Sophie est une des meilleures amies de ma femme et, en tout cas, une des plus fidèles. Copines depuis l’école primaire, elles viennent du même petit patelin où elles étaient, à l’époque, quasiment voisines.Mon épouse est en règle générale très jalouse. Mais, contrairement à d’autres femmes qu’elle juge dangereuses, qu’elle ne laisse pas s’approcher de moi ou qu’elle surveille de très près, Mathilde n’a jamais fait aucune difficulté pour que la petite Sophie vienne à la maison, même en son absence. Il faut dire que ce petit bout de femme n’a rien d’une beauté, elle est tout sauf sexy et ma moitié part du principe que ce serait invraisemblable que je sois attiré par ce « petit bout de cul », comme elle l’appelle. Pour elle, c’est affaire entendue : Sophie ne représente aucun danger pour notre couple.Fille de cultivateurs, petite fille de cultivateurs, la petite Sophie a le visage rougeaud et grêlé de grains de beauté. C’est une vraie fille du terroir, rustique à souhait. Elle a été élevée par une famille un peu rude, des gens par ailleurs très gentils mais qui n’ont certainement pas inventé la poudre, ils lui ont imposé une certaine vision des choses : le respect des traditions et du travail bien fait, le plaisir passe pour eux après tout le reste. « Travaille d’abord, tu sortiras ensuite », elle a entendu cette phrase durant toute sa jeunesse, ce qui fait qu’elle n’est jamais sortie. D’où ce décalage avec le monde qui l’entoure, elle fait un peu vieillotte et vit recluse dans un univers qui n’a plus tout à fait cours, qui semble quelque peu désuet, un ersatz de « petite maison dans la prairie » à la mode franchouillarde. Ses réactions sont souvent surprenantes, parfois même déconcertantes. Cela dit, nous on l’aime bien, elle nous fait beaucoup rire et on adore ses propos souvent à l’emporte-pièce.Petite et boudinée, c’est vrai que son corps n’a rien d’extraordinaire : un ventre un peu trop rebondi parce qu’elle adore se gaver de gâteaux, des seins de taille honorable, sans doute trop imposants en regard de sa stature, et des jambes, selon elle, « horribles » qu’elle préfère camoufler sous des pantalons sans forme. Bien que je la connaisse depuis presque dix ans, je crois que je ne l’ai jamais vue une seule fois en petite tenue, même l’été sur la plage. Sous une très grande nervosité, elle dissimule en fait d’horribles complexes, à commencer par celui de sa petite taille. Elle se sent proche du nanisme, c’est vrai que quand on fait en deçà du mètre cinquante on doit se sentir un peu perdu au milieu de la foule… Les rares fois où ce fait a été évoqué en sa présence, elle s’est sentie plutôt mal et a préféré s’éclipser ou passer à autre chose. Il y a des sujets, comme celui-ci, qu’il vaut mieux ne pas aborder avec elle.Mathilde, Corinne et Sophie, le trio infernal, ces trois-là se connaissent depuis la prime enfance, elles ne se sont jamais perdues de vue et ont fait les quatre cents coups ensemble. Mais, autant Mathilde et Corinne sont devenues de belles plantes, sensuelles et épanouies, autant Sophie, qui approche elle aussi la quarantaine, a toujours les réactions d’une gamine un peu niaise. Elle est tout sauf mature et accumule les enfantillages. Dans le groupe, elle a toujours été la petite suiveuse et, trente ans plus tard, sa puérilité tourne à la caricature. À son âge, elle collectionne encore les poupées et, les rares fois où nous sommes allés au ciné avec elle, c’était pour voir des films à l’eau de rose qu’on a trouvés vraiment tartes.Elle vit dans un univers particulièrement kitch, son appartement est truffé de bibelots de toutes sortes, il y en a dans toutes les pièces et presque sur tous les meubles, jusque dans les toilettes où elle a trouvé le moyen d’installer une petite étagère pour y loger toutes ses babioles. Sans vouloir critiquer, je vois mal un garçon normal s’installer avec ce genre de fille dans ce genre d’appartement ! Il faudrait qu’il soit fichtrement amoureux ou alors un peu cinglé.