RĂ©sumĂ© des Ă©pisodes 2 et 3 :Je ne pouvais pas attendre les bras croisĂ©s ; les donnĂ©es du barrage allaient ĂŞtre archivĂ©es, hors d’atteinte. Dès le lundi soir, je tentai donc une audacieuse intrusion dans les locaux de la sociĂ©tĂ©. J’étais sur le point de repartir avec une copie complète sur ma clĂ© USB quand je me fis surprendre par le vigile. Je n’eus que le temps de planquer la fameuse clĂ© dans le tiroir du bureau de Karina avant de me faire embarquer au commissariat. Mon patron, bien que ne portant pas plainte contre moi, me convoqua dès le lendemain pour me passer un savon mĂ©morable… en prĂ©sence de Karina. PressĂ© de questions au sujet du mystĂ©rieux informateur m’ayant parlĂ© de la faille du barrage, je choisis de donner la seule version qui me semblait audible, bien qu’accablante pour moi. Je m’accusai donc d’avoir tout inventĂ© pour mieux sĂ©duire Karina. Je me retrouvai mis Ă pied pour un mois…Hors de question de lui laisser croire que je n’étais qu’un odieux manipulateur. J’écrivis donc une lettre Ă Karina, dĂ©taillant tout ce qui m’était rĂ©ellement arrivĂ©, depuis ma première rencontre avec Franck 2034 jusqu’à l’entrevue dans le bureau du directeur. Le jour de ma revanche finit par arriver : ce samedi, je remportai la mĂ©ga cagnotte grâce au tuyau de mon alter-ego du futur. Karina m’appela au tĂ©lĂ©phone ; elle me croyait enfin ! Nous nous retrouvâmes au petit bistrot oĂą nous avions partagĂ© un peu de complicitĂ© et quelques croissants une semaine en arrière. Elle me rendit la clĂ© USB qu’elle avait trouvĂ©e dans le tiroir de son bureau. Quant Ă son billet de loto, elle refusa d’en bĂ©nĂ©ficier, le dĂ©chiquetant devant mes yeux Ă©bahis ! Karina pensait que je ne trouverais pas la faille du barrage, quelque soit les efforts et les sommes que j’étais prĂŞt Ă y investir…J’invitai Karina Ă se joindre Ă moi pour le reste de la soirĂ©e, afin de fĂŞter ce retour inespĂ©rĂ© en veine par de folles ripailles et des libations dĂ©bridĂ©es, comme on cĂ©lĂ©brerait le retour d’un printemps trop tardif après un hiver long et rigoureux. La miss se fit tout d’abord prier, puis, devant tant d’insistance, elle s’inclina finalement de bonne grâce, son visage de madone illuminĂ© par un sourire complice.Je m’enivrais avant tout des instants passĂ©s avec Karina, moments de pur bonheur qui me propulsaient Ă des annĂ©es lumières des remugles sordides de la semaine calamiteuse que je venais de vivre. Je l’entraĂ®nai dans le plus grand restaurant de la ville, et malgrĂ© ses protestations faussement offusquĂ©es, je la haranguai jusqu’à ce qu’elle me promette de goĂ»ter Ă tous les plats lui faisant envie. Très vite, elle partagea ma bonne humeur retrouvĂ©e, laissant s’envoler le voile gris des instants de doute et de peine.Nous riions toujours comme des adolescents en goguette quand je la fis entrer dans ma garçonnière. Il Ă©tait assez tard ; Karina avait tout d’abord fait mine de repousser ma proposition avant de condescendre Ă se glisser quelques instants chez moi, avec la moue amusĂ©e de celle Ă qui on ne la fait pas. Sans que cela ne soit le moins du monde rĂ©flĂ©chi, nous nous trouvâmes face Ă face et un peu essoufflĂ©s dans l’entrĂ©e de mon appartement, illuminĂ© par le clair de lune.Son expression mutine s’effaça pour laisser place Ă une soudaine gravitĂ©Â ; elle m’enlaça, hissant ses lèvres pulpeuses Ă la rencontre des miennes. Je lui rendis son baiser, avec une passion peut-ĂŞtre plus ardente qu’il ne l’aurait fallu. Cela ne sembla pas dĂ©ranger la douce Karina, bien au contraire. Mes mains sur son corps se firent alors plus pressantes, plus prĂ©cises aussi…Je la guidai vers mon lit, que nous atteignĂ®mes sans mĂŞme briser notre Ă©treinte passionnĂ©e. Elle Ă©tait lĂ , devant moi, n’attendant qu’un geste de ma part pour se livrer ; j’étais en plein rĂŞve ! J’immisçais