Il quitte la prison en même temps qu’une jeune femme enceinte jusqu’aux yeux qui l’ignore ostensiblement. Il ne la connaît pas, mais il aurait quand même préféré qu’elle n’entende pas l’adieu du maton, formulé sans tact, à haute voix. Une formule qui se voulait ironique :— Je ne vous souhaite pas au revoir, ou alors, comme elle : en visite.Cette tentative d’humour le met en rogne, il n’a vraiment pas envie de causer. Il laisse la femme s’éloigner, d’une démarche un peu mécanique, absente. Elle file direct à l’arrêt de bus en face du portail entouré de barbelés et se laisse tomber sur le banc métallique. De profil, il ne voit que son gros ventre, bien plus proéminent que sa poitrine.Il aurait préféré l’éviter, mais il est obligé de la rejoindre : c’est le seul arrêt qu’il connaît, sur la seule ligne qui dessert ce quartier excentré que tout le monde évite. Alors il continue d’avancer, encore plus lentement, en espérant l’arrivée imminente du bus.Le visage de la femme est à présent visible ; elle fixe un point au-delà de l’horizon et semble perdue, très loin d’ici. Il passe devant elle et coupe brièvement son soleil. Elle croise son regard, se crispe et semble contrariée, comme s’il la dérangeait. Il se force d’un sourire, une petite excuse discrète. Sans rien qui le laisse prévoir, elle s’écroule en sanglots, un peu penchée en avant, le visage entre les mains sans même arriver à poser les coudes sur ses genoux. « Allons donc ! » pense-t-il.S’il y a une chose qu’il ne supporte pas, c’est de voir pleurer : il a trop souvent vu pleurer sa mère, quand il était enfant, il en fait encore des cauchemars. Il s’assied à côté d’elle, pas trop près quand même, et propose :— Est-ce que je peux vous aider ?— Non, hoquette-t-elle sans ôter les mains de son visage. C’est trop tard. J’ai tout perdu. Je ferais mieux de mourir.— Rien ne vaut la peine de mourir.— Il veut plus m’voir, renifle-t-elle, il a dit : « plus jamais ». Il me hait, il va m’faire démolir par sa brute.— Le père ? demande l’homme en indiquant son ventre.— J’aurais bien voulu, mais non, c’est pas lui. J’sais pas qui c’est et j’m’en fous.Un bus arrive, qui passe sans s’arrêter : c’est un autocar touristique. Son ombre les coupe un instant de la chaleur du soleil et le bruit de son moteur interrompt l’échange. Il laisse des effluves de gazole brûlé qui planent un moment. Elle pleure de nouveau, abondamment. Entre deux sanglots, elle murmure ses pensées, elle chuchote des horreurs. Elle semble avoir oublié qu’il est là et qu’il l’écoute.Le « 16 » arrive, il lui touche l’épaule pour la prévenir. Elle sursaute puis se lève avec une grimace, lui attrape d’autorité le bras et s’y appuie pour rejoindre la porte qui s’ouvre en chuintant puis pour monter les trois marches. Elle ne le lâche pas pendant qu’il paye sa place. Elle l’accompagne, le dirige, et se laisse tomber sur la première place « handicapé », derrière le chauffeur. Il se pose en face d’elle.— Merci, fait-elle, un peu essoufflée. J’en peux plus.— C’est pour bientôt ?— J’voudrais bien. Marre d’être grosse et toujours fatiguée. Mais j’en veux pas, alors…Elle recommence à pleurer. Le bus est quasiment vide et les trépidations qui résonnent entre les rangées de sièges vides couvrent ses reniflements. Sans y réfléchir, il lui tend la main, un moment de compassion. Il se demande pourquoi il a fait cela et voudrait la retirer, mais elle l’a déjà saisie avidement et demande :— Vous allez où ?— Je ne sais pas encore. Loin, très loin.— Vous sortez ?— Oui.— Longtemps ?— Deux ans.