Note de l’auteur : Ceci n’est pas une histoire pornographique, mais un récit érotique. Il n’est pas fait pour les impatients. Que ceux qui veulent bien me donner ma chance aient la gentillesse de commencer par le commencement (le premier chapitre) et de lire les épisodes dans l’ordre ; que ceux qui sont en quête d’un assouvissement rapide se consolent avec d’autres auteurs plutôt que de perdre leur temps avec moi. J’accueillerai tous les commentaires avec plaisir.« Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique. »André BretonLe sujet : Valérie, prof de philo, a accepté de jouer dans une pièce de théâtre écrite par un de ses anciens élèves (Franck), avec Hélène et Chérifa (deux anciennes élèves également). Voici venu le jour de la première répétition.Chapitre IIIl y a quelques jours a eu lieu notre première répétition. Franck vient de s’installer, dans le cinquième arrondissement, pas très loin du lycée Louis-le-Grand où il suit sa classe préparatoire à Normale Sup.Les répétitions ont été fixées tous les lundis à 21 heures. Il y avait quelque chose d’émouvant à entrer dans l’appartement d’un ancien élève, avec son désordre de célibataire, cette vaisselle pas encore lavée dans l’évier, ce jean qui traîne sur une chaise, ce lit défait. J’arrivai à l’heure, mais les trois autres étaient déjà là. La belle Hélène, avec ses cheveux blonds et droits qui lui tombaient jusqu’aux hanches et son regard bleuté – elle s’est lancée dans des études d’anglais ; la jolie Cherifa, toujours aussi piquante, avec ses yeux rieurs, son sourire ravageur, et son épaisse chevelure noire et ondulée – qui allait sans doute faire des ravages dans les amphithéâtres de droit ; et un troisième dont la vue me cloua d’abord sur place. « Mon copain Stéphane, qui se joint à nous ; c’est un bébé, il est encore en Terminale… dans votre classe, comme vous l’aurez remarqué », me dit Franck. La gêne fut d’abord affreuse : la rentrée n’avait commencé que depuis deux jours, mais j’avais déjà remarqué, en effet, ce beau jeune homme très brun, très fin, au regard sombre (un métis, comme il me le dira bientôt, « moitié antillais, moitié normand »…). « Franck m’a beaucoup parlé de vous, Madame ». Je ne relevai pas. Cela, c’était épouvantablement imprévu. Me livrer à des répétitions nocturnes avec d’anciens élèves, passe encore, mais devant ce garçon à qui j’avais affaire huit heures par semaine dans ma propre classe ! L’idée qu’il pourrait raconter cela à d’autres élèves, qu’il pourrait commettre des indélicatesses, profiter de la situation… J’eus la tentation immédiate de tout abandonner. L’angoisse dut se lire dans mes yeux, car aussitôt, avec un sourire très doux, Stéphane ajouta : « Evidemment, Madame, personne ne saura rien de nos répétitions au lycée ! » Je respirai… à moitié seulement, toutefois, tant la présence de ce garçon m’avait alarmée.Après quelques minutes de retrouvailles, de récits de vacances et de rentrée, Franck nous fit asseoir sur son lit, et, juché sur un tabouret, nous présenta son projet.« Le principe de ma pièce est simple, et en même temps très complexe. Je compte d’ailleurs sur vous pour m’aider à le mettre en œuvre, pour me conseiller aussi sur tel ou tel passage. Il n’y a pas vraiment d’action. C’est une sorte de poème dramatique. Une pièce sur l’amour. Ou plutôt une méditation poétique sur la relation entre les hommes et les femmes. Ou plutôt… les différences entre ce que l’homme vit et ce qu’il imagine, ce qu’il rêve, et ce que la femme est vraiment…— Abrège, lança Cherifa en riant insolemment – et nous faisant, du même coup, rire avec elle. Je ne comprends rien à ton charabia. Sois plus concret, quoi ! C’est une pièce du théâtre ou une énigme ?Un peu piqué, Franck reprit :— Ce n’est pas une énigme, c’est sur le mystère du désir !