Nous voulions vivre Ă la campagne et venons d’acquĂ©rir cette grande demeure Ă©difiĂ©e au centre d’une bourgade du Mâconnais, l’ancienne pharmacie dont la propriĂ©taire est dĂ©cĂ©dĂ©e depuis deux dĂ©cennies. Celle-ci Ă©tant dĂ©pourvue d’hĂ©ritiers directs, la bâtisse est ensuite passĂ©e de mains en mains sans avoir Ă©tĂ© rĂ©occupĂ©e. Nous y avons entrepris d’importants travaux de restauration et ne doutons pas d’en faire bientĂ´t un vrai bijou. L’autre jour, un charpentier travaillant Ă la toiture nous a ramenĂ© une boĂ®te en fer-blanc dissimulĂ©e entre les poutres. Elle contenait la correspondance d’un Poilu Ă sa belle (la fille du pharmacien), une trentaine de lettres splendidement calligraphiĂ©es dans lesquelles il racontait sa vie, ses espoirs et dĂ©sespoirs mais aussi ses souvenirs et rĂŞves. Nous en livrons lĂ cinq extraits que nous avons trouvĂ©s spĂ©cialement touchants. ____________________Extrait 1 – tirĂ© de la toute première lettre, datĂ©e du 2 aoĂ»t 1914[…] Me voilĂ Ă Dijon au fond d’un Ă©pouvantable casernement construit pour cinq cents oĂą nous nous retrouvons trois mille ou plus, je ne saurais compter. J’ai trouvĂ© un recoin presque tranquille qui me permet de m’évader vers toi. Le confort en est bien fruste et je crains que la qualitĂ© de mon Ă©criture ne s’en ressente. Quand je dis « qualitĂ© de mon Ă©criture », j’entends la calligraphie car, au reste, tout ce que tu m’inspires est si brillant qu’il me suffit de t’évoquer et les mots les plus tendres jaillissent d’eux-mĂŞmes sous ma plume.Cette guerre, tout le monde la prĂ©voit expĂ©ditive et victorieuse, et sitĂ´t mon retour il faudra que nous officialisions notre liaison. Je ne saurais revivre, quelle qu’en soit la raison, la mortifiante vexation de nos derniers adieux, si furtifs, hier sur le quai. Je sais bien que ma condition et mes idĂ©es m’éloignent de tes parents : un instituteur, disciple de Jaurès, n’aura pas l’heur de leur plaire, d’autant moins que ce misĂ©rable ne souhaite pas convoler en justes noces et saura se contenter de la compagne sans vouloir se la soumettre par les liens du mariage et imposer les tralalas d’une noce.J’aimerais donc entamer cette correspondance en consacrant d’abord quelques mots Ă l’amertume que suscita le dĂ©chirement qui nous Ă©cartela Ă la gare. Tu ne saurais concevoir Ă quel point j’ai souffert en les voyant tous, qui dans les bras de son Ă©pouse, qui dans ceux de sa fiancĂ©e alors que nous ne pouvions qu’à peine nous effleurer et Ă©changer de brèves et chastes accolades. Mais si… tu dois savoir car je suis certain que le mĂŞme chagrin t’a Ă©treinte, ajoutant cette communion dĂ©sespĂ©rĂ©e Ă celles qui nous unissent dĂ©jĂ . Tous nos jeunes et braves paysans dĂ©ploraient de quitter leur famille Ă la veille des rĂ©coltes. Moi aussi, j’abandonnais mon jardin secret au moment de sa gĂ©nĂ©reuse floraison, une terre plantĂ©e de pousses follement sauvages mais si vigoureuses et chamarrĂ©es.En dĂ©pit de ton Ă©blouissant sourire, je devinais ton affliction qu’il tentait de transmuer en muet encouragement. Contrairement aux autres femmes qui s’accrochaient aux fenĂŞtres et marchepieds des wagons, quand j’ai rejoint le mien, tu t’es reculĂ©e pour te poster sur un petit banc en arrière et j’ai pu ainsi t’embrasser du regard.Ce vaste calice blanc, somptueusement Ă©panoui que tu balançais au-dessus de la foule Ă©perdue composait une vision que rien ne ternira jamais et que j’ai gravĂ©e sur ma rĂ©tine Ă©blouie. J’ai alors, et brusquement compris la force et la profondeur de ce qui nous unit. L’épreuve qui s’annonçait avait au moins le mĂ©rite de me le rĂ©vĂ©ler limpidement. Notre amour n’est ni simple harmonie des cĹ“urs, ni sommaire unisson des corps, mais tous deux indissolublement.Le train s’est Ă©branlĂ©, et tandis que ta silhouette se dissipait, soudain je t’ai discernĂ©e planant dans les nues, dĂ©ployant la traĂ®ne flamboyante de ta chevelure dorĂ©e, enveloppĂ©e du seul voile translucide de ta chemise qu’irriguaient les Ă©clats cuivrĂ©s d’un soleil resplendissant.Jusqu’à Dijon, tu m’as ainsi escortĂ©. La voluptĂ© de tes formes Ă©pousait tantĂ´t l’ondulation dorĂ©e des blĂ©s, tantĂ´t les volutes alanguies des moutonnements nuageux qui donnaient du relief aux cieux. Quand notre convoi traversait des forĂŞts, je t’entrevoyais jouant Ă cache-cache dans ces futaies et il me semble mĂŞme t’y avoir aperçue absolument nue, Ă©raflant ton corps dĂ©licat contre l’écorce rĂŞche des puissants baliveaux.VoilĂ plusieurs heures que nous roulions et, Ă©puisĂ© par la chaleur autant que le dĂ©sarroi, ressassant toujours nos adieux, je somnolais lĂ©gèrement. Le claquement monotone des roues sur les jointures des rails gĂ©nĂ©rait des saccades qui, conjuguĂ©es Ă mes rĂŞveries sensuelles, me causaient une lĂ©gère Ă©rection. Les lieux rĂ©sonnaient d’un brouhaha confus entremĂŞlant lamentations, propos belliqueux et ronflements sonores. Ce tapage brutalement cessa. Tu venais d’entrer dans notre fourgon. Je t’ai un instant confondue avec « La libertĂ© guidant le peuple » de Delacroix car tu portais sa fière rĂ©solution dans le regard et les gestes, t’affichais comme promesse et rĂ©compense de victoire. Ta vĂŞture diaphane laissait transparaĂ®tre l’orgueil de ta gorge aux seins gonflĂ©s d’une ardeur aussi fougueuse que gĂ©nĂ©reuse. Tu te posais, femme et emblème, pointant des arĂ©oles dĂ©licieusement carminĂ©es et tes tĂ©tons agressifs.Tu t’es avancĂ©e, Ă©touffant les paroles agressives de mes très rĂ©cents camarades sous la cascade perlĂ©e de ton rire clair. Lorsque tu es passĂ©e devant moi, en me souriant, j’ai devinĂ© sous ta chemise, Ă la jointure des cuisses, le bouquet odorant en lequel, dès lors, je fus impatient de m’égarer Ă nouveau. Tandis que tu t’éloignais, je suivais des yeux ton envoĂ»tante chute de reins, et un chaos plus violent me conduisit au seuil de l’éjaculation.Des cris m’ont Ă©veillĂ©, nous entrions en gare de Dijon.On n’écrit pas de pareilles sottises Ă une jeune fille. Tu me pardonneras ces fantaisies polissonnes mais je suis merveilleusement placĂ© pour savoir que sous tes airs sages, tu es fort Ă©loignĂ©e d’être bĂ©gueule, que tu apprĂ©cies mes Ă©moustillantes imaginations et je serais ravi de t’entraĂ®ner vers des allĂ©gresses Ă©pistolaires. Je ne vois pas de raison de me livrer dans mes lettres Ă une pruderie surannĂ©e qui n’a pas cours autrement entre nous.Mon songe se dissipa un moment lors de notre arrivĂ©e Ă Dijon oĂą nous affrontâmes ce qui, d’abord, nous sembla ĂŞtre une indescriptible pagaille. Les premiers pantalons rouges ont pourtant rapidement ordonnĂ© notre cohue. Qu’ils sont fringants et martiaux, mes futurs compagnons d’armes, propres Ă Ă©vincer toute inquiĂ©tude concernant l’issue du conflit ! Ce dĂ©sordre inaugural s’est bien vite rĂ©sorbĂ© et nous avons rĂ©alisĂ© la puissance de cette volontĂ© occulte qui nous gouvernait aussi fermement que paternellement. Dès demain nous partons vers Belfort, et j’en suis heureux car je participerai ainsi Ă la libĂ©ration de nos provinces annexĂ©es. La principale de mes provinces annexĂ©es est nĂ©anmoins dĂ©jĂ conquise, et ce n’est qu’en vue de mieux me l’attacher que je me battrai.Je me souviens de vendredi soir, c’est si ancien… pense donc… avant-hier, quand je t’ai introduite dans l’école par la porte discrète qui donne sur l’arrière pour gravir ce maudit escalier qui grinçait plus que jamais et te guider vers ce minuscule deux-pièces que le ministère de l’Instruction publique met gĂ©nĂ©reusement Ă la disposition de nos Ă©bats. Tu avais inventĂ© je ne sais quelle histoire afin d’expliquer que tu resterais jusqu’au samedi soir, Ă Mâcon chez ta cousine Hortense, et