Vendredi, ParisL’appel tĂ©lĂ©phonique arrive alors que nous sommes tous les deux devant l’écran de mon ordinateur.Depuis quelques jours, nous avons acquis une camĂ©ra nocturne pour filmer des animaux qu’on suppose venir roder la nuit dans notre jardin. C’est un dĂ©sir très fort de Chantal, surtout que des bruits dans le voisinage laissent entendre qu’un renard, voire deux, logerait dans une vieille bâtisse voisine et qu’il viendrait nous visiter la nuit.Cet appel arrive sur notre ligne fixe reliĂ©e Ă la box. Il est presque midi, je sens dĂ©jĂ l’intrus. Et c’est exactement ça !— Encore un qui veut nous vendre une chaudière ou isoler notre grenier. Laisse tomber…Je n’entends que les rĂ©ponses de Chantal qui a dĂ©crochĂ© malgrĂ© mon avertissement. Elle est comme ça, ma Chantal. Gentille, polie, respectueuse, capable de rester calme devant ce qui, moi, me met rapidement en colère. J’ai longtemps cru que c’était de la timiditĂ© avant de rĂ©aliser que c’était simplement de la politesse, de l’empathie, de la rĂ©serve et du savoir-vivre.Bougon, je fais dĂ©filer les images recueillies cette nuit par notre camĂ©ra sur une clef USB dĂ©diĂ©e, dans l’espoir d’y voir un animal, un loup, un Ă©lĂ©phant ou encore un renard !Chantal est silencieuse, elle Ă©coute celui ou celle que j’ai dĂ©jĂ pris pour un dĂ©marcheur ou une fâcheuse de plus.Ă€ plusieurs reprises, je lui fais signe de laisser tomber et de regarder avec moi les images et les vidĂ©os saisies dans la nuit et l’après-midi d’hier. D’une main, elle m’intime fermement de la laisser faire. Je bous de rage.Pourtant je sais qu’elle aime ce moment de partage avec moi. Et moi je suis très attentif Ă lui faire plaisir, jusqu’à prier qu’un hĂ©risson se fasse piĂ©ger par l’œil de la camĂ©ra. Je sais qu’elle serait comblĂ©e.Et lĂ , au lieu de regarder l’écran, je l’entends rĂ©pondre aimablement Ă son interlocuteur. J’imagine qu’elle s’enfonce dans l’échange avec la personne au bout du fil. Le ton qu’elle emploie est tout bonnement dĂ©licieux, alors que moi…— Je ne suis pas propriĂ©taire… C’est mon mari… C’est lui seul qui peut signer… il n’est pas lĂ .Encore heureux ! Un silence, puis :— Inutile de venir s’il n’est pas là … Je sais, monsieur, comme les autres, vous voulez venir chez nous et prendre plein de mesures… Mais si, et comme les autres, au final, on ne reçoit jamais le certificat…Elle rĂ©siste, pendant que moi j’attends ! Ă€ plusieurs reprises, je lui fais signe de raccrocher, mais elle ne me regarde mĂŞme plus. Je m’impatiente alors que je cherche des images pour lui faire plaisir. L’entendre rester calme et polie avec son interlocuteur m’énerve. Je manque de laisser exploser ma colère quand je l’entends lui dire :— Lundi, 16 heures ? Je suis lĂ , oui. Mais il faut que je demande Ă mon mari si cette heure lui convient.Je n’en crois pas mes oreilles, elle m’implique. Le gars doit jubiler !Le type insiste sans doute, car elle ajoute :— Je vous le rĂ©pète, c’est lui le propriĂ©taire, moi je ne suis rien. On est mariĂ©s sous le rĂ©gime de la sĂ©paration de biens.LĂ , je retrouve le ton sarcastique qu’elle utilise