— Ça ne va pas, Pierre ?— Si, si, pourquoi ?— Je ne sais pas tu as l’air prĂ©occupĂ©. Un problème avec la superbe blonde avec laquelle je t’ai aperçu l’autre jour ? Tu n’as pas rĂ©ussi Ă conclure ou tu penses dĂ©jĂ Ă une autre conquĂŞte ? En gĂ©nĂ©ral quand tu es dans cet Ă©tat il y a une belle dans le paysage. Enfin, d’habitude tu es plus enjouĂ©, plus excitĂ©. LĂ , je te trouve abattu, c’est pas ton genre.— J’ai… je… Ça colle bien avec Laetitia, la grande blonde de l’autre jour, mais… enfin… L’autre soir je suis passĂ© chez elle, c’était la soirĂ©e oĂą j’allais conclure, j’étais en pleine forme, nous avons passĂ© une super soirĂ©e, cinĂ©ma, restaurant romantique, elle Ă©tait sexy, j’étais Ă©lĂ©gant, bref le grand jeu. Nous sommes allĂ©s chez elle pour un « dernier verre », nous nous sommes embrassĂ©s, nous nous sommes caressĂ©s, puis elle m’a arrĂŞtĂ© net, ce n’était pas la bonne pĂ©riode…— Bah, rien de grave ! On a tous un jour ou l’autre Ă©tĂ© renvoyĂ©s dans notre coin par des ragnagnas intempestifs.— Le problème n’est pas là … Quand elle m’a rembarré… ça m’a plutĂ´t soulagé… depuis une heure que je la lutinais… je… je ne bandais pas !— Ah ben, merde, une panne, toi, le queutard insatiable ! Allez, c’est pas grave, juste un coup de fatigue, un peu de repos et tu vas la revoir et lui faire goĂ»ter ta vigueur retrouvĂ©e, pour une fois que les anglais dĂ©barquent au bon moment, rĂ©jouis-toi, t’es vernis !— C’est ce que je me suis dit aussi. Je suis allĂ© me coucher, après une bonne nuit, j’ai voulu vĂ©rifier que tout allait bien, je me suis tapĂ© un porno qui m’a toujours mis au garde-Ă -vous, je me suis tripotĂ© la nouille comme un damnĂ©, mais rien, la dĂ©bandade totale.— Merde alors, tu as essayĂ© le gingembre ou un autre aphrodisiaque ?— Un plein jus bien frais de gingembre, je l’ai prĂ©parĂ© moi-mĂŞme, rien. J’ai mĂŞme fait pire, Jean… Je me suis offert une professionnelle. Pas une tapineuse, une « escort » grand luxe. Elle y a mis tout son savoir-faire. Rien qu’à la voir venir vers moi Ă poil en roulant des hanches, ma queue aurait dĂ» se dresser, mais rien. Elle m’a caressĂ©, elle m’a sucĂ© avec une science de la cochonnerie que je n’imaginais mĂŞme pas, elle a ondulĂ© et m’a mis sous le nez ses seins gigantesques et son cul incroyable, mais ma bite est restĂ©e un petit pĂ©nis tout mou. J’ai ressenti une honte horrible et l’escaladeuse de braguettes Ă©tait furieuse, elle m’a foutu Ă la porte en disant qu’on ne l’avait jamais humiliĂ©e comme ça. Mais elle ne s’est pas gĂŞnĂ©e pour me taxer mon pognon.— Oh putain !— C’est le cas de dire !— J’ai relu presque toute ma bibliothèque Ă©rotique sans le moindre frĂ©missement du vit. Jean, je n’ai plus entre les jambes qu’un tuyau flasque qui me sert Ă pisser !— Ah merde, merde, merde. Tu as vu un mĂ©decin ?— J’ai rendez-vous demain. HĂ©, Jean ! Tu es un ami, tu ne dis rien Ă personne hein, promis ?