— Qui couche avec qui ? reprit Cherifa, décidément déchaînée…— Je couche avec toi, repartit Franck, la clouant sur place, à notre grand amusement. Enfin, je veux dire : tu joues le rôle de la maîtresse du personnage qui est le mien.— Et les deux autres femmes, elles font tapisserie ? demanda Stéphane.— Pas du tout. Cherifa, c’est la sensualité immédiate, le monde de la chair souriante. (A ces mots, Cherifa ne put retenir une mimique satisfaite.) Hélène, c’est la beauté lointaine et pure, que l’on désire à distance. (Hélène demeura de marbre…). Quant à Mme…— Appelez-moi Valérie, une fois pour toutes, dis-je, je me sens déjà un peu vieille parmi vous !— Quant à Valérie, dit Franck en se raclant la gorge, enfin, je parle du personnage qu’elle jouera, il représente en quelque sorte la synthèse des deux, la chair et l’esprit, la sensualité et l’idéal…Je demeurai gênée. Nous n’étions sur le projet que depuis quelques minutes, mais il prenait déjà une tournure que j’avais redoutée. Je me retrouvais dans une position délicate et ambiguë. Je crus m’en sortir en faisant une objection :— Dis-moi, Franck, n’est-ce pas un peu… schématique. Je veux dire : l’une la chair, l’autre l’esprit, et la troisième la synthèse des deux ?— J’y ai pensé, répondit Franck. Mais ce n’est pas simpliste. Ce qui serait simpliste, c’est que toute la réalité soit là. Or, je vous le rappelle, ce n’est ici que l’imagination de l’homme qui réduit les trois femmes à ce rôle. Mais ces trois femmes ont une vie propre, elles existent aussi pour elles-mêmes, et n’entendent pas se réduire à ce théâtre de marionnettes. Chacune protestera de sa vérité : Cherifa ne veut pas être réduite à sa sensualité, Hélène en a assez d’être considérée comme une statue, et vous… vous, vous verrez !« De toute façon, poursuivit-il, ce qui est important, ici, n’est pas telle ou telle idée. J’ai dit que c’était un poème. Mais en réalité, c’est à un ballet que je pense. Un ballet, une danse, où les désirs se rencontrent, où les corps se heurtent, se fâchent et se cherchent. »Il y eut un silence. Je me sentais mal à l’aise subitement. Je sentais bien que j’avais dans cette pièce un rôle très particulier à jouer, sans trop me risquer à en imaginer les conséquences pratiques. Et puis, de nouveau, le caractère un peu déplacé de ma présence parmi eux me frappa. Nous étions quatre assis et serrés sur le lit de Franck. J’étais entre Hélène et Cherifa – Stéphane, lui, occupait le bord du lit. Il faisait chaud, en ce début septembre. Hélène et moi étions vêtues d’une jupe courte et laissions pendre nos jambes et nos pieds déchaussés au bord du lit ; de temps en temps le pied gauche d’Hélène touchait mon pied ou ma jambe par inadvertance, et je me surpris à ne pas trouver désagréables ces contacts furtifs. Cherifa était venue en jean et portait des baskets en toile légère. Stéphane, lui, était en débardeur, ce qui soulignait l’élégance de ses bras finement musclés. Qu’est-ce que je faisais là, au milieu de ces gamins ? Des gamins charmants et charmeurs, intelligents, chaleureux même, mais des gamins malgré tout. Et j’allais me mettre à jouer une pièce où il était question d’amour et sensualité, et où m’était dévolu un rôle dont j’avais de bonnes raisons de penser qu’il serait trouble ? J’eus de nouveau l’envie de fuir. Une question de Stéphane, rompant le silence, me détourna de cette pensée : « Et moi, dans tout ça, quel est mon rôle ? »— Ton rôle, eh bien, c’est simple ! Le même que le mien. Pendant une partie de la pièce, tu seras le récitant, et pendant l’autre partie, tu joueras mon rôle. Plus précisément, tu seras une part de moi-même, car comme tous les personnages du drame, je suis double. Tu seras la part instinctive, animale, du protagoniste.