— Longtemps… oui, lâche-t-elle après un temps. J’ai…Elle ne finit pas, mais pleure à nouveau comme une fontaine en hoquetant.Les arrêts défilent. Il s’en fiche : il va au terminus, à la gare. Il y cherchera une piaule à côté avant de partir pour une autre vie, loin, définitivement. Il ferme les yeux, repense à ces deux ans, pour des conneries. Des conneries graves, mais des conneries quand même.Le conducteur les tire de leur mélancolie, il s’adresse à elle d’une voix assez forte alors que le bus ralentit :— Madame ? Vous descendez ici, d’habitude. Je ne voudrais pas vous faire marcher plus que besoin…— Oh ! … Merci ! répond-elle sans joie. J’descends, oui.Puis à l’homme dont elle tient toujours la main :— S’il vous plaît, m’laissez pas seule. Sinon j’vais faire une connerie.Le mot lui parle : il a eu le temps d’y penser, en deux ans.Elle s’appuie sur lui pour se lever, il l’aide à descendre et le bus s’en va dans son rugissement mécanique. Elle se tient toujours à son bras, le guide le long des murs gris en marchant à petits pas. Son menton tremble de temps en temps, mais elle retient ses sanglots. Vite, changer de sujet. Il propose :— Vous ne savez rien de moi, vous n’avez pas peur ?— D’vous ? Non. Seulement de moi.— Je sors de prison, pourtant.— Justement. Si vous m’tuez, ça sera plus facile.Stupéfait, il marque un temps d’arrêt avant de rétorquer :— N’y comptez pas. Je n’ai jamais tué personne et vous ne serez pas la première.— Personne n’est parfait, énonce-t-elle sans la moindre ironie. Venez quand même, me laissez pas. J’ai moins peur de mourir que d’être seule, chuchote-t-elle en resserrant son bras autour du sien.C’est ainsi qu’il l’accompagne jusqu’au quatrième étage, une pièce minable sous les combles, dont il faut sortir pour aller aux WC, deux mètres plus loin sur le palier.Elle y arrive exténuée et se laisse tomber sur le clic-clac ouvert qui sert de canapé et de couchage, aussi défait que tout reste : rien n’est rangé. Contre une cabine de douche étriquée, un évier déborde de vaisselle à laver. Il se prolonge d’un court plan de travail où trône l’unique disque en fonte d’une petite plaque de cuisson. Sous l’évier, un minuscule lave-linge en plastique d’où dépasse un bout de tissu rouge clair. Des vêtements et sous-vêtements traînent sur une commode aux tiroirs entrouverts qui semble contenir ses effets. Une pile d’étagères faites de planches posées sur des briques supporte un peu de tout : conserves, récipients, revues, serviettes (pliées, une exception). Le seul autre meuble est une petite table accompagnée de deux chaises disparates en vis-à-vis, sur laquelle traînent des miettes, un couteau et une tasse au fond sombre.L’occupante déprimée n’a manifestement rien d’une fée du logis et le logis ressemble à une chambre d’adolescente particulièrement désordonnée. Il pose son sac au coin de la porte, contre un autre sac et un seau en plastique qui sert de poubelle, puis il tire la chaise la plus proche pour s’asseoir.Son hôte reprend son souffle, adossée contre le mur, appuyée sur plusieurs oreillers et coussins, la jambe droite étendue sur le matelas, l’autre pied resté sur le plancher, les yeux fixés au plafond, sans le voir.C’est l’image qu’il voudrait conserver d’elle. Elle est belle ainsi. Son ventre rond semble un ballon posé dans son giron, prêt à s’envoler pour découvrir un corps délicat. Sa poitrine, gonflée par la grossesse, forme deux abondantes collines qui suivent sa respiration encore rapide. En oubliant ses paupières bouffies et ses cernes gris, son visage est beau, paisible pendant quelques secondes d’égarement. Il brille des feux du soleil qui passent par la fenêtre de toit et s’écrasent contre le mur, juste à sa droite. Elle semble rayonner.Hélas. L’instant d’après, une grimace déforme sa figure qu’elle couvre de ses mains et elle sanglote à nouveau.Il hésite à rester. Mais pour aller où, de toute façon ? Il n’a pas de point de chute, alors ici ou une piaule d’hôtel tout aussi minable, c’est kif-kif… Tôt ou tard, elle finira bien par arrêter de pleurer et on verra. Et puis, il a beau s’en défendre : c’est une femme. Après deux ans sans le moindre contact féminin, elle l’attire, malgré son état. Avec un peu de chance, il pourra peut-être la sauter, à la faveur d’un moment plus sensuel. Il n’a jamais baisé avec une femme enceinte, ni aussi grosse, il se demande comment ça fait, comment faire.Certainement pas face-à-face, en « missionnaire ». Il l’imagine au bord du clic-clac, les jambes levées de part et d’autre de son ventre trop volumineux, sans conviction. Puis à quatre pattes, l’abdomen touchant presque le matelas. Non, ça doit être trop lourd, inconfortable. Ces idées ne l’excitent pas du tout, il ferait mieux de partir…Il se lève de la chaise et va vers son sac.