Je l’ai rencontrĂ© un jeudi soir, quelques mois après la fin de la guerre, dans une taverne près de l’entrĂ©e de la vieille ville. Une sorte de cave enfouie sous les murailles, glauque Ă souhait, mais oĂą la bière n’est pas trop mauvaise, pour un prix presque raisonnable.Jules.On s’est retrouvĂ© assis Ă la mĂŞme table, parce qu’il Ă©tait avec un de ses amis qui connaissait un ami de l’ami avec qui j’étais venue, quelque chose dans ce goĂ»t-lĂ . Ou, plus simplement, parce que l’alcool crĂ©e le contact.Je l’ai tout de suite trouvĂ© beau, je suis attirĂ©e par les gueules un peu Ă©tranges. Plus grand que moi – qui suis grande -, des cheveux noirs de la mĂŞme longueur que sa barbe de deux jours, des yeux verts très fins, un peu bridĂ©s et très cernĂ©s, un long menton osseux, des traits durs, anguleux. Un nez un peu de travers, un peu trop long. Une seule touche de douceur, sa bouche. La lèvre supĂ©rieure très marquĂ©e, ondulant comme une vague.Je ne lui parlais pas, et lui ne parlait Ă personne. Son ami faisait partie de cette catĂ©gorie de personnes qui forcent les autres Ă dĂ©baller leur vie grâce Ă une capacitĂ© Ă l’écoute surdĂ©veloppĂ©e. Et moi, je suis une cible facile pour ce genre d’individus, je me dĂ©voile trop facilement.Alors j’ai parlĂ©, parlĂ© de religion, parlĂ© de l’armĂ©e, de la guerre, et puis il a commencĂ© Ă me faire parler de moi, alors, de mes amours et de mon cĹ“ur qui avait un peu envie qu’on lui foute la paix, de mon cĹ“ur qui en avait marre d’être mon premier centre d’intĂ©rĂŞt, je lui disais qu’il y avait tellement de belles choses Ă voir, Ă faire, mais que j’étais incapable de me tourner sur autre chose que ma petite personne, mes petites douleurs, futiles, passagères…Je me suis retournĂ©e vers lui, Jules. Il me regardait, l’air absent et observateur tout Ă la fois. Il m’a donnĂ© l’impression d’être quelqu’un qui regarde passer sa vie comme d’autres assistent Ă une pièce de théâtre. Observateur, cynique et blasĂ©. Il n’avait pas l’air très vieux, mais il avait l’air d’en avoir vu passer pas mal. Pas mal de quoi, je ne le savais pas vraiment. Et dans son visage, il y avait quelque chose qui me faisait mal, quelque chose qui n’était pas insensible, quelque chose qui avait l’air de se battre.— Je ne suis pas très mystĂ©rieuse, c’est agaçant, ai-je dit Ă son ami.Et lĂ , c’est lui, Jules, qui m’a rĂ©pondu, parlant pour la première fois depuis mon arrivĂ©e.— Pourquoi tu voudrais ĂŞtre mystĂ©rieuse ?— Pour que les gens aient encore des choses Ă dĂ©couvrir.— Les gens qui sont mystĂ©rieux le sont sĂ»rement pour cacher leur crĂ©tinerie.— Vraiment ? Alors tu dois cacher ta crĂ©tinerie ?Il a ri, un rire amer.— Moi, je ne suis pas mystĂ©rieux. J’ai rien Ă dire, c’est tout. Aucun mystère lĂ -dedans.— Si tu ne dis rien, c’est que tu penses, et tu dois penser Ă plein de choses. IntĂ©ressantes ou pas, j’en sais rien, mais tu restes mystĂ©rieux.— Et toi, quand tu parles, tu penses jamais Ă autre chose ? Et qu’est-ce qui te fait penser Ă tout ça ? Pourquoi tu racontes tout ça ? Tu vois… T’es mystĂ©rieuse. Tu dois ĂŞtre conne.Il a ri, un rire froid, mais sa remarque Ă©tait du ton de la plaisanterie.— Ouais, je dois ĂŞtre conne.