— Merci, dit Stéphane en feignant d’être vexé : je vois que tu me réserves le rôle de la bête brute…Tout le monde rit. La remarque détendit l’atmosphère. Mais en mon for intérieur, l’inquiétude redoubla. Ainsi, je n’aurai pas affaire au seul Franck, mais à un second garçon, un de mes élèves, qui – qui sait ? – serait peut-être amené à me toucher, à m’embrasser… ? Mon Dieu, j’osai à peine l’imaginer. Mais qu’est-ce que j’attendais pour prendre la porte ? Je ne m’étais donc pas trompée en évoquant un traquenard, la dernière fois. Franck interrompit mes pensées, de plus en plus sombres, en lançant tout à coup :— Je vous propose, pour vous donner une idée, de faire un premier essai sur un bout de scène déjà écrit. Valérie, Hélène, Cherifa, vous vous levez et vous vous placez en triangle, de manière à pouvoir vous observer les unes les autres. Prenez chacune une enveloppe ; quand je vous le dirai, vous sortirez le texte qui s’y trouve et vous le lirez, d’une voix la plus neutre possible.Lorsque nous nous fûmes docilement exécutées, il nous toisa. « Bien sûr, il faudra que je vous donne des consignes, avant chaque répétition, en ce qui concerne les vêtements. Cherifa, plus question que tu viennes en jean, par exemple, ça ne va pas du tout.Il se passa alors quelque chose que j’aurais tendance à considérer comme le premier incident d’une longue série. À la remarque un peu sèche de Franck, Cherifa répliqua :— Oh, s’il n’y a que ça pour te faire plaisir, je l’enlève, mon jean !Et sous nos yeux stupéfaits (je crus même déceler chez Hélène quelque chose comme de la désapprobation), Cherifa, avec un sourire rayonnant, ôta ses baskets et son jean, se retrouvant ainsi vêtue d’un simple tee-shirt et… d’un ravissant string de dentelles ! Je crus que Franck allait la rabrouer, mais je le vis sourire : « Mais oui, bravo ! c’est très bien ça, tu es parfaitement dans ton rôle ! J’aurais dû y penser plus tôt ! tu viens de trouver ton costume de scène ! » Moi, je ne savais quelle attitude adopter. J’avais encore en moi quelques réflexes de prof, je dus me retenir de les rappeler à l’ordre, de les ramener à la raison : j’aurais été ridicule ; ce n’est pas pour donner des leçons que j’étais invitée dans ce groupe, mais pour jouer le jeu, avec eux, parmi eux. Que pouvais-je faire ? D’un côté, j’étais choquée, de l’autre amusée, et même un peu troublée. Le naturel avec lequel se conduisait Cherifa, l’aisance avec laquelle, en quelques secondes, elle avait fait son numéro d’exhibition devant nous m’intimidait presque ; pire encore, je me surpris même à admirer la beauté de ses jambes et la splendeur de son fessier : assurément, la pudeur aurait dû la retenir la retenir davantage, mais elle n’avait aucune raison d’avoir honte de son corps…— Moi, dit Hélène à Franck, ne compte pas sur moi pour en faire autant !— Non, dit Franck, toi, tu joueras la majeure partie des scènes vêtue d’une longue chemise blanche, du genre chemise de nuit légère. Tu dois être une image virginale.— Et moi, ne pus-je m’empêcher d’ajouter d’une voix dont je ne pouvais masquer le léger tremblement ?