mes doigts sous chacune des bretelles de sa robe lĂ©gère, que je fis glisser sur ses Ă©paules. Karina, haletante, avait fermĂ© les yeux ; ses lèvres entrouvertes appelaient d’autres baisers passionnĂ©s.Sa robe tomba Ă ses pieds au moment prĂ©cis oĂą j’entreprenais de dĂ©faire son soutien-gorge de dentelle blanche. Avec mes lèvres, je pointillais un chemin de baisers entre le lobe de son oreille gauche et ses mamelons, tandis qu’elle laissait jouer ses doigts dans mes boucles brunes. La belle souhaitait que je m’enhardisse ; ses mains, pesèrent sur ma nuque, pour mieux plaquer ma tĂŞte contre ses seins, dont je tĂ©tais successivement les pointes Ă©rigĂ©es.L’excitation croissante que nous partagions nous enveloppait dans une bulle de luxure. Karina se trĂ©moussait de plus en plus fort sous mes rudes succions de vampire ; elle s’arc-boutait, cherchant avec fĂ©brilitĂ© le contact de mon corps. J’entrepris de la dĂ©livrer de sa petite culotte, d’un geste aussi lĂ©ger qu’une caresse. Piaffant d’impatience, elle finit elle-mĂŞme d’ôter ce faible rempart de tissu, le faisant glisser sur ses chevilles.N’y tenant plus, je la basculai sur mon lit. Ses longues cuisses fuselĂ©es se croisaient dans mon dos, m’emprisonnant contre elle. Je me propulsai entre ses cuisses accueillantes, me laissant sombrer en elle, pesant de tout mon poids pour la prendre avec violence. Cette nuit-lĂ , je fis l’amour Ă Karina comme si ma vie en dĂ©pendait, comme si nous devions ĂŞtre arrachĂ©s l’un Ă l’autre dès le lendemain.Tard le dimanche matin, nous refĂ®mes une offrande au culte de la sensualitĂ©. Karina Ă©tait aussi avide que moi de goĂ»ter Ă cette passion renaissante. Nous avions Ă prĂ©sent tout notre temps et une seule envie : partager le bonheur d’être Ă nouveau ensemble. Le dimanche s’écoula comme un rĂŞve Ă©veillĂ©.Le lendemain, Karina reprit le chemin de sa table Ă dessin numĂ©rique. Quant Ă moi, ce sont mes obsessions qui reprirent le siège de mon esprit, comme une marĂ©e implacable encerclant un château de sable sur la grève : il fallait que j’empĂŞche l’inĂ©luctable de se produire ! J’avais Ă prĂ©sent tous les Ă©lĂ©ments en main pour rĂ©aliser l’utopie de mon alter-ego : la volontĂ©, les moyens financiers et – surtout – la matière première : les plans complets des soutènements du barrage.oooOOOOOoooLes semaines qui s’écoulèrent virent la confirmation de notre rapprochement croissant en une vibrante et sensuelle histoire d’amour. Karina finit par amĂ©nager chez moi ; nous commencions Ă nous projeter imperceptiblement dans le futur d’une relation construite.Bien que contraint Ă l’inactivitĂ© professionnelle, je ne restais pas oisif pour autant. J’obtins assez vite une rencontre avec le service VIP de la cĂ©lèbre rĂ©gie nationale des jeux de hasard ; ils s’engagèrent Ă procĂ©der dès que possible au versement de mon incroyable gain, tout en protĂ©geant mon anonymat. Après avoir discutĂ© de tous les dĂ©tails de cette transaction avec leurs conseillers fiscaux, je dĂ©cidai d’investir la majeure partie de ma fortune dans une sĂ©lection d’œuvres d’art (le meilleur moyen d’échapper au fisc, m’avaient-ils dit).Le versement eut lieu quelques jours plus tard sur mon compte tout neuf, ouvert dans une banque de prestige oĂą l’on ne reçoit les clients qu’en grande pompe (et non, comme dans mon Ă©tablissement prĂ©cĂ©dent, Ă coup de pompe dans le train…) PoussĂ© par Karina et – je dois bien le reconnaĂ®tre – par ma mauvaise conscience, je me rĂ©solus cependant Ă prĂ©lever une part gĂ©nĂ©reuse au profit de plusieurs Ĺ“uvres, caritatives celles-ci.Un beau matin, un facteur facĂ©tieux et moustachu me remit une lettre recommandĂ©e, dĂ»ment estampillĂ©e avec le logo de ma boite. Je devinais quel en Ă©tait l’objet avant mĂŞme de l’ouvrir et c’est sans surprise que je parcourus le courrier de