— Une conne très apprĂ©ciable Ă Ă©couter. C’est dĂ©jà ça.Il n’a rien dit de plus, la conversation a Ă©tĂ© dĂ©tournĂ©e par je ne sais plus quel fanatique de je ne sais plus quel film. Je n’étais pas en pleine forme, un peu fatiguĂ©e, bien que mes vacances d’étĂ© aient commencĂ© trois semaines auparavant. Vers deux heures, je me suis levĂ©e et j’ai dit au revoir aux autres. Je ne l’avais pas remarquĂ©, mais Jules m’avait suivie. Il m’a interpellĂ©e Ă la sortie.— Adèle ! Je peux faire un bout de chemin avec toi ?Il m’a suivie, puisque j’avais rĂ©pondu oui.— En fait, moi c’est Jules.— Je sais. On a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© tout Ă l’heure, tu t’en rappelles pas ?— Non. Je ne faisais pas attention, j’imagine.— C’est pas grave.— Alors comme ça, tu Ă©tudies la photographie…— Oui, mais j’ai assez parlĂ© de moi pour ce soir. Je ne sais rien sur toi.Il a ri, encore ce rire amer, cette fois avec comme une petite mĂ©lodie de folie. J’ai frissonnĂ©.— Tu veux que je parle de moi ?— Oui.— Si je commence, je ne vais pas m’arrĂŞter avant un bon moment, et tu n’auras que deux choix: faire trois fois le tour de la ville en ma compagnie ou venir chez moi.— Alors on va dĂ©jĂ visiter un peu le coin…— D’accord. Donc tu veux savoir ce que la vie fait de moi… Un Ă©tudiant en lettres, il y a quelques annĂ©es. J’ai fais les trois premières annĂ©es d’universitĂ©, et puis j’ai Ă©tĂ© recrutĂ©. J’étais un bien mauvais soldat, indisciplinĂ©, pas assez concentrĂ©, mais j’étais ni fou ni en trop mauvaise condition physique. Alors voilĂ , on m’a balancĂ© dans la grande boucherie. Je pensais pas qu’ils arriveraient Ă faire de moi un tueur, mais c’est fou ce que les coups de bâton et le pain sec et tout ce genre de trucs, ça Ă©duque.Il parlait d’une voix monocorde, un peu lasse, aussi amère que son rire, avec des rĂ©sonances de violence, la violence tenue en laisse, contenue, comme un chien pour lequel le seul moyen de ne pas mordre est d’être muselĂ©.— Alors voilĂ . J’ai tuĂ© des types tout aussi paumĂ©s que moi. J’ai vu mes amis mourir sous mes yeux, et le pire, dans tout ça, c’est que c’est pas le plus terrible. Le pire, c’est de les envier, ou d’être soulagĂ© que ce soit fini pour eux. Je sais pas pourquoi on continue Ă vouloir vivre comme ça, je peux pas comprendre ça. Je crois pas qu’on puisse comprendre. J’ai tuĂ© parce que je voulais en finir avec la guerre. Et parce que quand un camp est attaquĂ©, c’est soit eux soit nous. On fait pas vraiment le choix, on se dĂ©fend, c’est tout, c’est l’instinct de survie. Et puis si on n’attaque pas les premiers, c’est eux qui le feront. Mais j’ai pas tenu longtemps. J’ai fini par tabasser un officier, je sais plus pourquoi. Je sais pas si je savais. J’ai pas tenu. Je l’ai pas mal amochĂ©, et comme c’était un officier, j’ai fais de la taule. Après un peu plus d’une annĂ©e de guerre, j’ai fait deux ans de prison. Ça aurait Ă©tĂ© mieux, la prison, si j’avais pas eu les souvenirs. T’es dans une pièce de quatre mètres carrĂ©s avec rien d’autre Ă faire que de laisser dĂ©filer devant tes yeux les images qui te… Les images qui… Enfin, la guerre. Rien d’autre Ă faire qu’une longue et pĂ©nible introspection. Je suis devenu fou. J’ai Ă©tĂ© internĂ©.— Fou ?— Raisonnable, en fait. J’ai alignĂ© les tentatives de suicides, je me mutilais, pour faire passer la douleur, tu comprends ? Et je mangeais plus. Comme c’est pas vraiment plaisant, les machines Ă gaver qu’ils ont Ă l’hĂ´pital, j’ai fini par manger quand mĂŞme un peu. Mais j’étais toujours fou. Ou plutĂ´t, je savais pas contenir ma folie. Ils m’ont appris Ă faire ça, maintenant. Je la contiens.