— Vous, Madame, vous changerez souvent de tenue. Je vous tiendrai au courant. Pour le moment, restez comme ça…Décidément, pensai-je, il tient à entourer mon rôle de la plus grande indécision… Mais je me consolai avec la pensée rassurante qu’au moins je ne serai pas, comme Cherifa, condamnée à jouer à moitié nue !Franck reprit la parole.« Cette première scène, je l’ai conçue comme la première scène de mon «ballet». Stéphane va passer d’une femme à l’autre, ça se présentera comme une série de duos. Stéphane, chacune des femmes va lire, successivement, son texte et, dans ce qu’elle lira, il y aura des indications sur ton jeu. Tu t’efforceras de suivre ces indications en suivant ton inspiration. Naturellement, ce n’est qu’un essai, nous ajusterons le jeu au fur et à mesure des répétitions… Les deux autres doivent rester silencieuses pendant que l’autre lit sa partition. Je le répète, pas trop d’expressivité dans la lecture, il faudrait qu’on ait l’impression que vous parliez de quelqu’un d’autre que de vous. »Franck éteignit l’halogène et alluma, au milieu de la pièce, une petite lampe de chevet, juste suffisante pour éclairer les comédiens et laisser le reste du studio dans le noir.C’était à Hélène de commencer sa lecture. Stéphane était au milieu du triangle féminin que nous formions. Elle sortit la feuille de son enveloppe et commença du ton d’abord hésitant de celle qui découvrait son texte :« Je suis Hélène. Je suis là, je ne suis pas là. Je suis belle, mais je ne suis pas. Je suis une femme, et tu vénères une idée. Tu crois que tu m’aimes, mais tu es amoureux de ta croyance. Parfois, j’aimerais que tu cesses de te perdre dans mon regard, et que tu me baises les paupières. Souvent, je voudrais que tu oublies mon visage, et que tu te brûles à mes lèvres… Statue de pierre, je voudrais m’animer sous tes mains, je voudrais que les lignes pures se déforment et se déhanchent à tes caresses, que mon regard d’azur se trouble à ton ardeur, mais tu es là qui me contemples au lieu de me voir, qui m’admires au lieu de me prendre… Je suis là, je ne suis pas là. Je suis belle, mais je ne suis pas. »— Mais qu’est-ce que je peux faire avec un texte comme ça ? se plaignit Stéphane, qui était restée pathétiquement figé tout au long de la lecture d’Hélène.— Eh bien, diable, un peu d’initiative ! C’est simple : tu vois bien qu’elle te reproche d’avoir avec elle une relation trop distante. Tes gestes doivent exprimer l’embarras que tu éprouves à l’égard de cette belle femme trop lointaine, trop idéale pour toi. Alors, je ne sais pas moi, tu lui prends la main, tu lui caresses timidement la joue, tu tombes à ses pieds, il faut que la vénération transparaisse.— C’est bon, c’est bon, je vais essayer…Hélène relut lentement son texte, plus lentement que la première fois, pour permettre à Stéphane d’entrer dans le jeu. Il commença en effet à prendre de l’assurance et suivit, tout en s’en écartant quelque peu, les suggestions de Franck. Il commença par serrer dans ses deux mains le visage d’Hélène, s’en approcha jusqu’à sentir le souffle de sa voix – qui se mit à trembloter – ; puis, ses mains saisirent ses épaules, descendirent le long de ses bras, lentement ; Stéphane, fléchit alors le genou et, durant toute la fin de la tirade d’Hélène, colla sa joue contre ses cuisses qu’il serra dans ses bras, très fort, presque au point de la déséquilibrer. Il y avait dans cette posture quelque chose de très réussi, qui exprimait avec beaucoup de vérité la nature de la relation entre l’homme et la femme, une relation faite de vénération et de détresse, de désir et d’impuissance. Il y avait en même temps, presque palpable, une sorte de courant électrique qui passait entre Hélène et Stéphane, qui naissait de ce