nous disposions ainsi, pour la première fois, d’une nuit complète destinĂ©e Ă apaiser nos fièvres et Ă compenser la brièvetĂ© de nos enlacements prĂ©cĂ©dents.Nous nous sommes prĂ©cipitĂ©s dans les bras l’un de l’autre, insatiables de baisers dont tu n’étais pas la moins vorace. Je voulais cependant t’admirer comme tu le mĂ©rites, aussi me suis-je soustrait aux mains nouĂ©es autour de mon cou pour me reculer et m’allonger sur mon lit. Toute Ă mes concupiscences acquise et fière de ton corps, tu as immĂ©diatement rĂ©pondu Ă ma muette supplique et posĂ©ment, un Ă un, tu as Ă©cartĂ© ces voiles qui t’apparentaient encore, toi incomparable dĂ©esse, aux pauvres mortelles. Tu m’es apparue d’abord dans ce simple jupon noir qui faisait Ă©clater l’ivoire de ta peau, puis vĂŞtue de tes seuls bas, culotte et soutien-gorge. Sans hĂ©siter, tu t’es pavanĂ©e dans le cĂ´ne de lumière qui filtrait par mon Ă©troite fenĂŞtre. Tu me mettais en transe et le savais quand, jouant de ta blondeur dans les rougeurs du couchant, tu m’enivras de la grâce de tes courbes. Enfin, avec une rouerie accomplie pleine d’aguichants dĂ©fis, tu as fait glisser tes derniers atours, divulguant tes beautĂ©s les plus intimes.Tu t’es figĂ©e, lĂ devant moi, splendidement offerte, les bras croisĂ©s sur tes seins, frĂ©missant de ton dĂ©sir.Je me suis dĂ©shabillĂ©, le sexe pointant au cardinal et t’ai tirĂ©e vers moi pour te rouler sur ma couche. Une seconde, toujours provocante, tu as feint de rĂ©sister. Je me suis Ă©parpillĂ© en câlineries et embrassades sur les rondeurs enchantĂ©es de ta poitrine, les moiteurs de ton entrecuisse, la raie sublime qui barre ta croupe, les onctuositĂ©s de ton ventre et les saveurs dĂ©licates de ton cou. J’ai butinĂ© tes nectars sans oser toutefois pousser mes investigations jusque lĂ oĂą m’aiguillonnaient mes dĂ©sirs et sans doute les tiens Ă©galement, est-on bĂŞte parfois !Tremblante, tu vagissais doucement. Quand je t’ai pĂ©nĂ©trĂ©e, ta vibration s’est intensifiĂ©e, ta sereine plainte s’est amplifiĂ©e et tu as criĂ© ton bonheur si fort que j’ai dĂ» te bâillonner d’une main pour que tu n’alertes pas toute la maison. Ce fut long et savoureux ; tes trĂ©molos m’indiquaient les inflexions de ton plaisir, tu as joui plusieurs fois avant d’atteindre Ă un orgasme dĂ©vastateur peu après que je me fus Ă©panchĂ© en toi. De la petite mort, nous avons sombrĂ© dans un grand sommeil bercĂ© par les arĂ´mes de nos effusions et des songes de fĂ©licitĂ©.Le samedi matin nous sommes restĂ©s nus, terrĂ©s dans mon galetas, nous irradiant de nos chaleurs, nous agaçant de nos dĂ©sirs, nous effleurant de caresses tantĂ´t pudiques, tantĂ´t lubriques. Et Ă nouveau, je t’ai prise sauvagement, sans trop de respect, mais tu Ă©tais plus que consentante. De longs moments aussi je suis restĂ© ma tĂŞte appuyĂ©e sur ton ventre et ma main Ă©garĂ©e dans les crins (l’écrin, je ne sais) de ton pubis embrasĂ©.Ă€ quatre heures, après un frugal repas pris tardivement, nous Ă©tions Ă©talĂ©s sur mon lit et nous Ă©tourdissions de tendres, lĂ©gers et suaves baisers dans les prĂ©ludes d’une Ă©treinte plus impĂ©tueuse lorsqu’un sinistre battement de cloche a retenti. Dans l’accord que nous nous apprĂŞtions Ă cĂ©lĂ©brer, il a rĂ©sonnĂ© en complet contretemps comme une calamiteuse fausse note altĂ©rant nos Ă©mois. Tu t’es jetĂ©e dans mes bras, frissonnante et apeurĂ©e, comprenant, dès ce coup de semonce, ce que je me refusais obstinĂ©ment Ă concevoir. Il fut aussitĂ´t suivi d’une interminable et monocorde litanie en laquelle il nous fallut bien entendre le tocsin. Les percussions de cette grĂŞle nous laissaient stupides, dĂ©semparĂ©s, sans voix et pĂ©trifiĂ©s. Nous nous bornâmes Ă resserrer nos embrassements. Je souhaite aux gĂ©nĂ©rations futures de ne jamais ĂŞtre arrachĂ©es aux prĂ©mices d’amour par le son lugubre du glas.Longtemps après la fin de ce funèbre signal nous demeurâmes ainsi blottis, enchâssĂ©s l’un dans l’autre tandis que de grosses larmes, gonflĂ©es d’inquiĂ©tude, roulaient sur tes joues blĂŞmies. Enfin, des heurts furieux Ă©branlèrent ma porte et nous tirèrent de cette lĂ©thargie. Enfilant ma robe de chambre, j’allai l’entrebâiller Ă Sylvain, mon collègue, qui tout excitĂ© confirma en criant ce que nous savions dĂ©jĂ Â : « Je viens d’aller voir, c’est la mobilisation gĂ©nĂ©rale, nous partons dès demain. » Encore, mille fois, nous nous sommes silencieusement enlacĂ©s puis tu t’es lentement rhabillĂ©e. Avec d’infinies prĂ©cautions, je t’ai reconduite jusqu’à cette issue discrète qui s’ouvre sur la campagne d’oĂą tu t’es envolĂ©e. Tu ne t’es pas retournĂ©e, et j’ai suivi aussi loin que j’ai pu ta forme blanche dansant au travers l’or des champs.EffondrĂ©, je suis remontĂ© chez moi pour exhumer cette feuille de route qui m’a appris que je devais rejoindre Dijon sans retard. […]Extrait 2 – tirĂ© de la seizième lettre datĂ©e du 20 mars 1915[…] Je sens, nous sentons tous, qu’une offensive dĂ©terminante se prĂ©pare. Tu me connais : je ne suis pas belliciste, mais suis prĂŞt Ă faire ce qu’il faudra, et s’il faut tuer je tuerai dans le but d’arracher cette colline qui rĂ©pond au nom barbare de Hartmannswillerkopf (1) aux Allemands. Elle constitue un extraordinaire observatoire sur les plaines de la grasse Alsace, et de son sommet on perçoit la lointaine ForĂŞt-Noire et les Alpes par temps clair. L’ennemi ne nous attend pas, et notre 75 – la meilleure pièce d’artillerie du monde – fera encore merveille (merveille… qu’est-ce qui me prend d’écrire de telles Ă©normitĂ©s ?). Bref, je suis persuadĂ© que cette conquĂŞte sera moins difficile que ne le fut la tienne.Cette dernière Ă©tait, avant ces jours, bien trop rĂ©cente pour que j’éprouve le besoin de la relĂ©guer au rang des souvenirs. Il est vrai qu’au cours de notre brève frĂ©quentation nous avons accordĂ© plus de temps Ă envisager l’avenir qu’à nous remĂ©morer des Ă©vènements Ă peine Ă©chus. Dans nos trous, les minutes se distendent jusqu’à s’éterniser, et tout ce qui relève du passĂ© reflue très rapidement. Permets donc qu’à prĂ©sent, du fond de cette ignoble tranchĂ©e, je me rĂ©chauffe le cĹ“ur et le bout des doigts en te narrant toutes les perplexitĂ©s que, depuis fort longtemps, tu m’avais inspirĂ©es.Dès la fin de tes Ă©tudes primaires, j’avais repĂ©rĂ© cette flamboyante gamine blonde dĂ©passant d’une tĂŞte ses compagnes et qui illuminait la cour un peu austère et grise de notre Ă©cole. Je n’étais Ă cette Ă©poque que le plus jeune instituteur nouvellement nommĂ©, et maintes fois tu avais dĂ©jĂ Ă©gayĂ© mes pensĂ©es alors que je surveillais votre rĂ©crĂ©ation. J’avoue avoir dès lors rĂŞvassĂ© Ă la somptueuse floraison de ce prometteur bourgeon. Rassure-toi, ce fut en toute honnĂŞtetĂ© et cela se borna Ă une pure et lĂ©gitime admiration. Tu as ensuite disparu de longues annĂ©es, la durĂ©e nĂ©cessaire Ă passer le brevet supĂ©rieur, faire ton apprentissage et mener tes premières expĂ©riences professionnelles.De courtes apparitions te ramenaient au village et je t’y ai finalement retrouvĂ©e derrière le comptoir de l’officine familiale. Je t’ai immĂ©diatement reconnue et ai constatĂ© avec plaisir que la Nature avait tenu ses engagements. Oserais-je concĂ©der que moi qui n’admettais d’autre mĂ©dication que celle du temps qui guĂ©rit bien des plaies, je devins adepte d’une multitude de tisanes, d’élixirs et de baumes dont il me fallut reconnaĂ®tre la capacitĂ© salvatrice dès que c’était toi qui me les dĂ©livrais ? Je m’inventais toutes sortes de maux de gorge dans l’unique but de venir lorgner la tienne. Je tins avec dĂ©termination le rĂ´le de malade imaginaire, ce qui me permit de tester les compĂ©tences de ce prĂ©parateur