayant de caler le tout, je refermai le coffre et m’empressai d’ouvrir la portière côté passager. Tandis que Fanny se glissait dans la voiture, j’en profitai pour capturer au vol l’effluve de parfum qui s’échappait des cheveux bruns de mon amie et m’en remplir les poumons de la même façon qu’un condamné tirerait sur sa dernière cigarette.C’était l’été 63, l’année du baccalauréat et du permis de conduire. Les premières vacances sans les parents, mon premier voyage, seul avec une jeune fille…Fanny et moi avions réussi notre examen, apothéose scolaire d’une année de terminale qui nous avait vus nous rapprocher, jusqu’à cette soirée de juin où tout bascula.Nous sortions ensemble depuis une semaine, mais nos ébats s’étaient jusqu’alors limités à de timides baisers noyés dans une douce candeur adolescente. Les examens approchant, nous avions décidé de nous voir pour réviser afin qu’elle comble mes lacunes en physique et que je l’aide un peu en histoire.Dans la pénombre de sa chambre, les yeux distraits par le décolleté discret de son chemisier blanc, mon épaule frôlant la sienne alors que nous étions penchés sur nos livres, une idée me vint à l’esprit.Jean, un de mes amis d’enfance chez qui j’allais régulièrement en vacances, possédait un petit pied à terre à côté d’Étretat. À maintes reprises, il m’avait proposé de venir le rejoindre pour un week-end, mais l’année du bac, les parents ne l’entendaient pas de cette oreille et je dus décliner sa proposition. Désormais, c’était différent. Bientôt les examens seraient derrière nous et mon père n’aurait plus d’argument à opposer à une éventuelle escapade.— Fanny ? l’interrompis-je tandis qu’elle m’expliquait patiemment la stœchiométrie d’une formule chimique. Et si nous partions quelques jours en vacances, après les résultats du bac ?Fanny leva les yeux vers moi, un sourire au coin des lèvres.— Juste toi et moi ? Et où irions-nous ?Elle n’avait pas dit non… Alors que j’avais craint de me voir opposer une fin de non-recevoir, elle semblait ouverte à cette idée, à en croire les étoiles de curiosité qui illuminaient son regard.Je lui parlai de Jean, mon ami d’enfance, de nos jeux d’enfants sages avant que l’adolescence ne recouvre nos châteaux de sable de l’écume bouillonnante des premières amours. Je lui racontai les promenades sur la plage, les balades en bateau et les couchers de soleil qui enflammaient les falaises.— Ok, finit-elle par dire en tapant dans ma main. Si on réussit nos exams, on part en week-end !Il ne se passa rien, ce soir-là . Et c’est bien pour ça, parce que mes coupables hésitations avaient tenu mes mains loin de sa peau et sans doute parce qu’il s’agissait de ma « première fois » que j’écris que tout bascula.Nous roulions depuis presque deux heures, au son des derniers succès de Johnny Hallyday, de Sheila ou encore d’Elvis Presley. Attendus pour le déjeuner, nous étions dans les temps.À notre arrivée, Fanny s’émerveilla devant les paysages qu’elle découvrait. Il faut dire que le décor pouvait laisser rêveur. Tout au bout d’une route, la maison de Jean trônait fièrement sur un rocher en surplomb de la plage. En contrebas, attaché à un ponton, la vieille barque sur laquelle mon ami et moi allions nous promener près des falaises, à quelques encablures d’ici.Jean accourut vers nous pour nous accueillir avec sa bienveillance coutumière. Voilà bientôt un an que je ne l’avais pas vu et il n’avait pas vraiment changé. Grand, coiffé d’une tête blonde aux traits fins, il avait les yeux de la couleur du bleu du ciel de Normandie, c’est-à -dire gris !— Salut les amoureux ! Alors, vous avez fait bonne route ?Je ne relevai pas l’allusion et répondis positivement avant de faire les présentations.— Fanny, je te présente Jean, mon ami d’enfance. Jean… Fanny !Ils se firent la bise comme deux amis et nous nous dirigeâmes vers la maison, nos valises à la main. Comme je m’étonnai du calme régnant à l’intérieur, Jean m’expliqua que ses parents étaient repartis sur Paris. Nous allions donc avoir la grande maison pour nous tous seuls.Pendant le déjeuner, nous devisâmes sur nos réussites respectives au bac, puis Jean glissa sur un terrain plus personnel.