— Détends-toi, ce n’est qu’une discussion, non ?Je regarde Jean, son sourire qui flotte, les petites rides au coin des yeux qui trahissent son amusement.Jean est un grand, bel homme aux cheveux gris.Lorsque nous nous sommes rencontrés, quelques minutes plus tôt, sur le parking du restaurant, il m’a plu instantanément. Tendu, un peu gauche, je n’ai pourtant rien laissé paraître de cette première impression, maintenant une distance polie.Jean a bien plus d’expérience, et se montre à l’aise. J’ai pu lire son appréciation dans ses yeux, dans son attitude, dans la façon qu’il a eu de placer son corps près du mien. Je me suis senti rassuré, flatté de son intérêt, et en même temps un peu gêné.En rentrant dans le restaurant, j’ai surpris son regard s’attardant sur moi, me suis senti rougir. Une émotion confuse m’a envahi, relent de mes complexes anciens, mêlé d’une satisfaction trouble, du plaisir de se sentir désirable.Nous avons parlé. Nerveux, je lui ai raconté par bribes mon cheminement, déjà évoqué avec lui par écrit. L’histoire de mes émotions d’adolescent, du professeur, de mon initiation, de mes expériences d’un été, du mélange de soulagement et de déception qui avait fait suite à leur fin prématurée, l’envie enfouie puis revenue, le manque prenant de plus en plus d’importance au fil des ans.Répondant à ses questions précises, j’ai du mal à dire les mots, bute sur la crudité des images que je suggère, contourne, laisse entendre. Je ne suis pas très à l’aise.Par sa remarque, Jean vient de me rappeler les conditions que j’ai posées avant ce premier rendez-vous : ce ne serait qu’une discussion, la suite, si nous la voulions tous deux, viendrait plus tard.Son calme, son attitude rassurante, finissent par faire effet. Je me détends, lui raconte, me dévoile. Je me rapproche un peu, je me demande si mon désir naissant transparaît dans mon attitude.Dessert et café sont maintenant passés, et me trouve soudain à nouveau gêné. Et ensuite ? Je veux le revoir, je sais que bientôt je voudrais aller plus loin, le souhaite-t-il, lui ?Jean regarde sa montre, je sais qu’il n’a pas tout son temps. Nous payons et ressortons.J’ai mes clés à la main, me demande si notre histoire va s’arrêter là, dans le non-dit, une fin en queue de poisson implicitement née de notre silence, sans ce nouveau rendez-vous que je n’ose solliciter.Jean me regarde, toujours souriant.— Tu veux aller plus loin ?J’acquiesce, la gorge un peu sèche.— Bientôt ?— Oui, très bientôt… J’espère ne pas avoir l’air trop anxieux.Jean sourit toujours. Je suis conscient d’être très transparent, mais peu importe maintenant.— Tu sais, le bois juste à côté est un lieu de rendez-vous connu… Si tu veux, on va y faire un tour…Je le regarde, à nouveau muet. Voilà que tous les plans, tous les espoirs sont bousculés. Ce n’est pas ce que je voulais, mais pourtant…Une image resurgit dans ma tête, celle de la campagne gasconne, des sous-bois, du champ de maïs qui a servi de théâtre à mes premières étreintes.Jean me regarde toujours…Je suis incapable de parler, mais ma tête dit oui.Il ressort du parking, nous voila sur la route – à peine un kilomètre avant l’orée d’un bois, un parking.Je tremble un peu, en même temps impatient et anxieux. J’ai conscience de ne plus pouvoir revenir en arrière – ce serait terriblement incorrect pour Jean, après avoir accepté de le suivre. Je me détends, me sens tout d’un coup calme, la sérénité revenue. La décision prise, ma confiance accordée, je n’ai plus qu’à me laisser guider.Jean se gare. Il y a une demi-douzaine de voitures, autour de nous, et presque dans chacune, un homme seul, attendant. Jean n’a pas menti, il s’agit bien d’un lieu de rendez-vous, plutôt fréquenté.Nous descendons de voiture. Jean hésite un peu.