en pharmacie, qui de son seul sourire confĂ©rait Ă ses tisanes un pouvoir guĂ©risseur Ă©tonnant. Si ce jeu s’était poursuivi, je n’aurais pas tardĂ© Ă m’enliser dans l’hypocondrie.Au fil de mes consultations nos Ă©changes s’intensifièrent, et de la posologie nous dĂ©bordâmes vers la philosophie. Tu me confias adorer la littĂ©rature et je proposai de te prĂŞter des livres. Après chacune de ces rencontres, la fastidieuse correction des cahiers se teintait de fantaisie et m’apparaissait moins harassante. Il y eut enfin ce jour oĂą, alors que tu officiais seule dans la boutique, le tiroir renfermant le tilleul s’avĂ©ra vide. Tu me proposas de t’accompagner Ă la resserre qui abritait vos stocks. Dressant, contre une haute Ă©tagère, l’échelle que tu me recommandas de retenir fermement, tu y grimpas lestement et puisas dans un sac de toile une pleine poignĂ©e d’inflorescences que tu transfĂ©ras dans un panier. Lorsque tu redescendis, le bas de ta robe s’accrocha Ă une Ă©charde du bois et son calice remonta ainsi sur ta jambe, dĂ©voilant successivement ta cheville, ton mollet, ton genou, et très haut ta cuisse nue. Tu remarquas parfaitement mon regard stupĂ©fait et surtout gĂŞnĂ© d’avoir profanĂ© tes intimitĂ©s et dĂ©gageas très promptement le tissu qui retomba sur ces appâts. Devant ma mine consternĂ©e, tu Ă©clatas de ce rire franc et sonore qui est si puissamment enjĂ´leur. Ce soir-lĂ , cent fois j’ai visionnĂ© cette scène en ma mĂ©moire hallucinĂ©e, oscillant entre courroux et exaltation. Le premier s’alimentait de ne pas savoir si cet accident en Ă©tait un vĂ©ritablement et non pas une Ă©blouissante manigance de ta part, car Ă©bloui je fus jusqu’à l’aveuglement. S’y adjoignait l’idĂ©e confuse et non clairement formulĂ©e que ce geste, d’autres auraient pu le surprendre, pis encore que tu l’avais avec eux ou Ă leur intention expĂ©rimentĂ©.Puis je m’envolai en douces rĂŞveries concernant les charmes enchanteurs une fraction de seconde entrevus, la finesse et le galbe parfait de ce mollet serrĂ© dans la soie blanche du bas et finis par sombrer dans des concupiscences inavouĂ©es. Je ne parvins pas Ă trouver mon sommeil et comparai mon comportement Ă celui de Marius dĂ©couvrant la jarretière de Cosette au Luxembourg (2). J’en conclus, certes après des dĂ©lais effarants, qu’il fallait que je sois amoureux de toi. Cette rĂ©vĂ©lation me plongea dans un tourbillon d’euphorie et de perplexitĂ© tandis que de dormir il ne fut plus question.Mes visites Ă la pharmacie se multiplièrent et, espiègle, tu te jouais de moi, tantĂ´t aguichante, tantĂ´t si renfrognĂ©e que paraissant revĂŞche. Souvent, je me suis senti tout petit enfant quand, me fusillant d’un regard sĂ©vère, tu dĂ©clarais : « Mais non, je vous l’ai pourtant dit, il ne faut pas verser l’eau bouillante sur ces capitules. » J’en vins mĂŞme, tout honteux, Ă suivre la messe, soucieux exclusivement de t’y contempler dans ton apparat dominical, confrontant tes perfections si humaines aux pauvres grâces fanĂ©es dont les angelots et autres vierges tapissaient les murs. Un dimanche, sortant au bras de ton père, tu m’aperçus et pouffas, ce qui me fit rougir comme un adolescent surpris en flagrant dĂ©lit d’espionnage, collĂ© au trou de la serrure en vue d’épier la toilette de sa grande sĹ“ur.Advint le jour de la fĂŞte communale ; t’en rends-tu compte, il n’y a que sept mois qui font une Ă©ternitĂ© au cours de laquelle notre monde a basculĂ©. En ces dĂ©buts de mai, le printemps explosait dĂ©jĂ dans tout son Ă©clat. Pendant la crĂ©mation rituelle du grand sapin, je me suis faufilĂ© juste derrière toi et me suis penchĂ© sur ta nuque jusqu’à l’effleurer. Je me suis grisĂ© de la vision des mèches rebelles frisottant dans ton cou ainsi que du magique parfum de tilleul que tu exhalais et qui se mĂŞlait aux arĂ´mes rĂ©sineux. Tu tenais Hortense, ta cousine, par la main et je mourais d’envie de prendre sa place.Lorsque la foule s’est retirĂ©e dans la vaste grange amĂ©nagĂ©e en salle de bal, je vous ai suivies, totalement enivrĂ© par tes effluves. Tu semblais ne pas m’avoir remarquĂ© et t’es mise Ă virevolter avec elle. Le tourbillon qui vous emportait me fascinait et je n’aurais pas Ă©tĂ© plus Ă©tourdi si vous m’aviez entraĂ®nĂ© dans votre sarabande. Je voyais ton corps cambrĂ©, ta gorge fièrement tendue tandis que tu t’abandonnais en arrière et que les volants affolants de ta robe se relevaient sur ta jambe, dĂ©couvrant cette cheville qui m’avait tant fait fantasmer.De tes yeux anxieux, tu balayais la salle, sollicitant son admiration, te rassasiant des applaudissements du public au rang duquel je figurais, espĂ©rant que tu m’accordes un regard plus appuyĂ©. J’étais Ă dix mètres de vous et bientĂ´t tu me dĂ©cochas tantĂ´t des Ĺ“illades provocantes, tantĂ´t des grimaces peu engageantes qui me firent vibrer entre bonheur et dĂ©sespoir au rythme de leur alternance. Étais-je sot de ne pas percevoir que les unes ainsi que les autres tĂ©moignaient de l’attention que tu me portais et me rĂ©servaient une place de choix !Quand les danses Ă©chevelĂ©es ont cĂ©dĂ© la place Ă de plus calmes, tout effarouchĂ© par mes atermoiements, je t’ai approchĂ©e et d’une voix blanche t’ai invitĂ©e. Le rire qui te secouait s’est dès lors transformĂ© en tempĂŞte comme si cette demande avait concentrĂ© d’absurdes extravagances. DĂ©pitĂ© et humiliĂ© j’ai, sans davantage insister, battu en retraite et me suis cachĂ© dans l’ombre d’un coin de la salle. J’ai continuĂ© Ă te surveiller, tandis que toi, affreuse coquine, faisais semblant de l’ignorer. Dans le dessein de m’achever, tu as accrochĂ© tes lèvres Ă celles de ta cousine et, brièvement, follement, tu l’as embrassĂ©e. La malheureuse a pâli, tu as rougi, et toutes deux vous vous ĂŞtes encore esclaffĂ©es. Après cet affront, j’ai quittĂ© le bal, ruminant ma dĂ©ception, et chaque pas qui m’éloignait de toi Ă©tait lourd de regret et m’engageait Ă revenir, suppliant. Plus tard tu m’as avouĂ© ne pas savoir quelle perversitĂ© t’avait guidĂ©e ce soir, que tu n’avais qu’une envie : celle que je conduise tes pas dans une ronde infernale qui t’aurait Ă©puisĂ©e au point que tu t’abandonnes dans mes bras ; n’avoir eu qu’une crainte : c’est que, contrariĂ©, je ne cherche consolation ailleurs.Je t’assure qu’à la prochaine fĂŞte communale, probablement celle de 1916, je me vengerai de ces dĂ©dains. Je te dĂ©laisserai et courtiserai Ă©hontĂ©ment ta cousine que j’emporterai dans des cavalcades Ă©tourdissantes (si du moins il me reste toutes mes jambes). Je lui raconterai la vie exaltante du guerrier conquĂ©rant, la joie des foules qui l’accueillent en libĂ©rateur et celle des jeunes filles inclinant leur grand nĹ“ud noir avec des sourires prometteurs de mille fĂ©licitĂ©s. Quand enfin, Ă©plorĂ©e, tu viendras te jeter Ă mes pieds, mendiant l’obole d’un sourire, je te traĂ®nerai dans le recoin le plus obscur de la grange et exigerai que tu remontes ta robe très haut afin de me dĂ©voiler le tabernacle qu’abrite le miracle de tes cuisses.Mes doigts maintenant sont complètement gourds et je ne tiens que difficilement mon crayon. Nous avons beau ĂŞtre Ă la veille du printemps, dans les Vosges l’hiver se poursuit et la neige couvre toujours les pentes du HWK. Je dis neige ; ne vas pas toutefois imaginer un blanc manteau : la neige ici est, au mieux grise, souvent noire, mĂŞlĂ©e Ă des Ă©claboussures de terre dues au labour des obus, et maculĂ©e du sang violacĂ© des combattants, de couleur identique qu’il soit prussien ou français. Je pressens que nous passons nos derniers jours sur ces pentes gelĂ©es. Un Ă©lan irrĂ©sistible nous pousse en avant et nous ne tarderons pas Ă culbuter l’ennemi. En