Ma vie a basculé pour la première fois en 2018 suite au visionnage d’une vidéo présentant la thèse d’un effondrement à bref délai de notre civilisation industrielle suite à l’augmentation de la concentration en CO2 dans l’atmosphère, à la diminution de la biodiversité, à la pollution croissante entraînant une baisse de la fécondité de la population et de la diminution des ressources énergétiques disponibles par individu. Ce constat, à mon sens, implacable, m’a depuis obnubilé et une transition vers plus de frugalité m’a semblé (et me paraît toujours) une évidence.Si la première fois que j’ai exprimé mon point de vue, on m’a écouté avec amusement, depuis ma femme, nos amis, mes collègues m’ont fait passer pour un con « tu ne viendrais pas nous parler de tout cela, on a réuni quelques amis », un Nostradamus ou un raseur. Ma femme m’a mis en demeure de cesser de parler de ce sujet « ton fantasme morbide ». Pourtant, je me suis senti une responsabilité morale de persévérer, car c’est ma manière de protéger mes proches.Ma vie a basculé pour la deuxième fois le 15 mars de cette année. Au bureau, dès mon arrivée, mon patron m’a signifié mon licenciement, officiellement pour des motifs de perte de rentabilité, officieusement parce que je considère sa Porsche Cayenne et ses vacances d’une semaine à Bali comme des non-sens sur le plan écologique, voire comme des substituts phalliques. En fait, pour moi aussi, ce job alimentaire, ce « bullshit job », a cessé depuis plusieurs années de m’intéresser.Quoi qu’il en soit, chamboulé, rentrant chez moi, espérant un peu de compassion, j’ai au contraire trouvé ma femme et mon meilleur ami, à poil, en plein 69 dans le salon. Ma femme, du sperme aux lèvres, les seins à l’air, la chatte hérissée, loin d’être gênée par la situation, transformée en gorgone, a entrepris sur-le-champ de faire un réquisitoire sans pitié de notre vie conjugale, encouragée par les remarques désobligeantes du cocufiant à la bite humide. Je n’étais pas l’offenseur, mais l’offensé et un mot en appelant un autre, le divorce a été rapidement décidé.Je me suis donc retrouvé sans attache, sans épouse, sans amis, sans boulot, sans toit, certes nanti d’une somme d’argent coquette provenant de mon licenciement et du rachat de ma part dans la maison, mais seul, aigri et désabusé.En une semaine, à l’hôtel, j’ai décidé d’une vie d’ermite, ne comptant que sur moi et recherchant l’autonomie, dans une zone rurale. J’ai sélectionné trois maisons isolées et ai pris rendez-vous avec une agence immobilière pour visiter la première d’entre elles.L’agent immobilier, un vendeur aux dents trop blanches, trop bavard, m’a surpris en arrêtant sa Mini rouge à deux cents mètres de ma cible sous le prétexte de me permettre de découvrir « sous son meilleur jour » mon « nouveau chez-moi » dans un « cadre exceptionnel ».J’ai découvert un trois-façade, dont le jardin de deux hectares était entouré de trois côtés par un haut mur et sur le quatrième côté par une épaisse haie de thuyas de cinq mètres de hauteur. Enfin, « jardin » est un grand mot, puisqu’il s’agissait d’une pelouse peuplée par deux araucarias incongrus. L’habitation en elle-même, ancienne, était petite, manifestement coupée en deux, meublée comme il y a quarante ans.Tout à coup, les mugissements sinistres d’un orgue à pleine puissance ont soudainement retenti. Interloqué, j’ai regardé l’agent immobilier qui n’a pu cacher un geste de colère.— Désolé, la maison voisine est occupée par une vieille folle qui me fait à chaque fois ce coup. La propriété appartenait à des gens qui avaient deux filles : Thérèse et Rose. À leur décès, elle a été partagée en deux. Les filles se haïssaient. Thérèse a imposé la haie et a tenté de cadrer sa sœur, sourde. Rose, interdite d’accès, et qui d’ailleurs ne sort jamais d’ici, lui a répondu par l’orgue. Thérèse, qui fait entretenir son jardin par mon frère, entrepreneur en jardins, a rétorqué en faisant arracher un à un chacune des plantes du jardin, sachant qu’il s’agissait du seul point d’intérêt de Rose. Mon frère m’a dit que parfois l’orgue était tellement odieux que Thérèse et lui prenaient plaisir à arracher jusqu’à la racine les arbres, les arbustes, les fleurs… Pourtant, Rose est venue aux funérailles de Thérèse, mais en robe jaune, vous imaginez ! Elle ne s’est effondrée qu’au Stabat Mater et est partie en coup de vent. Elle n’est même pas venue enterrer sa sœur… Thérèse avait légué sa maison à la commune avec interdiction de la vendre à Rose. Celle-ci pourtant m’en avait offert le prix demandé. Comme elle est sourde, je n’ai même pas pu le lui expliquer. Depuis, elle me le fait payer en faisant résonner son orgue à mes rares visites qu’elle parvient toujours à prévoir. Mais bon, je suppose que nous perdons notre temps et que vous ne voudrez jamais acheter cette maison. J’ai écouté avec horreur le