premier contact physique, et qui ne laissait pas de m’intriguer… et de me faire un peu redouter, aussi, le moment proche où mon tour viendrait !Au bout de vingt minutes, ce duo était au point et nous connûmes notre première fierté d’artistes en herbe… Pendant toute cette mise au point, inutile de préciser que Cherifa et moi-même avions renoncé à la station debout. Cherifa, qui ne s’était naturellement pas rhabillée, s’était assise sur la moquette, les deux genoux relevés et les jambes collées l’une contre l’autre ; je ne pouvais m’empêcher de trouver ravissant ce spectacle dans le spectacle, ces deux jambes somptueuses et la vue imprenable sur une intimité que presque rien ne couvrait… C’était bien la première fois de ma vie que je me laissais aller à lorgner une jeune fille, mais je me ressaisis vite, car c’était à mon tour de dire mon texte. Qu’est-ce que Franck m’avait réservé ?— Je préfère le lire une première fois à voix haute, sans que Stéphane intervienne, et qu’ensuite nous mettions au point le duo, si ça ne vous dérange pas ; je crois que ça serait plus efficace.— Comme vous voudrez, Valérie, faites…Je commençai la lecture de ce texte étrange.« Je suis Sofia. Qu’il est étrange d’être femme ! Qu’il est étrange, ce double regard que nous jetons sur nous-même. Se voir à travers vos yeux, se désirer à travers votre désir. Etre soi et être à vous. S’offrir et se dérober. Je te parle, mais qu’est-ce que je dis ? Est-ce que je dis ce que je dis ? Que te dit mon corps quand je te parle ? Je m’adresse à ton esprit, mais je parle à tes appétits. Tu écoutes mes mots, mais tu t’abreuves à ma voix. Je mets du sens à mes paroles, mais ce sont tes sens qui les reçoivent. Le sens, tes sens… Il s’en faut d’un rien pour que craque ce vernis fragile qu’on appelle la décence… Tu n’as pas le droit de me dire que tu me désires, alors tu baisses les yeux, et cela suffit pour que je comprenne… Mais quand mon esprit te parle, c’est par mon corps que te pénètrent mes idées… Quand… »Je m’interrompis :« Je ne peux pas continuer, lançai-je. Je ne peux pas lire un texte comme ça, c’est… C’est bien écrit, je ne dis pas, ce n’est pas cela qui est en cause, Franck, je veux que ce soit clair, mais… »Je m’enlisai. Je vis le regard interrogatif et dépité de mes quatre jeunes complices. Même Hélène ne semblait pas comprendre ma réaction : n’avait-elle pas joué le jeu, elle ? Franck et Stéphane gardaient le silence. Quant à Cherifa, elle se mit à éclater d’un rire communicatif qui me rendit plus confuse encore.J’abdiquai :« C’est bon, d’accord, je continue…« … Mais quand mon esprit te parle, c’est par mon corps que te pénètrent mes idées. Je suis belle, donc mes mots sont beaux. Mes mots les plus abstraits ont pris chair. Je suis là, et je peux énumérer sans fin : transcendance, immanence, ego, cogito, république, raison, oui, même la raison a pris forme, a pris mes formes, même la raison tout à coup a les cheveux noirs et de beaux seins, et même la transcendance et l’immanence s’embrassent dans le noir, et l’ego et le cogito s’enlacent en un coït, coïto ergo sum, et il fait chaud soudain dans la salle de cours et le moi est là et le ça le guette qui attend qu’il trébuche et le surmoi est là qui, oh oui, surmoi, sur moi, comme tu serais bien sur moi ! »Je ne saurais dire dans quel état d’agitation je dus finir cette tirade insensée. Je l’avais sans doute lue horriblement mal, tant mon émotion grandissait au fur et à mesure que je la découvrais, que l’intention transparente qui l’avait inspirée se dépliait sous mes yeux. C’était donc cela, ce que Franck voulait me dire, c’était donc cela qu’il avait ressenti toute l’année dernière en écoutant mes cours de philo ? J’étais rouge de confusion, et incapable de fournir le moindre effort supplémentaire.