******Toujours est-il qu’elle est venue ce matin, alors que je suis en RTT. Elle venait voir ma femme. Pas de chance, car mon épouse a obtenu à la dernière minute un rendez-vous chez son toubib, elle a un petit problème de santé, pas bien grave je l’espère, mais elle veut se rassurer. Du coup, pas de chance pour moi, il faut que je me lève pour accueillir la visiteuse, ce qui me rend furax parce que je comptais bien faire la grasse matinée… Pas grave, je lui fais quand même la bise et lui propose gentiment un café, après tout ce n’est pas sa faute si Mathilde est partie chez le médecin et je suis trop content lorsqu’elle vient d’habitude monopoliser ma femme, qu’elles bavassent toutes les deux, ce qui me permet, de mon côté, de vaquer à mes occupations.Depuis un bon moment, Sophie tourne lentement sa cuillère dans son bol. Je lui ai fait un grand chocolat chaud, je sais qu’elle adore ça. Nous n’avons pas grand-chose à nous dire et elle semble quelque peu taciturne. Ce qui m’ennuie avec cette fille, c’est que l’on peut difficilement plaisanter avec elle, il y a toujours un risque pour que les propos soient mal interprétés car elle a la fâcheuse tendance de tout prendre au premier degré. D’un autre côté, elle est hypersensible, très fragile, et elle a un cœur d’or, je ne voudrais surtout pas la froisser, c’est pour ça que j’ai autant de mal à lui parler.— Tu as déjà trompé Mathilde, me demande-t-elle après un long silence ?Surpris par la question, je ne peux évidemment que répondre « Non ». Je ne vais quand même pas confier tous mes petits secrets à la meilleure amie de ma femme pour qu’elle aille baver derrière mon dos.— Tu en es vraiment sûr ?Le croissant ne passe pas, j’ai du mal à déglutir. Mais où veut-elle en venir ?Bien entendu que je suis fidèle, bien entendu que j’aime ma femme !J’en viens à me demander quel est le but de cet interrogatoire, aussi soudain qu’inattendu. Mathilde a-t-elle eu vent de ma liaison, a-t-elle missionné sa copine pour me tirer les vers du nez ? Sophie m’assène alors le coup de grâce :— Je ne peux pas croire que tu sois aussi fidèle que tu le dis, on n’a qu’une vie après tout, il faut aussi savoir en profiter… Parfois, il arrive que l’on tombe amoureux de plusieurs femmes en même temps, ça doit arriver plus souvent qu’on ne le croit, on en aime une pour ses qualités et l’autre pour d’autres raisons…— Je te jure, Sophie…— Ce n’est pas bien d’être parjure ! Mais ne t’inquiète pas, je ne dirai rien !Je suis vert. Mais que sait-elle ? Qu’a-t-elle vu ? Et surtout que veut-elle ? Pourquoi me dire tout ça si elle ne compte pas le raconter à Mathilde ?Impossible qu’elle soit au courant de ma relation avec Amandine, personne n’est au courant, aucun de mes amis, aucun de mes proches, c’est une jeune fille que j’ai rencontrée par hasard, en naviguant sur Internet. Alors quoi ? Mathilde a-t-elle des soupçons ? A-t-elle eu vent de mon infidélité ? A-t-elle découvert quelque chose ? Sinon, quel est le but de ces insinuations ?J’essaie de me remémorer mes dernières sorties avec ma maîtresse. Nous avons toujours été très discrets, étant en couple tous les deux. Impossible que Sophie nous ait surpris dans un hôtel, que serait-elle allée y faire ? Sinon, nous nous sommes peut-être embrassés trois ou quatre fois sur la voie publique mais rien de bien méchant.