ce qui me concerne, je te laisse deviner qui allumera ma fougue. […]Extrait 3 – tirĂ© de la dix-huitième lettre datĂ©e du 7 avril 1915[…] Nous les avons balayĂ©s mais ils rĂ©sistent encore, enfouis dans quelques excavations creusĂ©es au flanc des rochers. Notre prochaine offensive sera la bonne et me rapprochera de toi. Tant qu’on ne l’a pas vĂ©cue, toute image de la guerre est Ă©dulcorĂ©e et dĂ©suète. On ne saurait se reprĂ©senter l’horreur de ces duels d’artillerie qui nous bloquent, impuissants dans nos trous, paralysĂ©s par ces sifflements qui vrillent l’atmosphère, deviennent de plus en plus stridents avant de s’achever en explosion fracassante, presque rassurante, suivie d’une pluie de terre, de pierre et de fer. On n’a pas le temps de se dire que c’est passĂ© qu’immĂ©diatement ça recommence en se rapprochant. Les assauts, baĂŻonnette au canon, ne sont rien rapportĂ©s Ă ces pĂ©riodes d’angoisse oĂą, inertes, terrĂ©s tant que terrorisĂ©s, on sent la mort planer au-dessus de soi. La mort… ici n’est pas une abstraction, dans ces assourdissements, dans ces volĂ©es de boue qui parfois se mĂŞlent de chair ; dans cette peur qui vous tĂ©tanise, elle devient un objet palpable. StatufiĂ©s, nous vivons dĂ©jĂ ensevelis, nous pourrissons au milieu des cadavres qui se dĂ©composent Ă quelques mètres de nous. Nous sommes devenus des rats, et les vrais rats ne s’y trompent pas qui, par lĂ©gions, nous visitent et nous considèrent comme une espèce apparentĂ©e. D’évidence ils apprĂ©cient ce charnier et ne partagent pas cette haine de la guerre dont je m’étonne que bien qu’universellement proclamĂ©e tant par les faibles que les forts, lui puisse succĂ©der cet engouement qui jette nos jeunes recrues (et j’en fus, en dĂ©pit de l’avis de Jaurès) sur le théâtre des batailles.Étonne-toi que nous cherchions l’évasion, le rĂŞve, l’espoir… Et cela, pour moi, se condense en un mot, en un prĂ©nom : le tien, Émilie, charmante muse.Ainsi donc, folle pimbĂŞche, tu oses m’avouer que le tiroir Ă tilleul de la pharmacie Ă©tait plein, que c’est volontairement que tu as coincĂ© ta robe au haut de cet escabeau, que mille fois tu as abusĂ© de mes timiditĂ©s avec le projet d’exacerber mon sentiment, que tu t’es rĂ©jouie de mes yeux de merlan frit et gaussĂ©e de moi avec ta cousine !Heureusement qu’enfin une rencontre inopinĂ©e vint rompre ces puĂ©rils amusements qui menaçaient de s’éterniser sans quoi, Ă ce jour, je n’aurais pas de rĂ©chauffe-cĹ“ur en ces lieux glacĂ©s.Ce mercredi, je t’ai croisĂ©e Ă vĂ©lo alors que je revenais du village voisin. ÉchaudĂ© par tes caprices lors du bal, la semaine prĂ©cĂ©dente, je me suis contentĂ© de te saluer un peu froidement d’un simple « Bonsoir, Mademoiselle Émilie. » Visiblement mĂ©contente, tu as posĂ© pied Ă terre pour m’apostropher assez rudement : « Voyez donc ce goujat qui passe des soirĂ©es complètes Ă me conter fleurette en la boutique et qui s’enfuit lorsqu’il me rencontre seule ! » M’arrĂŞtant Ă mon tour et en risquant deux pas craintifs dans ta direction, je dĂ©clarai : « Je croyais n’avoir point l’heur de vous plaire et me dĂ©fendais de vous importuner. » LĂ , tu fis semblant de t’indigner : « L’heur de me plaire, de m’importuner, il me la baille bien belle, monsieur l’instituteur ! Mais l’heure a tournĂ©Â ; taisez enfin vos scrupules ! J’allais herboriser du cĂ´tĂ© de l’étang. Si vous souhaitez m’y escorter, j’aurai le plaisir de vous dĂ©couvrir une plante des plus rares. » Ta malice te dicta la duplicitĂ© du propos ; pourtant ma naĂŻvetĂ© me faisait te concevoir si candide que j’entendis ta phrase au premier degrĂ©. J’ai nĂ©anmoins objectĂ© qu’il n’y avait pas d’étang en ces parages. En riant, tu me rĂ©pondis : « On voit que vous n’êtes pas du village. Il en est un, toutefois si bien cachĂ© que peu de gens le connaissent. » Toujours Ă vĂ©lo, tu me fis revenir sur mes roues d’un bon kilomètre. Puis, nous nous engageâmes sur une minuscule sente qui partait Ă droite de la route.Derrière toi, je me laissais envoĂ»ter par la grâce de tes formes, par ta taille de guĂŞpe, par ce dĂ©hanchement qui accompagnait chacun de tes coups de pĂ©dales et le tortillement de tes fesses (eh oui, je me suis permis) qui en rĂ©sultait. Le tableau Ă©tait plus que ravissant. Le terrain se fit chaotique et nous abandonnâmes nos bicyclettes en les cachant. Tu me pris par la main – jamais je n’aurais osĂ© – et me guidas Ă travers un lacis de pistes Ă©troites oĂą le chemin parfois se perdait entre les buissons. Au bout d’un moment, tu te tournas vers moi me disant : « Savez-vous, cette promenade improvisĂ©e m’évoque infailliblement celle d’Emma et de Rodolphe lorsque leur sortie Ă cheval les conduit vers un Ă©tang secret. » Tu me lanças cela sans te troubler le moindre peu. Était-ce invite ou propos d’écervelĂ©e ? Je n’eus pas le temps d’y rĂ©flĂ©chir car tu te tordis la cheville et vins t’appuyer, roucoulante, sur mon Ă©paule. Je ne sus que conseiller, la mort dans l’âme, de rebrousser chemin. Tu me foudroyas du regard et de ces mots : « Des outrages bien plus consĂ©quents que ce modeste horion ne sauraient me dissuader de poursuivre, et pour avoir le privilège de me pendre ainsi Ă votre bras, je suis prĂŞte Ă me transformer en Lavallière sans le moindre regret. » Tu m’affolas si fort, qu’encore sous le coup des rancĹ“urs qu’avait nourries la fĂŞte communale, je fus tentĂ© de fuir. OĂą donc me mèneraient tes extravagances ? Mais de quel dĂ©licieux poison aussi m’enivraient-elles !Dès que nous approchâmes de l’étang, tu oublias ta cheville, t’arrachas de mon bras et te prĂ©cipitas vers lui. Perplexe, je te suivis lentement, ressassant mes Ă©mois sans me rendre compte que, pendant ta course, tu dĂ©boutonnas ton vĂŞtement. AccĂ©dant aux berges entourĂ©es d’une Ă©paisse roselière, en un tour de main tu retiras tes bottines et tes bas, puis sans te retourner te dĂ©pouillas de ta robe avant de pĂ©nĂ©trer, habillĂ©e de tes seuls dessous, dans l’onde sombre. Mon premier sentiment fut de colère : tu t’exposais donc au premier venu, sauf qu’en l’occurrence je ne trouvais pas malvenu d’être celui-ci. Mais Ă©tais-je bien le premier venu ?Ces dĂ©sobligeantes interrogations ne firent que m’effleurer car le spectacle que tu m’offrais les balaya instantanĂ©ment. Ta chemise ondoyait autour de ta taille, dessinant une vaste corolle. Tu fus mon Ă©blouissant nymphĂ©a flottant sur le miroir paisible des eaux qui remontaient par capillaritĂ©, mouillant ton corsage et le rendant diaphane. Nymphe, sirène ou naĂŻade, je sus que dorĂ©navant tu illuminerais ma vie d’un reflet surnaturel et qu’indĂ©finiment tu serais Ă mes yeux dĂ©esse ayant pris forme humaine.Après m’être rapidement dĂ©vĂŞtu, ne conservant que mon caleçon, je te rejoignis, en quĂŞte de tes lèvres fraĂ®ches qui exhalaient un goĂ»t exquis et un capiteux parfum de tilleul. Sans abandonner ta bouche, je t’ai soulevĂ©e pour te tirer de ces flots glacĂ©s et venir t’étendre sur un lit de mousses embuĂ©es et odorantes, sous le couvert d’un grand saule. LĂ , je me perdis dans la contemplation des pĂ©tillements lumineux qui dansaient sur ton front, ton cou et tes bras, allumant les perles d’eau qui y brillaient de fantastiques irisations.Tu te tournas vers moi, et dans un large sourire te moquas : « Avec vous, on n’a pas le choix : il faut provoquer. » Je fus si stupĂ©fait que je ne trouvai rien Ă rĂ©pondre, alors tu commandas : « DĂ©shabillez-moi ! » et moi, incurable balourd, de rĂ©torquer : « Mais vous ĂŞtes dĂ©jĂ toute nue ! » Ta rĂ©plique fut cinglante : « Point assez ; je souhaite que vous en rougissiez, et vous restez aussi pâle qu’un spectre. » Du coup, je devins cramoisi. Pouvait-on se