licenciement qui m’était destinĂ©Â ; il me signifiait, avec une politesse exquise et toute bureaucratique, que je n’avais plus qu’à dĂ©gager le plancher, vu la faute lourde qui avait Ă©tĂ© retenue contre moi. Ils me faisaient grassement bĂ©nĂ©ficier d’un mois de prĂ©avis de licenciement, sans obligation toutefois de l’effectuer dans leurs locaux ; ça tombait très bien, je n’avais aucune envie d’y remettre les pieds ! Karina se proposa mĂŞme de rĂ©cupĂ©rer Ă ma place les maigres affaires qui traĂ®naient dans mon bureau.Paradoxalement, savoir que j’étais fichu Ă la porte me procurait un indĂ©niable confort intellectuel. Je n’avais plus Ă assumer le choix de quitter volontairement mon travail pour me consacrer Ă mes nouveaux grands projets. Et puis, faire expertiser en douce les plans que j’avais subtilisĂ©s Ă mon ex-employeur ne me poserait ainsi aucun problème de conscience, bien au contraire !Je me mis en quĂŞte d’un cabinet d’audit susceptible d’effectuer en toute discrĂ©tion ce travail d’expertise. Contrairement Ă ce que je m’étais imaginĂ©, ce fut plutĂ´t ardu d’en trouver un qui accepta de ne poser aucune question fâcheuse sur l’origine de mes documents ou sur mon identitĂ©. La perspective d’une large rĂ©tribution Ă©veillait plus de soupçons sourcilleux qu’elle ne m’ouvrait de portes, c’était un comble ! Ce monde n’était donc pas si corrompu…En rĂ©alitĂ©, tout alla très vite dès que je compris qu’il fallait d’abord m’attacher les services d’un avocat d’affaires bien introduit. Grâce Ă ce sĂ©same, je pus bĂ©nĂ©ficier sans plus de tracasseries des services occultes et Ă©minemment discrets d’une grosse compagnie d’ingĂ©nierie outre-manche.Je leur fis remettre par mon « homme de loi » les fichiers dĂ©tournĂ©s, en prĂ©cisant que je souhaitais une analyse complète de l’ensemble du dispositif de soutènement, avec un point particulier sur le troisième contrefort. Deux Ă©quipes de cinq ingĂ©nieurs allaient travailler en parallèle pour ratisser les plans afin de ne louper aucune dĂ©ficience. L’addition serait joliment salĂ©e, sans compter les honoraires de mon juriste de choc, mais je m’en fichais comme de ma première layette ! Je devais avoir leurs conclusions la semaine suivante, c’est tout ce qui importait.Karina me trouva anxieux et presque colĂ©rique les jours qui suivirent. Je n’aurais jamais acceptĂ© de l’admettre, mais je ne pouvais m’empĂŞcher de craindre qu’elle n’ait raison. Et si, comme elle me l’avait prĂ©dit, le cabinet d’audit ne trouvait rien de plus ?En attendant que le doute soit levĂ©, je prĂ©fĂ©rais peaufiner la suite de mon plan. Une fois que l’on aurait mis le doigt sur cette maudite faille, je reprendrais contact avec mon ex-patron pour lui raconter toute l’histoire, en espĂ©rant qu’il veuille bien me recevoir ! C’était un professionnel rigoureux : une fois qu’il aurait la preuve formelle de ce que j’avançais, il n’hĂ©siterait pas Ă informer nos commanditaires. Et il n’y aurait tout simplement pas de catastrophe de la Narbada. Jamais !C’était le scĂ©nario idĂ©al pour en terminer enfin avec cette rocambolesque aventure. Mais, malheureusement, la rĂ©alitĂ© n’a souvent que faire de nos prĂ©visions…oooOOOOOooo— Oui, il est bien lĂ , je vous le passe, fit Karina, d’un air lugubre.Puis, s’adressant Ă moi :— C’est l’emplumĂ© que tu persistes Ă prendre pour un avocat… Ce vautour veut te parler. En personne.Mes pulsations cardiaques triplèrent de frĂ©quence Ă ces mots. Devaux faisait en gĂ©nĂ©ral appeler son secrĂ©tariat quand il voulait me joindre. Ce qu’il avait Ă me dire devait donc ĂŞtre d’une importance stratĂ©gique.— Franck, quel bonheur de vous avoir ! J’espère que je ne vous dĂ©range pas, vu l’heure tardive…— Je vous Ă©coute, lui dis-je simplement.— Et bien, nous avons eu des nouvelles de nos amis Londoniens. Pouvez-vous passer demain matin Ă nos bureaux ? me demanda-t-il d’une voix un peu trop aimable Ă mon goĂ»t.