— Alors mon Jacques… Où as-tu déniché une si jolie perle ? demanda-t-il en regardant Fanny dont le front s’empourpra.— Nous étions dans la même classe, cette année. Puis… Il y a quelques semaines, nous nous sommes rapprochés un peu plus… répondis-je en regardant Fanny avec tendresse.— Je vois… C’est tout récent, dis donc !— Je ne voulais pas le distraire de ses examens avant, plaisanta Fanny qui jusque-là n’avait encore rien dit.Je souris en repensant à cette soirée où Fanny et moi avions fini par sortir ensemble. C’était juste avant la période des révisions et avec quelques copains, nous avions décidé d’aller boire un verre en ville. C’est là , au milieu de ce bistrot plein de monde, avec la musique qui couvrait nos voix, que pour la première fois, mes lèvres se sont posées sur les siennes.Après le déjeuner, nous prîmes possession de nos chambres respectives et après nous être changés, nous décidâmes de profiter de la plage baignée par un soleil de début d’été.Fanny arborait un ravissant bikini qui semblait aimanter les regards des autres estivants. Il faut dire que bon nombre de femmes portaient encore un maillot une pièce, malgré une mythique Ursula Andress qui fit tourner toutes les têtes en étrennant le maillot deux pièces dans un James Bond un an plus tôt. Même Jean, surtout Jean, devrais-je dire, semblait comme hypnotisé par les formes délicates du corps de mon amie.Nous choisîmes un coin un peu à l’écart afin d’y étendre nos serviettes, avant de nous diriger vers la mer. Tous ensembles, nous plongeâmes dans les vagues mourantes, brisant les reflets d’or que le soleil déposait sur l’eau calme.Après le stress de ces dernières semaines, la fraîcheur de l’eau revigorait nos corps et enveloppait nos esprits d’une douce insouciance. Nous n’avions pas vingt ans, le bac en poche et guère d’autre ambition que celle de profiter de la vie. Nous étions la première génération à n’avoir pas connu la guerre, et une Amérique en pleine détente chantait son rêve au creux de nos oreilles par la voix de ses idoles. Le monde déposait à nos pieds un champ des possibles où le moindre désir pouvait trouver un terreau fertile pour s’épanouir à l’envi. Nous étions au cœur de ce qui allait devenir les trente glorieuses et les doutes que nous pouvions avoir sur notre avenir se limitaient à nos besoins immédiats.Une heure durant, nous barbotâmes gaiement en nous aspergeant de l’écume iodée qui venait nous lécher la peau. Tout à nos jeux, je regardais Fanny. Elle était décidément très belle dans son maillot deux pièces. De fines gouttelettes perlaient sur sa peau encore vierge de tout bronzage et ses cheveux mouillés retombaient négligemment sur ses épaules en laissant ruisseler un filet d’eau jusqu’à son décolleté. Plus bas, son ventre nu jouait à cache-cache avec mon regard au rythme de la houle.J’avais le sentiment que Jean n’était pas indifférent au charme de mon amie. À maintes reprises, je vis ses yeux se poser sur les dunes blondes que protégeait son soutien-gorge. Comment lui en vouloir ? Aucun garçon ne pouvait rester de marbre en face d’une telle beauté et j’avais moi-même dû faire face à une certaine concurrence avant de pouvoir goûter au parfum de ses lèvres.Alors que Jean et moi restions dans l’eau, Fanny nous abandonna et retourna bronzer sur la plage. Jean en profita pour en apprendre davantage sur notre idylle naissante et pendant plusieurs minutes, je fus sous un feu nourri de questions au sujet de notre rencontre, avant que l’interrogatoire ne devienne plus intime.— Vraiment sympa, ta copine ! Mais dis-moi… T’es sûr que vous êtes ensemble ? Vous n’êtes pas très expansifs !Jean avait remarqué la distance qu’il y a avait entre Fanny et moi en sa présence. Cela ne m’avait pas choqué, réticent que j’étais à afficher noter relation de façon trop ostentatoire en présence de mon ami.— C’est parce qu’on sait se tenir, répondis-je. J’imagine que t’as pas envie de tenir la chandelle tout le week-end !— C’est gentil à vous ! dit Jean en riant. Et sinon, au lit, elle est comment ?Venant de mon ami, la question ne me surprit pas, mais j’hésitai à lui avouer que notre relation se limitait pour l’heure à quelques baisers. Mon silence dut être éloquent, car il comprit de lui-même…— Ne me dis pas que vous n’avez encore rien fait ?