L’alchimiste…« Retrouver dans l’eau l’empreinte des mains lavĂ©es. » Giuseppe Penone.Martin, d’un Ĺ“il distrait contemple son Ă©cran de tĂ©lĂ©vision, le zappeur dans la main droite, la gauche soutenant sa tĂŞte. Ă€ près de minuit, pas grand-chose pour le distraire de son insomnie. Il a beau zapper, sauter d’une chaĂ®ne Ă l’autre, revenir en arrière, changer de fournisseur, rien. Il n’y a aucun programme qui retienne son attention. Il en est mĂŞme Ă se demander pourquoi il dĂ©pense une telle fortune en abonnements pour en arriver lĂ .Soudain, entre deux zappings, son Ĺ“il est attirĂ© par une publicitĂ©, son esprit s’éveille…Sur l’écran, une jolie femme blonde est assise dans un fauteuil blanc, elle lit une revue. Ă€ ses cĂ´tĂ©s, un chat, pelotonnĂ©, semble sommeiller. QuiĂ©tude d’une après-midi de dĂ©tente. La scène se situe dans un immeuble moderne, dans une grande ville. Une large verrière permet d’en contempler le paysage urbain. La maĂ®tresse du chat tourne les pages d’une revue, avec distraction, presque ennui. Soudain, sa main, puis son avant-bras, puis son bras, son Ă©paule et enfin toute sa personne s’évanouissent dans les airs, formant une poussières de micro-cubes, qui rapetissent jusqu’à devenir poussière de pixels, parcelles de cette jeune femme blonde. Sous l’œil inquiet et ahuri du chat qui cherche Ă jouer avec, Ă les capter, le nuage de particules colorĂ©es s’échappe de la pièce, transportĂ© dans les airs, tel des effluves Ă©vanescents, il se dissipe au-dessus de la ville.La scène suivante montre un jeune homme, assis dans un hall d’aĂ©roport, un portable Ă la main, contemplant son Ă©cran. Un sourire illumine son doux visage d’encore adolescent. Un nuage de particules colorĂ©es vient se concentrer autour de son portable et reconstitue… une jeune femme blonde assise dans un fauteuil blanc, qui lit une revue, avec distraction…Puis vient, en signature, le nom d’un opĂ©rateur de tĂ©lĂ©phonie mobile que Martin ne retient mĂŞme pas, tant il reste songeur face Ă l’image de la myriade de pixels, volant Ă travers les airs, dĂ©composant une personne et la transportant vers un autre lieu. Et, sans qu’il y prenne garde, ses yeux se ferment et enfin, il s’endort, le zappeur entre les doigts.Et Martin rĂŞve…Il marche sur le bord d’une rivière. Ses pieds nus foulent une herbe verte, tendre, fraĂ®che. Les fleurs des champs, des buissons, des arbres jettent mille reflets dans l’eau claire qui coule Ă ses cĂ´tĂ©s.Martin s’immobilise, contemple l’eau, se penche et doucement, trempe sa main dans cette onde mouvante. Ă€ son esprit revient la phrase d’un sculpteur italien, Giuseppe Penone : « Retrouve dans l’eau l’empreinte de la main lavĂ©e… ».Et ses doigts, plongent dans le courant tranquille de la rivière, jouent avec l’eau qui s’immisce entre eux. Il en Ă©prouve la force qui s’applique sur chaque parcelle de sa peau. De temps en temps, il cherche Ă lutter contre le courant, Ă d’autres moments, il le laisse ouvrir ses doigts, las de lutter contre l’onde et sa force magique. Puis il ferme la main, doucement, comme pour attraper les millions de gouttes d’eau qui forment le flot et soudain il ouvre sa main comme pour les libĂ©rer.Le jeu continue un long moment. Jusqu’à ce que ses doigts deviennent Ă la fois gourds de froid et agiles Ă imaginer chaque goutte d’eau qui roule dans le flot rapide de ce cours d’eau.Alors, il referme sa main, avec prĂ©caution.Entre ses doigts, viennent danser une multitude de petits points colorĂ©s. Ils se concentrent dans sa main, s’arrĂŞtent dans sa paume, sur ses doigts. Et doucement, tout doucement, il retire sa main et l’ouvre. Sous ses yeux, apparaĂ®t, de plus en plus nettement, le doux visage d’une jeune femme blonde, les yeux fermĂ©s, les cheveux collĂ©s par l’eau, la bouche pulpeuse, lĂ©gèrement entrouverte. La carnation de la peau, blanche, laiteuse, est juste soulignĂ©e par