C’était une belle fin de journée, en plein été. Martine, comme chaque soir, rentra chez elle, posa son vélo et monta les quelques marches cabossées qui menaient à son petit appartement. Elle se disait, bien souvent d’ailleurs, qu’elle aimerait bien déménager pour un habitat plus spacieux, mais elle avait si bien arrangé son cocon, il était si chaleureux et douillet, que, ma foi, elle s’y trouvait finalement très bien. Des meubles de pin clair contrastaient avec le rouge sombre de son sofa ainsi que les peintures africaines fixées aux murs blancs, pleines de couleurs chaudes et chatoyantes. Quelques bougies et bâtons d’encens rendaient cette pièce accueillante et remplie de quiétude. Une atmosphère zen dont elle aimait s’imprégner et qui l’aidait à pallier sa vie trépidante, ce métier qui lui prenait tout son temps.Martine est ma meilleure amie. Auxiliaire de vie auprès de personnes dépendantes de tous âges, son dévouement et sa patience sont parfois mis à rude épreuve, mais elle ne laisserait à personne le soin de la remplacer. Car ses patients, elle les aime, les aide, leur apporte tout le soutien physique et moral qu’ils sont en droit d’espérer. Mon amie est une personne hors norme, douée d’une écoute sans faille des autres, possédant la grande faculté de tout positiver et où le verbe « aider » prend tout son sens. Sa gentillesse et son don de soi sont sans limites, des qualités qui font généralement défaut à beaucoup de gens. Mais malgré tout ça elle est seule. Seule depuis bien trop longtemps. Et ce soir, en grimpant ses marches, elle avait le sourire aux lèvres. Le genre de sourire qui fait briller les yeux et chamboule la tête. Ce soir, ses yeux ont croisé ceux d’un bel homme.Comme toujours, elle était descendue de vélo pour laisser passer le tramway qui démarrait. Pourquoi, à cet instant précis, avait-elle levé les yeux ? Elle n’en savait rien. Mais en revanche, ce qui était certain, c’est que deux prunelles vertes magnifiques de magnétisme la scrutaient. Il était d’apparence svelte pour ce qu’elle discernait, vêtu d’une chemise rose clair qui faisait ressortir son teint hâlé. Sûrement le résultat de ces merveilleuses journées d’été ensoleillées qui inondaient la belle ville de Bordeaux depuis quelque temps. Martine, qui d’habitude ne pensait qu’à rentrer de ses dures et longues journées de labeur et ne faisait d’ordinaire pas état de quoi que ce soit, se prit à penser, qu’en un laps de temps extrêmement bref, elle avait toutefois noté un grand nombre de détails. Elle s’en trouva troublée et rendit le regard à cet homme venu de nulle part et dont elle ne savait rien, agrémenté d’un petit sourire non dissimulé, qu’il lui retourna instantanément. Ce fut, en quelques secondes, tout un jeu de séduction d’une profonde délicatesse qui s’instaurait. Elle laissa filer le tramway, elle et lui ne se tenant que par le bout de leur regard, moment magique et intense qui relevait presque du surnaturel.Elle ne savait rien de cet homme et restait bien consciente que la probabilité de le recroiser un jour était quasi inexistante ; cependant, au fond d’elle, quelque chose d’insidieux lui susurrait le contraire. Ce soir-là , quand elle était rentrée chez elle, bizarrement, elle ne se sentait plus seule. Sa tête et son cœur étaient en joie quand elle se remémorait les traits du visage de cet inconnu. Les idées s’entrechoquaient, elle présageait au fond d’elle que tout ce qu’elle ferait ce soir serait fait de travers, tant l’émotion grandissait. Elle décida donc d’aller prendre un bon bain, histoire de se détendre, alluma quelques bougies parfumées, qu’elle posa le long de sa baignoire, éparpilla des sels de bain à la fleur de lotus dans l’eau à température idéale, mit une musique d’ambiance relaxante où cascades lointaines et chants d’oiseaux se mêlaient, et glissa dans l’eau moussante qui n’attendait plus qu’elle.Un gant