— Eh ben si, tu vois… Et pourtant, l’occasion s’est présentée !Je lui rapportai notre soirée de révision, lorsque nous nous étions retrouvés seuls dans sa chambre et que le courage m’avait manqué.— Faut pas laisser passer ce genre d’occasion, mon ami… Surtout avec une fille pareille !Il avait raison, bien sûr… Mais mon caractère docile et tendre ne m’avait pas permis d’entreprendre davantage que ce que ma timidité autorisait. Je n’étais pas le chef de meute, le mâle alpha, celui qui parle et que l’on écoute, celui qui avance et que l’on suit. Non… j’étais le loup solitaire. Celui qui appelle prudence ce que les autres appellent couardise. Celui qui effleure de sa patte hésitante la dépouille d’une victime laissée par d’autres avant d’y planter ses crocs affamés.Un peu fatigués par notre chahut, nous rejoignîmes Fanny sur la plage. Allongée sur le dos, elle ne nous vit pas arriver. C’est donc en sursaut qu’elle sortit de sa rêverie lorsque les gouttes d’eau froide projetées par nos corps trempés atteignirent sa peau tiède.— Héééé !!! Faites attention ! J’étais presque sèche…— Toutes nos excuses, mademoiselle, répondit Jean, taquin. Maintenant, il va falloir remettre de la crème solaire sans quoi tu vas attraper des coups de soleil !Sur quoi il se saisit du tube posé sur la serviette et commença à enduire le corps de mon amie.Une fois encore, je ne réagis pas. Jean était un mâle alpha. Je le savais depuis nos 16 ans, lorsque nous sortions boire un verre dans les bars du coin et qu’immanquablement, je le retrouvais au bout de deux heures collé aux lèvres d’une jolie touriste, tandis que moi, assis au bar, je me contentais de laisser glisser mes yeux sur les jeunes filles alentour.Il commença par les épaules avant d’étaler la crème blanche et laiteuse sur le haut du dos. Il n’alla pas jusqu’à dégrafer le haut du maillot. Il se contenta de glisser ses doigts en dessous, puis descendit progressivement sur les hanches avant d’effleurer les pourtours décorés du slip de bain.— Merci… Un vrai gentleman ! plaisanta Fanny.Mais plaisantait-elle ?Impuissant, j’assistai à la démonstration de mon ami comme un disciple prendrait leçon de son maître, conscient du talent indépassable de ce dernier et résigné à n’assouvir ses rêves que par le biais d’un voyeurisme stérile et inoffensif.L’après-midi touchait à sa fin. Des heures durant, nous avions alterné baignade et repos sur la plage. Sur nos corps repus de soleil, la mer avait déposé son maquillage de sable et de sel qu’il nous fallait nettoyer sous l’eau claire d’une douche réparatrice. Après un repas qui vit Jean prendre ses aises et Fanny de départir de sa relative réserve, nous descendîmes nous asseoir sur le ponton, les jambes pendantes, effleurant la surface de l’eau.Assis côte à côte, bercés par la musique de Jules et Jim que diffusait le petit transistor que nous avions apporté, nous regardions le soleil qui n’en finissait pas de se noyer dans l’horizon. Bien sûr, Fanny était au centre de toutes les attentions. Je veux dire en cela qu’elle était assise entre Jean et moi, entre moi et Jean, ses jambes nues sous sa robe à fleurs touchant nos jambes nues sous nos bermudas. Au bout du ponton, la petite barque bleue de notre enfance oscillait doucement sous les caresses des vagues. Parfois, une vague un peu plus forte faisait cogner le vieux bois sur le ponton. Derrière nous se trouvait le petit garage à bateau où nous aidions le père de Jean à repeindre meubles et volets lorsque nous étions plus jeunes. Nous avions éclairé la lumière afin que le point central diffuse sa faible lueur jaunâtre derrière les fenêtres aux vitres fendues. Dans la tiédeur du soir, alors que nous dissertions sur notre avenir et refaisions le monde, à plusieurs reprises, je tentai de saisir la main de Fanny. À chaque fois, elle l’ôta au bout de quelques secondes au prétexte silencieux de remettre en place une mèche de cheveux ou de réajuster la bretelle de sa robe. Je tentai de me rassurer en pensant qu’elle avait quelque pudeur à exhiber de façon trop crue notre intimité devant Jean. Qu’importe… Nous n’étions là que pour le week-end et c’est avec moi que Fanny rentrerait sur Paris !