Ils étaient tous réunis ce vendredi midi à la taverne du Capitole, le bar restaurant de Kader, pour fêter la réussite de Georges, alias Jojo, leur collègue depuis vingt ans, qui venait d’être reçu au concours d’attaché d’administration.Il y avait bien sûr Jacky le Corse, responsable des imprimantes au ministère à ses heures perdues, mais avant tout chanteur dans un orchestre qui avait acquis une petite réputation dans le Val d’Oise. Avec sa formation, il écumait tous les week-ends les bals, les banquets ou les petites salles de concert de la région. Jacky, solide gaillard brun d’un mètre quatre-vingts avait deux centres d’intérêt dans la vie : la musique et les femmes.À ses côtés se trouvait Nanard. Serial fucker à l’humeur taciturne. Bernard était originaire du Gard. Il avait hérité de ses géniteurs l’anticléricalisme et le mépris des bourgeois, typiques aux rad socs du midi de la France. Bernard avait pour Jojo une certaine estime si tant est qu’un type de sa trempe puisse considérer un homme autrement que comme un faire-valoir, une source de profit ou le compagnon d’une femme à séduire.Face à Nanard se trouvait Janot, alias J.R. Ce breton pur jus, issu d’une dynastie de médecins du Finistère était le mouton noir de sa famille. Après un passage éclair à l’éducation nationale où les gamins avaient rapidement eu raison de ses velléités d’enseignement, il avait rejoint le service informatique du ministère dans le cadre d’une reconversion qu’il espérait salutaire, sinon salvatrice. Janot, grand timide devant l’éternel, fumait quotidiennement ses deux paquets de gauloises et descendait chaque semaine un nombre conséquent de bouteilles de whisky. Considéré par tout le service comme l’encyclopédie vivante du football français, il se pointait au bureau chaque matin avec le journal l’Équipe enfoncé dans la poche de l’imperméable crasseux qui ne le quittait pas d’octobre à septembre.Aux côtés de Janot pérorait Michel, dit « Red Nose », breton beaucoup plus flamboyant que son pays précité, mais lui aussi grand amateur de liqueurs écossaises comme le laissait supposer son surnom peu flatteur. Malgré ses rodomontades, Michel qui possédait un bateau amarré dans un port vendéen était un homme plutôt convivial, toujours prêt à partager un moment avec ses collègues tant qu’il restait un fond de bouteille à proximité.À la gauche de Red Nose, se trouvait Patrick, dont la réserve et un certain pessimisme naturel transparaissaient à travers une attitude légèrement voûtée. Mais cet auvergnat d’origine possédait certains principes moraux profondément ancrés qui, alliés à sa volonté et sa ténacité, lui avaient permis de devenir un lieutenant efficace et reconnaissant.En bout de table, trônait Alban qui, à force de travail et d’abnégation conjugués à quelques coups de pute bienvenus, avait fini par devenir chef de service. Une belle réussite pour un garçon qui avait commencé sa carrière tout en bas de l’échelle.C’était d’ailleurs un des points communs aux convives réunis pour l’occasion.Partis de rien et pour la plupart arrivés à pas grand-chose, ils étaient tous redevables à l’administration française d’une carrière que leur envierait aujourd’hui la majorité des représentants des générations actuelles. La plupart étaient d’honorables agents titulaires profitant des concours et du système « Échelon » de la fonction publique pour cumuler sécurité d’emploi et perspectives d’évolution. Néanmoins, quelques-uns d’entre eux, moins chanceux ou plus aventureux, avaient intégré le ministère à la fin des trente glorieuses avec un statut plus précaire qu’ils allaient conserver jusqu’à ce que l’administration les libère de leur office.Bien sûr, les collègues féminines de Jojo avaient été conviées à la fête. Thérèse, l’éminence grise d’Alban, était une femme de petite taille aux traits grossiers et au corps sans grâce. Totalement dénuée de charme et d’empathie, mais non d’ambition, elle se trouvait naturellement aux côtés de son mentor. Claudine était bien sûr présente, elle aussi. Cette petite blonde pétulante, dotée d’une généreuse poitrine, arborait volontiers des tenues suggestives et des talons démesurés pour compenser son mètre quarante-huit. D’un naturel jovial et ouvert, elle pouvait