quand nous Ă©voquons cette situation familiale.Mais comment peut-elle donner ce genre de dĂ©tails Ă un inconnu ? Je suis sur le point de manifester ma prĂ©sence pour que l’intrus comprenne qu’elle se moque de lui. Tant pis si je la mets dans l’embarras. Mais, je suis coupĂ© dans mon Ă©lan quand je l’entends ajouter, le plus calmement du monde :— La maison date de notre mariage… C’est un pavillon avec un grand jardin… Oui, l’adresse est la bonne… Oui, nous avons amĂ©nagĂ© nos combles… Non, les factures, c’est lui qui les a… Oui, il est encore en activité… Non, pas en tĂ©lĂ©travail…À bout de patience, je me tourne vers elle, abandonnant l’écran, pour lui intimer assez fermement du regard de cesser ce jeu.Mais elle s’éloigne pour Ă©chapper Ă mon regard furieux pour enfin lui dire, d’un ton un peu agacĂ©Â :— Monsieur, je vous dis que c’est Ă lui de dĂ©cider, inutile de faire venir votre technicien, s’il n’est pas lĂ .Un nouveau long silence et elle ajoute :— Bon, d’accord pour lundi 16 heures, mais donnez-moi un numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone pour annuler s’il ne peut ĂŞtre prĂ©sent.Et lĂ , la bougresse me presse de lui donner crayon et papier. Totalement dĂ©passĂ©, je m’exĂ©cute.— 06… Oui, c’est notĂ©, lundi 16 heures. Mais je le rĂ©pète, je vous rappelle si ce n’est pas possible. Au fait, comment vous appelez-vous ? Rayan D du bureau des Ă©conomies d’énergie. Très bien, c’est notĂ©, Monsieur D.Et après un autre silence, je l’entends pouffer, une main devant sa bouche.— C’est ça Monsieur. Puis un autre silence…— D’accord Rayan… Chantal !Je n’en crois pas mes oreilles, Ă peine cinq minutes et elle l’appelle par son prĂ©nom, elle lui donne le sien et lui, il lui refile son 06… Et tout cela dans la bonne humeur.Alors que je pense la communication terminĂ©e, un long silence me fait comprendre que non. Elle Ă©coute, le visage tournĂ© vers la fenĂŞtre. Elle se cache, c’est Ă©vident ! Enfin, elle dit en murmurant, comme quelqu’un qui se sent coupable et veut le dissimuler :— D’accord Rayan, Ă lundi 16 h… 26 ans…Quand elle se tourne vers moi, elle comprend, en voyant mon expression, que je suis consternĂ© d’avoir assistĂ© Ă cet Ă©change et d’avoir entendu les dĂ©tails qu’elle a livrĂ©s Ă cet inconnu.— C’était encore un nouveau dĂ©marcheur pour les Ă©conomies d’énergie, me dit-elle, le plus naturellement du monde. Alors tu as vu quelque chose sur la carte ?Quel culot ! Je reste sans voix.— Tu crois que je n’avais pas compris ? Tu lui as donnĂ© rendez-vous lundi.— Oui, tu as entendu. Il ne me lâchait pas sinon. Et puis j’ai un numĂ©ro pour annuler.— Heureusement, car tu sais bien que je ne suis pas lĂ , de toute la semaine prochaine.— Bien sĂ»r que je le sais. Mais je voulais me dĂ©barrasser poliment de lui.— Plus que poliment, non ? Tu l’as carrĂ©ment appelĂ© par son prĂ©nom.— C’est qu’il Ă©tait gentil, agrĂ©able et très poli. C’est tout.— Il t’a vraiment demandĂ© ton âge ?— Ben oui ! C’est un vieux.— Comment ça, un vieux ? Il t’a donnĂ© le sien ?