récit de cette vie atroce, sidéré par l’égoïsme de cet agent immobilier. La tristesse des sons de l’orgue a, je suppose, dû faire écho à mon état d’âme. Les mots « je l’achète » sont sortis avant même que je réfléchisse.Quand j’ai emménagé trois mois après, l’orgue, à mon grand effroi, était immédiatement là , et pour la millième fois, je me suis demandé quelle belle connerie j’avais faite pour vivre avec cette colère à côté de moi. Toute la journée, alors que j’emménageais en rangeant les rares meubles que mon ex m’avait laissés, il a résonné sans pitié, ni pour mes tympans, ni pour mes nerfs. J’ai subi stoïquement ces hurlements en me rappelant les monstruosités dont ma voisine avait souffert et en espérant qu’elle se lasse. Pendant les trois premiers jours, respectant scrupuleusement la loi proscrivant le tapage nocturne, il m’a poursuivi. J’allais devenir fou. Il fallait qu’elle cesse… Mais, tout à coup, subitement, il s’est tu lorsque j’ai sorti d’une camionnette de location les dizaines de petits arbres que je voulais planter sur ce terrain maudit. J’ai aussitôt commencé à planter. L’orgue tourmenteur s’est tu pendant tout l’après-midi, jusqu’au soir où j’ai eu la surprise d’entendre « le Printemps » de Vivaldi. Le lendemain, même topo. J’ai travaillé dans le silence toute la journée et une aria virtuose m’a récompensé de mon labeur. J’ai aussi trouvé, apporté par je ne sais quel mystère, un panier avec des victuailles devant ma porte. Je l’ai laissé avec un petit mot « merci ». La vie m’a paru tout à coup plus riante, rythmée par des paniers, des concerts et des petits mots. Seul subsistait un mystère : alors qu’il était impossible de regarder à travers le « béton vert » des thuyas, comment Rose faisait-elle pour tout voir ?Petit à petit, la haie de la discorde, trop uniforme, trop haute, enterrant mon jardin sous une ombre trop pesante m’insupportait. J’ai découvert tout au fond quelques branches coupées, mais lorsque j’ai voulu jeter un coup d’œil indiscret chez ma voisine, j’ai dû baisser la tête, car des abeilles se pressaient pour aller s’abreuver dans la mare du fond de mon jardin. Dans le panier du soir, tellement plus sympathique que mes courses au magasin du village où on me pressait de questions quant à « la manière dont je supportais la mégère » puis dont « j’avais dressé la vieille folle », j’ai écrit à ma voisine en lui demandant si nous pouvions envisager de la tailler plus bas ou de la raser et/ou de la remplacer par d’autres essences d’arbres. Dix minutes plus tard – surprise – l’orgue m’a joué « vous êtes les bienvenus chez moi ».Interloqué par cette réponse musicale, incertain quant à son interprétation, un peu intimidé, après avoir rectifié ma coiffure et changé de vêtements, je me suis rendu chez Rose.Pour la première fois, j’ai vu la grille de la propriété de ma voisine ouverte et après avoir frappé, sans réponse, je suis entré dans son jardin. Quel éblouissement ! C’est sans conteste le plus beau jardin que je connaisse. Une végétation luxuriante, une débauche de couleurs, de senteurs m’a enivré. Je n’ai su où poser les yeux, entre les arbres surchargés de fleurs sensuelles et de fruits, enlacés par des lianes lascives, le bourdonnement incessant d’insectes, des branches sculptées et peintes, les ébats d’une faune joyeuse…C’est bouche bée que ma voisine m’a trouvé. Grande, longs cheveux blancs, yeux foncés, peau mate de ceux qui vivent à l’extérieur, une longue robe orange encadrant une silhouette délicate, seulement animée par deux seins que l’on devinait libres. Une silhouette de Modigliani dans un cadre fauve…— Vous avez un jardin magnifique, lui ai-je lancé.Une étrange voix, un peu métallique, m’a répondu : — Vous allez vraiment enlever le Mur ?Je me suis d’abord souvenu de la surdité de Rose, puis j’ai compris que « le Mur » était l’hideuse et monstrueuse haie. J’ai hoché la tête. Un sourire extraordinaire s’est peint sur son visage. Brusquement, elle est rentrée chez elle. Je suis resté un peu interdit avant de repartir.Le lendemain, dès l’aurore, me sentant comme dans la peau d’un Allemand à Berlin en 1989, j’ai commencé le démantèlement de l’épaisseur de thuyas. Rose faisait de même de son côté. Il nous a fallu près d’une heure pour enlever à la scie le premier mètre et enfin nous voir. Trempés tous les deux de sueurs, nous nous sommes souri, comme les ingénieurs du tunnel sous la Manche. Nous avons continué. Tout à coup, j’ai éclaté de rire en comprenant que ma voisine s’était constitué un poste d’observation posé sur les thuyas et que c’est comme cela qu’elle m’observait. Avec des gestes, je lui ai expliqué la cause de mon hilarité. Un rire de poupée a fusé et elle m’a montré le passage entre la tabatière de son grenier et ce sentier improvisé, puis elle est partie comme une flèche de son grenier vers un immense cerisier. En un instant, elle était assise à califourchon sur une branche dévoilant de longues jambes fuselées et s’est mise à cueillir des cerises qu’elle a déposées dans un panier. Après dix minutes, son panier étant plein, avec la souplesse d’un chat, elle est descendue de l’arbre, manifestement indifférente au fait que sa robe dévoilait par instant ses cuisses à mon regard. Côte à côte, en toute complicité, nous avons partagé les cerises.