— Et, si j’en crois mon informatrice, cela ne doit pas être la première fois, ajoute-t-elle pour bien enfoncer le clou.Son informatrice, quelle informatrice, de qui parle-t-elle ? Sur la défensive, je contre-attaque :— Écoute, je ne comprends rien à ce que tu dis, Sophie, je ne vois pas de quoi tu parles.— Bon, peu importe, élimine-t-elle d’un revers de manche, comme si ce qu’elle venait dire n’avait aucune importance. Mais, si tu avais l’occasion de tromper Mathilde, tu pourrais le faire ? insiste-t-elle lourdement.Bien curieux propos dans la bouche d’une femme aussi respectueuse du mariage et des traditions religieuses. J’ai l’impression d’avoir été projeté d’un coup dans la quatrième dimension.Comme un suspect face à un interrogatoire de police, je réexplique, en long, en large, en diagonale, que j’aime ma femme, que je suis bien avec elle, que nous nous aimons profondément. Je fais un peu mon autopub, le bon petit toutou, persuadé que si je ne convaincs pas, mon inquisitrice s’empressera, dès qu’elle en aura l’occasion, d’aller tout raconter à ma moitié.— Il y a peut-être aussi d’autres femmes qui pensent très fort à toi et qui t’aiment tout autant, sinon plus que Mathilde, coupe-t-elle, laconique.Mais enfin, où veut-elle en venir ?— Je te l’ai dit, j’aime passionnément ma femme et je me demande bien quelle autre femme pourrait être amoureuse de moi…— Il y en a peut-être une dans ton entourage le plus proche… ajoute-t-elle de façon énigmatique.— Je ne vois vraiment pas.— Moi, par exemple…« Ô temps, suspend ton vol, un ange passe ». J’ai vraiment l’impression d’avoir été difficile à la comprenette sur ce coup-là .Elle est maintenant rouge tomate, toute penaude de son audace. Elle baisse les yeux, le regard plongé dans son bol de chocolat, comme si elle cherchait à y lire l’avenir. S’en suit alors un long silence qu’aucun d’entre nous ne cherche à violer… moi, parce que je ne sais vraiment pas comment réagir après cet aveu, elle, parce qu’elle en a trop dit ou pas assez et qu’elle est au bord du précipice.C’est à ce moment précis que ma femme revient, comme par miracle, pour nous sortir de ce mauvais pas :— Eh bien, vous en faites une drôle de tête ! Rassurez-vous, pour moi tout va bien, ce n’était qu’une fausse alerte, une petite baisse de forme passagère, je ne suis pas encore bonne pour la casse, rassure ma concubine avec humour.Sophie cherche alors à donner le change à sa copine en s’évertuant de paraître le plus naturel possible, mais le cœur n’y est pas. Elle trouve le premier prétexte venu pour s’éclipser, la première connerie qui lui passe par la tête. En sortant, elle manque même de se tromper de porte, tellement elle a l’air perturbée.— Mais qu’est-ce qu’elle a, demande Mathilde lorsque nous sommes enfin seuls ? Elle a l’air complètement space ! Elle ne va vraiment pas bien en ce moment. Souvent, je la trouve dans la lune, complètement perdue dans ses pensées. Ce qu’il lui faudrait, c’est se trouver un petit copain, elle n’a eu personne depuis Jean-Luc. Tu te rends compte, cela fait déjà quatre ans. Et encore, celui-là , ce n’était pas une réussite ! Ces temps-ci, elle est à la masse, j’ai bien essayé de lui parler mais je la reconnais à peine, j’ai l’impression qu’elle devient à moitié folle. Même ses poupées ne l’intéressent plus, c’est te dire si elle a pété les plombs.Elle me demande alors ce que j’en pense, je n’en pense pas grand-chose, surtout avec ce que je viens d’apprendre, je ne peux rien en dire. J’ai maintenant une vague idée de ce qui arrive à sa copine. Mais pourquoi moi, qu’est-ce que je lui ai fait, qu’est-ce que je lui ai dit, que me trouve-t-elle ? Je n’ai pas encore eu le temps de réfléchir à tout ça…Et si elle est si folle que ça, il y a un risque qu’elle dévoile ce qu’elle sait à mon entourage. Mais que sait-elle au juste ? Et si c’était du bluff !