— Ben oui ! Il est près des 40. Bon, tu n’as rien vu ?Elle parle des images sur la clĂ© qui proviennent de la camĂ©ra nocturne. Comme ça, tout innocemment ! DĂ©goĂ»tĂ©, je ferme l’ordinateur, bien dĂ©cidĂ© Ă ne pas lui faire plaisir. Sans aucun commentaire, elle quitte la pièce.Subrepticement, je rĂ©cupère sur le papier le nom et le numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone de cet abruti qui a draguĂ© ma femme en ma prĂ©sence, sans le savoir, bien entendu. Rayan ? C’est un prĂ©nom celte non ? Il doit ĂŞtre irlandais.Il ne se passe pas cinq minutes que notre tĂ©lĂ©phone sonne Ă nouveau. Je vais pour dĂ©crocher quand Chantal me devance sur un autre poste dans le salon.J’entends moins bien sa voix, mais il ne me faut pas longtemps avant de rĂ©aliser que c’est encore ce Rayan qui rappelle. Je tends l’oreille ; elle est silencieuse et Ă©coute son interlocuteur. Soudain, elle hausse le ton :— Écoutez Rayan, je vous ai dit que si vous venez, je ne vous recevrais pas sans mon Ă©poux. C’est lui qui est le propriĂ©taire, je ne suis rien d’autre.Nouveau silence. Je pense que l’autre insiste. Et alors, contre toute attente, elle explose.— ArrĂŞtez ! LĂ , vous devenez pĂ©nible. Je raccroche. J’annule tout. MĂŞme le contrĂ´le Ă©nergĂ©tique. Au revoir. Et lĂ -dessus, elle raccroche.Dans un premier temps, je suis content. Elle a bien rĂ©agi. Elle revient vers moi, et je devine de la colère dans ses yeux.— Il est comme tous les autres. Collant au possible. Je l’ai envoyĂ© balader.— J’ai entendu, c’est bien. Mais tu as perdu du temps, dès le dĂ©but tu aurais dĂ» ne pas rĂ©pondre.— Au fait, tu as vu quelque chose sur les images de la camĂ©ra ?— Non, rien, mais tu n’étais pas beaucoup intĂ©ressĂ©e d’en voir, non ?— Si si, bien sĂ»r, mais cet imbĂ©cile m’a bien Ă©nervĂ©e.— Écoute, je bosse maintenant, tu peux prendre la carte mĂ©moire et la visionner dans ton bureau sur ton ordinateur.— OK !Elle a quittĂ© mon bureau sans un regard pour moi, encore secouĂ©e par ce coup de tĂ©lĂ©phone.J’avais deux interventions Ă finaliser, car je partais toute la semaine prochaine pour l’étranger. Et bien sĂ»r, j’étais en retard et l’incident de cet appel n’était pas fait pour ma concentration.Le week-end se passe agrĂ©ablement. Le samedi soir, nous recevons des amis qu’on apprĂ©cie tous les deux. Ils Ă©taient accompagnĂ©s d’un couple qu’ils voulaient nous prĂ©senter.Chantal Ă©tait en beautĂ©, très glamour. Elle a minaudĂ© avec l’homme que nous ne connaissions pas, manifestement dragueur et indiffĂ©rent Ă ma prĂ©sence. J’assiste avec perversion, car j’aime qu’on lui fasse du rentre-dedans… quand je suis tranquille, maĂ®tre de la situation.J’ai surpris un geste que j’aurais pu prendre pour dĂ©placĂ©, quand, bloquĂ©s dans un couloir, il a tirĂ© sur le haut de sa robe pour dĂ©voiler sa poitrine. Surprise, Chantal n’a pas eu le temps de rĂ©agir, ce qui a permis Ă ce vicieux de jouir de la vue de ses seins couleur blanc de lait en cette pĂ©riode et de ses arĂ©oles caramel. Toujours très respectueuse, elle ne l’a mĂŞme pas grondĂ©. C’est vrai qu’elle m’avait aperçu au bout du couloir Ă mater la scène et m’en rĂ©jouir.Plus tard, j’ai invitĂ© les deux hommes discrètement Ă regarder des images de la belle dans des dĂ©shabillĂ©s très suggestifs.Le dimanche, je peaufine mes interventions pour la semaine Ă venir. Je communique mardi et jeudi matin. Vendredi soir, soirĂ©e de gala, et retour samedi.Je pars très tĂ´t le lundi matin sans la rĂ©veiller.