— Mais ĂŞtre suicidaire, ce n’est pas de la folie, je ne comprends pas.— Non, c’est qu’il n’y avait pas que ça. Je me dĂ©connectais de la rĂ©alitĂ©, assez souvent je… Je croyais que j’étais ailleurs. Je me revoyais Ă la boucherie. Je me revoyais en train de tenir un ami mort entre mes bras. Je me revoyais… Bref. J’ai Ă©tĂ© hospitalisĂ©. MĂ©dicamentĂ©, surtout. Je veux rentrer chez moi. Tu viens ?— Chez toi?— Ben oui. T’inquiète pas, je veux pas te baiser. Je peux plus, de toute manière.— Tu ne peux plus ?— J’ai encore tout ce qu’il faut pour, mais… J’ai essayĂ© quelques fois, depuis que je suis sorti, et ça a pas marchĂ©. Je bande plus. PathĂ©tique, non ?— Et tu sais pourquoi ?— Parce que je ne supporte pas de toucher les autres. Ça me fait… C’est difficile Ă expliquer. Une fois que des mains ont tenu un fusil, elles peuvent plus l’oublier. C’est les mains qui ont tuĂ©, et tu les poses sur quelque chose, enfin quelqu’un de… Tu deviens salissant. C’est dĂ©goĂ»tant, je veux pas rĂ©essayer de faire ça. On dit que ça remonte le moral, mais c’est faux. C’est paralysant. J’aime mĂŞme pas y penser.— T’as du thĂ©, chez toi ?— Ouais, je dois avoir ça. C’est Ă deux rues d’ici.— Et sinon, Ă part la guerre et tout ce qui en a dĂ©coulĂ©, qu’est-ce que tu dirais ?— À part la guerre ? Je suis plus rien. Ils ont tuĂ© tout ce que j’étais avant, pour que je puisse tuer.— Alors tu Ă©tais quoi ?— Un Ă©tudiant. Je… J’aimais…Il dĂ©glutit avec peine avant de continuer.— Je m’en rappelle pas bien. Et j’aime pas trop essayer.— Et tu as quel âge ?— Vingt-cinq. Et toi ?— À ton avis ?— Je sais pas. Vingt-et-un, vingt-deux…— Dix-huit.Il m’a fait entrer chez lui, c’est-Ă -dire un tout petit appartement dans un immeuble subventionnĂ© par l’Etat. Il m’a fait du thĂ©, et pour lui du cafĂ©. Il n’y avait qu’une seule pièce qui lui servait Ă la fois de salle Ă manger, de cuisine et de chambre. Il avait quand mĂŞme une salle de bain avec une douche et des toilettes, ce qui m’est presque apparu comme un luxe dans un tel appartement.Il s’est assis Ă sa petite table, en face de moi, a posĂ© ma tasse devant moi et a entamĂ© la sienne. Il m’a regardĂ© droit dans les yeux pendant un moment. Je n’ai pas osĂ© lui demander d’arrĂŞter.— Plein de types doivent tomber amoureux de toi, non ?— Non. Pas vraiment. C’est plutĂ´t moi qui tombe amoureuse.— Moi, si je pouvais, je pense que je tomberais amoureux. Et pas qu’un peu.— Alors t’es inhumain au point de ne plus pouvoir aimer…— ArrĂŞte de jouer Ă la plus intelligente. J’aime pas perdre. Et c’est moi qui suis ironique, normalement.Il a souri, j’ai un peu ri. On s’est allumĂ© une cigarette, qu’on a fumĂ© en silence. Il s’est levĂ©, s’est approchĂ© de moi et, sans me toucher d’une autre manière, a posĂ© ses lèvres sur les miennes. Je n’ai d’abord pas rĂ©agi, et puis j’ai fermĂ© les yeux et je me suis laissĂ©e embrasser. Il m’a murmurĂ© Ă l’oreille «Viens», alors je suis venue. Il s’est assis sur son lit, m’a dit de me coucher, alors je me suis couchĂ©e. Il a commencĂ© Ă dĂ©boutonner ma chemise, sans toujours sans me toucher. Je tremblais. Et puis il a dĂ©lacĂ© le cordon qui fermait ma jupe, et il l’a fait glisser le long de mes jambes.Je me suis laissĂ©e dĂ©shabiller, sans bouger, sans rien dire. Je me suis retrouvĂ©e nue, allongĂ©e, les mains posĂ©s sur mon ventre. J’ai voulu en approcher une de son visage, mais il a reculĂ© et il m’a dit, avec une voix agitĂ©e et nerveuse, que je ne devais pas le toucher, qu’il ne pouvait pas ĂŞtre touchĂ©. Je n’ai pas bougĂ©, je l’ai laissĂ© me regarder, longtemps. Il Ă©tait nerveux, au dĂ©but, mais il a fini par se calmer. Il s’est allongĂ© Ă cĂ´tĂ© de moi, et il a Ă©tĂ© comme pris d’angoisse, il s’est mis Ă trembler, Ă se mordre les lèvres.