******Après cette première anomalie dans l’ordre normal des choses, la situation reste figée pendant de longues semaines. Sophie vient moins souvent à la maison et s’arrange pour ne jamais se retrouver seule à seul avec moi. Quelque chose a changé aussi dans son attitude, elle ne me fait plus la bise, elle se contente d’un bref « salut » en regardant ailleurs, et si elle peut aussi éviter de m’adresser la parole… comme si elle voulait me punir de quelque chose, j’ai l’impression d’avoir été vraiment lamentable ce jour-là . J’aurais dû dire quelque chose, percer tout de suite l’abcès. Pourquoi ne lui ai-je pas parlé ? Mais pour lui dire quoi : c’est ça le problème.Un soir que les deux filles discutent dans la cuisine, alors que je suis tranquillement assis dans le salon, en train de regarder un match de foot sur Canal, j’entends soudain des sanglots. Je me lève, je vais m’enquérir de ce qui se passe, Sophie est en larmes, elle est blottie contre la poitrine de ma femme qui a bien du mal à la consoler.— Laisse-nous, ordonne celle-ci fermement. Laisse-nous, ce sont des histoires de filles !Je fais comme bon lui semble. Plutôt inquiet, je me mets à écouter discrètement, l’oreille plaquée contre la porte, mais je n’entends pas grand-chose. J’ai peur que Sophie ne dévoile quelque chose, auquel cas j’imagine déjà mon épouse en train de me faire des reproches. Je vois poindre la dispute.Pourquoi ne lui ai-je pas parlé de cette anecdote ? Bien sûr parce que je ne suis pas clair, mais peut-être aussi parce qu’au fond j’ai été flatté que Sophie tombe amoureuse de moi, peut-être même pour d’autres raisons encore beaucoup plus obscures.J’essaie de repenser à ces évènements. Soso au courant de ma liaison, comment peut-elle être au courant ? Et puis cet aveu à la fin, son amour pour moi. En y réfléchissant, c’est presque du chantage : puisque tu trompes Mathilde avec d’autres, tu peux bien la tromper avec moi. Pas joli-joli tout ça, ma petite dame. Pourtant, bizarrement, je ne lui en veux pas, j’éprouve même une réelle admiration envers cette fille, pour sa détermination et son courage, cela n’a pas dû être si évident pour elle. Pourvu qu’elle ne craque pas !Depuis le jour de sa déclaration d’amour, on ne se parle pratiquement plus mais cela ne m’empêche pas de l’apprécier et de l’aimer… De l’aimer ? Pourquoi je dis ça ?Nos rapports sont en fait devenus très ambigus, un peu comme un jeu du chat et de la souris. À chaque fois qu’elle rentre dans une pièce, je m’éclipse dans une autre, et réciproquement. Quand j’ose un regard vers elle, elle détourne les yeux, et si elle ose un regard vers moi, je fais mine de ne pas la voir. C’est comme une lente torture délicieuse et cruelle. À aucun moment, je n’ai répondu à sa demande et pourtant j’y reviens sans cesse, insidieusement comme si je n’avais désormais plus envie qu’elle m’échappe. Ce soir, elle a craqué et je m’en veux pour ça, j’en suis largement responsable, j’aurais dû aller la voir chez elle pour crever l’abcès. Mais sa fragilité est aussi sa force, au moins, elle sait ce qu’elle veut, alors que moi pas du tout mais je n’ai aucune envie de lui dire « Non ».Les deux femmes chuchotent plutôt qu’elles parlent. Au diable le match de foot, je coupe le son car j’ai envie de savoir. Je comprends que Sophie parle d’un homme qu’elle aime, alors une part de jalousie s’empare de moi. Et