— Vous partez ? demande-t-elle précipitamment, affolée, avant de renifler.— On dirait. C’est une infirmière qu’il vous faut, ou un psy.— Non… S’il vous plaît, restez.— Pour vous regarder pleurer et déprimer ? Non merci.— Je vais…Elle a un hoquet, des larmes coulent encore sur ses joues, mais elle pose ses mains sur le drap défait et garde les yeux ouverts.— Je vais essayer d’arrêter. Aidez-moi.— Je n’ai rien d’un Saint-Bernard, j’sais pas faire ça. Là-bas, on n’apprend pas à consoler. On apprend à se battre pour survivre. De toute façon, il n’y a pas la place pour deux, ici, constate-t-il en indiquant le lit de la main.— Je vous laisserai le lit, je dormirai par terre.— N’importe quoi ! Vous vous êtes vue ?— Je sais : moche, affreuse.— J’ai pas dit ça et c’est faux. Je dis qu’il est hors de question que je vous laisse dormir par terre dans votre état.— Alors je me mettrai tout au bord, vous aurez l’autre côté. Ce ne sera pas la première fois que je le partage.— Dans le même lit ? Vous n’avez pas peur que…— J’ai peur que d’une chose : de me rater et d’avoir trop mal. De toute façon, je ferais peur même à un singe.— Arrêtez ces conneries. Vous êtes belle. Vous êtes enceinte et belle ainsi, surtout quand vous ne pleurez pas. Mais si vous voulez que je reste, il va falloir ranger tout ce merdier.Il fait un large cercle de la main et ajoute :— Vous avez de quoi manger ? Pour deux ?— Un peu.— Où est-ce que je peux trouver à ravitailler ?— Au mini-casino, à trois rues, à droite en sortant.— J’y vais, commencez à ranger. Si vous n’avez pas bougé quand je reviens, je me casse avec les provisions. Et vous ne déconnez pas avant mon retour, hein ?— Vous reviendrez ? demande-t-elle avec anxiété.— Oui, promis.— Merci, fait-elle avec un sourire qui tient plus de la grimace.— Et vous, vous promettez de ranger sans faire de bêtise ?— Je… promets, lâche-t-elle comme à regret.Il se lève et, une fois la porte ouverte, se retourne pour la regarder. Elle s’en rend compte et s’assoit au bord du clic-clac, se lève en soupirant, ramasse la tasse sale et va à l’évier. Quand elle traverse le rayon de soleil, sa chevelure flamboie une seconde. La luminosité efface son visage tiré, ne laisse apparaître que sa silhouette, qui n’a vraiment rien de moche ou d’affreux. Il doit se secouer pour bouger vers le palier alors qu’il a envie de la rejoindre et de l’enlacer, de poser ses mains sur les rondeurs qui se sont découpées un instant à contre-jour.Il hésite à prendre son sac, mais il ne contient rien d’important. Le vieil ordinateur portable, qui était encore « acceptable » il y a deux ans, ne vaut plus grand-chose et son contenu est tout aussi insignifiant. Ses papiers sont sur lui, tous ses documents importants sont sur le cloud, le reste n’a aucun intérêt. Il tire la porte et part faire les courses.