J’écris la vie, la vraie, je n’ai pas d’imagination. Mes imaginations, je les réserve à l’action. Mon esprit n’est capable que de mettre en forme ce qui m’arrive. Il tente de façon inlassable de poser sur papier le mieux possible le parcours de mes ondulations cérébrales, de mes ressentis, la profondeur de mes folies sensuelles qui ne sont forcément abyssales que pour moi. Parce que, quoi qu’il arrive, tout a été dit, tout a été fait, et sans doute mieux dit, sans doute mieux fait, je ne sais pas.Mais il me faut le dire à tout le monde et à personne, que cela s’éloigne de moi, s’échappe, tous ces mots qui s’entrechoquent et qui disloquent mon âme, raconter des histoires, raconter mon histoire, et d’une en faire mille. Elles vous plairont, elles ne vous plairont pas, qu’importe finalement, elles ne seront plus à moi dès lors qu’elles seront postées, elles vivront ailleurs, éternelles ou éphémères.Il faut bien un début à toute chose, tenter de vous jouer la musique sinueuse de mes élucubrations nocturnes avec application, le conte d’une belle au bois dormant un peu barrée n’étant plus capable de se satisfaire d’un seul prince charmant. Une tranche de vie finalement si banale, les coucheries extraconjugales, évidence de la plus pure banalité, mais les écrire avec les plus jolis mots, meublés de poésie. Parce que le cul, c’est poétique, c’est symphonique, c’est déchirant et envoûtant quand la chair se découvre une âme.Alors, je vais essayer. Toutes les histoires commencent comme ça, non ?Il était une fois une femme folle amoureuse de son amant, amoureuse depuis plus de vingt ans déjà. Rien, jamais, au grand jamais, n’était venu ternir cette respiration obligatoire. Il était son oxygène, son souffle de vie. Elle aimait par-dessus tout noyer ses yeux dans les siens dès le petit matin, se persuader jusqu’à la souffrance qu’ils avaient l’éternité devant eux.Mais le temps passe à la vitesse de l’éclair. On est jeune, et on se retrouve vieux, un rien plus fatigué, un rien plus désabusé, un rien en plus qui finit par peser des tonnes.Il était de quelques vingt ans son aîné, la fleur de l’âge d’un côté, et de l’autre les travers de l’âge avancé, ne plus faire l’amour comme avant, mettre son corps en jachère en espérant qu’il oubliera tout, qu’il ne subira pas la privation, qu’il saura se satisfaire, que quelques jouets de plastique et une imagination fertile se substitueront aisément à des perceptions bien plus charnelles.Il lui offrait de temps à autre de petites friandises pour la faire patienter. Ils étaient beaux, ces amants d’un soir, papillons graciles, cadeau éphémère.On peut indéfiniment brimer son corps, le soumettre à toutes les exigences, mais il arrive toujours le moment où l’esprit reprend ses droits. N’est pas nonne qui veut, sœur cloîtrée au Carmel, avec pour seul amour un dieu volatil.Il y a cet horrible sentiment ancré au plus profond de la chair, cette affreuse sensation de la fuite inéluctable du temps, vieillir doucement, voir s’effacer ses attraits, se retrouver avec au creux du ventre la peur viscérale d’être passée à côté, d’avoir balbutié sa vie.Nous n’avons qu’une vie, qu’une seule, alors ne pas perdre ce temps si précieux, fuir ces putains de considérations judéo-chrétiennes qui embastillent l’âme et le corps dans des prisons d’un autre siècle. Elle pouvait lui donner son âme, il lui fut impossible de lui donner son corps à tout jamais.La magie de notre époque, suréquipée en technologie, offre certains avantages, la communication sans la parole, tapoter sur son clavier ses goûts et ses envies, chercher la perle rare qui saura la satisfaire, sans prendre aucun risque, caché derrière son écran.Et ils sont si nombreux les sites de cul en tout genre, les endroits où tout est direct, sans fard et sans ménagement. Tu veux baiser ce soir, cet après-midi, pas de problème, rendez-vous le jour même au café du coin et l’affaire est faite, emballée, pesée, pliée et sans passion.Mais l’on ne se dédouane pas aussi facilement de la culpabilité, ce foutu sentiment de tromperie.Se sentir irrémédiablement moche…Alors elle se dirigea vers autre chose, un peu différent : l’amour tarifé. Ils sont escort-boy, des pages entières sur le Net. Une façon déguisée, payer ça ne me fait pas pareil, soudain comprendre les hommes lorsqu’ils vont voir des prostituées, la rétribution comme une excuse, une indulgence pour ne pas se priver du paradis, pas tout à fait.Mais enfin, qu’est-ce qu’on peut en avoir à faire, du paradis, lorsqu’on ne croit en rien, vraiment rien du tout si ce n’est au paradis de la chair dans l’instant ? Et c’est ici et maintenant, pas dans deux mille