soustraire Ă pareille prière ? Au demeurant, je n’en avais pas la moindre envie. Je te serrai contre moi, devinant le bouillonnement de ton sang et la radiation de ta chaleur au travers l’humiditĂ© de ton linge.Tandis que je remontais difficilement le tissu dĂ©trempĂ© sur tes cuisses que je n’osais qu’à peine regarder, d’instinct tu t’ébrouas et je sentis la force du dĂ©sir qui te dĂ©vastait. Mes mains tremblaient et le vĂŞtement s’agrippait Ă ton corps comme pour te protĂ©ger et t’épargner un opprobre. Des spasmes successifs balayaient ta peau, y excitant une imperceptible pilositĂ©, et lorsque la fine lingerie glissa par-dessus ton buste, celui-ci s’horripila d’une somptueuse chair de poule. Tu grelottais de froid ou d’émotion ; quant Ă moi, j’atteignais au paroxysme du dĂ©lire sensuel.Tel un faune lubrique, je me suis emparĂ© de tes seins, les couvrant d’une pluie de baisers dont j’espĂ©rais les rĂ©chauffer. Tu te lovas sous moi, les yeux fermĂ©s, et je t’entendis balbutier faiblement, si faiblement : « Vous n’avez pas achevĂ© l’ouvrage… » En guise de rĂ©ponse, je me mis Ă genoux devant toi, et brĂ»lant de concupiscence je m’appliquai Ă retirer lentement ta culotte. Ce geste si simple et naturel nous plongea tous deux dans un abĂ®me de perplexitĂ©. Nos regards se cherchèrent et le tien, Ă©berluĂ©, ne laissait pas planer de doutes : tu Ă©tais rĂ©solue. Tu rĂ©itĂ©ras cependant ton propos : « Vous n’avez toujours pas achevĂ© l’ouvrage… » Je murmurai : « Quoi encore ? » et tu rĂ©pliquas dans un souffle : « Un dernier rempart m’empĂŞche d’être vĂ´tre. Oh ! Simon, je ne voudrais pas que tu m’estimes dĂ©lurĂ©e ; toutefois il me reste un cadeau Ă t’offrir. »Ce tutoiement me chavira autant que le prĂ©cĂ©dent dĂ©voilement de tes trĂ©sors, et mĂŞme si je perdais mes moyens en de pareilles circonstances, je compris parfaitement ta requĂŞte tout en aspirant Ă ce que tu la prĂ©cises afin d’en dĂ©guster tout le charme et d’accroĂ®tre tes confusions, Ă ce que tu la rĂ©pètes pour me rassasier de son miel. J’interrogeai : « Et quoi donc ? » Sans te dĂ©monter, tu rĂ©pondis : « Que peut sacrifier une vraie jeune fille totalement nue Ă l’élu de son cĹ“ur ? » LĂ , tu ne sus t’empĂŞcher de rougir lĂ©gèrement, bien que ce fĂ»t toi qui saisis mon pĂ©nis et le conduisis aux auspices de Cythère. Je m’y engageai dĂ©licatement tandis que tu t’impatientais : « Viens, mais viens enfin, je t’attends depuis mille ans. »À cet instant, perchĂ© dans l’arbre juste au-dessus de nous, un rossignol entama son chant vespĂ©ral. Quelques notes d’abord hĂ©sitantes furent suivies des premiers accords effarouchĂ©s mais dĂ©jĂ voluptueux. L’oiseau cherchait son tempo puis, très vite enflant sa gorge, il prĂ©cipita des harmonies qui exhalaient ses enchantements. Soudain, comme inquiet, il contint son rythme et interprĂ©ta une plaintive Ă©lĂ©gie. Une seconde, il suspendit son refrain, laissant s’installer un calme serein que ne dĂ©chira qu’un bref et faible geignement. AussitĂ´t, il reprit ses vocalises Ă©namourĂ©es, lançant des trilles haletants qui s’accĂ©lĂ©raient, se faisaient plus aigus et plus clairs, s’amplifiaient jusqu’à devenir tonitruants. Le tĂ©nor s’époumonait en consonances tantĂ´t cristallines, tantĂ´t graves que prĂ©cĂ©daient de courts silences après lesquels il se rĂ©pĂ©tait de plus belle. L’air alentour vibrait Ă la cadence de ses trĂ©molos qui clamaient une fièvre grandissante relayant de languides Ă©chos Ă peine Ă©touffĂ©s. Enfin il s’emballa dans une interminable portĂ©e de triples croches suraiguĂ«s qui le suffoquèrent. Il se tut, tandis qu’une ardente complainte rĂ©sonnait sous les branches qui l’abritaient.Nous quittâmes ces fĂ©licitĂ©s, enveloppĂ©s des moiteurs et des Ă©clats orangĂ©s de cette fin de journĂ©e. Quand nous prĂ®mes le chemin du retour, j’étais au paradis, et l’idĂ©e de te savoir intĂ©gralement nue sous ta robe m’enflammait prodigieusement. Lorsque nous parvĂ®nmes aux vĂ©los, je t’engageai Ă partir avant moi afin que l’on ne nous vĂ®t pas ensemble. Je voulus encore t’adresser une prière mais tu posas un doigt catĂ©gorique sur mes lèvres et, m’imposant silence, me dĂ©claras : « Tu as brisĂ© un sceau, ce qui t’engage Ă en sceller un autre. Je n’ai pas tergiversĂ© et je n’en attends pas moins de toi. »Tu m’as avouĂ©, par la suite, t’être fort Ă©gayĂ©e de mes effarements ; et s’il est vrai que ta dĂ©termination soutenue par ta touchante ingĂ©nuitĂ© m’a parfois irritĂ©, elle m’a, le plus souvent, sĂ©duit. Tu as beau ĂŞtre demoiselle de bonne famille ayant menĂ© ses Ă©tudes en ville, tu n’en es pas moins fille de nos campagnes qui, loin de s’encombrer de mesquines hypocrisies, sait vouloir et aller droit au but. BientĂ´t, tu m’as ainsi expliquĂ© que tu prĂ©fĂ©rais un ferme engagement d’amour Ă toutes les conventionnelles Ă©pousailles. Dire que je n’ose avouer tout cela que sous la contrainte d’une guerre… J’avais, Ă trente ans, connu plusieurs amantes avant toi, cependant la gamine que tu Ă©tais m’en remontrait Ă chaque seconde ! VoilĂ le souvenir qui, si souvent dans le passĂ©, m’a portĂ© aux anges au sein de l’enfer et qui, Ă l’avenir, rĂ©chauffera ma tranchĂ©e ; mais j’aurai beau faire, je n’arriverai pas Ă confondre le sifflement des obus avec les odes d’un rossignol. Excuse-moi enfin d’avoir puisĂ© dans mes annales littĂ©raires pour dĂ©crire notre premier enlacement, mais le rossignol Ă©tait lĂ , mĂŞme si d’autres Ă©garements m’ont empĂŞchĂ© d’écouter le dĂ©tail de ses vocalises.Il ne faut pas que tout cela occulte une grande nouvelle dont je suis fort heureux, quoique pas trop fier. Heureux, car je devrais d’ici peu bĂ©nĂ©ficier de l’une de ces permissions que permet le rĂ©gime qui vient de s’instaurer. Bien sĂ»r, j’en passerai une partie chez mes vieux parents qui se font un sang d’encre Ă mon sujet, mais dès que possible je partirai pour Dijon oĂą j’espère que tu me rejoindras. Pas trop fier, car il s’agit d’un passe-droit, les permissions Ă©tant en prioritĂ© rĂ©servĂ©es aux hommes mariĂ©s. Elle m’est concĂ©dĂ©e au vu du fait que je remplis ici la fonction d’écrivain public, notamment auprès de notre capitaine, un brave homme auquel l’usage de la plume est nettement moins familier que celui du revolver. […]Extrait 4 – tirĂ© de la vingtième lettre datĂ©e du 10 juillet 1915Mon cher Amour,Me voilĂ remontĂ© en ligne oĂą deux horribles informations m’ont Ă©tĂ© assenĂ©es : le capitaine qui m’avait octroyĂ© la permission grâce Ă laquelle je vous ai tous revus a eu la tĂŞte emportĂ©e par un Ă©clat d’obus, il y a deux jours. Le 25 avril, alors que je venais de les quitter, mille de mes camarades, dont beaucoup du 152e RI (2), ont Ă©tĂ© faits prisonniers au cours d’une contre-offensive allemande et nous avons dĂ» nous replier sur nos positions antĂ©rieures. Tant de morts et de blessĂ©s pour si piètres rĂ©sultats ! Un Ă©tĂ© anĂ©mique s’installe timidement sur les Vosges, et aux rigueurs du froid succèdent les invasions de la vermine. Les combats marquent une accalmie, ponctuĂ©e par de sporadiques mais meurtriers tirs d’artillerie.Cette quinzaine coulĂ©e dans tes bras Ă Dijon avait apaisĂ© les dĂ©mons qui me torturent, et j’avais presque recouvrĂ© un peu de sĂ©rĂ©nitĂ© et de confiance en l’avenir. Plus que la nĂ©cessitĂ© d’échapper au cauchemar, plus que la joie de te revoir, j’ai jubilĂ© en apprenant que tu avais dĂ©clarĂ© notre liaison Ă tes parents.J’ai terriblement besoin des belles et fortes images dont tu as empreint mon cĹ“ur. Ici, il n’y a plus d’images, ou plutĂ´t elles ne sont qu’en noir et blanc, Ă©claboussĂ©es, parfois trop frĂ©quemment, de vermillon. Mais le blanc n’est qu’un gris sale, le noir seul est vraiment noir : c’est la nuit ou la mort. Tu m’as offert tes nuances incarnates, l’or de ta chevelure, l’arc-en-ciel de tes iris, le mordorĂ© de tes arĂ©oles, l’ivoire de ta peau, une dĂ©bauche de teintes, la vraie vie tout en couleurs.Je sais que je t’ai déçue, que tu n’as pas retrouvĂ© ma naĂŻvetĂ© et ma lĂ©gèretĂ© d’antan ; mes parents non plus, et ils n’ont pas hĂ©sitĂ© Ă s’en plaindre. Quoiqu’habituellement elle me titille ou me bouleverse, ta folle insouciance qui contribue si puissamment Ă ton aura et Ă mon amour m’a parfois blessĂ©. Cette guerre me dĂ©molit Ă tel point que j’en sortirai stĂ©rile ou capable d’engendrer des monstres uniquement. Certains de mes compagnons ont Ă©tĂ© affreusement mutilĂ©s ; moi, c’est une atrophie de cĹ“ur et de l’esprit que je subis. Ces trois semaines passĂ©es au milieu de vous m’ont appris que dĂ©sormais un fossĂ© invisible s’est creusĂ© entre nous ; il s’appelle « la guerre ». Dans mon village, l’ensemble de la population se plaint des sacrifices qu’elle doit consentir aux hommes du front. J’ai tentĂ© de leur expliquer ce que nous vivons, ils n’ont pas daignĂ© entendre.Pour m’évader, je t’écris. HĂ©las, sans nul doute, cette rengaine indĂ©finiment rĂ©pĂ©tĂ©e et mes jĂ©rĂ©miades doivent te fatiguer. Actuellement, je ressasse les souvenirs des jours merveilleux que nous venons de vivre. En seront-ils d’autres ? Je me les rĂ©pète avec les mots d’ici qui ne sont pas forcĂ©ment inappropriĂ©s.Te rappelles-tu ainsi de ce jour oĂą tu Ă©tais brièvement sortie en vue d’acheter de quoi dĂ©jeuner dans notre chambre ? Tout nu, je me suis postĂ© en embuscade dans la grande armoire. Tu es revenue et m’as appelĂ© avant de te pencher Ă la fenĂŞtre, dĂ©contenancĂ©e. J’en ai profitĂ©, et lançant ma charge baĂŻonnette au canon, j’ai assailli tes arrières en dĂ©pit du drapeau blanc qui te couvrait et que j’ai enlevĂ© hardiment. J’ai traĂ®treusement attaquĂ© le glacis rebondi de tes bastides postĂ©rieures sĂ©parĂ©es par une profonde tranchĂ©e et ai fait tomber ces redoutes. MalgrĂ© ton rempart dĂ©sormais dĂ©pourvu de toute protection, tu as tentĂ© de faire front mais j’ai forcĂ© ta citadelle, ai rĂ©duit ta bouche Ă feu au silence. Tu Ă©tais Ă ma merci. Sans pitiĂ©, j’ai enfoncĂ© tes derniers retranchements, culbutĂ© tes dĂ©fenses rapprochĂ©es et investi la place. Tu as demandĂ© grâce, m’offrant ta reddition, mais je t’ai basculĂ©e pour fouiller ta blessure de mon poignard avide. Ă€ grands coups de bĂ©lier, j’ai dĂ©foncĂ© ta porte dissimulĂ©e. Ma sape a alors eu raison de tes rĂ©sistances dĂ©faillantes. Un moment toutefois, dans une ultime rĂ©volte, tu as plantĂ© la lame affilĂ©e de tes ongles dans mon flanc droit et, profitant de l’effet de surprise, tu m’as retournĂ©, suspendant la menace de tes obus affolants au-dessus de ma tĂŞte, dĂ©nouant le casque qui maintenait ta chevelure. Ma salve finale a perforĂ© ton ventre et tu t’es abattue, fauchĂ©e, vaincue, tandis que je savourais ma victoire et la gloire de ta conquĂŞte. J’ai joui de consommer ta dĂ©faite, mais en celle-ci tu sus t’abandonner si cĂ©leste et divinement alanguie que j’ai renoncĂ© Ă t’infliger mon triomphe et, terrassĂ© par tes armes secrètes, je me suis inclinĂ©.Vois-tu, il n’est rien d’indemne, et mon vocabulaire amoureux aussi se fait guerrier. La mĂ©moire cependant est intacte, et tu pourras revĂŞtir cet Ă©pisode d’oripeaux moins bellicistes, pourvu qu’il te reste inaltĂ©rable Ă l’égal de ce qu’il est en moi.Il y eut Ă©galement ce fameux soir oĂą après une agrĂ©able promenade nous sommes entrĂ©s dans une taverne afin de nous y rafraĂ®chir. Trois hommes du 152e RI qui venaient de quitter l’hĂ´pital militaire y Ă©taient attablĂ©s, et je les ai Ă©videmment saluĂ©s. Ils nous ont invitĂ©s Ă leur table, et inĂ©vitablement nos propos se sont emballĂ©s, nous ramenant au HWK. Ma pauvre amie, comme nous avons dĂ» t’ennuyer sans que je m’en aperçoive ! Cette litanie de morts et de blessĂ©s scandĂ©e devant toi ! Je n’ai pas plus constatĂ© qu’ils te dĂ©voraient des yeux au point de te mettre mal Ă l’aise. J’avais retrouvĂ© ma vraie famille, une famille de sang, bien qu’il ne faille pas entendre ce mot selon le sens commun. Nous avions partagĂ© tout ce que le pire peut rĂ©server et allions bientĂ´t nous retrouver lĂ -haut, grelottant dans la mĂŞme fange, soumis Ă d’horribles incertitudes qui nous lieraient dans une indĂ©fectible communion.Comprends que ces trois malheureux te voyaient princesse animant leur nĂ©ant quotidien ; durant une courte heure, tu as dĂ» cristalliser toutes leurs aspirations, te faire et colombe de paix et symbole de victoire, leur rappeler la douceur du foyer quelles qu’y soient les rudesses de la terre, leur rendre simplement l’espoir d’une vie. Bien sĂ»r, ils t’ont vue femme et femelle, une autre mangeuse d’hommes Ă laquelle ils auraient Ă©tĂ© tellement plus heureux de se sacrifier.Lorsque nous les avons quittĂ©s, un peu avinĂ©s, ils m’ont demandĂ© la permission de t’embrasser, ce Ă quoi j’ai naturellement cĂ©dĂ©. Une fois sortie, tu t’es plainte de l’un d’eux qui t’avait pincĂ© les fesses et m’as rudement apostrophĂ© en me dĂ©clarant ne pas ĂŞtre « une pute Ă soldats ». J’ai tentĂ© de t’expliquer qu’il n’y fallait pas voir malice mais tu t’es fâchĂ©e, et le fossĂ© qui sĂ©parerait dĂ©sormais nos mondes m’est apparu dans toute sa vertigineuse profondeur.Dans nos tranchĂ©es, vous ĂŞtes au centre de nos conversations, et ne pense pas que ce soit toujours en termes châtiĂ©s que nous vous Ă©voquons. Il y a peu, j’aurais Ă©tĂ© effrayĂ© par la vulgaritĂ© de nos propos salaces, de ces blagues grasses ou de ces histoires obscènes aussi indispensables et louches que le rata. Je sais qu’à l’arrière on nous reproche les bordels militaires de campagne tout en ignorant ce qu’enferment ces tristes institutions et le misĂ©rable sort des filles, pourries de maladies vĂ©nĂ©riennes, qui y « abattent » entre soixante et cent hommes par jour. Sais-tu que mes compagnons ne sont pas loin de me reprocher de ne pas y appointer ? Mais toi seule me prĂ©serves de ces indignitĂ©s, et je ne m’imagine pas me remĂ©morant ton sourire en m’abandonnant Ă des bras vĂ©naux.Laissons lĂ ces barbaries pour me permettre d’évoquer le plus brillant des souvenirs de cette permission. Tu t’étais rendue chez mesdames couturière et corsetière que nous avions visitĂ©es dès notre arrivĂ©e Ă Dijon. J’avais dĂ©pensĂ© dans leurs ateliers une large part de mes Ă©conomies afin de pouvoir promener ici une souveraine Ă mon bras, les derniers jours. Tu devais cet après-midi prendre livraison de ces emplettes, t’en revĂŞtir immĂ©diatement et me rejoindre au square Darcy. Comme toutes les attentes de ceux qui ne disposent que de peu de temps, celle-ci fut infinie et l’anxiĂ©tĂ© me gagna. Mon Ă©merveillement, nourri par ces fiĂ©vreuses inquiĂ©tudes, fut complet lorsque tu parus enfin.Tu Ă©tais fĂ©erique dans cette robe très moulante qui Ă©pousait parfaitement tes galbes qu’accentuait le corset, sans doute serrĂ© Ă outrance et soulignant ta taille bien prise. Accourant vers moi pour te pendre Ă mon cou et me remercier de cet Ă©crin qui te mettait si idĂ©alement en valeur, tu semblais voleter au-dessus du sable chaud qui couvrait les allĂ©es du parc. Puis tu t’accrochas Ă mon bras et me fis faire par deux fois le tour du square. Tu faisais tourner les tĂŞtes, celles des hommes aux regards chargĂ©s d’envie, celles des femmes Ă l’œil flambant de jalousie. J’étais bouffi d’orgueil de t’exhiber ainsi, et tu ne l’étais pas moins.Après, tu voulus dĂ©ambuler jusqu’au palais des ducs, longue flânerie oĂą tu n’épargnas rien « Au pauvre diable » que j’étais, ni à « La mĂ©nagère » (4) que tu brĂ»lais