les joues rosies au contact de l’eau froide. Et le temps que le visage dessine sa forme, dĂ©jĂ il s’évanouit.Hop, disparu, envolĂ©, Ă©vaporĂ©Â !Martin, surpris par cette dĂ©couverte, reste quelques instants la main ouverte, face Ă son regard incrĂ©dule. Il la tourne, la retourne. La contemple sous toutes ses faces.Plus rien. Juste quelques gouttelettes d’eau accrochĂ©es Ă ses doigts, qui restent en suspension, avant de rejoindre leurs consoeurs qui roulent toujours dans le lit de la rivière, en-dessous.Alors Martin replonge la main.De nouveau, il joue avec l’eau qui file entre ses doigts. Et il plonge sa seconde main. Il les rapproche l’une de l’autre, capture des millions de gouttes d’eau, regarde un peu en amont et voit de nouveau ces milliers de points colorĂ©s, infinitĂ©simaux, si petits, si tĂ©nus que son Ĺ“il a du mal Ă les suivre dans le courant incessant. Il attend qu’ils passent Ă sa portĂ©e, et hop ! Il avance ses deux mains, pour en emprisonner quelques-uns entre ses paumes. Alors, avec mille et mille prĂ©cautions, il ressort ses paumes jointes, chargĂ©es d’eau et de points colorĂ©s. Et l’eau se filtre naturellement entre ses doigts mal joints et laisse se redĂ©poser sur ses paumes, sur ses doigts, entre ses doigts, des pixels, des milliers de pixels qui sont dĂ©sordonnĂ©s, puis se rapprochent, se rĂ©unissent, s’assemblent, se juxtaposent et commencent Ă former une image. Une image floue, puis de plus en plus nette, l’image d’un sein.Entre ses doigts, dans sa paume de main, il le voit. Il le touche. Il pourrait le tâter. Il pourrait le palper. Il en sent sa chaleur. Sa douceur. Il en Ă©prouve le soyeux de la peau, le volume. Il le sent palpiter, doucement, tendrement. Il le contemple, ahuri, abasourdi par cette capture qu’il juge incongrue, irrĂ©elle et pourtant si charmante, si inattendue. Et sous le coup de l’émotion, ses doigts se dĂ©lient, ses paumes s’écartent et le sein s’évanouit. Il s’efface, s’évapore, se transmute en des milliers de pixels de plus en plus petits, mĂ©langĂ©s aux quelques gouttelettes d’eau qui restaient accrochĂ©es Ă ses mains et rejoignent leur destinĂ©e.Alors, Martin fait un bond, il court dix, vingt, trente mètres plus loin, en aval de la rivière, en aval de sa capture. Il stoppe et plonge derechef ses mains, qu’il ramène en conques dans l’eau, fixe la surface des flots et guette les myriades de points colorĂ©s qui y flottent. Il tend les bras, enserre dans ses mains l’eau qui les porte, referme ses paumes, les presse fermement l’une contre l’autre pour en capturer encore plus et les conserver. Tous les conserver, tel est son dĂ©fi. Et lentement, il tire Ă lui ses mains chargĂ©es du souvenir de l’eau.Il les sort doucement de la rivière. Les examine avec intĂ©rĂŞt et espoir. Et sous ses yeux Ă©bahis, le miracle une nouvelle fois s’accomplit.Les milliers de petits points microscopiques s’amalgament, s’assemblent et reforment l’image d’un sein.Il le sent prendre forme entre ses doigts, enfler, prendre du volume, de la texture. Il distingue nettement l’arĂ©ole, plus brune, qui se dĂ©tache sur la blancheur de la peau. Elle forme un cercle foncĂ©, brun rosâtre. Ă€ sa surface, des dizaines de picots, toutes petites excroissances de chair, qui se hĂ©rissent au contact du froid de l’eau qui est venue les Ă©clabousser. Au centre, s’érige de plus en plus distinctement en pointe dure le tĂ©ton. Sous ses yeux Ă©merveillĂ©s, il se dresse, Ă©talant sa surface lĂ©gèrement rugueuse, faite de petits plis sensibles qui, Ă la surface, plongent lĂ©gèrement pour former une toute petite cuvette, dessinant une sorte de toute petite Ă©toile, en creux. Devant cette merveille de la nature, il a envie de le porter Ă ses lèvres, d’aller le tĂ©ter, le suçoter, de l’aspirer, de le lĂ©cher, de s’abreuver de son nectar cachĂ©, mais il ne peut bouger de peur que la fugitive vision ne disparaisse, ne