— Qu’est-ce qu’il se passe ? lui ai-je demandĂ©, en me surprenant moi-mĂŞme avec mon ton calme.— Je voudrais tellement te caresser, te prendre dans mes bras, mais je…Il s’est remis Ă trembler de plus belle.Il avait les larmes aux yeux.— Fais-le pour moi, s’il te plaĂ®t, caresse-toi… Je veux… Je veux te voir, je veux au moins pouvoir te regarder, Ă dĂ©faut de te toucher… Caresse-toi comme si c’était moi qui le faisais.J’ai fermĂ© les yeux, j’ai posĂ© une main entre mes jambes, l’autre autour de mon cou, et je l’ai imaginĂ©, je l’ai imaginĂ© prendre mon sexe dans sa main, planter ses doigts dans mon cou, m’embrasser, et me caresser, encore et encore… Je me sentais plus nue que jamais, offerte toute entière Ă ses yeux. Après un long moment, je l’ai senti se dĂ©placer sur le lit, je l’ai entendu dĂ©crocher son pantalon. Il s’est glissĂ© entre mes jambes. Je croyais qu’il allait me faire l’amour, mais il a posĂ© ses coudes de chaque cĂ´tĂ© de mes cuisses et sa bouche sur ma main, qu’il a doucement dĂ©gagĂ©e pour prendre mon sexe entre ses lèvres, dĂ©licatement, lentement. Ă€ ce premier contact, tout mon corps s’est soulevĂ©, secouĂ©. Il a relevĂ© la tĂŞte. J’ai ouvert les yeux. Il me regardait, avec un lĂ©ger sourire au coin des lèvres.— Hé… Du calme, a-t-il murmurĂ©.— Tu sais très bien que je vais pas pouvoir me calmer…— Ha bon?Il a souri encore plus, un sourire malicieux, fier.Et il a replongĂ© sa tĂŞte entre mes jambes. Cette fois, j’ai gĂ©mi, j’ai gigotĂ©. Il a continuĂ©, d’abord Ă m’embrasser tout dĂ©licatement, et puis il a commencĂ© Ă promener sa langue un peu partout, pour me faire languir avant de me donner du plaisir comme il aurait pu m’en donner immĂ©diatement. Il faisait ça bien… Il a mis du temps avant de prĂ©ciser ses caresses, mais une fois engagĂ© sur ce terrain, il ne s’est plus arrĂŞtĂ©. Il s’agrippait aux draps du lit, et il frottait son sexe contre le matelas, parfois il gĂ©missait un peu. Jamais autant que moi, il m’a presque arrachĂ© des cris.J’en suis arrivĂ©e Ă ce moment oĂą chaque mouvement de sa langue faisait monter dans mon ventre des gerbes de plaisir, j’ai suffoquĂ©, gĂ©mi, tremblĂ©, et le plaisir est encore montĂ©, montĂ© jusqu’à l’orgasme, cette tornade de jouissance qui vous enlace pour quelques secondes…Et puis j’ai laissĂ© ma tĂŞte retomber sur l’oreiller, j’ai voulu me dĂ©gager, parce que ma peau Ă©tait trop sensible dans ce moment qui vient juste après l’orgasme, mais quand j’ai essayĂ© de bouger il a d’abord Ă©mis un son entre le cri et le gĂ©missement, il a bloquĂ© mes hanches entre ses bras et il m’a murmurĂ©, paniquĂ©, de ne pas bouger. Il n’arrĂŞtait pas de le rĂ©pĂ©ter «Bouge pas, attends, attends…» Il bĂ©gayait, sa respiration Ă©tait saccadĂ©e. Il a appuyĂ© le cĂ´tĂ© de son visage Ă l’intĂ©rieur de ma cuisse, la bouche toujours contre mon sexe, et il a descendu sa main droite Ă la hauteur du sien. Il s’est caressĂ© quelques secondes, il a gĂ©mi encore plus fort et il a criĂ©, un cri qui ressemblait plus Ă de la douleur qu’à du plaisir. Tout son corps s’est raidi, ses doigts se sont crispĂ©s