* * *Une demi-heure plus tard, il est de retour avec un grand sac à un euro contenant de quoi les sustenter largement jusqu’au lendemain. Quelques extra, aussi, dont il rêve depuis trop longtemps : deux canettes de bière, une petite boîte de « café crème » soluble, quatre tomates presque trop mûres, deux pêches, de l’ananas frais en tranche, des viennoiseries, du fromage, deux barquettes « traiteur ».Il monte assez rapidement les vieux escaliers qui forment un vaste ovale entre chaque palier, poussé par l’impériosité d’un besoin de plus en plus urgent. Arrivé au dernier étage, il se précipite dans les toilettes, au fond du palier, qu’il ferme en poussant le sac contre la porte. Il s’assied avec un indicible soulagement.Alors qu’il termine son affaire, il entend des pas monter les escaliers, qui résonnent lourdement. Une porte s’ouvre et claque, juste à côté : forcément celle du « studio ». La cloison lui semble en papier tant il entend bien tout ce qui se passe de l’autre côté, comme s’il y était. Aucune isolation, rien.— Jack ! s’exclame la voix de la femme, où perce un plaisir certain.— Eh ouais, Paula, c’est Jack, confirme d’un ton lugubre une voix grave et râpeuse. Je viens pour le loyer.— T’es pas drôle…— Faudrait savoir ! reprend la voix avec une intonation moqueuse et enjouée. Si je dis que je viens baiser, tu te moques ; si j’invente des conneries, tu les trouves pas drôles.— Jack, je sais pas…— Ben oui : tu sais pas… Tu sais jamais ! Heureusement que je sais pour deux. C’est chaque fois pareil : tu sais pas, tu minaudes. Faut qu’on te bouscule et dès qu’on a commencé, y’a plus moyen de t’arrêter ! Allez, à quatre pattes sur le pieu.— Jack, s’il te plaît…Le clic-clac gémit pendant qu’elle se déplace dessus, l’homme commente :— Oh mais, t’es bien pressée pour quelqu’un qui sait pas… Tiens ? Tu mets une culotte, maintenant ?Les grincements du clic-clac laissent imaginer les gestes. Il la devine, les genoux écartés, les fesses à l’air, l’autre derrière.— « Jack s’il te plaît… » répète l’homme d’une voix de fausset, avant de reprendre normalement : pourquoi t’es trempée comme ça, si t’as pas envie ?— Ben oui, Jack, mais fais doucement. J’peux pas te… AAAaaah ! Salaud !— T’as bien senti, hein ? D’un coup jusqu’au fond !Le cri était vif, mais les gémissements qui accompagnent ceux du clic-clac, ponctués du claquement des cuisses contre les fesses ne sont pas de douleur. L’homme souffle avec des sons gutturaux auquel répondent des couinements qui tendent vers des « oui ! », jusqu’à un râle rauque. Le balancement régulier s’arrête. Paula gémit :— Non, pas déjà ! Et moi, salaud ?— Pas le temps, rencard dans vingt minutes avec le boss. T’as qu’à finir seule. Et pis, reste pas comme ça, essuie-toi. Ça coule, c’est dégueu.Deux secondes plus tard, la porte s’ouvre et les pas descendent l’escalier, tout aussi lourdement qu’ils le montaient.Il tire la chasse : avec le raffut qu’elle produit dans cette cuvette sans âge, Paula ne peut ignorer qu’il va revenir. Il prend même soin de claquer bruyamment la porte du cabinet. Pourtant, il hésite à pousser celle de l’unique pièce, qui n’est même pas complètement refermée. Et puis zut…Le tableau est sans équivoque. Paula est allongée sur le côté, la jambe gauche repliée contre son ventre sur le matelas, l’autre aussi largement écartée qu’elle le peut. Son bras passe au-dessus de son ventre, sa main s’active sur son minou, ses doigts frottent vigoureusement son clitoris. De temps en temps, quelques-uns s’enfoncent dans son vagin et en triturent l’intérieur. Elle halète, la tête basculée en arrière, la bouche grande ouverte et les yeux fermés, manifestement sans conscience de sa présence.Un bon point : elle ne pleure plus… Et lui, il bande avec une envie sauvage, déjà échauffé par les bruits entendus au travers de la cloison, par ce qu’il en a imaginé. Mais il ne peut se résoudre à lui sauter dessus par surprise, surtout juste après le passage de l’autre, de ce « Jack ». Fasciné par le spectacle, il reste debout, appuyé contre le cadre de la porte ouverte, la main sur le pantalon. Il commence à se caresser.Paula s’active, souffle fort, sans réussir à atteindre l’orgasme. Sa main retombe sur sa cuisse alors qu’elle jure à mi-voix :— Eh merde… Salaud ! Salauds ! Tous des salauds…Bien plus tardMon travail ? Dans l’internet et pour l’internet. Il s’agit