si ce n’était pas moi, si elle avait quelqu’un d’autre. Je fulmine, il faut être vraiment couillon pour laisser passer une telle occasion. J’aurais dû me décider plus tôt, aller la voir chez elle. Oui, je l’avoue, cette relation me tente, même avec la petite Sophie qui n’a pourtant rien d’un top-modèle, surtout d’ailleurs avec la petite Sophie complexée et fragile. Tu as raison, Sophie, c’est tellement con un mec, je suis un vrai connard.Après le match de foot, je vais dire « au revoir » aux deux filles. Je dois me lever tôt le lendemain. Sophie ne pleure plus mais ses yeux sont tout rouges, elle a le regard embué de larmes, un immense chagrin qui me rend vraiment malade. Elle a pleuré de tout son saoul. Nos regards qui s’accrochent, une seule petite seconde lui suffit pour me transmettre tous les reproches de la terre. Non, il n’y a personne d’autre, je l’ai vu dans ses yeux, nous sommes seuls au monde et elle est très malheureuse.Mathilde m’assure qu’elle me rejoindra un peu plus tard, qu’elle en a encore pour quelques instants avec sa copine… mais je sombre bien vite dans le sommeil, en tout cas bien avant qu’elle vienne me retrouver.Au petit matin, je suis en train de prendre un petit déjeuner assez frugal avant de partir travailler. Mathilde me rejoint, manifestement elle a l’air crevée…— Eh bien dis donc, quelle nuit ! Je me suis couchée à plus de deux heures du mat’, je sens que cela ne va pas être la grande forme aujourd’hui.— Et tout ce temps, vous avez discuté ?— Elle ne va pas bien du tout, Soso, j’ai essayé de la réconforter mais sans arrêt elle replongeait. Il faudrait qu’elle consulte un psychologue ou quelque chose comme ça, elle est au bord de la dépression, ses idées sont toutes noires… En plus, elle est tombée amoureuse d’un type, je ne te dis pas, un homme marié, un vrai taré, elle lui a avoué son amour mais ce goujat n’a même pas daigné lui répondre, et ça l’a toute retournée.— S’il est marié, peut-être qu’il aime sa femme, tout simplement !— Sans doute, mais il aurait quand même pu le lui dire et s’expliquer, au lieu de ça il lui fait même la gueule… Mais quelle idée elle a de s’amouracher comme ça du premier type venu, en plus un homme marié. Elle a vraiment le chic pour se mettre dans des situations pas possibles. Je lui ai dit de laisser tomber, de s’en trouver un autre mais elle ne veut pas ou elle ne peut pas s’en défaire, c’est lui qu’elle aime, elle l’aime depuis longtemps et elle s’en rend malade. Je ne vois vraiment pas ce que cet amour à sens unique pourrait lui apporter ! C’est un peu comme sa liaison d’avant avec Jean-Luc, qu’avait-elle donc à voir avec ce jeune voyou ? Il se foutait pas mal de sa gueule et ne faisait que la faire tourner en bourrique. Je te jure, elle a vraiment le don pour se foutre dans la merde.Sur ce, je dois clore ici cette discussion, je vais être en retard car mes collègues m’attendent dans leur estafette de l’autre côté de la rue. Deux jours en déplacement et le troisième soir je vais en profiter pour le passer avec Amandine !Mais ces trois jours durant, je repense souvent à cette discussion et à cette soirée un peu mélodramatique qu’elles ont passée dans la cuisine. Sophie m’aime, c’est moi qu’elle aime, elle ne veut pas en démordre. Et c’est quand même bien à moi qu’elle a annoncé son amour devant un bol de chocolat, il ne faut pas que je l’oublie. À aucun moment je ne lui ai pourtant laissé le moindre espoir, mais elle s’acharne, comme si c’était pour elle une question de vie ou de mort. Mathilde a d’ailleurs parlé de dépression. Je ne voudrais pas être la cause de quelque chose d’irréparable. Je me rends