— Bien sĂ»r mon vieux, promis. T’inquiète pas tu vas vite retrouver la forme. Aller, fais confiance Ă la mĂ©decine.2 – Limonaire et thĂ© fumĂ©Je ne voulais pas, mais finalement ça m’avait plutĂ´t fait du bien de tout raconter Ă Jean. J’ai continuĂ© Ă profiter du beau printemps dans les rues de Paris. Je regardais les jolies femmes qui commençaient Ă porter des robes et des chemisiers lĂ©gers, parfois j’en suivais une, je humais son parfum, je caressais du regard les courbes de ses jambes ou la naissance de ses seins, ses bras tendres. Je les trouvais belles, attirantes, mais rien ne se produisait dans mon pantalon. Il restait en moi des souvenirs du dĂ©sir physique, des traces, des rĂ©flexes, mais le dĂ©sir lui-mĂŞme m’avait quittĂ©.Ce dĂ©sir-lĂ ne faisant plus obstacle, sans doute, je percevais une multitude de liens complexes qui s’établissait dans mon esprit lorsque j’observais une jolie donzelle. Celle-ci m’évoquait une toile de Rubens, celle-lĂ un personnage de roman japonais, une sonate de Donizetti ou un lac d’Écosse sous la pluie. Les femmes m’avaient toujours inspirĂ© de telles associations, des sortes de mĂ©taphores si on veut, mais de manière un peu floue. Or ces fulgurances Ă©taient devenues d’une prĂ©cision redoutable, avec des complexitĂ©s et des audaces qui dĂ©fiaient mon imagination. C’était tellement troublant que je me remis Ă hanter les galeries d’art, les librairies, les concerts pour essayer de comprendre les ressorts de ces associations. Trouver des indices. EnquĂŞter sur mon inconscient, auto-analyse Ă deux balles en quelque sorte. Je ne compris rien Ă©videmment, mais j’alimentais considĂ©rablement la matière première de ces associations.Ainsi les jolies femmes que je rencontrais me plongeaient-elles Ă leur insu dans un monde de couleurs, de musiques, de mots d’une richesse incroyable.Ces associations spontanĂ©es ne souffraient pas de contestation. Un jour, en apercevant une jeune femme longiligne qui marchait un livre sous le bras m’est venu le mot limonaire et un vieil air nasillard sur un parfum de thĂ© fumĂ©. Ça n’allait pas du tout avec la gracile gazelle qui traversait ma savane. Alors j’ai suivi la fille en me disant que quelque chose de plus cohĂ©rent allait venir. Elle faisait de grandes enjambĂ©es, ses jambes longues et fines semblaient s’immobiliser un instant en l’air avant de se ruer vers l’avant, ça donnait Ă sa dĂ©marche comme un tempo de tango envoĂ»tant. La courbe de ses mollets scintillait au soleil comme du satin qu’on fait jouer dans la lumière. Elle Ă©tait chaussĂ©e d’escarpins Ă hauts talons qui maintenaient sa cheville dans une tension terriblement sensuelle et les mouvements de cisaillement de ses jambes coupaient l’air qu’elle traversait en volutes qui tourbillonnaient lentement sur son passage. Et le parfum de thĂ© fumĂ© se fit plus intense. Persistait dans le lointain la musique du vieux limonaire un peu Ă contretemps.Elle portait une robe bleue lĂ©gère qui voletait autour d’elle, ses petits seins sautillaient. Au dĂ©tour d’une rue, une bourrasque souleva sa robe suffisamment haut pour que j’aperçoive une dĂ©licieuse petite culotte en dentelle bleue. Limonaire et thĂ© fumĂ© ça ne lui allait vraiment pas. Elle rencontra un homme Ă la terrasse d’un cafĂ© sur la bouche duquel elle colla ses lèvres avec ardeur. En lui rendant son baiser, il lui caressa les fesses nĂ©gligemment, mais avec insistance. Naguère, j’aurais pu ĂŞtre Ă sa place. D’ailleurs limonaire et thĂ© fumĂ© me faisaient penser Ă Laetitia. Aucune autre association plus pertinente ne me vint.3 – La sixième lĂ©gendeL’histoire s’est terminĂ©e de la manière la plus banale qui soit avec Laetitia. Nous avons omis de nous rappeler mutuellement. Le silence s’est installĂ©, il est devenu opaque, inamovible. Rien n’a Ă©tĂ© dit, mais, sans doute, la vĂ©ritĂ© cachĂ©e Ă©tait-elle trop palpable pour qu’elle prenne le risque de me recontacter. Pour