— Devaux, je paie fort cher pour vos services. Accouchez, nom de dieu ! Qu’ont-ils trouvĂ©Â ? m’exclamai-je, excĂ©dĂ©.Il y eut un silence embarrassĂ© Ă l’autre bout de la ligne. Ce vieux charognard mĂ©nageait ses effets, et je n’aimais pas ça. Puis il livra le paquet, cash.— Je… je suis dĂ©solĂ©, Monsieur Dumont. Les Anglais n’ont trouvĂ© qu’une seule erreur, dans une structure annexe, sans incidence sur la sĂ©curitĂ© du barrage.— …— Quant au troisième contrefort… ils m’assurent qu’il tiendra sans aucun problème, bien au delĂ de la durĂ©e de vie mĂŞme de l’ouvrage, finit d’assener l’avocat-businessman.Je me retins de justesse de fracasser le combinĂ© contre le mur. Karina vint entourer mes Ă©paules de ses bras aimants. Elle n’avait pas besoin de me poser de questions, l’horrible dĂ©ception se lisait sur mes traits dĂ©composĂ©s. Sans faire de commentaire, elle m’étreignit ; je me laissais aller contre elle, soudain sans plus de forces qu’un enfant.Je ne comprenais plus rien Ă rien. Les contacts que j’avais eu avec Franck 2034 Ă©taient tout ce qu’il y a de plus rĂ©el, j’étais bien payĂ© pour le savoir ; d’autre part, mon alter-ego avait clairement incriminĂ© le contrefort trois que j’avais vu cĂ©der de mes propres yeux… Cette erreur qui persistait Ă Ă©chapper Ă toute analyse, ça me rendait fou !Un sombre pressentiment m’indiquait que je ne devais plus m’attendre Ă d’autres coups de main de mon double… J’eus la vision morbide d’un corps pourrissant dans un linceul ; mon propre corps, lentement liquĂ©fiĂ© quelque part dans le futur. Je chassai cette image dĂ©rangeante de mon esprit en me concentrant sur la tâche Ă accomplir. DorĂ©navant, pour solutionner ce puzzle dĂ©moniaque, il faudrait se passer de son aide.Mais je pouvais heureusement compter sur le support indĂ©fectible de Karina, l’unique personne Ă connaĂ®tre mon secret. Elle essaya d’orienter mes rĂ©flexions hors des sentiers battus, en Ă©laborant diffĂ©rentes thĂ©ories. Bien que cela bouscula mes certitudes les plus ancrĂ©es, je l’écoutais avec attention ; un Ă©lan neuf pourrait peut-ĂŞtre me sortir de ce cul de sac !Karina arpentait Ă grandes enjambĂ©es le champ des hypothèses envisageables, de la plus naĂŻve Ă la plus torturĂ©e. L’une d’entre elles, assez loufoque au premier abord, retint pourtant mon attention : Et si Franck 2034 venait d’un monde parallèle, oĂą la course des Ă©vènements avait Ă©tĂ© dĂ©routĂ©e par une erreur s’étant glissĂ©e dans SON projet de barrage ? Dans ce cas, la faille ne concernerait que cette rĂ©alitĂ© alternative, ce qui pouvait expliquer notre incapacitĂ© flagrante Ă la dĂ©busquer dans notre propre dimension. Plus j’y pensais, plus je trouvais plausible cette hypothèse. Ce n’était pas le cas de Karina. Ma blonde compagne jugea cette dernière thĂ©orie tout juste bonne Ă figurer dans un rĂ©cit de S-F Ă deux sous.Elle prĂ©fĂ©rait revenir Ă quelque chose de plus terre Ă terre : selon elle, j’avais simplement bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une chance insolente, tout en Ă©tant – en parallèle – victime d’une sĂ©rie d’hallucinations hyperrĂ©alistes. Je rejetais catĂ©goriquement sa tentative d’explication ; non, je n’avais pas pĂ©tĂ© les plombs suite Ă l’abus de stress. Et je n’avais pas non plus dĂ©crochĂ© la timbale (une timbale Ă dix-sept millions d’euros tout de mĂŞme) par un simple et heureux hasard ! La probabilitĂ© que se produise une telle conjonction d’évĂ©nements frisait le nĂ©ant absolu.