compte que j’ai mal agi, que j’aurais dû faire mine de plus de gentillesse et laisser moins traîner les choses.Je repense également au passé, à des situations où nous nous étions retrouvés seuls tous les deux, Sophie et moi. C’est vrai que ces derniers mois je la trouvais plutôt joyeuse, elle rigolait sans cesse quand nous étions ensemble, j’avais même dit un jour à Mathilde qu’il me semblait qu’elle s’épanouissait, alors même que mon épouse me disait au contraire qu’elle dépérissait à vue d’œil. Mais mon épouse avait mis ça sur le compte de mon peu de psychologie envers les femmes : « T’as pas remarqué comme elle est nerveuse et mal à l’aise dans ses godasses ! ». Je n’aimais pas ce terme « godasse », certains propos de mon épouse me semblaient parfois vulgaires et déplacés, beaucoup trop crus à mon goût, tout le contraire de la très suave et très raffinée Amandine, dont le côté Arielle Dombasle me fascinait depuis le début de notre relation. Est-ce pour cette raison que j’avais trompé ma femme ? Une des raisons en tout cas, je la trouvais parfois trop sans-gêne et pas assez respectueuse de son entourage.******Nous voici encore quinze jours plus tard, le temps passe très vite, surtout quand on bosse plus que de raison. Comme tous les jeudis soir, Mathilde est partie à son club de bridge. Dring, dring, on sonne à la porte. Sophie ne vient jamais le jeudi soir d’habitude. Elle sait, plus que toute autre, que ma femme n’est pas disponible ce soir-là . Ma femme joue au bridge depuis qu’elle est étudiante, elle est passionnée par ce jeu auquel je n’ai jamais rien compris. D’un commun accord, je lui ai accordé deux soirées par semaine, sinon il n’y aurait pas de limite, avec elle ce serait tous les soirs. Elle a un bon niveau et participe même à des tournois. Depuis peu, elle est aussi présidente de son club. De mon côté, j’en profite un peu, mes jeudis soir je les passe souvent avec Amandine, exceptée cette semaine car cette dernière est partie quelques jours dans sa famille.Devant la porte entrouverte se tient Sophie, plus pimpante que d’ordinaire, elle a même pris la peine de se maquiller, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Cela lui donne un air un peu grotesque, elle fait même un peu pupute, autrement dit cela ne va pas du tout avec son style, elle aurait mieux fait de s’abstenir. Mais, bon, comme j’ai la nette impression qu’elle a fait tout ça pour moi, j’en suis vraiment touché.Je lui propose d’aller dans le salon mais elle opte plutôt pour la cuisine, sans doute s’y sent-elle plus à l’aise. Je me fends d’un « Quelle bonne surprise ! » ou de quelque chose d’aussi bidon, je suis plutôt gêné, nos relations étant toujours très tendues. Elle est venue ici pour souffrir, une larme roule déjà le long de sa joue. Va-t-elle me faire une scène ? Je lui tends un café avant de lui prendre doucement la main. J’essaie de la calmer :— Allons, Sophie, ne te mets pas dans des états pareils, je n’aime pas que tu sois malheureuse.— Mais moi, je t’aime vraiment, tu comprends ! Si tu savais comme je t’aime et comme tu m’as fait souffrir.— Je sais Soso, Mathilde m’a tout raconté.— Je préfère être malheureuse avec toi qu’heureuse sans toi, d’ailleurs sans toi la vie n’a pas de sens.Je trouve qu’elle exagère.— Et je voudrais aussi que tu me pardonnes pour l’autre jour, je ne voulais pas te faire de chantage. Je suis désolée, j’ai été lamentable. On ne monnaie pas son amour.Les sanglots succèdent aux sanglots. Elle est maintenant en pleurs. Sa petite main est si fragile dans la mienne que j’ai l’impression de la casser. J’essaie de la consoler, de faire preuve d’une grande douceur envers cette femme qui n’est finalement encore dans sa tête qu’une petite fille.