moi, tant que mon entrejambe ne me faisait pas signe, silence radio.Mais avant cela, j’avais pris le risque de la revoir. Je m’étais dit que ma libido perdue avec elle pourrait me revenir d’elle. J’avais tellement fantasmĂ© cet instant, mais rien ne s’est produit. Je l’ai tenue dans mes bras, j’ai très lentement Ă´tĂ© tous ses vĂŞtements, j’ai explorĂ© sa peau avec les mains avec les lèvres avec la langue, je l’ai humĂ©e, je l’ai goĂ»tĂ©e, j’ai mis tous mes sens en action, chacun d’eux s’émerveillait de la beautĂ© parfaite, du chef-d’œuvre fait femme que j’avais entre les bras, je ne bandais toujours pas. Elle Ă©tait la sixième lĂ©gende pour orchestre de Dvorak dans un ombrageux paysage de mer avec une odeur de terre après une pluie d’étĂ©, tout ce qui pouvait me transporter. Elle soupirait, gĂ©missait, je la laissais sans repos toujours une main, un doigt, une langue Ă la recherche de son plaisir. J’ai dressĂ© ainsi deux heures durant la carte exhaustive et prĂ©cise de ses zones Ă©rogènes, de ses parfums, de ses saveurs. Elle a joui plusieurs fois. Elle m’a mĂŞme Ă©crasĂ© les oreilles entre ses cuisses. Elle a bien failli m’étouffer contre son sexe. Mais jamais elle n’a cherchĂ© Ă mettre la main sur le point sensible de mon anatomie, mon drame, j’avais affaire Ă une vraie pure clitoridienne, ma chance. Elle a dĂ» s’étonner, bien sĂ»r, qu’un homme ne cherche pas Ă aller plus loin, mais ça semblait la satisfaire et elle est tombĂ©e de fatigue sans chercher Ă Ă©lucider le mystère. Moi, pendant qu’elle dormait, heureuse, j’ai Ă©tĂ© suffisamment lâche pour m’éclipser sans mot dire, mais en maudissant cette putain de panne rĂ©calcitrante ! J’avais posĂ© entre nous ce silence dont nous ne sortirions plus.4 – Bach et KandinskyIl m’en a fallu du courage pour dĂ©baller mon infortune Ă ce mĂ©decin que je connaissais Ă peine. Il Ă©coutait les rĂ©cits picaresques de ma vie sexuelle d’avant la panne avec une neutralitĂ© professionnelle tellement sĂ©rieuse. Parfois pourtant, au fond de son regard, il me semblait voir Ă©merger la petite lueur d’un souvenir de corps de garde, alors j’en rajoutais. Ă€ la fin de cette longue et pĂ©nible anamnèse, son auscultation, ses palpations ne rĂ©vĂ©lèrent rien de pathologique, alors pendant que je me rhabillais, il dressa la liste impressionnante des examens biologiques qu’il me prescrivait. En me serrant la main, il eut des paroles rassurantes et me suggĂ©ra d’aller consulter un psychologue spĂ©cialisĂ©.— Quand nous aurons les rĂ©sultats des examens, si rien n’apparaĂ®t, prĂ©cisa-t-il, je pourrais vous adresser Ă quelqu’un de très bien.J’avais un rĂ©pit.L’infirmière qui me prĂ©leva quatre fioles de sang eut l’air surprise de la liste interminable des dosages Ă effectuer. Mais elle ne fit aucune remarque, ne posa aucune question. C’était une femme comme on en croise des centaines sans se retourner sur elle, ni belle, ni laide. Elle s’occupait de me vampiriser avec beaucoup de douceur et Ă l’observer travailler avec prĂ©cision et lenteur, je me pris Ă lui trouver beaucoup de charme, elle Ă©tait une sonate de Bach dans un tableau colorĂ© de Kandinsky. Alors qu’une de ses fioles se remplissait de mon sang, j’ai un peu dĂ©placĂ© mon bras de sorte qu’il lui effleure le sein. Elle ne s’est pas Ă©chappĂ©e. C’était malheureusement la dernière fiole et notre aventure s’est arrĂŞtĂ©e Ă ces quelques secondes d’effleurements