aisément se laisser aller, après un pot improvisé, mais toujours bien arrosé, à une étreinte dénuée d’arrière-pensée avec un jeune homme vigoureux et entreprenant ayant conservé suffisamment d’énergie pour la posséder sur un bureau, dans une réserve, voire dans les chiottes les plus proches.Janine était elle aussi conviée à la fête. Mariée tout comme Nanard, elle n’en était pas moins sa maîtresse quasi officielle, profitant des déplacements hebdomadaires de son époux chauffeur de direction, pour se pointer le mardi au bureau en porte-jarretelles et sans culotte et se rendre ainsi disponible pour être honorée après le déjeuner par son amant dans un hôtel borgne situé non loin du ministère.Enfin à la gauche de Jojo, qui, en tant que héros du jour, s’était laissé convaincre de trôner à l’autre bout de la table malgré sa défiance pour les honneurs de toutes sortes, se trouvait Nathalie. Quinze ans plus tôt, Jojo était tombé amoureux de cette jolie femme blonde d’aspect réservé et après de nombreux mois à la côtoyer, il s’était finalement résolu à la demander en mariage alors que leur relation n’en était encore qu’au stade de la bise matinale qu’ils échangeaient en se retrouvant sur leur lieu de travail. Évidemment, Nathalie trouva cette démarche quelque peu inappropriée, d’autant plus que son soupirant faisait partie des rares garçons de la bande à ne pas l’avoir sautée.Cette malheureuse expérience fut un véritable cataclysme pour Jojo qui prit alors le parti de se réfugier dans le célibat et de continuer à vivre avec sa mère jusqu’à ce qu’elle décède.Jojo avait eu une jeunesse compliquée. À peine âgé de seize ans, il avait dû affronter le décès de son père des suites d’une vilaine maladie qui, à l’époque, épargnait rarement ses victimes.Après ce drame familial, Jojo n’avait eu d’autre choix que de mettre fin à ses études pour travailler et assurer ainsi des revenus à sa mère inactive et à lui-même. Grâce à une vague relation de la famille, il avait pu obtenir une vacation au ministère où il commença sa carrière dans le service en charge des déménagements et du mobilier. Un poste tout à fait adapté à ce garçon frêle d’un mètre soixante-huit pour cinquante-trois kilos.Néanmoins ce jeune homme astucieux et respectueux sut profiter de cette véritable opportunité pour changer de métier et bénéficier de l’avènement de l’informatique, discipline alors en plein essor et à ce titre véritable eldorado pour tous les sans-grade et les parias dotés d’un esprit logique et d’un certain bon sens. Le bon sens étant la chose la mieux partagée du monde, si on en croit Descartes, cette révolution ouvrit à Jojo la voie qui lui permit de franchir avec succès le maquis des concours de la fonction publique et in fine de réunir en ce jour de gloire ceux qu’il avait côtoyés depuis le début de sa carrière.Pour ma part, je n’avais pas encore atteint trente ans et contrairement à Jojo et ses collègues, je faisais partie des premières promotions de diplômés en informatique.Jeune ingénieur, j’avais été embauché par une SSII, comme on appelait à l’époque les marchands de viande qui se faisaient des fortunes en plaçant des informaticiens plus ou moins compétents chez leurs clients. Et au cours des premières années de ma carrière professionnelle, j’avais enchaîné les missions jusqu’à ce que je me retrouve à exercer mes compétences dans une société d’assurance située dans le triangle d’or parisien.Après plusieurs semaines à tester les restaurants financièrement accessibles du quartier et à me régaler de sandwichs plus ou moins appétissants pour me sustenter à l’heure du déjeuner, j’avais découvert par hasard le bistrot de Kader.Et je me rendis très vite compte que sa table avait sans conteste le meilleur rapport qualité-prix du huitième arrondissement plus réputé pour ses établissements étoilés que pour ses gargotes.Je m’y rendais donc le plus souvent possible pour bénéficier d’une cuisine familiale tout à fait correcte. Mais pas seulement.Kader, le patron, était d’origine kabyle. C’était un garçon sympathique de trente-cinq ans environ, bien fait de sa personne, marié à Nadia, une brune élancée au visage délicat et aux formes avenantes. La plastique de Nadia n’avait rien à envier à celle d’Isabelle Adjani à l’époque où cette star naissante obtint le rôle principal dans le film « L’été meurtrier » de Jean Becker.