Dans Gli amori difficili, traduits en France sous le titre d’Aventures, nouvelles publiées entre 1958 et 1970, Italo Calvino met en scène la manière dont des couples « ne se rencontrent pas (…) [car] résident dans cette absence de rencontre non seulement une raison de désespérer, mais surtout un élément fondamental – sinon l’essence même – du rapport amoureux ».Cette collection est un hommage, maladroit, mais sincère, aux Aventures de Calvino.– 1 –Alessandro, jeune homme de vingt-trois ans, court depuis maintenant une dizaine de minutes sur la petite route qui suit la Pazienza, petite rivière impétueuse et fraîche qui s’écoule avec vigueur vers la Méditerranée. Il sent ses muscles se détendre peu à peu après la tension du travail, la course lui apporte le réconfort qu’il en attend.S’il emprunte ce parcours en toute saison, dès qu’il le peut à 10 h, après avoir travaillé depuis 6 h du matin dans la poussière de son atelier de menuiserie, c’est au printemps, et particulièrement au mois de juin qu’il l’apprécie le plus. La chaleur n’est pas encore suffocante, mais le soleil assez haut pour que la forêt révèle des odeurs fortes de bois sec auxquelles se mêlent le parfum du sel marin apporté par le vent depuis Gênes à une trentaine de kilomètres vers le sud.Après cinq kilomètres d’une route plane et régulière qui longe la rivière, Alessandro tourne à gauche pour monter pendant une demi-heure environ à flanc de coteaux. Cette partie de la course, qui précède une descente rapide vers son village à travers un chemin forestier, est plus exigeante. La pente n’est pas forte, mais irrégulière, entrecoupée de virages secs qui serpentent à travers les vignes : elle rend difficile l’adoption d’un rythme régulier et oblige notre joggeur à relancer régulièrement l’allure. Enfin, il ne bénéficie pas de la présence des châtaigniers et des camphriers du fond de la vallée qui coupent le vent froid des Alpes en hiver et apportent leurs ombres amicales en été.Néanmoins, depuis quelques jours, cette ascension lui semble plus facile, car Alessandro sait qu’en haut, il verra Isabella.– 2 –En vrai, il ne sait pas si elle s’appelle Isabella, mais c’est ainsi qu’il l’a nommée. Elle habite dans une villa que l’on loue pour les vacances, située au sommet du coteau, juste avant qu’Alessandro ne doive tourner pour replonger vers sa vallée.Il ne sait rien d’elle. D’abord, elle n’a été qu’une forme floue à la périphérie de son champ de vision, une femme à la peau brune en maillot de bain blanc. Curieux, le jour suivant, il ralentit l’allure au moment de passer devant la villa et prend le temps de regarder tout en se préparant à accélérer en tournant la tête si elle vient à s’apercevoir de son manège.La piscine n’est qu’à quelques mètres de la petite route, la haie est basse et il a le temps de voir une belle femme, d’une quarantaine d’années. Sa peau est effectivement très brune, mise en valeur par un maillot de bain blanc, ses cheveux longs et noirs, son visage très fin, elle est allongée sur un transat, à quelques mètres de la route absorbée dans la lecture d’un livre… mais déjà il doit entamer la descente sur le chemin forestier qui le ramène chez lui.Les jours suivants, il cherche à détailler cette vision fugitive, à grappiller à la vitesse de la course quelques détails qui doivent lui permettre de faire le portrait collé de cette belle inconnue. Des formes pleines, une belle poitrine, des cuisses généreuses. Ses cheveux, qu’elle laisse tomber, droit sur ses épaules, ou qu’elle ramasse en une natte compliquée. Des ongles peints en rouge. Une peau sublime et caramel.Il ne sait pas si elle le regarde, car elle porte toujours des lunettes de soleil opaques, dont les grands verres mettent en relief la douceur de ses traits, mais il lui semble qu’elle sait être regardée, car, chaque jour, elle semble choisir, comme pour se révéler peu à peu, une position différente.Allongée sur le transat, sur le dos, ventre et nombril offerts au soleil.Allongée sur le transat, sur le ventre, ses fesses formant deux belles lunes rondes et pleines, séparées ce jour-là par le tissu léger d’un