de poster des milliers de messages dans des sites, des blogs et des forums pour valoriser tel ou tel produit, ou pour descendre ceux des concurrents. Effectué à la main, ça ne paye pas. J’ai vite compris qu’il me fallait utiliser des scripts robots, des « bots » qui font massivement le job à ma place, et de multiples ordinateurs. Alors je loue, très officiellement, une dizaine de petits serveurs qui pilotent quelques centaines de sites hébergés sur des serveurs gratuits faciles à renouveler et des milliers de serveurs piratés aussi discrètement que possible, dont une partie cherche en permanence de nouveaux serveurs mal protégés qui viendront grossir mon parc d’esclaves modernes.Avec les nombreux perfectionnements que j’ai apportés à mes programmes, que je fais évoluer en permanence, c’est le plus gros de mon travail, les dizaines de milliers de commentaires que je poste chaque jour, sous autant de pseudonymes, deviennent de plus en plus difficiles à reconnaître de ceux de vrais humains, malgré les ratés. De toute façon, les clients s’en fichent, du moment que leurs produits remontent dans les moteurs de recherche.Rapidement, je suis arrivé à gagner très largement ma vie en quelques heures chaque jour. Alors j’ai créé une entreprise de « service » pour avoir une activité légale qui couvre l’activité du parc informatique douteux. Elle marche bien, vraiment très très bien… Une courbe de croissance digne d’une très bonne startup, dont je suis le seul propriétaire, employé et gérant.Le reste du temps, je le passe avec ma fille… qui ne l’est pas du tout. Déjà parce qu’elle n’a rien de moi, biologiquement parlant. Sa mère la portait quand je l’ai rencontrée, quand elle s’est accrochée à moi comme à une bouée.Elle était belle, sa mère, avec son ventre rond et ses cheveux brillants. Par malheur, il y avait plus d’intelligence dans son ventre que dans sa tête. Elle ne voulait pas de cette grossesse dont elle n’avait aucune idée de qui était le père, pas plus que de l’enfant. Persuadée d’arriver à la « faire passer » avec des recettes plus stupides qu’efficaces, elle n’avait rien déclaré, préparé aucune inscription, effectué aucun suivi. Mais la vie s’était accrochée et elle avait plongé dans le déni, dans un refus absolu et dans la dépression lorsqu’elle n’avait plus pu cacher son tour de taille.Elle avait finalement accouché dans son studio de douze mètres carrés, seule avec moi qui était malade de prendre de tels risques sans avoir aucune idée de comment l’aider, en dehors des directives qu’elle donnait brutalement entre des contractions et des cris. Ça aurait pu tourner très mal. Mourir ? Elle semblait s’en foutre complètement. J’aurais pourtant dû me douter que ce n’était pas son premier : elle savait trop bien tout ce qu’il fallait faire, dans les moindres détails.On venait de s’offrir un petit festin, sommaire, mais meilleur que la cantine que j’avais depuis deux ans, quand elle s’est appuyée contre le dossier de sa chaise branlante, les mains crispées sur le bord de la table.Avant même que je comprenne ce qu’il se passait, elle me donnait ses ordres.— Ça y est. Cette fois, ça y est.— … ? … Quoi ?— Ce bébé de merde. Il vient. Aide-moi.— Je sais pas faire ! J’ai jamais fait ça, moi !— T’occupes, je te dirai.Elle s’est glissée sur le clic-clac, le dos calé dans l’oreiller et sur la couette roulée en boule.— Les draps de bain, là, mets-les tous sous moi.J’aurais dû détaler, au lieu de disposer les serviettes sous elle en un épais matelas.— Dis-moi à combien j’en suis, avec l’index et le majeur.J’aurais dû me sauver, au lieu de lui demander ce qu’elle voulait dire, et encore plus quand j’ai compris ce que je devais faire.Ce fut la première fois que j’eus la trouille en glissant deux doigts dans un vagin. Ce fut la première fois que je cherchais du bout des doigts une ouverture que je n’imaginais pas si large. Ce fut la première fois que je me fis éclabousser la main en les retirant.