Corinne Flamand revenait d’un « lapin », il pleuvait.Où vont-ils ces hommes qui ne viennent pas aux rendez-vous, qui ne répondent pas aux petites annonces ? Pourquoi l’évitent-ils, lévitent-ils au-dessus d’elle ? Comment ? De justesse, par-devant, par derrière, ou s’arrêtent, soupirent.Ils l’évitent, comme des lames.Elle est peut-être trop fine pour être tranchée, ses cheveux bruns sont restés longs et son visage est trop doux. Trop banale peut-être, elle se remémore son annonce, elle n’a pas mis : greffière, habite au centre de Paris, un immeuble haussmannien, tagué, noirci, grande porte émeraude écaillée.Comme des lames, de fines lames, brillantes de montures de lunettes, de chevalières, de pinces à cravates et d’alliances retirées, ils s’avancent voir les prostituées.Ils lui conviendraient…Les hommes s’intéressent aux magazines féminins. Ils sont là , ouverts, des femmes, offertes. Les pages, brillantes, glacées, tournent avec le vent, jetées sur le trottoir. Ils n’ont plus qu’à se baisser, les ramasser, les froisser.Corinne s’attarde, une nouvelle. Une fille pas comme les autres s’appuyait au mur de son immeuble. Des cheveux raides et rouges coupés à hauteur des lèvres brillantes, des paupières en dégradé de rose et d’or, une jupe courte en cuir, un haut rose à fines bretelles, des bas à résilles.Son sosie parfait, avec l’audace en plus.Corinne achète la version papier, plusieurs, va chez le coiffeur se faire couper les cheveux au carré, se teint en cuivre et rougit ses lèvres en sombre.Les lames maintenant se tournent, se retournent sur son passage, comme des portes à tambour, les portes de magasins dont elle a fait le tour, ses sacs marqués remplis.Dans une vitrine, la vivante, un modèle, son modèle, à disparu. Un autre l’accroche.— Tu es déjà revenue ! Petite folle ! Toi qui voulais te désintoxiquer… Là -bas, c’est mieux qu’ici !La prostituée s’aperçut de son erreur. Ces yeux-là ne sont pas désabusés comme les siens.— Excusez-moi… Pourquoi cherchez-vous à lui ressembler aussi ?— Désintoxiquée ?Elle se sent encore déguisée, intoxiquée, en manque.— Oui… Béa avait promis de faire un séjour… Ils l’ont retrouvée ici…*Le week-end suivant, alors qu’elle rentrait d’un rendez-vous convenu par petites annonces, rendez-vous auquel l’inconnu ne s’est pas rendu, Corinne, égouttant son parapluie à l’entrée de l’immeuble, se fit aborder par un homme qui la prenait pour l’autre.— Béa… C’est vous ? J’aimerais vous parler… Simplement, vous parler… Je vous le jure… Sandra m’a parlé de vous en bien…Sandra est celle qui m’a parlée de Béa pensa Corinne.— J’vous paierai…C’est un petit bonhomme râblé, la cinquantaine à peine, des petites lunettes rondes, un par-dessus qui semblait courber ses épaules.Il avait l’air tout à fait sincère, ce qui surprit Corinne qui n’est pourtant pas une oie blanche. Une âme en peine, comme la sienne. Tout de même, elle n’est pas ce qu’il prétend, qu’il se débrouille…— Elle vous a peut-être raconté… Avec ma femme, ça ne va pas du tout…Corinne était touchée de recevoir ce témoignage, sans pudeur. Elle était tout aussi désemparée que lui.— Regardez… Reprit le bonhomme. J’ai trouvé ce que vous cherchiez…Il sortit de sa poche une broche faite d’ambre orangé, incrusté d’un fossile, une libellule qui volait du temps où l’homme n’existait pas encore.— C’est pour, vous…Corinne se pencha un instant, son cœur fissuré, attendri.— C’est beau, mais vous vous trompez…— Je sais, ce n’est pas le moment… Je vous en supplie, on ne rentrera pas chez vous, venez prendre un verre…Il l’avait prise par le coude et la fit asseoir sur un siège de terrasse de bar-tabac. Le garçon, le regard plein d’ironie, leur servit une bière et un diabolo menthe. Corinne n’avait pas les possibilités ni, il faut bien le dire, l’envie de refuser. Son but de sa journée n’était pas de rentrer bredouille.Bertrand était, en quelque sorte, sa thérapie. Ils se revoyaient régulièrement, au bar-tabac, puis chez elle. Il parlait de lui, de sa femme, des deux ensembles, l’un avec l’autre, l’un dans l’autre. Car il se dévoilait sans pudeur, croyant avoir à faire à une professionnelle. Elle, en échange, recevait des mots sans artifices, sans arrières pensées.Il lui arrivait de pleurer dans les bras de la greffière, sa joue sur son sein, elle pleurait aussi. Ils s’endormaient, habillés, et se réveillaient au petit jour.Au bout d’un certain temps, il venait sans prévenir, comme quand c’est la victime qui se déplace chez son sauveteur. Il venait comme un ami, un copain, une copine. Une copine, car Corinne cherchait de moins en moins à s’habiller, se déguiser, quand elle s’attendait à le voir débarquer.Par exemple, une fois, elle était en combinaison, couchée. Bertrand se leva et est allé pisser, laissant la porte de la salle de bain ouverte. Elle ne l’aurait pas cru : elle a aimé entendre un homme uriner. Cette nuit-là , endormis sur le bras qui lui entourait les épaules, Bertrand a ouvert les yeux. Il a vu Corinne, la combinaison remontée, sa main dans sa culotte, active. Il referma ses yeux et n’en fit jamais allusion.