« Excusez-moi, mais je préfère passer mon tour. Je vous promets de le jouer la semaine prochaine, mais là, c’est un peu difficile… Je suis désolée. »— C’est bon, j’accepte, je comprends, c’est donc vous qui commencerez la semaine prochaine, dit Franck, avec une froideur qui me glaça. Etait-ce le même garçon qui avait écrit ce texte torride, me forçait à le lire devant tout ce monde, et qui s’adressait à moi avec ce détachement de vieux professionnel ? Il poursuivit :« Nous allons donc passer la parole à Cherifa… Cherifa, debout, et montre-nous ce que tu sais faire ! »Notre jolie Cherifa se redressa, plus sexy que jamais avec son petit tee-shirt qui lui découvrait le nombril, ses longues jambes nues et son minuscule string de dentelle qui lui laissait les fesses à l’air.« Je suis Salomé. Tu es à moi et tu n’es pas à moi. Je peux faire de toi ce que je veux. Je te confie un peu de ma chair et tu es mon serviteur. Je te laisse caresser mon ventre et tu es mon esclave. Tu es à moi et tu n’es pas à moi. Tu aimes la tiédeur de mon cou. Tu cherches la lourdeur de mes seins. Tu m’empoignes, tu me veux, tu es prêt à tout pour vivre la grande étreinte ; à cet instant, tu me dis ce que je veux entendre, et je t’offre tout ce que tu veux prendre. Tu es à moi et tu n’es pas à moi. Tu aimes la douceur mes jambes, la chaleur de mes cuisses, et j’aime sentir tes mains chaudes et douces qui cambrent mon corps et me donnent l’illusion d’exister. Pourquoi te refuserais-je ce que tes mains me réclament ? Pourquoi te laisserais-je assoiffé au seuil de ta fontaine ? Je me donne, puisque je t’aime, je ne connais pas l’avarice des vierges sages, j’aime trop te sentir à la merci de cette beauté qui m’a été donnée je ne sais pourquoi et que je te rends je ne sais comment, et qui me donne ces heures ensorcelantes où tu es à moi. Mais tu n’es pas à moi. Car voilà que tu étais ivre et que tu es soudain libre, car voilà que tu étais fou et que tu redeviens froid. Tu étais à moi mais tu n’es plus à moi. Tu pars et tu me laisses, tu vas chercher ailleurs de beaux mystères quand je n’avais que des baisers. »Stéphane, cette fois, n’avait pas besoin qu’on lui donne de consignes. Dès les premiers mots de Cherifa, il avait trouvé sa position. Il était venu se coller dans son dos, plaqué contre ses fesses. Il avait passé ses deux bras par-devant et la caressait, d’abord en suivant scrupuleusement les suggestions du texte, en commençant par le ventre avant d’embrasser son cou ; mais s’affranchissant de la lettre, ses mains continuaient leur œuvre en tous sens, imposant leur propre rythme à la tirade qui devenait de plus en plus lente et saccadée, car Cherifa, c’était l’évidence, prenait aux caresses du beau métis un plaisir qui n’avait rien de simulé. Elle ondulait comme une danseuse orientale, on sentait qu’elle commençait à perdre le souffle. Plusieurs fois, Franck interrompit sèchement ces ébats : « Impassible ! Cherifa, tu dois être impassible en disant ton texte ! Et toi, Stéphane, un peu de tenue s’il te plaît ! Nous sommes au théâtre, pas dans un peep-show !