— C’est rien, affirma-t-elle en un gémissement pourtant assuré. Les eaux. C’est fini. Combien ?Elle parlait en haletant entre des contractions qui me semblaient trop fréquentes. Comment n’avais-je rien vu venir ?— Comme ça, répondis-je en faisant un « V » de quelques centimètres.— Pas pour longtemps.Oui, j’aurais dû fuir. Mais voilà, je n’avais jamais dit non à une femme qui écartait les jambes sous mon nez. Et je ne peux pas partir quand une femme gémit de douleur, comme ma mère après les coups. Je suis resté, je lui ai tenu la main pendant qu’elle écrasait la mienne en gémissant et haletant.Entre deux contractions douloureuses, elle a voulu que je regarde de nouveau : « à combien j’en suis ? ». J’étais mort de trouille. Je n’avais jamais vu un sexe de femme grand ouvert autour d’un vagin distendu, énorme, monstrueux.— Il vient, je vois sa tête au fond.J’ai failli tourner de l’œil quand elle a exigé en phrases courtes et hachées :— Retiens-le… Faut pas qu’il sorte trop vite… Faut pas qu’il me déchire… Tu saurais pas me recoudre.Un cauchemar. Comme je restais immobile, les yeux fixés entre ses jambes sur le conduit largement ouvert au fond duquel des cheveux étaient nettement visibles, elle m’a hurlé entre deux cris :— Retiens-le, merde ! Avec ta main !— T’es sûre ? Faut qu’il sorte, non ? C’est dangereux pour lui.— Je m’en fous de lui ! hurla-t-elle avant d’être interrompue par une contraction qui la fit crier de douleur.Je ne me souviens pas de l’avoir retenu, tant j’étais mal, mais le bébé a finalement atterri dans mes mains. Il ne semblait pas bien gros, il était visqueux, rougeaud, parsemé de traces blanchâtres, moche. Et il ne respirait pas. Ça n’a pas dû être très long, mais j’ai cru mourir dix fois avant d’entendre son cri qui se transforma en pleurs aigus. Je l’ai posé sur le ventre de sa mère qui m’a hurlé de l’enlever, de faire ce que j’en voulais, de le poser n’importe où, sauf « là ».Puis elle m’a fait attacher et couper son cordon. Rien que d’y penser, j’en suis malade. C’est dur, visqueux, coriace. Je me faisais l’impression d’un boucher à l’étal. J’avais à peine fini qu’elle avait de nouvelles contractions. J’ai cru qu’il y en avait un second. C’était le placenta. Elle voulait que je l’examine… Nauséeux, prêt à vomir, je l’ai plantée là avec ce truc ignoble et j’ai fui à l’autre bout de la pièce avec le bébé hurlant, pour le laver dans l’évier plein d’eau tiède, immergé jusqu’au menton. Il s’est calmé, détendu.C’est là que j’ai remarqué que c’était une fille et qu’elle semblait me sourire en agitant ses petits membres encore fripés dans l’eau. J’ai craqué. J’ai pleuré tout en la lavant avec douceur. Elle aussi a pleuré, quand je l’ai sortie de l’eau et que je l’ai enroulée dans la seule serviette de bain neuve et douce, puis elle s’est rapidement assoupie dans mes bras, probablement aussi épuisée que moi. Je l’ai gardée un moment, vautré sur la chaise, jusqu’à ce que Paula m’invective de venir l’aider. J’ai calé le paquet que faisait la serviette et sa fille sur le clic-clac, elle ne lui a pas jeté un œil. J’ai apporté ce qu’elle réclamait, je l’ai aidée à faire sa toilette, mais je l’ai laissée finir seule quand la petite s’est remise à pleurer.— Elle doit vouloir téter, donne-lui le sein.— Jamais de la vie, plutôt la laisser crever.— T’as un biberon, au moins ?