——————————–Lundi, GenèveNous venions de sortir du restaurant. Il Ă©tait tard. J’aurais dĂ» suivre le groupe qui rentrait Ă l’hĂ´tel, car j’avais encore Ă revoir ma première intervention qui doit avoir lieu demain après-midi.Mais je n’avais pas le moral et encore moins l’envie de rentrer travailler et me retrouver seul dans cette chambre luxueuse, mais tellement impersonnelle. C’est dans ces circonstances que je regrette le plus mon chez-moi, mes habitudes, mes repères. Je me sentais envahir par le blues, sans que je puisse m’en dĂ©fendre, et brusquement, j’ai eu envie de parler Ă Chantal.Elle me manquait terriblement ; ce n’était pas la première fois que nous Ă©tions sĂ©parĂ©s, mais pour mes dĂ©placements professionnels frĂ©quents, rares Ă©taient ceux oĂą elle ne m’accompagnait pas.Tout en marchant dans la rue, je dĂ©cide de l’appeler malgrĂ© l’heure tardive : 23 h. Malheureusement, je tombe sur sa messagerie. Très déçu, je lui laisse un message.Coucou ma belle. Je me sens seul, perdu sans toi. Tu me manques Ă©normĂ©ment. Je ne suis pas près d’aller au lit. Tu peux m’appeler si tu ne dors pas.J’attends quelques minutes, assis sur un banc. Rien. DĂ©semparĂ©, je dĂ©cide finalement de regagner l’hĂ´tel. Je retrouve au bar un de mes collègues avec lequel j’ai sympathisĂ©. Il me propose de partager un petit verre d’alcool. J’accepte volontiers avec l’espoir d’y noyer mon sentiment de solitude.Mon compagnon de boisson ne semble pas moins chagrin que moi et sans attendre il se libère de ses soucis en me livrant ses confidences.— Je crois que ma femme a un amant. Notre couple bat de l’aile depuis plusieurs mois. Je la sens qui s’échappe.En disant ces mots, je remarque que ses yeux sont brillants de larmes, prĂŞtes Ă s’écouler. Il a vraiment l’air accablĂ©. Mon rĂ©flexe de sympathie est aussitĂ´t Ă©touffĂ©Â : mon besoin de parler Ă Chantal devient encore plus prĂ©gnant. Je rĂ©alise qu’elle ne m’a pas rappelĂ©. Ça devrait me sembler naturel vu l’heure, mais lĂ , en cet instant, une vĂ©ritable angoisse me submerge. J’avale d’un trait le verre de Cognac.Mon collègue qui a remarquĂ© mon trouble commande une deuxième tournĂ©e.— Tu as des soucis aussi, me dit-il le regard plein de compassion ?— Non, non, rien, mais j’ai un peu de mal-ĂŞtre ce soir.Le tableau de deux paumĂ©s en train de se soĂ»ler au milieu de la nuit dans un bar d’hĂ´tel a quelque chose de pathĂ©tique et ne fait rien pour arranger la morositĂ© de l’ambiance.— Je l’ai rĂ©alisĂ© quand je l’ai surprise en pleine conversation avec un inconnu, reprend-il. Quand je suis rentrĂ© dans la pièce, elle a mis fin brutalement Ă l’appel avant de me donner une explication très confuse.Je lui demande :— Tu n’as pas insistĂ© pour savoir ?