— Impassible, tu en as de bonnes, répliquait Cherifa, avec un sourire boudeur, il ne faut pas nous donner des textes comme ça, alors…Le comble était que les rappels à l’ordre de Franck produisaient des « effets pervers ». Car chaque interruption imposait de rejouer la scène et prolongeait d’autant les caresses, chaque nouvel essai était prétexte à de nouvelles effusions. La situation devenait scabreuse et je me demandais s’il fallait claquer la porte, éclater de rire, ou… me laisser aller à l’émotion. Car, comment le nier ? depuis quelques minutes, ces effleurements, ces cajoleries, cette exhibition consentie me captivaient. À chaque fois que les mains de Stéphane s’attardaient complaisamment à la surface du petit triangle de tissu qui recouvrait le sexe de Cherifa, à chaque passage de ses doigts sur le ventre ferme de la jeune fille, à chaque soupir mal retenu de mon ancienne élève, je ressentais en moi comme une onde électrique, lancinante et délicieuse. Je me crispais d’autant plus que j’avais peur que mon trouble ne se trahisse, détournais parfois les yeux. Et cette petite garce de Cherifa qui se laissait peloter avec une telle impudeur… ! Parfois, la révolte semblait sur le point de reprendre le dessus en moi, mais je restais clouée à ma place, comme retenue par un charme… Etait-ce celui de Stéphane (et l’idée qu’il me faudrait peut-être passer par ses mains la semaine prochaine me terrifiait !), était-ce celui de Cherifa (mais je n’avais jamais connu de tentation homosexuelle !), ou bien encore pour le scénario retors que Franck agençait ? Quelqu’un s’apercevait-il de mon désarroi ?Ces pensées s’interrompirent lorsqu’au bout de trois ou quatre minutes, je ressentis un violent choc. Alors que nos trois paires d’yeux étaient braquées sur les deux comédiens enlacés, je sentis à ma droite qu’Hélène m’avait saisi la main et me la serrait. Sans doute n’était-ce qu’un signe d’affection ; peut-être aussi ressentait-elle comme moi ce malaise devant l’ambiguïté du spectacle et voulait-elle se rassurer. Toujours est-il que le contact inattendu de cette main chaude dans la mienne me bouleversa plus que je ne saurais dire. Je n’osai même pas tourner mes yeux vers elle, de peur de l’effaroucher, de lui laisser croire que son geste me paraissait déplacé ; non, je ne bougeai pas, serrant à mon tour cette main qui s’abandonnait, la serrant pour lui faire comprendre, mieux qu’avec des mots, qu’à cet instant précis j’aimais ce contact plus que tout. La pièce étant plongée dans le noir, et Franck se trouvant à bonne distance de nous (il ne s’occupait d’ailleurs que de ses deux comédiens qui étaient eux-mêmes très occupés…), personne ne s’était rendu compte de rien, et la douce clandestinité qui entourait notre geste lui donnait quelque chose d’infiniment excitant.Je commençais à sentir quelques gouttes de sueur perler sur mon front et mes jambes trembler ; une étrange chaleur remontait de mon ventre jusqu’à mes joues. C’est à ce moment précis, je crois, que j’ai su, avec une certitude terrifiante de netteté, que j’irai jusqu’au bout de cette singulière aventure théâtrale. Dans l’atmosphère un peu électrique de cette nuit de septembre, ce que je fis me parut de la plus extrême hardiesse : ma main changea de position et, toujours en regardant fixement la scène, je mêlai mes doigts aux siens, ce qui donnait au geste une tout autre signification. La facilité avec laquelle Hélène y consentit acheva de m’agiter. Je me sentais fondre comme si, avec dix ans de retard, je vivais moi aussi mes premiers émois d’adolescente. La seule idée que cette beauté marmoréenne puisse ressentir la même chose que moi m’aurait presque fait pleurer d’émotion. Combien de temps dura cette étreinte de nos mains ? Probablement pas plus d’une minute ou deux, car il fallut bien mettre un terme aux ébats de Cherifa et de Stéphane, qui avaient fini par trouver la bonne distance avec leur