Vingt bornes à travers la Sologne, une route qui perce la forêt, tel est mon couloir de migration quotidien. C’est tout droit, et ça longe de grandes propriétés, peuplées le week-end d’opulents nemrods, plus ou moins hargneux selon la saison. Deux faveurs que l’on doit paraît-il à Napoléon III. Ma hantise, c’est les cochons. Autant les yeux des chevreuils prêts à bondir, se reflètent dans les phares, autant les sangliers, c’est le carton assuré. Avec, leurs petits yeux vicieux, sur le côté, ils fouinent à ras du sol, cachés par les fougères, ils labourent les bas-côtés. Et ils sont souvent en bande. Karine, ça la terrorise ces bestioles. Le soir, quand elle m’attend, elle est à cran. Je vais encore avoir droit, au couplet, sur cette fichue boîte, qui me fait faire des horaires à la noix, et en plus qui paye pas. Au début, quand j’ai commencé à l’usine, je lui ramenais parfois un faisan. Ça nous amusait d’avoir comme ça de la volaille pour rien. Mais on a fini par les balancer, c’est trop pénible à plumer, et il n’y a rien à bouffer.C’était un lundi, je pensais à Karine qui devait m’attendre devant une série bidon, qui ne la distrayait pas suffisamment, pour qu’elle ne songe pas aux périls de la route. La brume d’ailleurs, dès la mi-septembre. Fichue Sologne. Il était huit heures du soir, la nuit n’était pas encore tout à fait tombée. Une brume comme un linceul, qui flotte à hauteur de pare-brise.Une lueur de réverbères, Sainte-Frénégonde. Quel bled mortel. Personne forcément. J’imagine les trois poivrots qui font la causette aux trophées empaillés de l’auberge du Cheval blanc. C’est rance là-dedans, et comme chaque soir ça n’en finit pas de fermer. C’est en dépassant le canasson grêlé de l’enseigne que l’ai vue, dans la cabine téléphonique. C’était la première fois que voyais quelqu’un là dedans. Même si la téléphonie mobile n’est pas arrivée jusqu’ici, les Frénégondais ne sont pas du genre causants, et d’ailleurs, il n’y a personne, à part quelques administrations zélées, qui se soucie de leur existence. Ce qui m’a frappé, c’est son ciré rouge et son béret. Furtivement, j’ai entraperçu ses cheveux noirs, aux mèches pointues, qui encadraient un visage triste. Cette vision m’a hanté tout le trajet. Le lendemain, j’ai traversé Sainte-Frénégonde moins vite que de coutume. Elle était là, avec son ciré rouge et son béret. J’ai ralenti à la hauteur de la cabine: j’ai vu son visage fin et hâlé, sa taille cintrée dans le ciré. Elle a jeté en direction de mon tacot, de grands yeux noirs, las et étonnés. Trente ans à tout casser ? Qu’est-ce qu’elle fiche dans ce trou ? Pourquoi elle téléphone à c’theure ? Ca y’est tu croises une fille mignonne et tu fantasmes, trouve autre chose pour agrémenter tes trajets. Le mercredi, ça m’a tenu une bonne partie de la journée devant ma machine. J’avais presqu’envie de sortir plus tôt, et de m’arrêter boire un pot au Cheval blanc. « T’es vraiment qu’un niais » je me suis dit, faussement goguenard, en frôlant la cabine à vingt à l’heure. Elle était vide.A peine j’avais passé le panneau de Sainte-Frénégonde, que mon regard acéré par l’anticipation sur les cochons, a distingué sa silhouette. Le ciré rouge oscillait élégamment, à la lisière du taillis, au moins trois cents mètres devant. J’étais joyeux, d’avoir mon mirage en ligne de mire, et carrément paniqué. Mon cœur battait la chamade, j’étais prêt à m’arrêter avant de la croiser, histoire de trouver un truc, une attitude, mais ça allait être vraiment louche. J’ai encore ralenti pour arriver au pas, à sa hauteur. J’ai baissé la vitre en bredouillant un « Bonsoir, vous voulez que je vous emmène ? »« . Elle m’a regardé, sans animosité.— Sans façons, je ne vais pas très loin. Mais vous m’avez l’air d’être un conducteur très prudent.Mince, elle avait repéré mon manège. Un brin d’inspiration, inespéré:— Vous habitez dans les bois ou vous amenez un petit pot de beurre à votre grand-mère ?— En tout cas; je n’ai pas peur du loup… J’habite à trois kilomètres.Elle est montée dans ma guimbarde, mes joues se sont assorties à son ciré. Deux minutes pour assurer.Elle a posé son profil parfait sur le repose-tête, et étendu ses jambes. Nues et terminées par une une paire de baskets plutôt branchées. Un gros kilomètre de silence, à travers la frondaison. Sur le champignon, mon pied faisait de la résistance.— Elle n’a pas de quatrième vitesse votre voiture.Son visage soucieux, s’était illuminé. Déjà, qu’avec une passagère comme ça, je voyais la vie en technicolor, mais ce sourire, c’était Hollywood. Elle s’était tournée de moitié, sa poitrine tendait effrontément son armure de caoutchouc.