lĂ©gers. Avait-elle seulement compris l’intention Ă©rotique de mon geste ? Rien n’avait bougĂ© entre mes cuisses.5 – Les chants plaintifsLa mĂ©decine du corps s’est finalement dĂ©clarĂ©e incompĂ©tente face Ă ma dĂ©bandade. Quant Ă la mĂ©decine de l’esprit, je prĂ©fĂ©rais pour l’heure la laisser Ă l’écart des mĂ©andres de ma conscience, y penser m’évoquait la troisième symphonie de Gorecki avec un portrait de Bacon sur des relents de sulfure d’hydrogène, ce qui me paraissait très injuste pour Gorecki, mais je ne discutais plus ces fulgurances associatives. Quoique ! Cette fois-lĂ , de retour chez moi, j’ai bravĂ© mes propres règles en mettant mon ampli Ă pleine puissance pour ne rien manquer des violoncelles et contrebasses Ă©mergeant des profondeurs de nĂ©ant et je me suis laissĂ© porter par la lente montĂ©e en puissance de l’œuvre musicale la plus merveilleusement triste qu’il m’ait Ă©tĂ© donnĂ© d’entendre, et ça m’a rendu heureux comme un enfant insouciant. C’est alors que les voisins ont failli dĂ©foncer le mur pour me faire comprendre que maintenant la soprano dĂ©chirait leur tranquillitĂ© de ses chants plaintifs sur un enfant mort.En me levant pour Ă©teindre la musique, j’ai eu la fugace vision d’un visage de femme, rien de connu, rien d’identifiable, juste peut-ĂŞtre le sentiment d’une femme Ă©voquĂ© par cette soprano. Mais un sentiment de tranquillitĂ©.L’évocation d’un psy m’avait conduit Ă la symphonie des chants plaintifs, la symphonie Ă un visage mystĂ©rieux, le visage a une tranquillitĂ© apaisante, dĂ©cidĂ©ment mon inconscient suivait des chemins insoupçonnables, c’eut Ă©tĂ© un gâchis que de laisser piĂ©tiner tout cela par un freudolâtre de quelque Ă©cole que ce fut.Comme on se sent lĂ©ger lorsqu’on a pris avec fermetĂ© une dĂ©cision difficile. J’avais dĂ©sormais la certitude tranquille que je ne laisserais aucun psy dĂ©ambuler dans ma folie.Lorsque j’ai fait part de ma rĂ©solution Ă Jean, sa rĂ©action a Ă©tĂ© conforme, conforme Ă l’air du temps, Ă l’injonction normative.— Ben, et ta bite ?— Oh, tu sais, Jean, j’ai dĂ©couvert une chose, on pense finalement beaucoup mieux sans sa bite !— Ouais, mais les femmes ?— Les femmes ne sont pas lĂ que pour s’occuper de la bite des hommes, Jean !— Oui, mais si t’es pas capable de les satisfaire, elles vont vite voir ailleurs, quelles que soient toutes tes autres qualitĂ©s.— Tu as sans doute raison, mais j’ai envie de profiter du moment sans me faire chier. Depuis que c’est cassĂ©, j’ai eu le temps de voir le monde autrement, je voudrais continuer au moins un petit peu.— Alors, tu ne sors pas avec nous ce soir ?— Pas ce soir.En quittant Jean, j’avais le sentiment d’être un hĂ©ros de tragĂ©die marchant tranquillement vers une mort acceptĂ©e. Rideau.6 – Le nuage en pantalonJ’ai vĂ©cu seul en moi-mĂŞme pendant encore plusieurs jours. J’ai profitĂ© des livres et des CD que j’avais achetĂ©s au cours des dernières annĂ©es, sans jamais les avoirs vraiment lus ou Ă©coutĂ©s. J’ai Ă©crit un peu mes impressions sur la vie, des notes sans suite, comme un vieux qui radote. J’ai eu peur d’avoir identifiĂ© mon mal, vieillerie prĂ©coce, alors j’ai cessĂ© d’écrire.J’ai finalement acceptĂ© la nième invitation de Jean Ă venir faire la fĂŞte. Rendez-vous dans un bar bonne musique et jolies filles, me disait-il, « du cĂ´tĂ© de la contrescarpe c’est plein de jolies Ă©tudiantes, le barycentre du triangle Sorbonne, École