Ă€ mon avis, cela la rassurait de penser ainsi. En particulier, concernant le sujet sensible de l’annonce de mon dĂ©cès pour le dĂ©but des annĂ©es 2030. Elle considĂ©rait cette « prĂ©diction stupide » comme le travestissement Ă©vident de mes pensĂ©es morbides et angoissĂ©es. De plus, cette façon de voir Ă©tait tellement pratique pour « normaliser » – et donc dĂ©culpabiliser – la manière dont j’avais ramassĂ© tout ce fric…Il fallait l’avoir vĂ©cu soi-mĂŞme pour se rendre compte Ă quel point Ă©tait intangible la rĂ©alitĂ© de cette rencontre avec mon double ; le souvenir que j’en gardais Ă©tait trop vif et prĂ©cis pour avoir Ă©tĂ© fabriquĂ© de toute pièce – mĂŞme par un « cerveau dĂ©rangé » aussi exceptionnel que le mien ! Cette expĂ©rience incommunicable Ă©tait tout simplement rĂ©elle, je n’en dĂ©mordais pas.Cependant, chacune de nos tentatives d’explication aboutissaient Ă la mĂŞme conclusion dĂ©primante : en l’absence d’élĂ©ments nouveaux, nous n’avions aucun moyen d’agir ! Pire encore, on pouvait sĂ©rieusement se demander s’il y avait matière Ă faire quelque chose…oooOOOOOoooJe me sentais aussi utile qu’un porte-avion nuclĂ©aire privĂ© de combustible. SurĂ©quipĂ© et dotĂ© d’une puissance de feu exceptionnelle, mais incapable de rejoindre le théâtre des opĂ©rations.Pour fuir cet accablant sentiment d’impuissance, je me rĂ©fugiais dans des rĂŞveries stĂ©riles, remâchant avec amertume ces pĂ©ripĂ©ties qui n’aboutissaient Ă rien d’autre qu’au nĂ©ant. Alors qu’il me semblait n’être plongĂ© dans l’univers glauque de mes pensĂ©es que depuis quelques minutes, le plus souvent il s’était Ă©coulĂ© des heures…Karina supportait de moins en moins de me voir dĂ©ambuler ainsi, sans but, Ă la poursuite de chimères aussi informes qu’insaisissables. Un soir, elle en eut plus qu’assez de rentrer sa colère et de faire le dos rond : ce fut elle qui dĂ©clencha une explication, exigeant de savoir si je comptais scruter mon nombril ad vitam, en ne voyant rien d’autre dans l’univers. Cet orage brutal fut un vĂ©ritable Ă©lectrochoc. Un peu comme un seau d’eau qu’on vous balancerait Ă la figure ; le liquide glacĂ© vous transperce d’abord de ses milles aiguilles de givre avant que le rĂ©cipient de mĂ©tal, le suivant de peu, ne vienne vous assommer avec un grand « BoĂŻng ».Cela me fit au moins prendre conscience d’une chose : ne plus se prĂ©occuper des Ă©vènements extĂ©rieurs, sous prĂ©texte que je n’avais plus de prise sur eux, risquait de m’amener Ă perdre ce qui comptait rĂ©ellement pour moi. Ă€ l’occasion de cette crise ouverte, je fis le deuil de mes « grands projets » de ces dernières semaines. PlutĂ´t que de tenter de « sauver le monde », j’allais dĂ©jĂ m’attacher Ă sauver notre histoire, avec l’aide de Karina…Il me fallait un moteur pour repartir de l’avant, un projet Ă partager avec elle. Nous avions tous les deux le goĂ»t de l’aventure et l’envie de voyager ; je disposais des moyens financiers adĂ©quats pour matĂ©rialiser ce rĂŞve. Nous dĂ©cidâmes alors de larguer les amarres, au sens premier du terme : après avoir trouvĂ© le navire adĂ©quat, nous voyagerions tout autour de la planète. Notre objectif principal Ă©tait de dĂ©couvrir le vaste monde en parcourant les sept mers. Le bĂ©nĂ©fice secondaire Ă©tait simple : ĂŞtre heureux et ensemble, dans un cadre toujours renouvelĂ©. C’était en fait le plus important des buts que nous pouvions nous fixer !Après des semaines d’hĂ©sitations et de visites diverses, nous avons fini par arrĂŞter notre choix sur un magnifique Falcon de quatre-vingt six pieds. Ce yacht ultramoderne Ă©tait très navigable, avantage primordial pour nous assurer une parfaite sĂ©curitĂ©, mĂŞme dans les pires conditions mĂ©tĂ©o. En prime, le confort Ă bord soutenait la comparaison avec la suite prĂ©sidentielle d’un hĂ´tel de prestige, ce qui ne gâchait rien Ă l’affaire. Je me rendis vite compte que l’on s’accommodait très bien du luxe du Falcon, que j’avais pourtant jugĂ© Ă©hontĂ© au premier regard. Karina et moi apprĂ©cions particulièrement notre grande cabine, dotĂ©e d’un lit gigantesque incitant Ă toutes sortes de dĂ©bauches…Ce navire prĂ©sentait un avantage indĂ©niable : nous Ă©tions assez de deux, Karina et moi, pour le manĹ“uvrer ! Pas besoin de skipper Ă bord. Bien sĂ»r, il ne serait pas question de traverser les ocĂ©ans – du moins, pas au dĂ©but – mais il y avait dĂ©jĂ largement de quoi partir Ă l’aventure. Avant cela, je fis faire quelques amĂ©nagements ; le plus important fut l’ajout d’une seconde rĂ©serve de carburant, en plus de la cuve de huit milles litres, afin de doubler l’autonomie du yacht. Les deux moteurs, dĂ©veloppant chacun mille cinq cents chevaux, pouvaient nous propulser Ă plus de vingt-cinq nĹ“uds, mais pour tenir la distance il faudrait de quoi les nourrir…Nous avions choisi de rebaptiser notre yacht « Liberty », au grand dam de la vieille dame Ă l’entrĂ©e du port de New-York. Ă€ la fin du premier semestre 2009, nous vivions Ă bord depuis plusieurs mois dĂ©jĂ , amarrĂ©s au port de Mandelieu. Karina avait pris un congĂ© sabbatique illimitĂ© et nous nous Ă©tions mariĂ©s en toute discrĂ©tion dans l’arrière-pays. Cette vie Ă©tait très agrĂ©able, mais nous avions soif de grand large et d’horizons nouveaux.Dès que nous eĂ»mes le bateau bien en main, nous nous sommes Ă©lancĂ©s « vers l’inconnu ». Façon de parler : nos premières Ă©tapes avaient Ă©tĂ© prĂ©parĂ©es avec soin. Après… on verrait ! Nous ne savions pas pour combien de temps on partait, peut-ĂŞtre un an, peut-ĂŞtre beaucoup plus. Ă€ vrai dire, on s’en foutait royalement.Nous avons vĂ©cu une vie de rĂŞve sur ce navire, sans nous soucier le moins du monde du temps qui passait. Liberty Ă©tait un grain d’univers rien qu’à nous, bercĂ© par les flots, libre comme l’air. Les premiers mois, nous avons entamĂ© un tour de mĂ©diterranĂ©e, en dĂ©butant par la corse, puis la Sardaigne et enfin la Sicile. Nous avons ensuite longuement explorĂ© les Ă®les grecques, passant cet hiver doux et languissant dans de tous petits ports de plaisance, Ă la chaleur humaine extraordinaire.Au dĂ©but du printemps, l’appel de l’ocĂ©an indien nous guida vers l’embouchure du canal de Suez, via chypre. La traversĂ©e fut moins difficile que prĂ©vu, bien qu’il nous fallut embarquer un navigateur local spĂ©cialisĂ© pour franchir ce cap. Le type avait bien failli nous faire heurter une balise, tant son attention Ă©tait distraite par le luxe Ă bord. Le profond dĂ©colletĂ© de mon Ă©pouse n’était peut-ĂŞtre pas non plus Ă©tranger Ă cet incident. Du Karina tout crachĂ©Â ! MalgrĂ© cela, le canal fut franchi sans encombre, en une journĂ©e Ă peine.Nous fĂ®mes ensuite une escale Ă Djibouti, citĂ© cosmopolite mais Ă©touffante et sans charme, qui nous repoussa bien vite vers notre aventure ocĂ©anienne. Après avoir longĂ© un bon bout de temps la cĂ´te est de l’Afrique et explorĂ© durant quelques semaines le Kenya, nous nous aventurâmes jusqu’aux Seychelles. Durant cette interminable traversĂ©e, je me fĂ©licitais d’avoir investi dans une seconde cuve Ă carburant !Deux annĂ©es passèrent avant que nous ne quittions les eaux majestueuses de cet archipel idyllique. ArmĂ© d’un optimisme sans borne, je dĂ©cidai alors de rejoindre le moyen orient, en direction de DubaĂŻ, pour y faire refaire le carĂ©nage du Liberty.De sauts de puces en louvoiements, notre voyage – Ă priori Ă peine planifiĂ© – nous emmena Ă proximitĂ© des cĂ´tes indiennes aux environ du troisième trimestre 2013. Notre objectif Ă©tait de faire tout le tour de l’Inde en nous arrĂŞtant quelques temps au Sri Lanka, puis de poursuivre vers la ThaĂŻlande et enfin la Malaisie. Avant de se lancer, le Liberty devait subir une rĂ©vision, ce qui nĂ©cessita une longue escale dans le golfe de Khambhat, en mer d’Oman. La climatisation tomba ensuite en panne, nous bloquant quelques jours de plus dans la zone portuaire industrielle et sans charme de la ville de Surat.Karina n’était pas dupe, elle avait bien compris que nous ne nous trouvions pas par hasard