tiède sur le visage, cette douce mélodie et toutes les lumières vacillantes qui se reflétaient, parfaisaient à son alanguissement, à son bonheur et à sa tranquillité. Elle se ressourçait l’espace d’un instant. Mais le visage entraperçu tout à l’heure refit surface. Il la hantait. Elle ne put s’empêcher d’envisager que le moment de pure magie qu’elle avait vécu ne pouvait qu’entrevoir une suite ; pour elle, il ne pouvait en être autrement. D’ailleurs, ne me disait-elle pas de façon régulière que lorsqu’elle ressentait une chose, fréquemment celle-ci arrivait ? Alors tout espoir était permis !Une fois remise de cette exaltation et malgré la fatigue qui commençait à l’envahir, elle se dit que comme la soirée était belle, elle allait profiter un peu en marchant quelques pas sur les quais. La vision de cet étranger l’avait encanaillée ! Martine était une belle femme, taille moyenne, svelte et musclée. Quotidiennement, un rien l’habillait et elle affectionnait particulièrement les vêtements amples et pratiques, chaussures plates de convenance, ensemble en accord parfait avec sa vie réglée à deux cents à l’heure. Ce soir, elle choisit de passer la jolie robe légèrement échancrée qu’elle s’était offerte la semaine passée et dont les couleurs chaudes lui allaient à ravir. Elle se maquilla d’un fin coup de crayon khôl sur les cils inférieurs qui soulignaient le brun de ses yeux et ajouta un soupçon de mascara pour agrandir son regard de velours. Puis dénoua ses beaux cheveux châtain qu’elle avait pris soin de faire retoucher par la coiffeuse, une fois n’est pas coutume. Cette dernière lui avait également conseillé des mèches, un savant mélange de blond et de rouge qui enflammait sa chevelure et lui prêtait une allure divine. Martine qui volontiers aimait plutôt passer inaperçue physiquement parlant, avait longuement hésité sur ce choix et finalement s’estimait heureuse de s’être laissé convaincre. Une dernière touche de rose scintillant sur les lèvres, quelques bijoux assortis à sa tenue, une goutte de son parfum préféré derrière le lobe délicat de ses oreilles et ma meilleure amie était enfin prête pour sa petite escapade nocturne. Elle qui ne mettait jamais de talons, sentait que ce soir était différent, et de ce fait, les chaussa. On aurait dit Cendrillon allant au bal. Elle était somptueuse !Autant la journée avait été très chaude, autant la douceur de l’air du soir était agréable. C’était de bon augure, et elle rêva l’intervalle d’une seconde, que l’homme au regard émeraude serait peut-être, lui aussi, à vadrouiller sur les quais, sait-on jamais ! La promenade était pleine d’estivants qui prenaient plaisir à converser et à rire en bonne compagnie. Couples âgés sur des bancs tendrement enlacés, parlant du bon vieux temps et jeunes skateurs faisant des figures spectaculaires finissaient ce tableau d’une belle soirée sous le ciel étoilé. Les éclairages du pont et des embarcations se reflétaient dans l’eau et le clapotis des fontaines du miroir d’eau enchantait l’ouïe. Martine défit ses hauts talons, y trempa les pieds, ferma les yeux et soupira de contentement. La fraîcheur la gagna. Elle était en paix, sereine.Soudain, un rire d’enfant suivi de celui d’une mère lui répondant. Elle ouvrit ses mirettes et quelle ne fut pas sa surprise de voir, campé devant elle, son mystérieux inconnu du tramway. Il lui souriait. Elle lui sourit à son tour. C’était un homme grand, comme elle les aimait, de fin cheveux grisonnants où le sel prédominait sur le poivre, une imperceptible raie sur le côté et une mèche en bataille qui lui tombait nonchalamment sur l’œil, le tout lui procurant un charme fou. Elle avait vu juste. Il avait des yeux d’un vert soutenu et limpide mêlé d’une touche de gris. Une pure merveille, d’autant que l’éclat des réverbères se répercutaient dedans.Elle était subjuguée et même si elle avait noté que la chemise