— Moi aussi je t’aime, Soso…Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça, est-ce pour lui faire plaisir ? Je vois soudain son regard s’illuminer, je devrais faire plus gaffe dans mes propos. J’essaie de me rattraper :— Mais j’aime aussi Mathilde, n’oublie pas que je suis marié.Mais elle n’en a que faire, à ce stade, seul mon amour pour elle est susceptible de l’intéresser. Elle pleure à nouveau, de joie ou de peine, je ne sais plus trop bien, je n’ai pas l’impression qu’elle sache, elle non plus, vraiment où elle en est, seule sa main dans la mienne semble lui faire plaisir. On reste ainsi, de longues minutes, sans rien dire, je la regarde avec gentillesse et affection, je sens le bonheur qui s’empare d’elle mais je ne voudrais pas non plus qu’elle se fasse trop d’idées…Le sentiment que je ressens envers elle, c’est vraiment de l’amour. Je connais trop bien cette sensation, l’envie de la prendre dans mes bras, l’envie de la serrer contre moi, de ressentir la chaleur de son corps…Je ne maîtrise alors pas cette folie qui s’empare de moi, je me lève, contourne la table et passe derrière elle, je pose mes mains sur ses épaules, elle me saisit alors les bras et elle m’attire un peu plus à elle. Je la serre contre moi, je presse sa poitrine dans mes mains fiévreuses, je ressens toute sa passion. Puis elle se retourne et réclame un baiser, je la trouve tellement craquante, tellement touchante, tellement amoureuse aussi qu’il m’est impossible de lui refuser quoi que ce soit. Nous nous embrassons un long moment dans la lumière crue de la cuisine. Les baisers succèdent aux baisers, elle ne me laisse pas m’échapper, elle ne se lasse jamais, elle se donne entièrement dans ce curieux moment de pur amour.Quand nous nous séparons enfin, nous sommes tous les deux groggy, ivres de sentiments confus. Je me rassois prudemment face à elle, conscient que nous sommes sur le point de commettre l’irréparable, et que nous en avons déjà beaucoup trop fait. Pour autant, je reprends délicatement sa main, j’ai besoin de ce contact, je ne veux plus me séparer.— Je t’aime tellement, avoue-t-elle entre ses larmes.Son maquillage a fondu, de longues traces noires sur ses joues la rendent involontairement gothique. Son visage est ravagé par le bonheur, sa poitrine se soulève au rythme du bien-être qui la transporte. Elle fait plaisir à voir et son bonheur la rend vraiment belle, d’une beauté sauvage et animale.Nous restons très sages encore un long moment, parfaitement conscients des liens qui désormais nous unissent. Ma main caresse doucement la sienne, j’essaie de lui communiquer toute ma douceur, ces longs baisers sans frein m’ont, moi aussi, complètement chaviré.C’est alors elle qui décide pour nous deux, elle redevient tout d’un coup très « raisonnable », faisant preuve d’une maturité stupéfiante :— Il va falloir que je m’en aille, je ne voudrais pas que Mathilde nous trouve comme ça, je ne voudrais pas lui faire de mal, ce ne serait pas gentil vis-à -vis d’elle. Il faudra que je sois très patiente et que tu sois, toi aussi, très prudent dans tes rapports avec moi… mais je t’aime tellement que je me contenterai de ce que tu voudras bien me donner.Je la raccompagne sur le palier, ses yeux toujours embués de larmes. De nouveaux baisers, de très longs baisers d’amour nous unissent devant la porte, nous avons beaucoup de mal à nous séparer. Un flot ininterrompu de « je t’aime » s’écoule de nos bouches, je n’ai jamais connu d’instant aussi passionné.