Ă quelques kilomètres Ă peine de l’embouchure de la Narbada. Et qui plus est, dans les premiers jours de septembre 2013. Au cours de nos longues discussions dans la moiteur Ă©touffante du bord, elle sentit mes obsessions remonter Ă la surface. Prenant les devants, Karina me proposa alors de nous rendre au barrage. L’occasion Ă©tait trop belle : elle allait pouvoir me confronter Ă la rĂ©alitĂ© banale du site afin d’éradiquer mes derniers doutes.Le prĂ©texte pour se rendre dans le coin Ă©tait tout trouvĂ©Â : faire un peu de tourisme en allant visiter la ville sainte d’Omkareshwar Ă proximitĂ© du gigantesque ouvrage. Voyant que Karina Ă©tait bel et bien dĂ©terminĂ©e, je louai un 4×4 pour accomplir ce pĂ©riple de quelques mille cinq cents kilomètres. Nous avions prĂ©vu de camper en route, ne sachant pas trop si nous trouverions de quoi nous hĂ©berger sur le trajet.Cette expĂ©dition dans les terres nous changeait agrĂ©ablement des longues journĂ©es de navigation, aussi nous prĂ®mes tout notre temps pour visiter la majestueuse rĂ©gion de la Narbada, le long des courbes sinueuses du fleuve presque assĂ©chĂ©.oooOOOOOoooNous sommes finalement arrivĂ©s le seize septembre, en dĂ©but d’après-midi, sur le versant nord des gorges de la Narbada. Je descendis le premier du Range Rover, m’approchant avec une certaine Ă©motion du bord de la falaise. Avoir participĂ© Ă la conception de ce gĂ©ant de bĂ©ton et d’acier ne m’empĂŞchait pas d’être effarĂ© par sa taille.C’était censĂ© ĂŞtre la première fois que je contemplais le barrage enfin terminĂ©. Cependant, une pesante sensation de dĂ©jĂ vu m’obsĂ©dait. Tout Ă©tait prĂ©cisĂ©ment comme dans mes souvenirs ! Des souvenirs forgĂ©s de toute pièce, selon Karina. En ce qui me concernait, la preuve du contraire s’étalait sous mes yeux…Nous Ă©tions rĂ©solus Ă descendre au fond des gorges. Quelques kilomètres avant d’arriver sur les lieux, nous avions traversĂ© un morne regroupement de maisons en torchis, pompeusement qualifiĂ© de « village » sur ma carte routière. Dans l’attroupement qui s’était formĂ© autour du 4×4, j’avais rĂ©ussi Ă dĂ©nicher un vieil hindou ayant l’air de comprendre l’anglais approximatif que je baragouinais.Avec force gestes et harangues sibyllines, il avait tentĂ© de m’indiquer le moyen d’accĂ©der au lit du fleuve, depuis le bord des profondes gorges. Je ne saisissais pas un mot de son dialecte hindi guttural, mais ses gestes de menton en rĂ©ponse Ă mes questions successives nous avaient apparemment mis sur la bonne voie.Je repĂ©rai le chemin de chèvres Ă peine tracĂ© qu’il nous avait indiquĂ©, et après une pĂ©rilleuse descente nous atteignĂ®mes le lit du grand fleuve asservi. La sensation d’avoir dĂ©jĂ foulĂ© ce sol Ă©tait vertigineuse, provoquant en moi un malaise quasi physique. Comme si mon corps avait gardĂ© en lui la mĂ©moire du traumatisme vĂ©cu ici avec Franck 2034 et clamait sa dĂ©sapprobation de revenir sur les lieux.Karina, inquiète de me voir tourner au verdâtre, me demanda si j’allais bien. Je repoussai Ă grand peine cette angoisse nausĂ©euse, et rĂ©ussis Ă afficher un pâle sourire qui n’abusait personne. Invoquant la vague excuse des dangers liĂ©s Ă un lâcher d’eau imprĂ©vu, je tentais de la dissuader de pousser plus loin. Peine perdue, la donzelle voulait se rendre au pied du troisième contrefort, celui-lĂ mĂŞme dont je lui avais tant rebattu les oreilles…Après une bonne heure de zigzags entre les amas rocheux et les souches d’arbres, nous fĂ»mes enfin au pied de l’immense bloc de bĂ©ton, parfaitement semblable Ă ses congĂ©nères alignĂ©s Ă perte de vue. On ne voyait nulle trace d’érosion accĂ©lĂ©rĂ©e ou d’un quelconque signe de faiblesse. Le radier d’étanchĂ©itĂ© prĂ©sentait lui aussi toutes les apparences d’un travail parfaitement exĂ©cutĂ©. Karina, apparemment satisfaite de son inspection, rompit le silence :— Alors, monsieur le pĂ©tochard… vous osez encore la ramener, lĂ Â ?