À partir de cet instant, chaque jour m’a réservé son lot de merveilleuses surprises. Le lendemain, je l’ai découverte en train d’uriner au pied d’un arbre. Sans la moindre gêne, elle m’a souri avec chaleur en me disant de son étrange voix qu’il s’agissait d’un excellent fertilisant et en m’encourageant à faire de même. Cela m’a pris plusieurs heures pour que je me décide à me soulager sous son regard satisfait.Depuis, dans cette atmosphère permissive, un peu « Lagon bleu », dans notre petit clos fermé aux autres, mais chaque jour un peu plus ouvert à l’autre vu la disparition progressive du mur vert entre nos maisons, entre son jardin paradisiaque et le mien désertique, nous nous sentons un peu comme Adam et Ève dans l’Eden. Quand elle a chaud, Rose se dévêt, abandonnant sans réserve à mon regard le galbe parfait de ses fesses, la splendeur de ses seins petits et fermes, un pubis naturel et un svelte corps bronzé établissant que la nudité n’est pas une pratique récente. Vu mon éducation et aussi ma crainte de lui montrer mon corps un peu bedonnant, pas très musclé, totalement blanc de quadragénaire citadin, j’ai été plus lent à m’exhiber sous son regard curieux.Mais petit à petit, au fil de l’été, les vêtements, en fait inutiles, ont finalement disparu. Il règne autour de nous une atmosphère de sensualité et d’érotisme latent. Rose est une connaisseuse de haut vol de la nature jouissive qui s’exprime si bien dans son jardin. Parfois, elle arrête l’abattage des vilains conifères pour me faire observer le vol des papillons sur les sexes exposés que sont les fleurs, deux coccinelles plongées dans le nirvana de leur très long coït, le coq en train de faire la cour à une poule avant de la saisir du bec par le cou pour l’obliger à la copulation. Pour elle, l’acte sexuel est au cœur de la vie et la fascine. Pourtant, je suis certain qu’elle est encore pucelle.À plusieurs reprises, je n’ai pu cacher une érection, notamment lorsque, tous les deux nus côte à côte, nous avons observé des hérissons amoureux avant qu’elle ne jette son regard bleu dans le mien en disant qu’ils avaient « l’air si bien », ou alors qu’avec son long corps gracile nu, intégralement recouvert d’abeilles, manifestement amicales, elle a déplacé sa ruche pour permettre de terminer l’abattage des thuyas. Elle aussi parfois a le regard un peu trouble lorsqu’elle regarde mon pénis et de plus en plus souvent, je vois ses mamelons se dresser.L’abattage des thuyas nous a pris plusieurs semaines. En voyant le dernier thuya tomber, en pleurs, Rose s’est blottie dans les bras que spontanément je lui ai ouverts. Sentir son corps s’abandonner tout secoué de sanglots contre le mien, caresser ses cheveux, les prendre entre mes doigts, effleurer sa peau a été la plus belle récompense.Mais il n’est pas encore temps de faire l’amour… Il nous faut planter, guérir notre terre de l’excision qu’elle avait subie.C’est ensuite à la pioche et au treuil qu’une à une, nous avons déraciné les souches, puis répandu du doux humus odoriférant, de l’herbe fraîchement fauchée avant de planter, planter et encore planter des arbres, des arbustes, des lianes, des buissons, des fleurs, des graines, des boutures. À chaque plantation, nos regards se sont croisés davantage, nos mains se sont plus souvent rencontrées et puis les baisers, très lentement progressifs, d’abord amicaux, puis plus nombreux, puis plus intenses, puis plus doux, puis plus forts, puis plus intrusifs, puis plus sensuels ont fleuri sur nos joues, nos fronts, nos yeux, nos cheveux, nos bouches, nos cous, nos mains, nos bras, nos bustes, nos ventres, nos jambes… Nous prenons de plus en plus de temps à nos caresses de plus en plus audacieuses. Curieusement, si nos plantations sont de moins en moins nombreuses chaque jour, nous leur consacrons de plus en plus de temps et de soins, récompensés par l’après-plantation chaque jour un peu plus câlin.Ce jour, nous allons planter notre dernier arbre à la place du premier thuya abattu juste à l’endroit où elle m’a observé avec haine arriver, mais aussi où les paniers sont arrivés. Nous sommes émus. Elle nous a confectionné des couronnes de fleurs aux senteurs envoûtantes.C’est à moi que revient l’honneur de fouiller la terre meuble et de planter le dernier arrivé dans notre famille pendant que l’orgue lui souhaite la bienvenue… Et puis, nous savons l’un et l’autre que le moment sera venu d’être pour toujours l’un à l’autre.