— J’étais complètement dĂ©truit, me rĂ©pond-il d’une voix chevrotante. J’avais peur de la vĂ©ritĂ©. J’étais en plein dans le dĂ©ni.C’est alors qu’une pensĂ©e me vient Ă l’esprit. Très floue, je n’arrive pas trop Ă savoir ce qu’elle suggère. C’est confus sans doute Ă cause du cognac. Mon collègue me dĂ©tourne de mes pensĂ©es :— Elle m’a menti qu’il s’agissait d’une dĂ©marche pour changer notre chaudière. Tu sais ces harcèlements d’organismes plus ou moins sĂ©rieux… En pleine nuit ! Elle m’a vraiment pris pour un con !Mais je ne l’écoutais plus. Ces mots avaient fait « tilt ». MalgrĂ© les effluves d’alcool qui encombraient mon esprit, je me suis mis Ă gamberger. Et petit Ă petit, tout m’est revenu en mĂ©moire. Très clair.On Ă©tait lundi soir. Le rendez-vous avec le dĂ©marcheur de bilan Ă©nergĂ©tique Ă©tait fixĂ© normalement Ă 16 h. Et elle ne me rappelait pas. J’ai senti Ă mon tour comme des larmes monter dans mes yeux. J’essayais de les contenir, car je rĂ©alisais le ridicule de notre situation. J’avais mal et envie de vomir.Il Ă©tait presque une heure du matin. Deux heures que je l’avais appelĂ©e. Je ne pouvais imaginer aller me coucher avec ce poids sur le cĹ“ur. Je ne pourrais jamais trouver le sommeil.Mon imagination travaillait Ă plein rĂ©gime : je la voyais enlacer ce… Au fait, comment il s’appelle, dĂ©jà  ? Ah oui, Rayan, c’est ça, Rayan que je crie dans l’oreille du barman apparemment d’origine nord-africaine, qui nous regarde contrariĂ© de ne pas pouvoir rentrer chez lui.— Rayan ? C’est un AlgĂ©rien, comme moi.Je suis tellement bien parti que je ne comprends pas vraiment sa rĂ©ponse. En fait, c’est l’image de ma femme qui occupe mon esprit alcoolisĂ©.Je la vois dans une vision nĂ©buleuse embrasser ce type Ă pleine bouche alors qu’elle lui tient sa bite dans une main. Lui, il caresse ses seins… Elle lui sourit, sĂ©duite, et l’alcool aidant, je me suis mis Ă pleurer Ă mon tour. Mon collègue n’y comprenait rien. On a commandĂ© deux autres cognacs. Très vite, nous n’étions plus que tous les deux au bar, complètement bourrĂ©s, pleurant dans les bras de l’autre. Quel spectacle !——————————–MardiQuand je me rĂ©veille le lendemain matin, un mal de crâne me foudroie. Je ne me souviens pas comment je suis arrivĂ© dans cette chambre et pourquoi je suis encore tout habillĂ©, couchĂ© en travers du lit.Petit Ă petit, la mĂ©moire me revient : Chantal !Vite, je me jette sur mon portable. Merde, plus de batterie ! Il est restĂ© allumĂ© toute la nuit et s’est vidĂ©. Moi aussi, je devais ĂŞtre bien allumĂ© hier soir, car je ne me souviens de la soirĂ©e que par brides.Mon Smartphone branchĂ© a besoin de quelques minutes pour s’allumer. Un SMS me saute Ă la figure, envoyĂ© Ă huit heures.Coucou, tu m’appelles quand tu te rĂ©veilles ?Je regarde l’heure, il est neuf heures. Le congrès commence dans une demi-heure. Je ne sais pas pourquoi, mais ce SMS me rassure et me tranquillise. Je dĂ©cide d’abord de me doucher en vitesse. Elle peut attendre, je l’ai bien attendue hier soir.Une fois habillĂ©, je suis sur le point de l’appeler. Mais je me ravise, je suis en colère maintenant. Je la soupçonne mĂŞme de penser que je suis en train de m’amuser plutĂ´t que travailler.Je