Normale, Jussieu, tu ne peux pas rater ça ! »Je me les rappelais bien les plans foireux, les super-bars malheureusement dĂ©sertĂ©s ce jour-lĂ , quatre potes seuls devant une bière. Pour une fois, ce n’était pas ça. Une foule, deux fois plus de filles que de mecs, et de la jolie Ă©tudiante prĂŞte Ă l’aventure !Jean et les autres retrouvaient une bande de copines, un « coup » sur lequel ils « travaillaient » depuis plusieurs nuits. Pendant qu’ils dansaient, qu’ils frottaient, qu’ils fumaient sur le trottoir, je suis restĂ© au fond de la salle, dans l’ombre Ă jouer les Ă©thologues derrière ma pinte.Une jeune femme dĂ©signait les places Ă cĂ´tĂ© de moi, laissĂ©es vacantes pour cause de drague intense par les potes. Avec cette lumière tamisĂ©e, derrière les verres Ă©pais et gras de ses lunettes rondes, je devinai Ă peine ses yeux. Elle avait les cheveux plaquĂ©s tirĂ©s en arrière par une queue de cheval hors d’âge, quant Ă la façon d’habiller ses hanches trop larges, ses seins tombants, ses cuisses potelĂ©es, elle Ă©tait indescriptible, avec des formes et des couleurs improbables. Mais avec son grand sourire, l’ensemble formait une petite bonne femme touchante. Un peu comme une cousine de province perdue dans la capitale. Je l’ai invitĂ©e Ă prendre la place la plus proche de moi et je lui ai demandĂ© ce que je pouvais lui offrir. Elle a dit :— La mĂŞme chose que vous.Bon point pour elle, j’ai horreur des filles qui dĂ©daignent la bière pour des cocktails sophistiquĂ©s et colorĂ©s. En passant pour reposer son verre vide, Jean ma glissĂ© Ă l’oreille :— Tu vas pas y arriver avec un boudin pareil, mĂŞme au temps de ta splendeur, elle ne t’aurait pas fait bander.Ça m’a piquĂ© au vif, mon nouveau vif, cette façon de traiter une inconnue qui paraissait avoir bravĂ© sa timiditĂ© pour venir jusqu’à moi. Alors, par contrecoup, je me suis intĂ©ressĂ© Ă elle.Christine, c’était son nom, Ă©tait Ă©tudiante en littĂ©rature, russophone, elle rĂ©digeait avec passion une thèse sur la poĂ©sie russe de l’époque de la rĂ©volution. Elle m’avait annoncĂ© cela comme Ă regret avec l’air dĂ©sabusĂ© de qui a l’habitude de voir après cet aveu s’étioler et mourir la conversation sur son sujet prĂ©fĂ©rĂ©. J’ai souri en citant :Voulez-vous que,Rempli de viande et de rageJe change, ainsi qu’un ciel, sans arrĂŞt tous mes tons !Voulez-vous queJe sois impeccablement sage ?Un homme – non : « rien qu’un nuage en pantalon ! » (Vladimir MaĂŻakovski, 1915)Son visage s’est illuminĂ© et nous avons passĂ© la moitiĂ© de la nuit Ă Ă©voquer MaĂŻakovski, Akhmatova, Mandelstam, Pasternak et tant d’autres que je ne connaissais pas ou peu. Elle m’a appris une foule de choses. Je l’écoutais avec ravissement, sans aucune idĂ©e sexuelle. Parfois je la contredisais, juste pour le plaisir de l’obliger Ă approfondir son argumentation, Ă m’abreuver de nouvelles citations.Lorsque Jean est revenu, il m’a murmurĂ© Ă l’oreille :— Alors, elle te fait bander ?J’ai ri, pour faire croire Ă une bonne blague et j’ai ajouté :Sur ma poitrine, encore vivanteComme la stèle d’un tombeauVoici la parole Ă©crasante…J’étais dĂ©jĂ dans son attenteJ’en viendrai Ă bout : nitchevo ! (ce n’est rien)(Anna Akhmatova, 1917)Je me suis ensuite levĂ© et j’ai annoncĂ© que je rentrais dormir. Le ton, la forme de mon discours, mon regard mĂŞme ne laissaient clairement aucune place Ă Christine dans le reste de ma nuit. Je me suis