maillot tanga bleu azur.Assise sur une chaise, les jambes croisées, absorbée dans la lecture d’un livre puis détachant, au moment exact où il passe, la natte de ses cheveux en un geste de pure intimité.Debout, sous la douche près de la piscine, les jambes tendues et sur la pointe des pieds comme pour offrir son corps au jet d’eau. Ses pieds délicieusement arqués et son dos cambré.Alessandro est confus. S’amuse-t-elle avec lui comme avec l’objectif d’un photographe ? Se moque-t-elle de son voyeurisme pathétique ?Quoi qu’il en soit, l’heure et demie volée à son travail et à l’atelier, qui avait été pour lui une source de plaisir, est maintenant une source d’angoisse.Dans la vallée et la montée, il se demande si elle sera là, s’il aura l’occasion de lui parler (et pour lui dire quoi ? mon Dieu) ou au moins, sans être ridicule, de lui faire un petit salut de la main.S’il la voit, arrivé sur le replat juste avant la maison, il a un bref moment de joie, que remplace bientôt l’angoisse de devoir profiter au maximum des quelques secondes pendant lesquels il va pouvoir la regarder.Enfin, pendant la descente à travers la forêt, jadis moment de calme et de silence, il repasse le film de ces cinq secondes dans sa tête, se demandant ce qu’a pu vouloir dire telle inclinaison de son buste, tel maintien de son port de tête et surtout se demandant si toutes ces questions ont un sens.Il arrive chez lui, le souffle court, presque à bout de nerfs.– 3 –Une dizaine de jours après leur première rencontre (comme si parler de rencontre avait un sens, pensa-t-il), il passe devant chez elle, ralentissant une nouvelle fois l’allure. Elle est debout dans le jardin, un arrosoir à la main, penchée sur un massif de fleurs, dans le maillot de bain blanc qu’elle porte le plus souvent. À son passage, elle se redresse, regarde dans sa direction et, avant qu’Alessandro ait pu tourner le regard, elle lui adresse un salut amical de la main. D’abord interdit, il le lui rend, mais, se faisant, dévie légèrement de sa trajectoire et son pied droit vient buter dans un nid de poule au milieu de la route.Alessandro s’étale de tout son long n’ayant que le temps et le réflexe de projeter ses mains et ses coudes vers l’avant.Quand il se relève quelques secondes après, ses avant-bras ainsi que ses genoux sont couverts de gravillons et plusieurs petites plaies saignent.— Mon Dieu… Vous allez bien ?Elle s’est approchée de la barrière et le regarde, inquiète. Un peu étourdi, il répond, mal assuré et un peu humilié :Elle ouvre la barrière et l’invite à entrer.Quelques instants plus tard, il est assis sur un transat, les deux coudes en avant pendant qu’elle lui tamponne ses plaies avec un coton imprégné d’alcool. Elle retourne ensuite vers la maison et, Alessandro la regarde s’éloigner d’une démarche légère, la pointe de ses pieds se posant délicatement sur l’herbe fraîche du jardin.Elle revient avec de l’eau et ils commencent à parler. Il remarque un léger accent, une maladresse infime dans son placement de l’accent tonique sur l’avant-dernière syllabe, un italien presque trop parfait, trop scolaire, sans trace de dialecte alors que sa voiture est immatriculée à Gênes.— Vous êtes française ? devine-t-il— Oui, je vis à Gênes depuis plusieurs années, mais je vais devoir repartir sur Paris. Je profite de mes dernières semaines italiennes.Ils discutent. De ses voyages à elle. De son travail de traductrice. De sa vie sédentaire à lui, dans sa vallée qu’il n’a presque jamais quittée et dont il connaît chaque repli de forêt et chaque village. Il lui dit qu’il aime le matin, la course à pied et l’odeur du bois qu’on travaille. Elle lui dit aimer Stendhal, Calvino et les rues sales et vivantes du centre de Gènes.Assis en face l’un de l’autre, posés sur le bord d’un transat, leurs visages peu à peu se rapprochent. Alessandro, jadis si intimidé par cette femme qu’il ne voyait qu’en passant, perçoit dans sa voix, dans sa posture, une fébrilité qui les rapproche. Un sourire timide, un léger tremblement de sa main, les gouttes de sueur sur son épaule. Même les légers défauts de son physique, des ridules au coin des yeux, un rouge sur les ongles de sa main s’écaillant quelque peu, la rendent encore plus désirable.Il pourrait en avançant la main toucher ce genou qui n’est qu’à quelques centimètres. En se penchant un peu, il pourrait initier un baiser.Mais, aujourd’hui, il n’ose pas.Lorsqu’il repart, après l’avoir remerciée, elle lui demande s’il passera demain. Il hoche la tête puis repart, plaçant des foulées amples vers le chemin de la forêt.