gagne la salle des confĂ©rences. La pause arrive Ă onze heures. Curieux, je regarde mon Smartphone. Rien. La garce, elle contrĂ´le la situation bien mieux que moi. Je m’isole et active son numĂ©ro d’appel. Je tombe Ă nouveau sur la messagerie. Je ne laisse pas de message. L’angoisse reparaĂ®t, brutale, chargĂ©e de mille interrogations plus stupides les unes que les autres.Une demi-heure après, un second SMS s’affiche.Coucou tu m’as oubliĂ©e ?AccompagnĂ© d’un smiley avec des petits cĹ“urs.Je jubile, elle s’inquiète comme moi ce matin. J’ai alors envie de goĂ»ter ma victoire : la faire cĂ©der. Je suis sur le point d’appeler quand mon compagnon de beuverie m’aborde, l’air penaud.— On Ă©tait bien dĂ©chirĂ© hier soir non ?— Oui, je ne me souviens mĂŞme pas comment je me suis couchĂ©.— Moi non plus. C’est le barman. Il me l’a racontĂ© ce matin en souriant. Tu as des nouvelles de ta femme ?— Non, et toi, mentais-je ?Je ne sais vraiment pas pourquoi, mais mes pensĂ©es retournent vers elle. Je n’écoute plus mon collègue. Le second SMS m’a rassurĂ©, certes, mais un malaise demeure dont je n’arrive pas Ă saisir la teneur.Ce qui conforte mon assurance sur l’heure c’est de savoir que j’allais la retrouver en rentrant samedi soir. Et qu’on allait s’aimer. Je lui ferai l’amour. Je la baiserai en me gardant bien d’employer ce mot. Son odeur, le soyeux de sa peau. Je l’adorais.J’ai tout acceptĂ© d’elle, car je veux la garder, je veux compter dans sa vie.RassĂ©rĂ©nĂ© par le SMS, je dĂ©cide de temporiser. Ă€ son tour d’imaginer le pire. Je me vengeais bĂŞtement de son silence de la journĂ©e d’hier. Ridicule ! Que ne fait-on pas au nom de l’orgueil ?SĂ»r de moi, je ne me doutais de rien, trop certain de l’intĂ©gritĂ© de ma femme.Son sens moral est inĂ©branlable ; la fidĂ©litĂ© est le socle de notre amour.Ă€ la pause dĂ©jeuner, je ne peux Ă©viter mon complice de beuverie d’hier soir.— Elle va partir, j’en suis sĂ»r et elle ne reviendra pas.Quand j’entends ses paroles, l’angoisse rĂ©apparaĂ®t, encore plus forte. Et mon imagination galope dans ma tĂŞte. Chantal ! J’ai devant mes yeux son sourire, son regard quand elle s’abandonne Ă mes caresses. Mais ce n’est pas moi, c’est l’autre qui en profite.Elle ferme les yeux quand il lui caresse les seins. Comme avec moi. Sa respiration s’accĂ©lère et très vite des gĂ©missements timides s’échappent d’entre ses lèvres. Comme avec moi. Il est nu dans notre salon, elle lui caresse la bite avec tendresse. Comme avec moi.Elle lui tend sa bouche qu’il prend dans un sourire de vainqueur. Car il sait qu’elle est Ă lui dĂ©sormais. Il est de ceux qui prennent ce qui est aux autres. S’approprier, usurper, voler, ravir, dĂ©rober le bien des autres. Moi, en ce moment.Alors il la prend dans ses bras après l’avoir mise nue. Elle lui murmure dans l’oreille ces mots que je connais si bien : « Prends-moi dans tes bras et emmène-moi dans la chambre ».Je n’ai pas besoin de l’entendre, elle me l’a dĂ©jĂ demandĂ©. Avant ! Et je nous revois, non, les vois s’enlacer amoureusement. Elle se colle Ă lui, veut attendre et profiter du moment prĂ©sent. Leurs