— … Peut-être que l’on n’est pas seuls ! Peut-être que sur une autre planète, dans un autre système solaire à des millions d’années lumières d’ici, il y a trois glandus assis sur un ponton qui se posent exactement la même question que nous !Jean était parti sur son sujet de discussion favori : les étoiles et la vie extraterrestre. Depuis que je le connaissais, il était passionné de science-fiction et ne ratait jamais un numéro de Flash Gordon ou du Rayon U. Il connaissait également très bien la carte du ciel et pouvait situer la Grande Ourse ou Cassiopée du premier coup d’œil, ce qui s’avérait assez pratique lorsqu’il se retrouvait seul avec une fille : certains procédés fonctionnent toujours !— Tu crois aux extraterrestres ? demanda Fanny en semblant s’intéresser au sujet.— Bien sûr ! Il existe des centaines de milliards de planètes dans l’univers. C’est forcé que quelque part, il y en ait une qui ressemble à la terre.Une fois de plus, je restai silencieux, les laissant deviser sur l’existence réelle ou supposée de petits bonshommes verts ou bleus. Puis l’heure avançant, je suggérai que nous montions nous coucher afin d’aborder la journée du lendemain frais et dispos.— Bonne idée ! répondit Fanny. Je commence à avoir un peu sommeil.— Déjà  ? objecta Jean. Il n’est pourtant que 22 heures.— Cette journée à la plage nous a un peu fatigués, tranchai-je. Nous n’avons pas l’habitude, nous pauvres citadins !— Ok… concéda Jean de bonne grâce. Allez, juste quelques constellations histoire de rêver un peu avant de dormir.Je l’entendis déclamer à Fanny la litanie des constellations qu’il connaissait, tandis que je me dirigeais vers la maison. Quelques instants plus tard, Fanny se leva à son tour. J’avais bon espoir que le fait de rentrer mette fin à la soirée. Visiblement, cela avait fonctionné.Au moment d’aller dormir, je saluai Jean et osai un baiser sur les lèvres de Fanny. Au dernier moment, celle-ci détoura la tête en se contentant d’un sourire timide et gêné.— À demain, dit-elle simplement.Malgré la fatigue accumulée, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Accablé par le rapprochement entre Fanny et Jean, consterné par mon propre manque de courage, je tournais et me retournais dans mon lit, les yeux grands ouverts sur ma propre défaite. Après un long moment à méditer sur mon triste sort, conscient que le sommeil ne viendrait pas, je décidai de me lever. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, je m’aperçus que la lumière du hangar à bateau était toujours éclairée. Sans doute avions-nous oublié de l’éteindre au moment de rentrer ? J’enfilai donc quelque vêtement et descendis les marches qui menaient au bord de l’eau.Arrivé à proximité du garage, un bruit fit ralentir mon pas. Il semblait y avoir quelqu’un à l’intérieur. Sur mes gardes, j’avançai prudemment jusqu’aux fenêtres et risquai un œil à l’intérieur. C’est là , sur une couverture de fortune, au milieu des pots de peinture et des outils d’accastillage que je les vis.Fanny était couchée sur le dos, la tête posée sur des cordages. Jean, allongé à ses côtés, caressait tendrement son visage et de temps à autre, y déposait un baiser.Que faire ? Je n’avais pas le courage de d’entrer pour les surprendre et pas la force de partir. Alors je restai là , prostré derrière les carreaux sales, l’estomac noué et les mains tremblantes, regardant s’évaporer dans la nuit claire les promesses de mon premier grand amour.Je vis les doigts de Jean se faire plus entreprenants et descendre sur l’épaule de ma bien-aimée, écartant délicatement au passage la bretelle de la robe. Les baisers fugaces se firent langoureux et les jambes se frôlèrent dans une caresse. Puis la main descendit le long de la robe pour en atteindre la fin, avant de remonter délicatement en dessous, découvrant une cuisse jusqu’à l’aine. Jusque-là passive, Fanny enserra son amant de ses bras et la langueur devint fougue.Après quelques minutes, je vis Jean ôter la robe, découvrant les sous-vêtements d’un bleu sage. Passant une main derrière le dos, il dégrafa le soutien-gorge et libéra une poitrine que je voyais pour la première fois. Avec tendresse, il posa ses lèvres sur les tétons bruns qui coiffaient les seins laiteux d’un