— Si, si, mais avec tous ces nids de poule, la vitesse ça secoue. Vous venez toujours téléphoner à pied?— C’est nécessaire en ce moment, et j’ai pas de voiture.— Vous savez, je passe par ici tous les soirs, si vous voulez…— Tenez, c’est là, le deuxième chemin à gauche.Ah oui « La Berlue », ce panneau de propriété m’avait toujours interpellé. De façon singulière dans la contrée, il n’y avait pas de chaîne et de panneaux dissuasifs pour barrer l’entrée du chemin.— Merci. Effectivement, elle est reconnaissable, la voiture du grand méchant loup. À la prochaine.Ce soir-là, j’ai arraché Karine à la télé, je me suis jeté sur elle.— Mais qu’est-ce que tu as, pourquoi tu me regardes avec ces grands yeux, s’est étonnée ma compagne en me mettant discrètement la main au panier— Mais qu’est-ce qu’elle grande aussi… ton envie!Le lendemain, j’ai bossé comme un forcené, j’avais fini toutes mes pièces à sept heures. Dix minutes plus tard, je m’envoyais mon premier ballon au Cheval blanc, prêt à soutenir toutes les conversations vaseuses. J’ai eu droit au florilège sur les méchants képis, les emmerdeurs d’écolos qui voulaient encore retarder l’ouverture de la chasse, et mêmes aux commentaires désobligeant sur les maîtresses du maire. Dans ce fatras, j’ai réussi à obtenir quelques informations décisives: elle s’appelle Agathe, elle s’est posée là au début de l’été avec un « fainéant de érémiste » dans la maison de gardien du domaine de Berlue. « Si les propriétaires hébergent la racaille, maintenant », a lâché méchamment un vieux garde-chasse, en buvant sa pension d’invalide… à l’instant où la porte de l’auberge s’ouvrait sur mon Agathe, en mal de Marlboro rouges. Je suis sorti avec elle, sous les regards narquois.— Alors comme ça vous fréquentez ce troquet moisi. Vous n’allez quand même pas m’attendre ? J’en ai pour un moment au téléphone.— Bah, après le boulot, j’ai tout mon temps.Je l’ai raccompagné ainsi, pendant une semaine. Ponctuel à mon rencard du crépuscule. Fumant quelques clopes, en admirant le galbe de ses jambes, pendant qu’elle s’entretenait avec je ne sais qui. La saison avançait, mais offrait comme un répit: ses robes légères affûtaient mes pensées malhonnêtes. Une culotte blanche pointait, quant au hasard d’un mouvement le tissu épousait ses cuisses. Quand la conversation s’animait, elle balayait une mèche rebelle pour la replacer derrière son oreille. Ce qui faisait immanquablement saillir sa poitrine, décidément avantageuse.Des soucis, toujours des soucis, lâchait-elle laconiquement en montant en voiture. De trois kilomètres, en trois kilomètres, j’ai compris grosso-modo le fond de l’affaire. Elle a suivi Jacques, qui a quitté sa banlieue sordide pour faire du fromage de chèvre. On leur prête un bout de terrain et une masure, mais visiblement ça marche pas fort. Il n’aurait pas acheté les bonnes chèvres. L’évidence c’était qu’Agathe était désormais convaincue qu’elle s’était fourvoyée avec ce baba de derrière les fagots. D’où ces coups de fil, pour rattraper un ailleurs, peut-être plus urbain, en tout cas moins médiocre.Je lui ai dit en riant, qu’il n’y avait bien que l’amour pour la retenir dans ces bois sombres. Elle n’a pas répondu.La fois d’après, elle m’a avoué qu’il buvait, et que certains soirs, au bout du chemin, elle ramassait son homme ivre mort. Moi, je lui parlais un peu de mon boulot, et puis de Karine, en glissant, à tout hasard, qu’en ce moment ça n’allait pas fort. Ce qui était vrai. Depuis une dizaine de jours, ma compagne s’inquiétait moins pour la route, que de mon attitude distante.Pas ma faute, j’étais amoureux. Envoûté par une fée des fougères.— Jacques est parti, ses parents sont venus le chercher pour l’emmener en cure. Je n’ai vraiment plus rien à faire ici.Elle m’a sorti ça, tout à trac, en fermant la portière. Je ne savais plus quoi dire. J’ai blêmi, et j’ai constaté que ça ne la laissait pas indifférente.