Ă©clipsĂ© rapidement. Pendant les jours qui suivirent, je ne pensais plus Ă Christine, mais me procurais, Ă grand-peine d’ailleurs, les Ĺ“uvres de Michel Lermontov qu’elle m’avait conseillĂ© de lire.7 – Schubert et Filippo LippiPuis l’absence de ma libido recommença Ă me tarauder. J’avais intellectuellement l’envie de baiser, mais rien ne faisait frĂ©mir le grand chauve. J’ai tentĂ© une nouvelle approche thĂ©rapeutique, le sport, les effets secondaires ne pourraient ĂŞtre que bĂ©nĂ©fiques si cela ne me redressait pas. Une Ă deux heures de salle par jour sur toute sorte d’instruments. Malheureusement pour ma libido, la salle n’était frĂ©quentĂ©e que par des mâles et quelques femmes Ă la musculature surdimensionnĂ©e qui regardaient parfois le gringalet que je paraissais auprès d’elles avec un petit sourire narquois, voire un air mĂ©prisant. J’avais le sentiment que le sport me rendait encore plus inopĂ©rant. Après deux semaines, j’ai laissĂ© tomber pour retourner hanter les soirĂ©es auxquelles Jean me traĂ®nait.Un soir, j’essayais une nouvelle fois mon pouvoir de sĂ©duction sur une jeune blonde tout Ă©moustillĂ©e quand mon regard glissait sur la courbe de ses seins et qui s’arrangeait pour m’ouvrir son dĂ©colletĂ© Ă chaque mouvement. Elle m’évoquait le premier trio de Schubert, un portrait de Filippo Lippi et une odeur de lilas. Sa jupe trop courte et ses cuisses lĂ©gèrement ouvertes Ă©taient une vĂ©ritable invitation Ă la spĂ©lĂ©ologie et je ne me suis pas fait prier. Mes doigts sous sa jupe cherchaient Ă deviner le modelĂ© de son sexe Ă travers le tissu de sa culotte lorsque Christine apparut. Elle sembla heureuse de me revoir, mais remarqua immĂ©diatement ma main plongĂ©e dans le bonheur d’une autre.Elle ne s’approcha pas et me fit, avec l’air un peu fâchĂ©, un bref signe de salut puis se dirigea vers un garçon du mĂŞme gabarit qu’elle, accoudĂ© au comptoir. Tout en poursuivant mon enquĂŞte sous la jupe de la blonde, je l’observais discrètement. Elle aussi me gardait sous surveillance du coin de l’œil tout en laissant le gros garçon s’essayer Ă des caresses maladroites sur son corps. Il eut l’air surpris de ne pas se faire rembarrer en promenant ses doigts sur l’énorme postĂ©rieur de Christine. C’est Ă ce moment-lĂ que j’ai senti quelque chose Ă l’entrejambe. Une Ă©rection ? Non, malheureusement, seulement la blonde qui avait envoyĂ© sa main en reconnaissance vers ma bite et qui paraissait très mĂ©contente de sa dĂ©couverte. Elle se leva brutalement et quitta la boĂ®te en maugrĂ©ant qu’elle n’aimait pas les saucisses « cocktail ». Je venais de faire un impair, dĂ©sormais mon impuissance deviendrait lĂ©gendaire dans ce quartier-lĂ . J’ai fuis.Cette nuit-lĂ , j’ai fait d’affreux cauchemars, une Christine avec une poitrine gigantesque chevauchait sauvagement un cochon en faisant tournoyer une longue bite molle au-dessus de sa tĂŞte. Une blonde ouvrait ma braguette d’oĂą sortait une nuĂ©e de chauves-souris affolĂ©es. Christine entièrement nue arrivait alors, piĂ©tinait la blonde, la rouait de coups avec la longue bite molle et plongeait dans ma braguette. Après un long moment, elle ressortait triomphante Ă cheval sur un Ă©norme sexe en Ă©rection. Je me suis rĂ©veillĂ© en sueur le cĹ“ur battant, je bandais, une Ă©rection douloureuse tant elle Ă©tait violente, j’ai allumĂ© la lumière et rejetĂ© les draps. Elle se dressait lĂ devant moi, fière, tendue. Elle ne