ans, un Éden des plus hypothétiques.Elle a fini par en choisir un, presque par hasard. Compte tenu de l’offre, il était plus que malaisé d’en sélectionner un plutôt qu’un autre. Ils proposent tous la même chose ou presque, avec photo à l’appui pour décrire leur compétence, parce qu’il s’agit d’une véritable compétition dans notre société de consommation, se vendre le mieux possible. Elle se sentait comme devant un catalogue de vente par correspondance, sauf qu’ici il ne s’agissait plus de choisir la dernière paire de chaussures à la mode, mais quelqu’un pour satisfaire ses besoins de sexe, pour combler ses frustrations. Et ce n’était pas tout à fait la même chose.Le gagnant fut celui qui vantait le mieux ses mérites, lus à la hâte certes. La seule chose qu’elle avait retenue, c’est qu’il pratiquait un savant massage venu d’Asie, qu’il recevait chez lui, mais qu’il pouvait aussi se déplacer à domicile. Il lui parut le plus conciliant, et puis il avait cette phrase sur son site : « On paie pour bien manger, pourquoi ne paierait-on pas pour se faire bien aimer ? » . Il était brun, latin, un fantasme de chaleur, de tangos argentins, pour elle habitée de la musique déchirante des violons slaves.En fait, oui, pourquoi ne paierait-on pas pour ça aussi ?Quelques messages plus tard, un ultime coup de téléphone. Entendre le son de sa voix lui parut étrange, donner la vie, se retrouver dans la vibration des cordes vocales. Jusqu’ici il était resté une image, des mots, rien de réellement vivant et palpitant.Elle avait préféré le recevoir chez elle, cela lui paraissait plus rassurant, la proximité de ses habitudes, son atelier, son jardin, rester dans les certitudes de son cocon pour prendre son envol vers une planète inconnue.Elle passa sa matinée à aller et venir, dans l’hésitation, continuer ou annuler ce foutu rendez-vous, se dire que l’on est obligé de payer, quelle horreur ! Et finalement il était là, un peu en retard, les embouteillages lui avaient laissé un peu de répit, du temps à faire des huit avec sa cervelle.Il était devant le portillon du jardin, il fallait ouvrir, cesser de tergiverser, se jeter dans le vide la tête la première, le cœur battant à tout rompre, l’incertitude, l’inquiétude, se dire qu’elle était totalement cinglée d’inviter un parfait inconnu pour lui faire l’amour, en payant de surcroît, et les images de faits divers lui défilaient dans la tête, « Une jeune femme morte égorgée par un inconnu, la police cherche des indices, aucune effraction n’est à signaler »…Elle avait enfin ouvert la porte. Comme il était étrange, ce sentiment… Il ressemblait à ses photos mais il y avait un évident décalage, une nuance qu’elle n’avait pas sentie, pas perçue et qui, là, maintenant qu’il était devant elle, lui criait comme une évidence qu’il était homosexuel : la mouvance du corps, la gestuelle un peu plus appuyée, ces petits riens qui faisaient toute la différence. Elle avait rêvé d’un étalon latin et elle découvrait certes un très beau jeune homme, mais vraiment, vraiment pas celui auquel elle avait songé. Il était si différent de ce à quoi elle s’attendait… Enfin elle ne savait plus très bien ce qu’elle espérait, plus tout à fait. Elle était là, presque figée, suspendue à ses désirs voraces.Alors, se dire bonjour avec un brin de gêne, prendre un café, s’asseoir, essayer quelque chose pour briser la glace, effacer l’angoisse commune, parce qu’à y bien réfléchir, ils étaient tous les deux dans l’inconnu absolu. Pourquoi avait-il accepté un tel rendez-vous, lui qui pratiquait exclusivement l’échange masculin, tarifé ou non ? Il lui expliqua pourquoi il était là. Par curiosité, à la suite de ses messages, pour son côté un peu perdue, pour sa manière de se présenter au fil des mots échangés, qui avaient été un peu plus longs pour lui qu’à l’habitude.Leur temps était compté, chacun pour ses raisons. Elle le prit par la main, elle n’aurait su dire exactement mais elle perçut la légère angoisse et elle en fut émue, et la paume de ses mains avait une telle douceur…Il avait avec lui son matériel, le nécessaire de ses rituels, de ses séances d’amour, sa musique, ses huiles, ses parfums. Lorsqu’il sortit ses plumes d’autruche, elle faillit éclater de rire, mais ses sourires cachaient sa gêne. Elle qui se croyait libérée, libre de ses choix, libre dans sa sexualité, se sentait soudain bien prisonnière de conventions qu’elle n’avait pas un instant imaginées.Une construction bien bizarre, un homo tarifé et une folle de sexe frustrée, voilà ce que ce moment lui inspirait.Mais le choix de la musique, une coupe de champagne en plein milieu d’après-midi, pour elle qui ne buvait