texte. « C’est bon pour ce soir ! » lança Franck, en rallumant brutalement la lumière. Nos mains s’étaient aussitôt libérées, comme si elles avaient été tacitement d’accord pour garder secret ce moment délicieux qui les avait unies. La lumière revenue, je n’osai pas regarder Hélène qui, de son côté, s’affairait fébrilement à des tâches insignifiantes, prenant soin, elle aussi, de m’éviter.Il était onze heures vingt. J’allai retrouver Franck, qui s’était retiré dans son coin cuisine pour nous préparer une petite collation dans sa cuisine :« Je suis désolée, mais je n’aurai pas le temps de m’attarder : demain, j’ai cours, et j’ai encore vingt bonnes minutes de voiture…— J’espère que… que vous reviendrez, et que cette première séance ne vous a ni découragée ni… choquée.Je souris, un peu gênée :— Je ne dirai pas que ça va de soi… Bien sûr, ne comptez pas sur moi pour jouer à la manière de Cherifa. De toute façon, je suppose que nous sommes allés ce soir le plus loin possible, n’est-ce pas… ?Le silence que garda Franck ne manqua pas d’ajouter à mon trouble. Sans m’y arrêter, j’ajoutai néanmoins : « … Mais de toute façon, je vous ai donné ma parole, je la tiendrai. J’apprendrai mon texte par cœur pour lundi prochain, et ça ira… Au revoir. » Je n’osai pas lui faire la bise, cela aurait sonné faux après une soirée aussi étrange. Lorsque je quittai le coin cuisine, toutefois, Franck chercha à me retenir un moment : « Mad…, euh, Valérie ! » Je me retournai : « Oui ? » Il me regarda quelques secondes, rougit, sourit, avant de me dire : « Non, rien, laissez tomber… A la semaine prochaine ! »Signe des bouleversements que cette soirée avait opérés en moi, lorsque, après avoir furtivement pris congé des trois autres et fermé la porte derrière moi, je ressentis une détresse profonde comme quand, adolescente, je devais rentrer trop tôt à la maison et laisser mes amis continuer sans moi la fête. J’eus honte, même, des pensées jalouses qui m’agitèrent : comment allaient-ils continuer la nuit ? allaient-ils rentrer chez eux ? est-ce qu’il y avait entre eux quelque chose qu’ils me cachaient ? pouvait-on imaginer qu’après leur parade théâtrale, Cherifa et Stéphane allaient en rester là ? et se pouvait-il qu’Hélène et Franck… ? Cette dernière pensée était si douloureuse qu’il me fallut la chasser aussitôt de mon esprit, sans que je sache exactement, d’ailleurs, de qui je devais être jalouse, de Franck, ou d’Hélène ?Qu’est-ce qui m’arrivait ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Toute la semaine, pendant les cours, j’ai eu la tête ailleurs. Je n’ai pensé qu’à la prochaine répétition, avec un mélange d’anxiété et d’impatience. Je dois rendre à Stéphane cet hommage qu’il a tenu sa promesse de discrétion : de toute évidence il n’a rien laissé filtrer de notre travail. Il n’empêche : sa présence vient, chaque jour, me rappeler ce qui s’est passé lundi dernier et ce qui risque d’advenir. Naturellement, mon mari n’a pas cessé de me taquiner : je lui ai fait un rapport très neutre sur notre nuit de lundi, et il a bien compris que je lui cache quelque chose, mais ça n’a pas l’air de le déranger. Il est vrai qu’il aurait tort de se plaindre. Nos étreintes ont été cette semaine plus passionnées que jamais, augmentées qu’elles furent de toutes les émotions de la semaine. Dans nos effusions, je ne peux déjà plus distinguer clairement ce qui revient aux talents de mon mari de tout ce que j’imagine en fermant les yeux : les caresses de Stéphane sur mon corps, les fesses de Cherifa, les yeux de Franck sur mes seins, la petite main d’Hélène dans la mienne…