À l’époque, je me souvenais d’ailleurs parfaitement, comme sans aucun doute de nombreux spectateurs masculins, de quelques scènes particulièrement inspirantes de ce film culte.Nadia et Kader assuraient tous les deux le service du restaurant et ils avaient l’air parfaitement intégrés dans cet arrondissement bourgeois.Nadia était sans aucun doute une très belle femme qui aurait sans problème pu accaparer mes pensées, mais je savais bien qu’elle ne serait jamais au mieux pour moi qu’un fantasme furtif aussi vite oublié que croisé.Toutefois, les événements prirent un tour inattendu lorsque je décidai d’aller déjeuner dans le restaurant de Kader pour la cinquième fois. C’était un vendredi, le jour du couscous, et j’avais très envie de goûter à ce plat largement vanté et plébiscité par la clientèle de l’établissement.Installé à ma petite table, située à quelques pas de l’assemblée joyeuse qui fêtait la promotion de Jojo, je contemplais rêveusement la salle, adossé au mur de l’établissement en attendant qu’on veuille bien m’apporter le menu.En tendant le bras pour saisir le cahier plastifié qui m’était présenté, j’eus l’impression de recevoir un coup de massue sur le haut du crâne. Mon sang se mit à bouillonner alors que je découvrais la plus belle créature qu’il m’avait été donné de croiser tout au long de ma courte existence.Comme tous les vendredis – ce que j’ignorais jusque là – Myriam était venue prêter main-forte à son frère aîné et à sa belle-sœur pour faire face à l’afflux des clients attirés par le plat rituel servi en fin de semaine.Imaginez une liane au visage d’ange et aux yeux de braise dont l’appendice nasal aurait filé des complexes à la grande Cléopâtre elle-même. Émerveillez-vous en détaillant la cascade de longs cheveux noirs et bouclés descendant jusqu’à la naissance d’une chute de reins divine. Admirez les cuisses magnifiquement galbées et les longues jambes fuselées moulées dans un jean tout simple. N’oubliez pas de respirer en découvrant le torse arborant fièrement deux seins aux courbes idéales dénués d’armature et le ventre plat sans la moindre trace de graisse mis en valeur par un pull à col roulé.Je n’aurai jamais assez de qualificatifs élogieux pour décrire la beauté qui croisa mon regard à ce moment-là .Il est dans l’existence des instants d’une telle plénitude qu’on se met à penser qu’il n’est pas nécessaire de vivre plus longtemps.Quelques regards émerveillés m’avaient suffi pour déclarer Myriam femme la plus émouvante de son siècle et la considérer au firmament de la féminité.Ma première rencontre avec cette déesse berbère me propulsa sur un nuage sur lequel je me mis à espérer, le cœur battant, qu’elle daigne tourner ses yeux de braise vers moi. Et par la grâce de Dieu ou d’Allah, cet événement se produisit à plusieurs reprises ce jour-là pendant mon déjeuner.Et tout au long du repas, totalement imperméable au joyeux brouhaha de l’assemblée qui fêtait la réussite de Jojo, je ne me lassais de regarder Myriam se mouvoir de sa démarche envoûtante et discrètement chaloupée.À partir de cette date, je fus très assidu aux couscous du vendredi m’évertuant à nouer un semblant de relation avec la beauté qui sans prévenir venait d’accaparer mon esprit. Ce petit manège dura jusqu’au jour où le ventre de sa belle-sœur se mit à enfler, annonciateur d’une heureuse nouvelle pour son couple.Dès lors, Myriam se fit plus assidue et assura le service plusieurs fois par semaine. Je me mis à déjeuner régulièrement au bistrot de Kader pour le simple plaisir de rencontrer ma déesse. Puis un jour, je pris la décision d’aller l’attendre à la fin de son service. Curieusement, je n’avais jamais supposé qu’une femme aussi bien faite eût pu avoir un compagnon attitré et je fus fort surpris de le croiser alors qu’il était venu chercher son amie à la sortie de son travail.Je me contentai donc en ce jour funeste de saluer Myriam lorsqu’elle m’aperçut avant d’improviser maladroitement un bobard à propos d’un parapluie prétendument perdu puis de m’éclipser discrètement et de décider sur-le-champ de choisir d’autres cantines pour mes pauses déjeuner.