– 4 –Le lendemain, c’est elle qui vient à sa rencontre sur la route en face de la maison. Habillée d’une tunique d’été jaune qui met en valeur ses jambes et des chaussures à semelle de liège exagérant la cambrure naturelle de son pas, elle lui fait signe de s’arrêter et lui demande comment il va.Il montre ses coudes et ses genoux éraflés, mais dont les plaies sont propres et la remercie pour ses soins. Elle lui propose de venir boire un verre d’eau et il accepte.Il découvre que, dans le jardin, sur l’herbe, profitant de l’ombre de la maison, elle a installé une nappe blanche avec deux verres, une bouteille d’Albarola dans un seau à glace et un véritable pique-nique.— Vous ne m’en voulez pas, j’espère, j’ai pensé que vous deviez avoir faim, levé depuis 5 h ce matin… et puis je voudrais me faire pardonner, c’est tout de même moi qui vous ai fait chuter hier…Le tout dit avec un sourire un peu gêné et un accent qu’elle semble exagérer pour excuser son audace.Elle lui sert un verre de vin blanc et bien qu’il se sente un peu gêné dans sa tenue de sportif, leur conversation d’hier reprend, presque naturellement tandis qu’ils dégustent charcuteries, fromages et fruits.Puis vient le silence.Ils se regardent longtemps. Se sourient. Il sait et elle aussi. C’est inéluctable, mais ils veulent encore tenir le plaisir à distance.C’est le vent qui décide pour eux.Le vent du sud, mutin, qui soulève légèrement sa tunique, révélant le haut de ses cuisses. Il ne peut s’empêcher de regarder et voit, sur la peau brune, passer un léger frisson. Il se soulève sur un coude et pose sa main droite sur cette cuisse qu’Éole lui a offerte. Elle sourit. Il remonte sa main sur la hanche, entraînant la tunique.Elle ne porte rien dessous.De son sexe, il ne voit encore qu’une fente légère, rien d’obscène ou de graveleux. Il pense à la Naissance de Vénus de Botticelli. Il ne peut détacher son regard et, peut-être émue, peut-être joueuse, elle ouvre lentement, avec une infinie douceur, ses cuisses. Son sexe est épilé, la peau, à l’aspect paisible et doux, un peu plus blanche que le reste de son corps.Ses yeux remontent et il voit son visage, si beau maintenant qu’il y lit le désir. Ils se rapprochent et bientôt leurs souffles se mêlent l’un à l’autre. Il ne l’embrasse pas encore, non pas qu’il n’ose pas, mais ce moment-là doit durer l’éternité.Mais il cède. Au désir, à l’urgence. Il avance les lèvres, rencontre les siennes et ils s’embrassent, leurs langues tournent et se déploient, se caressent longtemps avant que leurs mains n’osent faire de même.Elle avance sa main et caresse son torse, puis, se dégageant du baiser, elle se met à genoux et lui ôte son tee-shirt avant de l’embrasser sur le ventre et la poitrine. Arrivé en sueur de sa course, il a peur de sa réaction, mais à ses doux baisers papillons succèdent bientôt des baisers plus profonds, elle écarte les lèvres et avec la langue goûte et mange cette peau au goût salé.Elle revient à sa bouche et ils recommencent à s’embrasser pendant que, maladroit, il défait les boutons de sa tunique. Enfin, il libère son corps de ce tissu qu’elle fait passer par-dessus sa tête. Et elle apparaît, nue et splendide, face à lui. Sa poitrine est belle, épanouie. Ses seins ronds sont à peine plus pâles que le reste de son corps hâlé, les mamelons sont roses, les tétons, dressés semblent vibrés d’excitation. Alors qu’elle est maintenant assise à califourchon sur son torse, il se redresse et embrasse ses seins magnifiques. Elle soupire.Puis, il se dégage et maintenant agenouillés l’un face à l’autre, ils se caressent. Sa main gauche passe et repasse sur sa poitrine, dans le creux entre ses seins, tandis qu’il a