diadème gonflé d’excitation. Puis Jean retira également ses vêtements et Fanny sa culotte. Ils se trouvèrent ainsi nus, couchés l’un sur l’autre, les lèvres collées, les mains s’agitant en tous sens sur les peaux glabres. Après quelques minutes, je vis le corps de Jean se relever et se cambrer légèrement. Je vis aussi les jambes de Fanny s’ouvrir et ses yeux se fermer. Désormais, ils ne faisaient qu’un.Les corps se mirent à onduler lentement. Le décor aussi, sous l’effet des larmes qui s’accumulaient devant mes yeux comme pour m’empêcher de voir l’irréparable. Mais elles finirent par se répandre sur mes joues et mon regard recouvra une acuité suffisante pour assister à la danse macabre dans laquelle ce que je comptais d’amitié et d’amour finit par disparaître dans les braises de ces corps incandescents.Je n’aurais su dire à cet instant quelle trahison mortifiait le plus mon cœur. Celle de Jean, sans doute. Les amitiés sincères ont des racines bien plus solides que les amours d’été. Elles s’ancrent bien plus profondément en nous et lorsque l’arbre s’arrache, il emporte avec lui un morceau de notre être, cette partie de nous qui s’est construite à deux et dont nous ne sommes que l’hôte provisoire, jusqu’à ce que le lien qui nous unissait à l’autre finisse par se rompre.Derrière la vitre, les mouvements commençaient à se faire plus rapides. Parfois, une bouche s’entrouvrait entre deux baisers et un gémissement étouffé parvenait jusqu’à mes oreilles. Au rythme des ondulations, les toisons intimes se touchaient, se frottaient, s’éloignaient pour mieux s’accoler à nouveau. Bientôt, les gémissements devinrent râles et les râles devinrent cris, jusqu’à ce qu’après un ultime assaut, l’encre tiède de l’amant repu ne vienne marquer le ventre blond du sceau de sa victoire.Tandis que les amants se rhabillaient, il me fallut trouver la force de retourner à la maison et de remonter dans ma chambre avant qu’ils ne s’aperçoivent de ma présence. Une fois dans mon lit, perclus de fatigue et de chagrin, je m’endormis le visage noyé de larmes.Le lendemain matin, je fus le premier réveillé. Alors que Fanny et Jean dormaient encore, sans doute fatigués par leurs ébats de la veille, je préparai le petit déjeuner pour tout le monde et lorsqu’ils se levèrent, la table était mise et le café chaud.S’en suivit un repas que la gêne rendit interminable, où l’on n’entendait rien d’autre que le bruit des couverts sur la porcelaine ou celui du pain que l’on rompt, où les regards baissés semblaient chercher au fond des tasses un moyen d’accélérer le temps ou d’en inverser le cours. Dans cette atmosphère pesante, finit par résonner la voix de Jean :— Que diriez-vous d’une balade en bateau, aujourd’hui ? On pourrait emmener un casse-croûte et manger au large ?— Avec la petite barque ? objectai-je. Tu penses aller loin à la rame ?— Ah… mais nous l’avons améliorée ! Désormais, on peut y mettre un petit moteur.— Ok, ça me convient, répondis-je simplement.Fanny se contenta d’opiner du chef. Depuis le « bonjour » du matin, elle était restée muette.Nous préparâmes les sandwichs et après avoir enfilé nos maillots, nous descendîmes au bateau. J’accompagnai Jean dans le hangar afin de récupérer le moteur sans pouvoir m’empêcher de jeter un œil vers l’emplacement où, quelques heures plus tôt, mon ami et Fanny avaient fait l’amour. Une fois l’antique barque équipée de son moyen de propulsion moderne, nous partîmes vers le large.Nous passâmes au large de la plage du tilleul encore déserte avant d’arriver vers la falaise d’amont dont le piton sculpté par les vents et les vagues gardait majestueusement l’entrée d’Étretat. Pendant tout le trajet, aucun de nous n’avait parlé plus que nécessaire et seul le clapotis des vagues contre la coque avait rythmé la traversée. Ce n’est qu’à l’arrivée, à environ un mille de la côte que Jean décida de crever l’abcès. Devant mes yeux consternés, il prit la main de Fanny dans la sienne et demanda simplement :— Ça ne te dérange pas ?Quoi faire ? Que répondre ? Nous étions sur une barque au milieu de nulle part et allions rester plusieurs heures ensemble sans la moindre possibilité de s’isoler. J’aurais dû protester, j’aurais dû hurler ma colère, mais une fois encore, ma lâcheté prit le dessus et je ne fis rien.