corps ne font plus qu’un. Leurs peaux se collent. Elle ne prĂ©cipite jamais rien. Lui bande très dur. Il a une grosse bite. Plus grosse que la mienne. Il la frotte contre son ventre. J’ai la tĂŞte en feu ! Elle s’écarte, lui prend la main et l’attire Ă elle alors qu’elle se couche sur le dos et ouvre ses cuisses… Les lèvres de son sexe luisent, elle mouille abondamment. Elle est excitĂ©e et va se donner.Non ! Je ne veux pas Chantal. Ne t’abandonne pas Ă cet homme qui est lĂ pour te voler Ă moi, pour t’emporter.C’est une tape sur l’épaule qui me fait revenir sur terre. Mon collègue me fixe avec un regard effrayĂ©.— Hello ! Tu vas bien ? Tu es tout pâle. Tu parles tout seul. Tu veux qu’on appelle un mĂ©decin ?Je respire un grand coup, mais il me faut quelques secondes pour effacer ces images horribles. Je prends conscience que nous sommes dans la grande salle qui fait office de restaurant.— Ça va, ça va, merci. Un passage Ă vide. Je vais sortir quelques minutes pour prendre l’air.Dehors, sur la terrasse de l’hĂ´tel, il fait plein soleil. Chantal aime le soleil, les chants d’oiseaux, la nature… Je sens Ă nouveau le blues me gagner.Après avoir marchĂ© et respirĂ© un grand coup, je me sens mieux. Non, ce n’est pas possible. Tout va bien. Je veux me rassurer.Le type travaille sans doute dans un centre d’appel sĂ»rement localisĂ© ou dĂ©localisĂ© en Irlande ou mieux Ă Madagascar, Tunisie…Sois lucide, ce mec drague Ă fond perdu. Il peut envoyer un technicien, et encore, pas aussi rapidement. Classiquement, ils relaient les appels favorables, Ă la boĂ®te qui a fait appel Ă ses services. Ce n’est qu’un simple intermĂ©diaire sans autre vocation que de faire durer l’appel et obtenir un accord pour un rendez-vous.Je me fais du cinĂ©ma ! Et Chantal n’est pas assez naĂŻve pour se laisser sĂ©duire par ce genre de type. Un minable qui cherche Ă se faire valoir.RassurĂ©, je me sens plus lĂ©ger. Je dĂ©cide de ne pas cĂ©der Ă l’appeler.Quoique…Soudain, je suis happĂ© par une nouvelle peur panique, pas vraiment expliquĂ©e. J’ai l’impression qu’un dĂ©tail m’a Ă©chappĂ©. C’est comme une intuition. Je me concentre et rien ne vient.Quand brusquement, lĂ , au milieu de toutes ces couleurs sur cette terrasse, l’image de Chantal nue dans les bras d’un autre fait Ă nouveau une irruption violente et douloureuse dans mon cerveau avant de se propager Ă tout mon corps. Je tente de la chasser et de penser Ă autre chose quand enfin, LA phrase me revient en mĂ©moire, restĂ©e bloquĂ©e dans mon subconscient.Cette phrase qui vient de germer en moi met Ă mal mes certitudes :« D’accord, Rayan, Ă lundi, 16 h… 26 ans… »L’évidence saute aux yeux : dans ces mots quand elle s’adresse Ă ce con, il n’est pas question de la visite d’un technicien, mais de lui en personne.Ce Ryan la convoite et elle s’est laissĂ©e draguer, victime du jeu de la sĂ©duction.Je ne peux rĂ©sister, je veux savoir. Je l’appelle et je tombe encore sur le rĂ©pondeur. De rage, je lui envoie un SMS.Coucou, on a du mal Ă se parler… Je retourne dans la salle de confĂ©rences, 15 h, c’est le moment de ma confĂ©rence.(Ă suivre)