— Si tu veux, je peux te montrer les coins à Girolles. On est gâtés ici, il n’y pas de garde, et le propriétaire s’en fiche. Tu pourras revenir avec ta copine… Ceci dit, avec un air bravache, qui lui allait rudement bien.Jamais je n’ai ressenti une telle fringale pour les champignons. Je me suis engagé à ses côtés, sur ce foutu chemin, ajustant mon pas à son déhanchement léger. J’étais heureux. La fraîcheur du soir, les bruissements de la forêt, les parfums d’humus… la nature était si prégnante, qu’elle nous épargnait toute conversation pesante, en ces circonstances mélancoliques. Tout a coup, elle m’a pris la main: « Viens, c’est là ». Elle m’a entraîné à travers le taillis, sur une sente improbable, une coulée de gibier. Nous nous sommes baissés pour esquiver les branches de bouleaux et les ronces encore hargneuses. Ce dédale de broussailles s’est ouvert sur une une minuscule clairière. Un tapis de mousse et de bruyères, mais plus assez de lumière pour distinguer les tâches oranges des précieuses chanterelles. « Si, je t’assure, il y en a plein. » J’ai forcé un peu ma déception, pour l’obliger à s’accroupir, et à chercher avec moi. Nous nous tenions l’un contre, un peu essoufflés. Je sentais son haleine. Elle me regardait, elle a enfoui son visage dans le creux de mon épaule, puis a redressé la tête. Je sentais son souffle sur ma joue. Et puis soudain, un barrissement déchirant a crevé la nuit.. Nous avons bondis. Agathe a enroulé ses bras autour de mon cou, et j’ai senti sa poitrine se presser contre mon torse.Mi-septembre, un cerf qui brâme, évidemment…Il devait être tout proche. J’ai fait mon téméraire, et je l’ai saisie par la taille: « On va aller voir ». Nous avons fendu l’enchevêtrement végétal comme des sioux. À quelques mètres une vaste clairière herbeuse. La nuit était franchement tombée, mais nous distinguions au loin une harde de biche, et un grand cerf, dont les bois impressionnants se découpaient dans le halo lunaire. Une biche est venue au-devant de lui. Nous observions, fascinés. Agathe était devant, adossée à moi, prisonnière de mes bras qui reposaient sur ses seins. Nous étions fondus dans la nature. La brutale étreinte animale n’a pas tardé. Lorsque le cerf s’est présenté, tendu, Agathe a collé ses fesses contre moi. Ce frottement délicieux n’a duré que le temps de l’accouplement. Et alors que le mâle se fendait d’un nouveau cri, elle s’est cambrée, se détachant de mes bras pour appuyer ses bras contre un un tronc abattu.Déjà, je remontais sa robe, palpant ses cuisses et glissant mes mains dans sa culotte pour la faire glisser. Une autre biche approchait. Lorsque le cerf a posé ses pattes sur son dos, je me suis enfoncé. Ma diane pécheresse était étroite, mais très excitée. Pour ma part, la trousser dans ce contexte sauvage, révélait un instinct de rut que je ne me connaissais pas. En quelques vigoureuses poussées, j’étais au fond, ce qu’elle salua par un râle ténébreux. J’ai placé mes paumes sur ses fesses fraîches. Les mains d’Agathe se crispaient sur l’écorce, et elle accompagnait mes va-et-vients en haletant. Elle ruait spasmodiquement maintenant, alors que je prenais ses seins à pleines mains. Dans l’enthousiasme j’avais arraché les bretelles de sa robe. Nous avions oublié la harde, nous ahanions de bon cœur, arc-boutés, tendus vers plaisir, dans une transe désordonnée… les cerfs avaient visiblement choisi de s’ébattre dans un lieu moins couru. Agathe jouissait et râlait puissamment. Son cri ultime, secoua toute la forêt, tandis que je me vidais en elle à longs traits. Le silence s’abattit, plus profond qu’avant. Nous étions en sueur. Dépoitraillée, Agathe s’est élancée vers moi, en déposant sur mes lèvres un chaste baiser. Puis elle a laissé glisser sa robe. Le clair de lune a illuminé sa lourde poitrine aux tétons dardés. Elle n’avait plus que ses baskets, elle s’est mise à courir à travers la clairière, en laissant éclater un rire un peu fou. Je l’ai suivi, mal refroqué et donc embarrassé. Une gazelle d’albâtre galopait au loin. Je l’ai rejoint près de l’étang. Elle s’y ébattait déjà. J’ai oublié mon peu de goût pour l’eau froide à la vue de cette sublime naïade. J’ai plongé. Saisis, nous avons chahuté avant de nous enlacer, les pieds dans la vase. Et c’est un sprint à travers les fougères qui nous a ramené vers la maisonnette. Nous sommes séchés vigoureusement. Une simple couverture, ses jambes se sont enroulés autour de mes reins, et je l’ai prise longuement sur le carrelage de cette maison, qui sentait la chèvre et la gêne.Bravement, la couverture a résisté toute la nuit à nos fougueuses étreintes, avant d’abriter le repos de nos corps enchevêtrés. Au matin, j’ai cherché Agathe partout, j’ai sillonné les bois et la lande en tous sens. Une fée, évidemment, ça ne va pas chercher les croissants. Je ne suis jamais venu ramasser de girolles. J’ai quitté Karine, et je me suis installé dans la maisonnette de Berlue. Lorsque j’ai voulu aller téléphoner à la cabine de Sainte-Frénégonde, elle était en dérangement. Je me suis renseigné, elle est hors-service depuis plusieurs années… J’y vais tous les soirs, je décroche et j’attends le signal, pour la rejoindre.