— Ai-je le choix, répondis-je tristement en regardant Fanny qui baissa les yeux. J’aurais préféré que cela se passe autrement… C’est comme ça.— C’est bien que tu le prennes ainsi, répondit Jean, croyant que mes paroles sonnaient comme une absolution. On va passer une bonne journée tous les trois et en rentrant, nous essaierons de te trouver une jeune fille convenable dans l’un des bars où nous irons !Si je devais résumer Jean en une phrase, ce serait sans doute celle-ci. Jean le meneur, Jean le grand frère, le faux frère. Jean le félon. Celui qui fourvoie, celui qui humilie par sa condescendance, celui qui trompe…Je fis semblant de sourire. Fanny fit semblant de comprendre et Jean ne fit semblant de rien. Comme pour mieux sceller ce pacte de la honte, il déposa un baiser sur les lèvres de Fanny.Avant de plonger dans les eaux sombres, Jean nous donna ses consignes :— Ici, le courant à tendance à nous éloigner de la côte. Donc il faut bien qu’on reste entre le bateau et le large. Ainsi, le bateau viendra naturellement vers nous.Puis il mit en marche le petit transistor qu’il avait apporté et au son des derniers tubes, nous nous mimes à nager, profitant de la sensation unique d’être seuls au monde.N’étant pas un nageur exceptionnel, je ne restai jamais loin du bateau, m’y raccrochant quelques fois. Fanny et Jean, eux, se tenaient, s’agrippaient, s’enlaçaient, sans un regard pour moi, le suivi devenu suiveur et qui ne serait jamais le suivant dans le corps et le cœur de mon ex aimée. Pourtant, je résistai sans pleurer devant ce spectacle. Tout au moins au début. Les minutes défilant, je sentis poindre au fond de ma gorge les prémices d’un irrépressible chagrin. Ne voulant pas me donner en spectacle, je décidai de remonter à bord de la barque.— Ça va, Jacques ? s’inquiéta Jean qui m’avait vu sortir de l’eau.— Ça va, ne t’inquiète pas. Je commence juste à fatiguer un peu. Je fais une pause.Bercé par la voix de Sheila qui chantait son dernier tube, repris en chœur par les deux amants, je tentai de m’allonger un peu de façon à ce que mes acolytes ne puissent rien voir de mon visage et des larmes qui le maquillaient. Mais au bout d’un certain temps, j’eus l’impression que les voix s’éloignaient. En me redressant, je vis que Fanny et Jean s’étaient sensiblement éloignés du bateau.— Jacques ! cria Jean. Mets le moteur en route et rapproche-toi de nous.Je lui fis un signe de la main et tentai de démarrer le moteur. C’était la première fois que je m’essayai à ce jeu et il me fallut plusieurs tentatives pour que le rugissement se fasse entendre. La main sur la commande, prêt à mettre les gaz, je regardai dans la direction de mes amis. Jean avait les bras autour de la taille de Fanny et elle avait posé les mains derrière sa nuque. Tendrement, ils s’embrassaient, seuls au milieu de l’immensité avec pour seul horizon l’écume des vagues écrasées par le ciel.Alors, sans y réfléchir vraiment, seulement guidé par les sombres instincts qui naissent dans les cœurs blessés, j’actionnai le levier et le tournai de façon à laisser les amants à proue. Ils virent le bateau s’éloigner sans comprendre. J’entendis leurs cris mais n’écoutai pas. Régulièrement, je me retournais et voyais leurs bras paniqués s’agiter en tous sens. Voilà près d’une heure qu’ils étaient dans l’eau. La peur ajoutée à la fatigue allait probablement avoir raison de leur volonté de survivre. La dernière fois que je me retournai, je les vis disparaître sous les vagues et ne les revis pas.De retour à la maison, j’accrochai le bateau au ponton et rentrai le moteur dans le hangar. De longues minutes, je restai prostré devant le tas de cordages sur lequel Fanny avait appuyé sa tête lorsque Jean l’avait aimée. Il me semblait voir encore leur corps enlacés trembler d’émoi sous les caresses de l’autre. C’est alors que je m’aperçus que je n’avais toujours pas cessé de pleurer.Nous étions deux amis et Fanette l’aimait…Il m’arrive de revenir de temps à autre sur les plages de mon enfance. Je marche sur le sable humide dans le silence du soir, la nuque caressée par la brise légère et parfois, lorsque les vagues s’arrêtent, j’entends comme une voix…