plus forts sur les draps du lit, et puis, d’un coup, il est retombĂ©. Il sanglotait. Il s’est reculĂ©, s’est repliĂ© au fond du lit.Il m’a fallu un long moment pour me calmer, reprendre mon souffle. J’ai essuyĂ© les larmes de plaisir sur mes joues, et je me suis approchĂ©e de lui. Comme un petit animal traquĂ©, il s’est repliĂ© contre la paroi, tremblant. J’ai voulu poser ma main sur son Ă©paule, mais il m’a tout de suite dit d’arrĂŞter. Il rĂ©pĂ©tait sans cesse qu’il Ă©tait dĂ©solĂ©, qu’il ne pouvait rien y faire.Il a fini par se calmer un peu. Il s’est levĂ©, a refermĂ© son pantalon et s’est allumĂ© une cigarette. Il m’en a aussi donnĂ© une. J’étais encore nue, assise le dos appuyĂ© contre la paroi.Il a posĂ© sur mon corps son regard triste.— T’es magnifique, a-t-il murmurĂ© dans un soupir.Je n’ai rien rĂ©pondu. Et puis je lui ai demandĂ©:— C’était bien ?— Je sais pas. Oui. C’était bien. Mais ça m’a fait mal. Tu sais, j’aurais pu te faire l’amour, mais je crois pas que ça aurait Ă©tĂ© une bonne idĂ©e.— Moi non plus.— Je pense que j’aurais Ă©tĂ© violent. Et puis j’aurais pas tenu jusqu’au bout. Je supporte pas que tu me touches. Ma bouche, c’est bon, ça va. Pas le reste.— Tu voudras qu’on se revoie?— Parce que toi tu voudrais me revoir?— Tu sais, je fais partie de ces filles stupides qui ont le fantasme du Saint-Bernard. Je voudrais pouvoir aider les gens. J’ai encore ce rĂŞve ridicule du «avec moi il ira mieux, je vais l’aider Ă s’en sortir». Alors oui, je crève d’envie de te revoir. Mais faudrait que je me fasse Ă l’idĂ©e d’être impuissante.— C’est pas vrai, ce que tu dis. Tu peux rien faire pour moi Ă long terme, tu peux pas me sortir de cette merde, mais tu peux me faire aller mieux un petit moment… Et ça, c’est prĂ©cieux, mĂŞme si au final ça change rien, ça repose.— Et tu crois qu’un jour, je pourrais te toucher ?Il a baissĂ© les yeux, et il a commencĂ© Ă pleurer.— Tu veux me revoir ? lui ai-je demandĂ© Ă nouveau.— Oui, m’a-t-il rĂ©pondu entre deux sanglots, oui je veux… Je le veux vraiment.— Alors prends ma main. Juste quelques secondes.J’ai approchĂ© ma main de la sienne, il l’a regardĂ©e du coin des yeux, il a hĂ©sitĂ© quelques secondes, et… il ne l’a pas prise.— La prochaine fois? m’a-t-il demandĂ©.— Oui, la prochaine fois…Cette fois, c’est moi qui me suis mise Ă pleurer, sans vraiment savoir pourquoi. Il m’a fait un sourire triste, s’est approchĂ© de moi, m’a enroulĂ©e dans son duvet et m’a fait me coucher contre lui. Je ne le touchais toujours pas, mais j’étais blottie dans ses bras, dans le duvet mais dans ses bras, la tĂŞte posĂ©e contre son torse. Je me suis endormie.La fois suivante, il n’a pas pris ma main.La fois d’après, j’ai continuĂ© Ă espĂ©rer.Celle encore après, j’avais fini par me rĂ©signer Ă sa bouche, mais il a pris ma main dans la sienne, l’espace d’une seconde, une petite seconde.La suivante, je l’ai retrouvĂ© en sang sur le sol de son appartement. Je ne pouvais rien pour lui Ă long terme, je pouvais juste lui donner quelques instants de repos. Il avait raison.Je ne l’ai plus revu pendant plusieurs mois, jusqu’au jour oĂą il a dĂ©barquĂ© chez moi, les deux poignets bandĂ©s, et qu’il m’a serrĂ©e si fort dans ses bras que j’ai cru qu’il allait m’étouffer.Je n’ai jamais rien vĂ©cu de plus dur que de ne pas pouvoir toucher la peau de mon amant. Je n’ai jamais rien vĂ©cu de plus dur que d’avoir un amant incapable de me toucher.