faiblissait pas, je l’ai caressĂ©e du bout des doigts, incrĂ©dule. Je l’ai saisie Ă pleine main, elle rĂ©sistait. Ma bite Ă©tait dure avec un gland bien gonflĂ©. Je me suis rallongĂ©, j’ai fermĂ© les yeux et j’ai continuĂ© de me caresser lentement, sans penser Ă rien, sans volontĂ© d’aller jusqu’à l’orgasme, juste pour profiter de ma virilitĂ© retrouvĂ©e. Et je me suis endormi. Au matin, sous la douche en quelques manipulations une belle bandaison est revenue. J’étais rĂ©parĂ©, la vie reprenait, j’allais conquĂ©rir le monde !8 – Tout l’érotisme du trioJ’allais pouvoir montrer Ă cette blonde affriolante que son impression de la veille Ă©tait erronĂ©e. Elle allait y goĂ»ter au gourdin qu’elle cherchait dans mon pantalon. J’avais rĂ´dĂ© mon discours sur les prĂ©occupations d’un homme qui a des responsabilitĂ©s, bref tout ce qui m’avait perturbĂ© la veille alors que j’avais un si fort dĂ©sir d’elle. J’avais bien construit l’image de fragilitĂ© et de tendresse qui sĂ©duirait la femme, quand la vigueur de l’érection qu’elle pourrait vĂ©rifier Ă pleine main affolerait l’amante.Le soir, j’étais tout excitĂ©, j’avais vĂ©rifiĂ© au moins dix fois dans la journĂ©e mes capacitĂ©s Ă©rectiles retrouvĂ©es, j’avais presque le sentiment de pouvoir bander sur commande comme un acteur de film porno. La blonde est enfin arrivĂ©e, plus belle plus aguicheuse encore que la veille, la poitrine provocante dans un chemisier de soie qui ne demandait qu’à s’ouvrir, la cuisse accueillante Ă peine couverte par une jupe largement fendue, la lèvre boudeuse Ă©tincelante. Avant elle, je n’avais jamais saisi tout l’érotisme du premier trio de Schubert. Bien sĂ»r, elle m’a regardĂ©e d’un Ĺ“il torve. Mais elle m’a laissĂ© jouer ma grande scène, jusqu’à la fin de la reprĂ©sentation. Elle a mĂŞme eu l’air d’apprĂ©cier l’acteur et en guise d’applaudissement, elle a directement posĂ© la paume de sa main sur mon entrejambe avant de me la propulser violemment dans la figure en lâchant un « pauvre con » mĂ©prisant. Saloperie de pĂ©nis.Rouge de honte, au bord des larmes, je suis parti une fois de plus la queue basse, une fois de trop.9 – Nos exploits sexuelsJe marchais au hasard, hagard, ruminant les pensĂ©es les plus noires dans les rues de Paris, quand j’ai entendu le petit cliquetis des pas d’une femme derrière moi, secs, rapides, comme si on voulait me rattraper. Je me suis retournĂ© quand Christine arrivait Ă ma hauteur. Pour une fois, elle Ă©tait sobrement habillĂ©e, lĂ©gèrement maquillĂ©e, je la trouvais presque sĂ©duisante dans l’état d’abattement dans lequel je pataugeais.Elle m’a caressĂ© la joue, s’est haussĂ©e sur la pointe des pieds et a posĂ© ses lèvres sur ma bouche pour me voler un rapide baiser.— Elle n’y est pas allĂ©e de main morte, Bernadette !— Parce qu’elle s’appelle Bernadette, en plus ?Et nous sommes partis d’un Ă©clat de rire disproportionnĂ©.Christine m’a emmenĂ©e chez elle, nous avons parlĂ© longtemps, bu deux bouteilles de chardonnay, assis par terre. Petit Ă petit, elle s’est approchĂ©e de moi. S’est lovĂ©e dans mes bras. Elle a enlevĂ© son grand pull, son pantalon, elle m’a enlevĂ© ma chemise, mon pantalon. C’était calme plat dans mon caleçon. Elle n’y prĂŞtait pas attention. Elle m’a demandĂ© de la caresser, de l’embrasser, de la lĂ©cher. Elle a guidĂ© tous mes gestes. Je la laissais faire, je me laissais faire comme un dĂ©butant, je lui prodiguais toutes les douceurs qu’elle demandait. Elle a joui, puis, après un long moment d’immobilitĂ©, serrĂ©s l’un contre l’autre, elle m’a invitĂ© Ă l’accompagner au lit. Nous tombions de sommeil, nous avons dormi.Le lendemain lorsque je me suis Ă©veillĂ©, le petit dĂ©jeuner Ă©tait prĂŞt elle m’a couvert de baisers, de caresses, d’affection, de tendresse.Mon Ă©rection ne revenait pas.Dans la journĂ©e, j’ai rencontrĂ© Jean.