s’évanouisse.Et le sein palpite de plus en plus fort. Il rĂ©chauffe l’intĂ©rieur de sa main. Il l’empaume. Il voudrait le serrer mais n’ose pas. Il voudrait l’embrasser, mais ose encore moins bouger ses mains et son corps, tellement il veut conserver pour lui cette vision magique.Heureux, il reste lĂ , accroupi au bord de la rivière qui coule, les bras tendus, calĂ©s sur les genoux, les mains bien serrĂ©es enfermant leur prĂ©cieux contenu.Le sein dans ses mains ne bouge pas. Il ne fuit pas. Il ne se dissipe pas. Il ne s’évapore pas. Il est sage.Et Martin ne sent pas l’engourdissement qui le gagne.Il lui semble pourtant que le sein, dans ses mains devient lourd, pèse de tout son poids. Ses doigts se mettent Ă trembler et transmettent Ă la chair un tout lĂ©ger tremblotement. Puis ses mains s’ouvrent et lentement le sein se dĂ©sagrège pour rejoindre les flots. Alors, tristement, Martin replonge ses doigts dans l’eau, les remue pour leur redonner un peu de vie, eux qui viennent de tenir le plus joli sein qu’il ait connu jusqu’alors. Ses yeux fixent la surface de l’eau, mais plus rien n’y danse. Seuls, les remous l’animent.Alors Martin se lève, s’étire et remonte le courant.Plus haut, sur une grève minuscule, une jeune femme blonde, en bikini, sèche son corps au feu des rayons du soleil. Martin s’immobilise et contemple le spectacle de cette jeune femme Ă moitiĂ© nue Ă©talĂ©e face au soleil. Il a l’impression de la connaĂ®tre.Mais oui ! Il la connaĂ®t !Ses seins, en pommes, aux arĂ©oles un peu larges, aux tĂ©tons pointus, il les reconnaĂ®trait entre mille.Avec prĂ©caution, pour ne pas effrayer la naĂŻade, il s’approche.Elle le regarde, sans effarouchement venir Ă elle. Il s’assoie et commence Ă lui parler du veloutĂ© de sa peau, de la chaleur de son sein, de la duretĂ© de ses tĂ©tons. Et la jeune femme le dĂ©visage, l’écoute avec attention. Mais elle ne comprend pas. Elle ne comprend pas cet homme qu’elle ne connaĂ®t pas, surgit de nulle part et qui lui parle de son corps qu’il n’a jamais touchĂ©. D’ailleurs, il le prĂ©cise lui-mĂŞme. Non, il certifie qu’il ne l’a jamais touchĂ©.Pourtant, il lui rĂ©vèle des dĂ©tails… Des dĂ©tails qu’elle seule garde pour elle, secret des secrets de femme. Elle seule sait que la pointe de ses seins forme une petite Ă©toile, quand ils sont excitĂ©s par l’eau froide dont elle aime Ă s’asperger, comme tout Ă l’heure. Alors, effrayĂ©e, elle regarde autour d’elle. Pourtant elle est certaine que mĂŞme avec de bonnes jumelles on ne peut pas l’avoir vue jouer avec l’eau, tout Ă l’heure. Mais alors, comment sait-il ?Et Martin, fier de son secret lui rĂ©vèle l’empreinte du sein retrouvĂ©e dans le flot de la rivière. Alors elle rougit. Elle rougit et s’approche de lui. Elle sourit et lui plaque un long baiser en remerciement de la rĂ©vĂ©lation du secret des flots, oĂą on retrouve l’empreinte du corps dans l’eau qui passe.Elle sait qu’en face d’elle, l’homme qui est lĂ est douĂ© d’un don exceptionnel… Celui de trouver l’empreinte du corps dans l’eau de la rivière.Martin est charmĂ© par le contact doux, chaud et sensuel des lèvres gourmandes qui s’emparent de sa bouche. Il sursaute Ă ce baiser. Et il ouvre les yeux…Face Ă lui, l’écran de tĂ©lĂ©vision est devenu neigeux… Le zappeur a chu Ă ses pieds. Dans sa tĂŞte, lourde, ankylosĂ©e, l’image brouillĂ©e d’une jeune femme blonde, en bikini sur une plage au bord d’une rivière reste gravĂ©e, Ă tout jamais.En soupirant longuement, Martin s’extrait de son fauteuil. Il se dirige vers la cuisine et fait couler un peu d’eau pour Ă©tancher sa soif… Il se penche vers le robinet pour y boire et fait un bond en arrière au dernier moment, prĂ©fĂ©rant prendre un verre sur la paillasse de l’évier.Par rĂ©flexe, pour Ă©viter que l’empreinte de ses lèvres ne rejoignent… les Ă©gouts et ne tombent en de mauvaises mains…C’est que l’eau, ça va si vite vers la rivière…