posé la droite à l’intérieur de ses cuisses et qu’il remonte le plus lentement qu’il peut vers ses lèvres. Ses cuisses tremblent d’impatience.Elle a posé la main sur ventre puis descend caresser son sexe, d’abord par-dessus son short puis, passant ses doigts sous l’élastique, par-dessous. Elle le met nu à son tour et il soulève légèrement ses genoux pour qu’elle puisse faire passer son short sous lui.Quelques nuages voilent le soleil, comme par pudeur.Ses caresses sont maintenant devenues plus franches, elle fait coulisser son pénis entre ses mains tout en promenant sa bouche sur ses joues son cou, son torse… Elle alterne baisers, coups de langue et vient même embrasser sa poitrine et mordiller ses tétons. Alessandro se cambre et se ploie sous l’effet du plaisir, ce qui pousse son sexe tendu vers l’avant.S’en apercevant, elle continue à se pencher et sa bouche, maintenant, embrasse, lèche et caresse son pénis. Elle le regarde en souriant tout en posant la main sur son torse et en le repoussant en arrière de manière à ce qu’il s’allonge complètement. Elle le prend alors entre ses lèvres. Sa caresse est lente, experte, elle fait de longs et lents va-et-vient et il sent le plaisir monter peu à peu. Puis, elle remonte sur lui, recommence à couvrir son torse de baisers, remonte et leurs poitrines se frôlent, ses lèvres rejoignent les siennes, ils s’embrassent et sa langue, sa bouche ont le goût salé de sa peau et de son pénis.Elle se relève et lui sourit puis, majestueuse et royale, se place à califourchon sur son visage. De sa langue, il explore maintenant son intimité, ses lèvres si douces, gorgées de cyprine, puis il remonte vers son clitoris qu’il excite avec délicatesse. Le plaisir monte en elle, son souffle se fait plus court, son sexe se mouille de plus en plus.De sa main droite, projetée dans son dos, elle le branle doucement, caressant son pénis et ses testicules avec des gestes doux. De sa main gauche, elle fouille son sac et en sort un préservatif.Elle ouvre le petit sachet, en sort la capote et, se dégageant de sa bouche, le lui enfile. Elle revient alors sur lui et, s’allongeant, corps contre corps, peau contre peau, elle fait coulisser son sexe en elle.La douceur de ce corps, les odeurs sucrées qui émanent d’elle, la chaleur de ses lèvres et de son sexe… Son plaisir le traverse par vagues, le rythme de leurs ondulations et de leurs souffles s’accorde. Elle lui dit en français, dans le creux de l’oreille, des mots qu’il ne comprend pas, mais dont il devine qu’ils sont obscènes et orgiaques… Il s’agrippe à ses hanches pour ne pas venir trop tôt tandis qu’elle se relève pour le chevaucher, elle écrase maintenant ses petites lèvres contre son bas-ventre, accélère le rythme et jouit. Il ne veut pas venir tout de suite, d’abord la voir lever la tête vers le ciel et expirer puis à son tour, un râle, un cri presque et il vient en elle….Elle repose maintenant sur lui, et, en sueur, leurs peaux nues l’une contre l’autre, ils s’appartiennent.Le reste de la journée, ils nagent ensemble dans la piscine et s’allongent dans l’herbe en mangeant des fraises et buvant du vin blanc. Elle lui pose mille questions : fait la moue, charmante, quand il évoque son enfance solitaire, se montre faussement jalouse quand il parle des filles de la vallée et des amours fugaces le soir des fêtes votives.Le soir vient, frais, et ils se réfugient dans la maison, sous les draps de lin blanc du grand lit. Ils refont l’amour, plus doucement, comme pour l’éternité.– 5 –Le lendemain matin, très tôt, dans le halo pâle du soleil qui se lève, Alessandro repart en courant vers le village, car il doit ouvrir son atelier. En cheminant dans la forêt, il se rend compte qu’il a oublié de demander à Isabella son véritable prénom. Ce n’est pas grave, il le fera demain quand il reprendra la route de la vallée et des vignes.Isabelle, puisque c’est là, évidemment, son nom véritable, passe, elle, la matinée à faire sa valise. Elle n’a pas osé dire à son jeune amant qu’elle repartait l’après-midi même à Gênes.Son avion pour Paris décolle à 20 h 14.Son mari vient la chercher à l’aéroport.