— Nan. Si t’étais pas là, j’l’aurais trucidée. Ou moi. Tu fais chier.Je préfère oublier les insultes que j’ai criées.Les jambes encore en coton, je me suis précipité dans l’escalier, j’ai couru comme un fou jusqu’à la pharmacie jouxtant le supermarché, où j’ai menti : nouveau-né arrivé trop vite à la maison, pas eu le temps de bouger, maman trop faible, pas de lait, docteur arrive dans quinze minutes. Je suis revenu à l’appart en un temps record avec le nécessaire pour au moins huit jours, après avoir fébrilement tapé le code de ma carte bancaire sans même regarder le montant.La petite hurlait, sa mère l’avait poussée du pied au bord du matelas et se plaquait les mains sur les oreilles. J’ai préparé fébrilement un biberon que j’ai certainement mal dosé, mais dont bébé a absorbé une partie en bavouillant au creux de mon bras avant de s’endormir, me laissant avec une émotion indescriptible. J’ai déposé un baiser sur son front. Ce doit être à ce moment qu’un sortilège a soudé son cœur au mien.Paula s’est étonnamment vite remise, mais ignorait complètement son enfant, ne l’entendait pas, ne voyait pas le petit berceau improvisé dans un carton de déménagement. Elle aurait pu marcher dessus sans s’en apercevoir, sans broncher. Un déni total, abrupt, infini.Le dernier jour du délai légal, il m’a fallu la pousser dehors pour qu’elle se rende à la mairie afin de déclarer la petite. Ça lui a pris presque deux heures. Le soir, elle m’a avoué qu’elle les avait passées au bar, un peu plus loin. Le lendemain matin, elle avait disparu avec le grand sac à dos et la valise qui jouxtaient mon balluchon, ainsi que la plupart de ses affaires. Elle avait profité de mon épuisement, quand je m’étais écroulé après le biberon de 5 h du matin, qui suivait celui de 3 h, qui suivait celui de minuit.La môme n’existe pas. J’ai pensé la déposer devant le premier hôpital, mais en quatre jours, ses sourires et ses gazouillis m’avaient fait fondre, j’étais déjà accro. Je ne vois pas comment la légaliser : je ne peux rien justifier de son origine, je ne connais que le prénom de sa mère… Paula, même pas un nom de famille, et je ne suis même pas sûr que le studio ne soit pas un squat. Je pourrais prétendre l’avoir trouvée. Au mieux, ils l’emporteront pour la mettre dans un affreux asile d’orphelins en attendant qu’elle soit adoptée. Je l’ai aidée à naître, je l’ai tenue dans mes mains, elle m’a souri ; je ne peux pas l’abandonner maintenant. Je ne veux pas la perdre. Au pire, avec mon casier, on m’accusera de l’avoir volée ou Dieu sait quoi. Je risquerais bien pire en la signalant qu’en ne faisant rien, alors je n’ai rien fait.C’est assurément la plus grosse connerie de ma vie, mais je l’ai gardée, et comme elle ne pourra pas dire avoir eu de la chance, j’ai décidé de l’appeler Sophie, très idiotement.Après avoir compris que Paula était vraiment partie, j’ai paniqué : je ne pouvais pas rester dans cette planque affreuse. Puis je me suis trouvé un prétexte pour l’occuper quelques jours, le temps de me retourner ; j’ai préparé des arguments : en cas de besoin, je dirais que Paula m’a confié l’appart, qui n’a même pas de clé, pendant son absence, qu’elle va revenir.Bien m’en a pris ! Le surlendemain de son départ, une femme âgée accompagnée d’un jeune benêt, mais grand et costaud, sont venus réclamer le « loyer ». J’ai expliqué ma présence, qui leur a fait ni chaud ni froid :— On se fiche de qui loge ici, du moment que le loyer est payé. C’est 250, en espèces et sans retard. On revient dans une heure. Si vous n’avez pas le fric, ferez mieux d’avoir vidé les lieux. Pour votre santé.Le message était simple et sans appel. Quand ils sont revenus, j’avais l’argent, encore tiède du distributeur. Ils m’ont foutu la paix. Alors je suis resté. J’ai parasité la wifi d’une box de l’immeuble sans le moindre scrupule, ce qui m’a permis de retrouver mes données, mes comptes bancaires, mes programmes et un parc conséquent de machines à ma disposition : l’informatique avait vécu sans moi, supprimant des listes les serveurs arrêtés, ajoutant ceux découverts, automatiquement parasités d’un accès discret et inutilisé en attendant mon retour. Je pouvais travailler, gagner ma vie et celle de Sophie. Déménager attendrait quelques jours.J’ai enfin un but : un enfant à aimer, à qui je pourrai tout donner.Advienne que pourra.