de devenir. Selon ton souhait, nous nous installâmes au premier rang de la terrasse d’un cafĂ© oĂą, Ă tout propos, tu ne cessas de m’appeler « mon beau militaire ». Ce succès qui faisait tout Ă la fois ton bonheur et ma fiertĂ© me remplissait d’aise. Seules ombres au tableau, ce pantalon rouge que tu trouvais fringant alors que je le voyais sanglant, et l’insouciance de nos arrières qui exposaient lĂ leur tranquille sĂ©rĂ©nitĂ© et devisaient de la guerre comme si elle frappait un autre continent.Au reste, je rĂŞvais Ă l’aubaine qui ne tarderait pas Ă me transformer en camĂ©riste pour te dĂ©barrasser, un Ă un, de ces atours. Enfin, nous revĂ®nmes Ă notre hĂ´tel oĂą longtemps encore, ingĂ©nument, tu te miras dans la glace devant laquelle tu te pavanais. Je grillais sur des charbons ardents, tant il est vrai que les hommes qui habillent de jolies filles ne songent qu’au moment oĂą ils les dĂ©vĂŞtiront ; et lorsque tu vins te pelotonner sur mes genoux, je sentis sonner l’heure de ma revanche.J’ai mis, tu l’auras constatĂ©, toute la lenteur possible Ă cette besogne, et tandis que je dĂ©grafais les nacres dans ton dos, j’accompagnais chaque millimètre de peau conquise par de frĂ©nĂ©tiques embrassades. PenchĂ© sur ta nuque, j’en ai Ă nouveau, comme lors de la fĂŞte communale, admirĂ© les mèches folles qui y frissonnaient, en me gavant de ton tilleul.Doucement, j’ai dĂ©gagĂ© tes divines Ă©paules et tu me livras ton buste frĂ©missant que gonflait une respiration rapide et oppressĂ©e dont le corset n’était pas l’unique responsable. Tes yeux, tes grands yeux implorants, un brin rĂ©vulsĂ©s, sollicitaient une prompte satisfaction mais j’étais rĂ©solu Ă te faire subir des atermoiements identiques Ă ceux que tu m’avais infligĂ©s sur les boulevards. J’étais certes sur la sellette, mais y dĂ©gustais tes impatiences quĂ©mandeuses avec tant de jubilation que rien ne me pressa de l’abandonner.Quand je dĂ©fis ta ceinture et que ta robe s’écoula Ă tes pieds, tu t’empourpras, oh ! Ă peine, mais tu ne m’avais pas habituĂ© Ă ces confusions qui non seulement t’allaient Ă ravir mais surtout clamaient la force de tes Ă©mois. Je reculai pour m’extasier et t’offrir toute mon admiration mais constatai que, non contente de la mienne, tu cherchais aussi la tienne dans le miroir. Le caparaçon de ton corset exaltait la fragilitĂ© de ton corps, ta blancheur naturelle, et la perfection de tes formes. Tes bas, soigneusement tendus, modelaient ta jambe en accentuant la finesse et la cambrure de ton mollet. Je me jetai Ă tes pieds et d’une main mal assurĂ©e entrepris de dĂ©faire tes jarretelles.Cette proximitĂ© du temple, qui ne m’embaumait pas que de tilleul, m’étourdit comme l’onctuositĂ© de cette peau d’un velours si exquis qu’en comparaison la soie du bas que j’enroulai Ă©tait rĂŞche. Je crochetai enfin ton armure, corvĂ©e dĂ©licieuse et sensuelle Ă laquelle j’aurais pu, voulu et su me consacrer durant des heures. Pour couronner mes convoitises, j’écartai les pans de cette cuirasse et ta gorge ivoirine jaillit, enflĂ©e par la compression subie et les impulsions couvĂ©es dans tes trĂ©fonds. Je massai de langue et de doigts ces pauvres chairs tumĂ©fiĂ©es qui s’horripilaient aimablement, qui palpitaient sous mes caresses, la brĂ»lure de mes lèvres et l’irritation de ma moustache. Tu te donnas sans rĂ©serve, clamant ta passion dans ton regard Ă©namourĂ©.Nous nous sommes ensuite envolĂ©s vers des cieux enflammĂ©s conjuguant fougueusement nos dĂ©sirs, nos bouches, nos corps et nos soupirs en une ardeur unique. Ă€ dĂ©faut de rossignol, tes gĂ©missements distillĂ©s au rythme de tes spasmes composèrent la plus suave des musiques, et quand tu sombras, l’éloquence de ton trille perçant me contracta dans une ultime dĂ©flagration.Des tirs d’artillerie viennent de rompre mon silence recueilli. Si je mets tant de soin et de temps Ă t’écrire, c’est parce que dans cet exercice je retrouve ce qui reste de meilleur en moi. Ne t’imagine pas dĂ©positaire de simples lettres : c’est mon âme que je te livre, n’étant pas certain d’en conserver une ici. Tu te demandes peut-ĂŞtre aussi pourquoi je dĂ©pense autant d’énergie Ă te raconter des Ă©vènements que tu connais car en ayant Ă©tĂ© partie prenante ? Ils furent tellement irrĂ©els Ă l’époque oĂą je les ai vĂ©cus que j’ai alors cru les rĂŞver. Maintenant que je les rĂŞve, je me les approprie vraiment et ils acquièrent toute leur densitĂ©.Ces pattes de mouche Ă l’obligeance du vĂ©lin confiĂ©es sont ma confession, rassemblent mes espoirs, si faibles, et clament si fort mon dĂ©sespoir. Mais que peuvent des mots, mĂŞme hurlĂ©s aux confins de l’anĂ©antissement ? Dans le fracas des bombes, ils se dispersent en murmures ; dans le calme feutrĂ© de l’arrière, ils paraissent d’outrancières divagations. […]Lettre 5 – IntĂ©grale de la vingt-huitième lettre datĂ©e du 24 dĂ©cembre 1915Mon pauvre Amour,Qu’écrire ? Comment Ă©crire ? Comment et pourquoi mĂŞler, ne serait-ce qu’une seconde, ton inaltĂ©rable souvenir, ta douceur et ta lĂ©gèretĂ© Ă la crasse, la fange et l’horreur ? Quand Dante parcourt l’enfer, il ne fait que le traverser, le visite en touriste, n’y tient aucun rĂ´le actif.L’autre matin, le temps Ă©tait clair et l’air glacial ! Le soleil dardait sans que les tempĂ©ratures ne grimpent. C’est l’une des caractĂ©ristiques de ces rĂ©gions : l’hiver, plus le ciel est bleu, plus il y fait froid. J’imaginais le HWK avant la guerre. Je le voyais, couvert de ses immenses sapinières aux troncs Ă©normes et interminables couronnant leurs faĂ®tes d’une frondaison si dense que seuls de rares Ă©clats de lumière la transperçaient. La forĂŞt Ă©tait si Ă©paisse qu’en plein jour la nuit y rĂ©gnait, et si obscure que hormis quelques mousses et lichens rien ne poussait sur le tapis moelleux de fines aiguilles. Dans cette nature de dĂ©but du monde, des sources limpides Ă©gayaient le silence de leur gazouillis. De loin en loin, le brame d’un cerf torturĂ© par ses appĂ©tits vrillait les bois d’un appel dĂ©sespĂ©rĂ©. Fugitivement aussi, j’ai entrevu ton ombre blanche s’enfuyant au milieu d’un troupeau de biches apeurĂ©es.C’est Ă ce moment qu’un ange Ă©trange nous a visitĂ©s. Son vrombissement puissant a perturbĂ© mes imaginations. Un Ă©norme oiseau blanc a survolĂ© nos lignes, secouant l’atmosphère calme d’un bruit assourdissant : c’était un aĂ©roplane allemand, le premier que je voyais. FuselĂ© et Ă©lĂ©gant, il s’inscrivit dans mon rĂŞve et je ne sus contenir mon enthousiasme. Ă€ cet instant, le gĂ©nie humain m’est apparu bien extraordinaire de savoir inventer si miraculeuse, performante et agile machine. Plusieurs fois il rasa nos positions, dĂ©coupant ses vastes ailes blĂŞmes sur la lavande des cieux. Il n’était que la croix noire aux quatre pointes Ă©vasĂ©es tatouĂ©e sur sa voilure qui signifiait son appartenance au camp adverse. Lors d’un dernier passage, il largua quelques bombes de faible calibre, juste suffisantes Ă rappeler que si l’homme est bien grand de savoir produire d’aussi Ă©tonnants engins, il est bien vil de les utiliser Ă si piètre fin.Le capitaine nous le dĂ©signa comme un « Etrich Taube » (5) et nous enjoignit de l’accueillir par un feu nourri s’il venait encore Ă nous survoler.Je baissai Ă nouveau les yeux et les reportai sur le paysage pour dĂ©couvrir que des fĂ»ts massifs et fiers d’antan ne restaient que quelques Ă©paves dĂ©chiquetĂ©es Ă demi calcinĂ©es, dressant comme des potences leurs silhouettes noircies. Au sol feutrĂ© couvert d’aiguilles rousses s’était substituĂ©e une terre suppliciĂ©e, labourĂ©e par d’ignobles tranchĂ©es, hĂ©rissĂ©e de bubons rocheux Ă©vidĂ©s et de tertres enguirlandĂ©s de barbelĂ©s venimeux, creusĂ©e