rose clair de l’après-midi avait changé en une tenue hawaïenne des plus chamarrées, elle ne pouvait pas décoller ses yeux des siens. L’homme qu’elle avait tant espéré sans jamais trop y croire, se tenait là , devant elle, et lui enveloppait déjà une main dans les siennes. Elle constata, et cela malgré l’état second où elle se trouvait, que son mystérieux inconnu avait les mains douces et chaudes.D’une voix qui attisa tous ses sens déjà en alerte, il lui apprit s’appeler Antonio, être en vacances pour quelques jours encore à Bordeaux, célibataire et père de deux grands jumeaux d’une vingtaine d’années qui avaient déjà quitté son domicile pour s’installer avec leurs amies respectives dans la région varoise. Ses racines à lui étaient en Italie, à Florence exactement. Il était propriétaire d’un immense domaine constitué de plusieurs villas où logeait sa famille au grand complet. Fils aîné, il veillait sur ses parents, oncles et tantes et avait tant de cousins que les doigts des deux mains n’auraient pas suffit. Il était empreint des valeurs qu’on lui avait inculquées depuis sa plus tendre enfance et mettait un point d’honneur à mener à bien tout ce qu’il entreprenait. C’était un homme d’affaires avisé qui avait réussi dans l’immobilier, une main de fer dans un gant de velours. Martine l’écoutait avec attention et restait bouche bée devant cet être charismatique, à la voix si suave, profonde et envoûtante qui déjà la faisait rêver.Un air de musique se fit entendre, un petit groupe de danseurs faisait une représentation improvisée sur le fameux Thriller de Michael Jackson qu’elle appréciait tant. Décidément, c’était vraiment sa soirée. Elle recouvra ses esprits et lui parla à son tour de sa fille qu’elle chérissait, de son fils qu’elle regrettait de ne pas voir plus souvent faute de proximité, de sa petite-fille et de l’autre enfant à venir en décembre. Martine parlait avec emphase et passion de cette famille qu’elle adorait ; de son métier de dévouement aussi, qui constituait une part très importante de sa vie et qui avait fait d’elle, la personne qu’elle était aujourd’hui. Son cheminement n’avait pas toujours été simple mais, comme Antonio, elle exigeait d’aller au bout des choses, sans quoi la vie n’aurait pas le même intérêt. Et il buvait ses paroles, il était en admiration devant cette petite femme qui avait ébranlé son cœur ; lui, l’homme d’affaires aguerri, si maître de lui. Une indéniable alchimie était en train de naître.Malgré l’heure tardive, ils décidèrent d’aller déguster une de ces délicieuses glaces dont les parfums ameutent les papilles, tout en continuant de faire plus ample connaissance. Tout allait très vite. Trop vite, pensa Martine, dont la main était nichée au fond de celle d’Antonio, comme si ce dernier craignait de la voir subitement s’envoler. Mais n’avait-elle pas déjà attendu son comptant d’années ? N’était-ce pas justement le bon moment pour enfin se lâcher totalement et laisser libre cours à ses sentiments si longtemps mis en sommeil, cause de partenaire avec qui les partager ?Elle était heureuse. Son rêve était sur le point de se réaliser et c’était tout ce qui importait. La fatigue, le stress, le travail tôt le lendemain matin, la pression qu’elle subissait avec toutes les épreuves qu’elle avait dû endurer depuis tant d’années, elle se sentait à présent pousser des ailes pour tout mener de front. Elle savait tout au fond de son cœur qu’elle ne serait désormais plus seule pour tout assumer.Antonio regardait Martine comme on dévore un diamant aux milles facettes et Martine le mangeait des yeux, comme si c’était lui le merveilleux écrin dans lequel elle pourrait s’épanouir et briller de mille feux. Ils savaient qu’ils étaient mutuellement en face de leur âme sœur. Pour Martine, une toute nouvelle vie, pleine de bonheurs et de promesses, commençait cette nuit et portait un nom : Antonio.