******La semaine suivante, je romps avec Amandine, il ne peut pas y avoir trois femmes simultanément dans ma vie. Et puis, curieusement, autant ma liaison avec Amandine ne m’a jamais gênée vis-à -vis de ma femme, autant je la trouve maintenant inacceptable vis-à -vis de Soso. Garder cette relation, ce serait comme une trahison envers elle, un véritable coup de poignard en plein cœur, je ne voudrais surtout pas lui faire ce mal.Ce soir, nous sommes cinq, assis autour de la petite table basse, dans le petit salon, Corinne et José, son copain du moment, se sont joints au trio infernal. La petite Sophie est radieuse, ses deux copines sont épatées par ce revirement soudain.— Cette fois-ci, j’ai rencontré l’âme sœur, leur confie-t-elle, dans un excès d’hilarité.Ses yeux pétillent, elle essaie à chaque instant d’éviter mon regard mais elle a bien du mal à ne pas tourner la tête dans ma direction.— Tu nous le présenteras, demande Corinne ?— Je crois que ça va être difficile, répond Mathilde, si j’ai bien compris il s’agit d’un homme marié.Sophie acquiesce de la tête.— Un homme marié ! s’offusque Corinne. Tu vas souffrir, ma pauvre.— Au contraire, il me fait le plus grand bien. Je ne me suis jamais sentie aussi heureuse de ma vie.— Tu dis ça pour l’instant mais quand il t’aura fait poireauter un bon moment en te faisant croire qu’il va quitter sa femme, tu déchanteras vite, ma vieille.— Je ne lui demande rien de tel…— On en reparlera, interrompt à son tour mon épouse. Tu ne viendras pas pleurer sur nos épaules quand ça t’arrivera, ce ne sera pas faute de t’avoir prévenue. Les hommes mariés ce sont toujours des beaux parleurs, ils te promettent monts et merveilles, mais dans les faits ça se résume souvent à un petit coup de queue entre deux portes et ensuite plus rien.— Comment l’as-tu connu ? surenchérit Corinne. Qu’est-ce qu’il te trouve au juste ce type ? À mon avis, tu es trop bonne poire et il n’en veut qu’à ton cul.Je suis écœuré par tant de méchanceté ? Pourquoi s’évertuent-elles à démolir ainsi son amour ? Je trouve que les deux filles ne sont pas tendres avec Soso. J’ai bien envie de la défendre mais ce serait suspect, des années que je ferme les yeux devant leurs petites brimades insidieuses. En quoi le bonheur de cette jeune femme les embête-t-il autant ? Elle est un peu comme leur souffre-douleur, condamnée à être malheureuse pour rester leur copine.Quelque part, ma décision est prise, toutes ces petites choses qui dans la vie quotidienne m’agaçaient ont pris ces derniers temps beaucoup plus d’ampleur. Je ne supporte plus quand Mathilde ramène sa fraise ou parle comme une charretière, de même que je ne supporte plus quand elle fait bloc avec Corinne pour titiller Sophie, il y a plein de petits détails comme ça qui désormais me sont insupportables. De là à dire que je vais la quitter pour aller vivre avec Soso, il n’y a qu’un pas.Depuis notre réconciliation avec Sophie, nous avons fait l’amour à quatre occasions, très tendrement, ça s’est passé chez elle et parmi ses poupées. Mais ces dernières ne nous ont pas dérangés. Nous nous entendons à merveille, et sexuellement il semble même que nous sommes faits l’un pour l’autre, car je n’ai jamais pris autant de plaisir avec une autre femme.Mais pour l’instant, c’est Sophie qui ne veut pas, elle préfère le statu quo et ne veut pas faire de peine à Mathilde, c’est sa copine depuis toujours, elle est fidèle en amitié aussi bien qu’en amour. Elle dit qu’il faut laisser le temps faire son œuvre, que je lui apporte déjà tout ce qu’elle désire, qu’elle est très heureuse ainsi… sauf que moi, maintenant, je voudrais plus.Je t’aime Soso, je pense très fort à toi et j’ai hâte de te retrouver.