d’entonnoirs profonds oĂą croupissaient des eaux louches noyant des restes humains.Demain, ce sera NoĂ«l, et des milliers de familles se rĂ©jouiront autour d’un sapin, symbole de pĂ©rennitĂ©, comme nous l’avons fait autour de celui dont la crĂ©mation avait alimentĂ© la liesse populaire. Monstrueuse farce !Quelle place puis-je ici te confĂ©rer ? Imagine… Il y a trois jours, en vue de prĂ©parer une progression dĂ©cisive, trois cents pièces de notre artillerie ont arrosĂ© les lignes allemandes de plus de 25 000 obus pendant cinq heures sur un front d’à peine quelques kilomètres. Puis nous sommes montĂ©s Ă l’assaut de monticules de morts et d’agonisants. BaĂŻonnette au canon et le ventre nouĂ©, j’ai piĂ©tinĂ© des monceaux d’hommes Ă©ventrĂ©s dont certains râlaient encore, de membres dĂ©chiquetĂ©s Ă©parpillĂ©s loin des corps Ă©cartelĂ©s. Dès le lendemain, la contre-offensive nous a rejetĂ©s sur les positions de la veille et mon rĂ©giment a presque Ă©tĂ© anĂ©anti.Quelle place puis-je ici te confĂ©rer ? Oublie-moi ; je ne suis plus celui que tu as connu, timide et tendre. Cette guerre nous transforme en pourceaux, et lorsqu’elle se terminera – pour tant que telle Ă©chĂ©ance soit envisageable – nous vivrons sur des planètes distinctes. Il y aura ceux auxquels on l’aura racontĂ©e et ceux qui l’auront vĂ©cue au fond de leurs tripes, qui se seront fait massacrer pour un arpent de rocher pas plutĂ´t conquis qu’aussitĂ´t abandonnĂ©.Quelle place pourrais-je alors te confĂ©rer ? Il n’y a plus, dans mon unitĂ©, d’esprit de haine bien qu’un tel sentiment ait animĂ© nos rangs les premiers temps. Nous respectons profondĂ©ment ces adversaires que nous nous appliquerons Ă massacrer prochainement, Ă moins que ce ne soit l’inverse, et les plaignons, Ă©vitant ainsi de cĂ©der Ă un indigne apitoiement sur notre propre condition. Nos rancĹ“urs, nous les rĂ©servons aux arrières qui dĂ©plorent les sacrifices consentis en vue de soutenir une armĂ©e qui n’avance pas, aux embusquĂ©s, aux gĂ©nĂ©raux des deux bords qui grandissent d’une Ă©toile Ă chaque fois qu’ils assassinent quelques milliers de pauvres diables, aux Krupp, Schneider et de Wendel qui s’engraissent jusqu’à la bouffissure de notre sang anĂ©miĂ©. Que n’avons-nous Ă©coutĂ© Jaurès !Quelle place puis-je ici te confĂ©rer ? Mon cĹ“ur ne saurait te recevoir car je n’ai plus de cĹ“ur.La nuit qui suivit notre glorieux assaut, j’ai cauchemardĂ©. Ici, on ne rĂŞve que de jour et Ă©veillĂ©Â ; quand la nuit, une brève heure, on parvient Ă s’assoupir, ce sont les cauchemars qui vous hantent et vous emportent. C’est donc, Ă©voquĂ©e, une grande prairie que se disputaient bleuets, marguerites et coquelicots. Ils ondoyaient sous une brise paisible, et des effluves d’herbes humides chauffĂ©es par le soleil embaumaient la campagne et se dĂ©ployaient en brumes lĂ©gères au-dessus du champ bariolĂ©. Rapidement elles se densifièrent, et bientĂ´t s’organisèrent de manière Ă dessiner tes formes. Ce fut d’abord ta superbe silhouette, puis ton poitrail outrecuidant, ta longue et brillante chevelure Ă©pandue en interminable traĂ®ne dorĂ©e sur les Ă©blouissements de l’azur. Ce furent ensuite de somptueux dĂ©tails comme le vermeil de tes lèvres charnues et prometteuses de succulences rares ou tes mains aux doigts effilĂ©s.DĂ©jĂ je me prĂ©cipitais vers toi, impatient de dĂ©guster tes saveurs de tilleul et de me dissoudre, Ă ton exemple, dans ces exhalaisons de la terre lorsque la sĂ©vĂ©ritĂ© de ton regard m’a surpris. Tes traits, si nets il n’y a que quelques instants, se diluaient et s’estompaient maintenant. Je m’absorbai Ă la contemplation de ce grain de beautĂ©, tout d’ébène, qui si plaisamment souligne la candeur de ton cou. Celui-ci Ă prĂ©sent grossissait brusquement, flĂ©trissait ton sein et l’enveloppait de suie obscure, te mangeait le visage pour n’en conserver qu’une tĂŞte dĂ©charnĂ©e. Un bras squelettique s’extirpa de ce chancre et fit apparaĂ®tre dans l’étau d’une main cadavĂ©rique une faux sinistre Ă l’acier luisant. D’un geste ample, il balaya la prairie, rasant bleuets et marguerites qui se sont changĂ©s en fumier sur lequel pleurait la loque sanglante des coquelicots. Les abeilles qui prĂ©cĂ©demment butinaient ces fastueuses corolles se sont mĂ©tamorphosĂ©es en vers et cancrelats grouillants tout autour de moi tandis qu’une odeur nausĂ©abonde et pestilentielle envahissait ce paradis inexorablement dĂ©truit.Je me suis rĂ©veillĂ© en transe et en sueur. La neige couvrait ma capote. J’ai compris alors que je venais de te perdre. Oh non, je ne te soupçonnais pas d’oubli ou d’une quelconque trahison ! Tu n’étais absolument pas en cause ! C’était moi qui m’éloignais de toi si inĂ©luctablement que je me trouvais, hĂ©las, incapable de dissocier la chaleur de ton rĂŞve de cette rĂ©alitĂ© glaçante. Pardonne-moi et efface-moi de ta mĂ©moire, moi qui ne parviens plus mĂŞme Ă t’accueillir dignement dans mes songes.____________________Une main Ă©trangère et anonyme avait ajoutĂ© quelques lignes Ă cette lettre inachevĂ©e :Il y a deux jours, Simon s’est fait un drapeau blanc d’un torchon avant de se lancer, seul, hors de notre tranchĂ©e afin d’aller pactiser avec les Allemands. Il n’avait pas fait dix pas que deux coups de feu ont retenti et il s’est abattu. C’est l’un de nos officiers qui a tirĂ©. Simon venait de faire ce dont nous rĂŞvons tous, y compris ceux d’en face. Cette fois, plus que jamais nous avons sans exception Ă©tĂ© volontaires pour chercher son corps, ce qu’on nous a interdit sous peine de cour martiale. Hier, une de nos foudroyantes progressions, bien cinquante mètres, a dĂ©placĂ© nos lignes et ainsi sa dĂ©pouille s’est retrouvĂ©e derrière elles. SerrĂ©e sur son cĹ“ur, Ă l’intĂ©rieur de sa vareuse, j’ai rĂ©cupĂ©rĂ© cette lettre que je vous envoie. Dans l’attente de mourir Ă notre tour, nous garderons tous un souvenir très Ă©mu de lui. Il nous parlait si souvent de vous, en termes si respectueux, Ă©logieux, tendres et ardents, que nous vous connaissons, partageons votre peine et vous aimons. ____________________Notes (ces notes sont Ă©videmment notre fait et non celui de Simon) :(1) le HWK, Hartmannswillerkopf (ou Vieil Armand) est une colline attachĂ©e au massif vosgien et dominant le sud de la plaine d’Alsace. Les engagements y furent si meurtriers qu’elle a Ă©tĂ© surnommĂ©e « La mangeuse d’hommes » par les Poilus qui y ont combattu.Si certains dĂ©sirent avoir plus de prĂ©cisions sur les tueries qui se dĂ©roulèrent sur « La mangeuse d’homme » : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_du_Hartmannswillerkopf(2) Victor Hugo – Les misĂ©rables III-6-8(3) Le 152ème : le 152ème rĂ©giment d’infanterie de ligne (152ème RI) est une unitĂ© de l’armĂ©e française, crĂ©Ă©e sous la RĂ©volution française. Il a Ă©tĂ© surnommĂ© « le rĂ©giment des Diables Rouges » par les Allemands au cours des combats du Hartmannswillerkopf en 1915. Le 152ème RI a conservĂ© ce nom de tradition. Ayant reçu, parmi les tout premiers, en 1918 la fourragère de la LĂ©gion d’honneur, il est aussi appelĂ© « premier des rĂ©giments de France ». (Source : WikipĂ©dia)(4) « Le pauvre diable » et « La mĂ©nagère » Ă©taient deux enseignes de grands magasins installĂ©s avenue de la LibertĂ© Ă Dijon Ă cette Ă©poque.(5) Etrich Taube : l’« Etrich Taube » est le premier avion militaire allemand de sĂ©rie. SurnommĂ© « la colombe » (en allemand : Taube) en raison de la forme de ses ailes, l’« Etrich Taube » a Ă©tĂ© utilisĂ© pour toutes les applications courantes de l’avion militaire : avion de chasse, bombardier, avion d’observation et, bien entendu, avion d’instruction. Il fut principalement utilisĂ© entre 1910 et 1914. (Source : WikipĂ©dia)