— Ok, d’accord, t’as gagnĂ©. Ça Ă l’air assez rĂ©sistant pour durer au moins plusieurs vies, concĂ©dai-je, d’un ton renfrognĂ©.— Franck, et si tu desserrais les dents ? Juste un poil !— Hmm…— Allez, rĂ©jouis-toi, va. Il est pas prĂŞt d’arriver quelque chose Ă notre bĂ©bĂ©Â !Juste au moment oĂą elle terminait sa phrase, une vibration puissante Ă©branla les Ă©boulis autour de nous, faisant rouler quelques pierres sur le sol. Je sautai en l’air, comme un pauvre diable venant de mettre le pied sur une ligne Ă haute tension.— Bordel ! Qu’est-ce que c’est encore ce truc !— Calme-toi donc. C’est rien, juste un petit sĂ©isme…J’étais tellement sur les nerfs que je n’arrivais mĂŞme plus Ă maĂ®triser mes tremblements. Karina se mit en devoir de me rappeler que l’Inde Ă©tait classĂ©e en bonne place parmi les pays les plus exposĂ©s aux catastrophes sismiques. Comme si je ne le savais pas dĂ©jĂ Â !— Je te rappelle que moi aussi j’ai bossĂ© sur ce projet, ma poulette !— Et pourtant, Ă la première secousse, tu pisses dans ton froc. DĂ©tends-toi un peu, voyons…, me susurra-t-elle avec un sourire plutĂ´t coquin, en s’avançant vers moi.Je vĂ©rifiai l’état de mon pantalon ; avec la peur bleue que je venais d’éprouver, je ne jurais plus de rien. Mais non, mes nerfs n’avaient pas lâchĂ© Ă ce point. Ouf !Je ne cogitai pas plus avant : une jolie blonde requĂ©rait d’urgence mon attention. J’avais l’impression qu’elle se trouvait soudain pourvue de trois paires de bras, comme la dĂ©esse Kali ; ce nouveau don d’ubiquitĂ© lui permettait d’explorer au mieux mon corps de ses mains.Passant sans transition de Thanatos Ă Eros, je me dĂ©shabillai en mĂŞme temps que Karina, utilisant mes vĂŞtements pour nous confectionner un petit nid d’amour au pied du barrage. Je n’eus pas le temps de terminer qu’elle prenait dĂ©jĂ les choses en main, sans plus se prĂ©occuper de se faire surprendre dans une position des plus compromettantes. Face Ă cette pĂ©cheresse parfaitement rompue Ă tous les jeux de l’amour, je passai très vite du rĂ´le de victime consentante Ă celui de bourreau de son corps.oooOOOOOoooEn fin d’après-midi, nous plantions la tente Ă un jet de pierre de notre imposant Range Rover. Tout en prĂ©parant un feu pour le soir, je regardais rougeoyer dans le couchant l’énorme paroi de bĂ©ton, telle un golgotha malĂ©fique.Cette nuit-lĂ , un cauchemar me tira brutalement de mon sommeil ; je me redressai en sueur, incapable de me rappeler avec prĂ©cision de ce que je venais de rĂŞver. La seule chose qui surnageait dans ce magma d’images Ă©tait une vision de mort horriblement familière : la terrible muraille d’eau s’échappant du barrage Ă©ventrĂ©, qui fonçait sur moi Ă une vitesse supersonique.Dans mon rĂŞve, j’avais Ă©galement entrevu le visage de Franck 2034. C’était la première fois que je le revoyais, depuis le fameux samedi oĂą il m’avait prodiguĂ© ses conseils sur la meilleure façon d’investir quelques euros.Il me hurlait quelque chose, mais ses paroles Ă©taient noyĂ©es par le rugissement des nuĂ©es liquides jaillissant du tablier en pleine dĂ©sintĂ©gration. Faisant abstraction des flots en furie, j’essayais de saisir quelques bribes de son avertissement Ă peine audible. Mon alter-ego prononçait le dĂ©but d’un mot :Au mĂŞme moment, le mur liquide me heurta, m’éjectant de ce rĂŞve avec la violence d’une dĂ©flagration de dynamite.Hagard, je passai un long moment Ă me demander que faire. Finalement, Je dĂ©cidai de ne pas rĂ©veiller Karina. Il Ă©tait inutile de lui parler de ce stupide cauchemar, probablement issu de mes craintes rĂ©currentes. Je peinais cependant Ă me rendormir, cherchant longtemps la symbolique de ce songe Ă©trange, sans la trouver. Ă€ la place, ce fut un sommeil de plomb qui finit par m’engloutir.A Suivre…