pas une goutte d’alcool, la proximité rassurante de ses toiles, son antre, sa planète, ses gestes incertains, tout avait fini par délier, détendre, dérouler sa place au désir.Ils avaient oublié d’où ils venaient, qui ils étaient avant, une femme amoureuse, un homme au goût des hommes, ils n’étaient plus qu’étendues de chairs brûlantes. Dans leur désir immodéré pour la chair, ces deux planètes de systèmes solaires dans l’évidente impossibilité de rencontrer se sont percutées violemment dans leur fragilité commune.Et de leur étonnement, de leur surprise est né le plus bel abandon, cette curiosité de l’autre, trouver ce qu’il aime, découvrir.Il avait sorti de son sac à malice son huile parfumée pour prendre contact dans la suavité, juste du bout des doigts pour commencer, parcourir son corps, pour savoir, apprendre à en connaître les coins et recoins.Elle était fine, les formes à peines dessinées, les cuisses élancées, les seins si petits, les muscles tendus, souvenir de ses années de danse. Il l’avait rassuré, ce corps sans féminin excessif, lui avait-il avoué par la suite.Quant à elle, elle prit possession de cette peau bouillante, elle la dévorait à pleine bouche. Elle mourait de faim, elle avait trop longtemps attendu et, chose magique, instant d’étonnement, il bandait sa belle queue érigée, tendue de désir. Lui qu’elle n’aurait pas dû émouvoir se laissa aller à la succion appuyée, à l’onctuosité de sa bouche cannibale.Il en fut aussi surpris qu’elle et là, tout leur fut permis. Oubliées les craintes, les réticences, tout a volé en éclat, tout a vrillé, leurs corps se sont emmêlés, toutes les promenades, dignes du meilleur porno, toutes les positions, toutes les intrusions, toutes les glissades au creux de leur culs respectifs, parfait échange. Tout était devenu subitement possible, ils étaient tous les possibles. Ils étaient terres vierges et inviolées, Robinsons à la découverte d’une île inconnue.Il découvrit la saveur béante, suppliante, le velours de son sexe épilé, cette fleur dépouillée de tous ses artifices, offerte grande ouverte, et il aima promener sa langue, de la pointe titiller ce petit bout de chair rose qui lui arrachait de longs soupirs.Elle aima plus que tout l’arrondi de ses fesses, leur côté tendre et souriant, sa si grande permissivité, ce plaisir non feint lorsqu’elle glissa ses doigts au cœur de cette intimité inédite pour elle, les ondulations de sa colonne vertébrale, il se cambrait toujours un peu plus à chacun de ses assauts, ses doigts étaient devenus plus nombreux au creux de son cul.La valse des mains, des bouches, continua un long moment, lécher le bout d’un sein, le mordiller, le rendre dur, si dur, lui offrir la sensation qu’il va éclater comme un fruit trop mûr.Il était gigantesque, ce plaisir de découvrir, d’émouvoir, de voir chavirer les yeux. Ils ondulaient, elle s’empalait sur son membre, comblait le vide de ses délires inassouvis depuis si longtemps, il goûtait à la lente et si douce glissade au cœur de ses chairs écarlates, brûlantes comme des braises, attisées par ce souffle si puissant, cet impérieux besoin d’appartenir, l’envie chevillée au creux du ventre depuis belle lurette.Et bon Dieu qu’elle était belle, cette envie qui prenait vie, cette envolée dans un corps à corps improbable ! Elle avait tant et tant voulu la faire taire, lui couper le cou, se décharner à coups de scalpel précis, ôter à tout jamais le souvenir de la sensualité, de la si violente volupté de la jouissance.Elle vivait une renaissance, et il naissait dans d’autres saveurs. Ils mettaient au grand jour, à la pleine lumière céleste d’un jour de juillet, un ballet d’été un peu particulier, une danse lascive, une gestuelle échangée dans l’harmonie de la découverte, dans la presque innocence, dans toutes les insolences, dans la plus pure indécence. Il y avait dans leurs yeux un soupçon de tendresse, dans leurs caresses les saveurs épicées de l’extase.Ils se sont revus souvent. Depuis, ils se parlent, de leur vie, de leur monde, de l’amour qui partage leur quotidien. Il est devenu sa muse un peu malgré lui, elle peint des tableaux aux couleurs orangées, des tonalités plus latines. Elle recouvre d’une pluie dorée ce qu’elle teignait en noir. Elle lui raconte des histoires au petit matin, ses rêves, ces doux songes tantôt empreints de violence, parfois meublés de perceptions totalement animales, de ses folies viscérales qui habitent sa chair. Et quand les mots ne suffisent plus, ils s’étreignent dans une danse chamanique, celle qui dit dans le geste ce qui ne peut plus se dire, ce qui ne doit plus se taire.Ils sont devenus les plus beaux amis qui soient.