— Ben dis donc, mon vieux, il paraĂ®t que ta bite fait des miracles Ă nouveau ! Christine en raconte de belles, Bernadette est verte de jalousie. Mais quand mĂŞme, faudra que tu m’expliques ce qui te fait bander chez…J’ai bien senti qu’il avait sur le bout de la langue quelque chose comme « ce boudin », mais il a murmuré :J’ai juste dit un truc qui laissait planer le mystère :— Elle a quelque chose…Parmi les potes ma rĂ©putation Ă©tait restaurĂ©e. Il avait suffi d’une seule parole de Christine, parole solide d’une intellectuelle romantique, incapable de mentir.Le soir, j’ai retrouvĂ© Christine. Je l’ai remerciĂ©e pour les mensonges qu’elle avait diffusĂ©s pour sauver ma rĂ©putation. Elle a souri tendrement et sans rien dire a commencĂ© Ă me dorloter, Ă me dĂ©shabiller et Ă m’offrir son corps Ă caresser, Ă lĂ©cher. Ma langue une fois encore l’a fait jouir en jouant longuement avec son clitoris et ses lèvres, en s’aventurant aussi dans ses paysages pĂ©rinĂ©ens. Je ne bandais toujours pas, mais j’avais une femme près de moi qui se contentait des capacitĂ©s qui me restaient pour la satisfaire, et qui m’offrait la vie sexuelle la plus intense qu’il m’était possible d’avoir dans ces conditions. L’existence s’est organisĂ©e comme cela, petit Ă petit. Nous avons emmĂ©nagĂ© ensemble. Ă€ l’extĂ©rieur, elle entretenait ma rĂ©putation de sacrĂ© baiseur. Ă€ l’intĂ©rieur, elle me couvrait de tendresse et me laissait lui faire du bien aussi souvent que possible, ce qui m’entretenait dans l’illusion d’une sexualitĂ© normale. Certains enviaient notre bonheur, notre accord sexuel. Nos exploits Ă©rotiques devenaient lĂ©gendaires. MĂŞme Jean ignorait que je ne bandais toujours pas.10 – Dix-sept ans— Comment avez-vous dĂ©couvert la vĂ©rité ?— Par hasard en cherchant un antalgique pour un mal de tĂŞte, je suis tombĂ© sur des pilules, acĂ©tate de cyprotĂ©rone, je n’oublierai jamais ce nom.— Qu’avez-vous fait ?— Je me suis renseignĂ© sur internet. Ensuite j’ai remplacĂ© les pilules par d’autres, assez semblables et inoffensives, des vitamines. Au bout de quelques jours, je me suis remis Ă bander.— Et puis ?— Oh, je l’ai cachĂ© assez facilement Ă Christine, Jean avait raison, une fille comme ça ne m’aurait jamais fait bander. D’ailleurs j’aurais dĂ» me mĂ©fier, elle ne m’a jamais rien inspirĂ©, pas une note de musique, pas une image, pas une couleur, pas un parfum. Elle m’avait « sĂ©duit par castration chimique », c’était son moyen de m’attirer et de me garder près d’elle. Je n’étais qu’un sextoy pour elle, mieux qu’un vibromasseur, aussi disponible, aussi efficace. Je ne posais pas de questions, j’étais prĂ©sentable en sociĂ©tĂ© et l’hiver je lui tenais chaud.Le jury m’en a collĂ© pour dix-sept ans. Il faut dire que Christine n’a pas survĂ©cu aux vingt-sept pilules que j’avais mises dans son hachis parmentier, tout son stock d’acĂ©tate de cyprotĂ©rone. Je me demande encore comment elle avait fait. Maintenant, Ă chaque fois que j’entends le trio de Schubert, je bande.