— Tu sais Bertrand…— Oui, je sais, Béa a une cicatrice…Une autre fois, la dernière fois, Bertrand était heureux. Sa femme et lui sont amoureux.— Maintenant, on se fait des chatouilles !— Des chatouilles ! Répéta Corinne, hilare, en croisant les jambes sur lesquelles elle posa son coude, portant une cigarette à ses lèvres fendues jusqu’à ses pommettes luisantes. Une volute bleue s’éleva dans l’obscurité, intime, devant ses yeux, aujourd’hui rieurs, les autres fois tendres ou compassés.— Tu sais, je lui ai fait la promesse de ne plus te revoir. Je crois qu’elle a envie de te remercier. Tu avais raison, on avait le droit de recommencer, comme des adolescents.— C’est normal… Au fait, je te dois…— Tu n’as pas à me rendre ce que je ne t’ai pas donné…— Je n’avais pas à recevoir cet argent.— Tu ne l’as pas reçu, c’est Béa qui l’a… Tu seras toujours Béa pour moi…Elle ne se comportait jamais ainsi avec les hommes, tout avait un sous-entendu pour elle qui se croyait encore être une princesse, intouchable, intouchée. Elle riait aussi des mots de Bertrand, tantôt crus, tantôt mièvres, jamais justes, ceux qu’il cherchait pour décrire en quoi elle et lui s’entendaient mieux désormais, même s’il s’agissait de sexe, chose à quoi Corinne prétendait s’intéresser uniquement. Corinne avait acquis une assez haute estime d’elle-même d’avoir résolu un problème de cœur.*Un jour, Corinne alla en boîte. Elle s’était vêtue à son goût, ni plus ni moins… Elle arrêta sa phrase dans sa tête, riant devant son miroir. Ni plus ni moins audacieux que cette Béa, voulait-elle dire, sans trop d’accessoires cependant.Là -bas, elle jouait à celle qui choisissait, l’exigeante. Elle n’était plus celle qui n’était pas habituée, mais celle qui en savait trop et c’était vrai d’ailleurs. Pas pressée, au bar, elle ne regardait que son verre, payé avec son argent. C’est ainsi que vint le plus beau. Non, pas le plus beau, autre chose. Et puis, il n’est pas vraiment venu. Il était au bout du bar, contemplant son verre, payé avec l’argent de Corinne, pour rire.— Cette dame a réglé l’addition, dit le barman. Le beau brun tourna la tête sur le côté, perplexe. Corinne prit son verre et s’approcha, grimpa sur le siège voisin.— Vous ne vous y attendiez pas, hein ? Lança-t-elle, l’air satisfait.— C’est vrai, dit l’homme, pas mécontent. Ses cheveux cuivrés contrastaient sur son tailleur beige court. Je pourrais payer le vôtre, mais ce ne serait plus… Je l’aurai bien fait…— Pas question… D’habitude…— D’habitude, on partage pour être sûre de ne rien perdre. On veut tout, tout de suite, mutuellement. L’égalité, l’équité, la ressemblance, quitte à membrer l’une, à émasculer l’autre, alors que tout est dans la dissymétrie… Et le mariage…— Hors propos, hors sujet, le meilleur là -dedans c’est le divorce et je n’en veux pas… Les copains, les copines ne divorcent pas eux, pas vrai ?— Vous voulez être mon copain ?— Juré ? Craché ? Corinne rit dans sa paille et fit des bulles dans son diabolo menthe, les lèvres crispées, espiègles, les yeux pincés. Il avait craqué.Corinne Flamand et Jacques Dubret sont restés copains dix ans, après aussi d’ailleurs. Un jour, ils se sont demandé s’ils avaient des raisons de rester ensemble. Ils étaient incertains. Plus tard, l’un dit à l’autre qu’il avait rencontré quelqu’un qui lui plairait s’il était libre. L’autre lui dit qu’il l’était et de tenter le coup, sans le lui cacher, sans jamais le tromper. L’un présenta l’autre au troisième. Ils s’en firent un jeu, car, autrement, ce n’était pas supportable.*— Béa… La prostituée s’est retournée, étonnée d’être appelée par une voix féminine et douce. Elle lui ressemblait, force de quelques accessoires.— Tenez… Je vous le dois… Corinne tint à Béa des billets de banque repliés discrètement entre le pouce et l’index. Elle n’avait pas l’habitude de refuser de l’argent, surtout quand cela représente quelques heures de travail, sans humiliation, sans risque. Béa ne dit pas merci, mais c’était plus par étonnement que par manque de politesse. Les consœurs regardaient cela avec envie, surprises aussi de voir comme un échange au travers d’un miroir.— Pourquoi vous me donnez tout cela ?— Vous avez fait votre travail, c’est normal…— Mon travail ?— Disons que je l’ai fait quand j’étais vous ?— Vous avez fait…— Oui et pas mal, je crois… Et puis, il y a cela aussi…Corinne sortit de sa poche une broche faite d’un morceau d’ambre orangé, incrusté d’un fossile, une libellule… Béa se pencha, émue, se mordant la lèvre inférieure comme pour cacher un romantisme désuet, perdu.— Merci… Dit-elle. C’est mon rêve… Je sais que ma mère collectionnait cela… C’était avant qu’elle m’abandonne…Béa se mit à pleurer. Pendant ce temps là , sous la pluie, au milieu du trottoir où les badauds se précipitaient en contournant, se retournant sur les jumelles.— Dites moi… Votre cicatrice, c’est bien vers l’été quatre-vingt-deux ?— Oui, un connard…— De mon côté, les médecins n’ont rien trouvé. J’ai divorcé depuis et je suis restée seule depuis…— De votre côté ?— Vous savez, chez les jumelles, une sœur ressent quelquefois les mêmes choses que l’autre… Béatrice.