— Tu es déjà venu ?— Oui, une fois pour voir, seul, mais je ne connais pas vraiment…Nous prenons un petit sentier, parallèle à la route. Le sentier serpente dans le sous-bois, entre les fougères.Je m’arrête à un embranchement, Jean s’approche de moi, sa main glisse sur mon corps, s’attarde.— Tu as un corps superbe…Je sais depuis bien longtemps que ma silhouette attire comme un aimant certains hommes, des hommes comme Jean. Si ma cambrure a longtemps été une cause de gêne pour moi, à cet instant j’en suis heureux, content aussi d’avoir à ce point pris soin de conserver à mon corps sa minceur et sa fermeté.Je suis tétanisé sous la caresse, je tends une main un peu hésitante, en arrière, perçoit une érection ferme. Son désir est bien réel, aussi fort que le mien, et un violent frisson s’empare de mon corps.Je dégage la fermeture, l’empoigne. Sa chaleur, sa dureté… ma gorge se serre, le désir me brûle.À regret, je le laisse se rajuster, nous reprenons notre chemin. Il n’est pas si facile de s’isoler, la route à gauche n’est pas si loin, à droite nous pouvons apercevoir des promeneurs, sur une grande allée, parallèle.À chaque hésitation, à chaque ralentissement, Jean se rapproche, sa présence devient omniprésente, le désir, encore… Il me faut être à lui, lui appartenir enfin.Finalement, nous découvrons un creux, laissé par un arbre déraciné par la tempête. Il n’est pas si profond, mais suffisant pour nous cacher de la route et de l’allée forestière. Et puis, l’envie est trop forte, et nous ne trouverons pas mieux.Je descends dans le creux. S’allonger serait idéal, mais nos vêtements de ville ne le permettent pas.Jean m’enlace, je reste un instant, me laissant aller à l’étreinte, puis, je me dégage et me tourne vers lui. Cette fois, je m’attaque d’abord à sa ceinture, pour pleinement dégager son sexe érigé. Je le souligne d’un doigt, un peu hésitant, l’émotion m’étreint, c’est une offrande magique qu’il me fait.— Tu as ce qu’il faut ?Jean acquiesce, sort un préservatif de sa poche.Je veux m’agenouiller devant lui, mais il y a toujours mon pantalon… Je le dégrafe, d’un seul geste le descend avec mon slip à mes chevilles.À genoux, la peau nue contre les feuilles, j’enfile avec soin le préservatif, avant de le prendre dans ma bouche.Le préservatif dilue les sensations, peut-être plus pour moi. De son membre, je détaille le volume, la forme, les contours, sans en connaître le goût. Je m’applique, accentuant autant que possible la pression de mes lèvres et de ma langue pour transmettre la sensation à travers le latex. Jean gémit… Je n’ai pas trop oublié les leçons du professeur, pourtant bien lointaines.Comme autrefois, je me sens un peu détaché de l’acte, conscient de l’environnement, des fougères qui bruissent, de la sensation de l’air frais sur ma peau nue.Jean commence à haleter, son plaisir monte, son membre tendu est infiniment dur… Je suis incomplet sans lui, je le veux.Je me relève, lui tourne le dos, puis me penche, mes mains à plat dans les feuilles. Je suis conscient d’offrir une image animale, obscène, mai j’ai une érection à en faire mal. Jean s’approche, le premier contact sur ma peau m’arrache un frisson, un délice.Il me lubrifie, ses doigts, le gel froid, exacerbant mon désir. Sous l’effet de la sensation, l’image animale de mon corps offert, dans ce lieu si mal abrité, commence à s’atténuer, reflue dans un coin de ma conscience, l’anticipation, l’envie rejettent tout le reste.Jean se guide de sa main, presse, puis me pénètre, un flash de douleur, le glissement, l’envahissement, le contact de sa peau atteignant la mienne.Je tremble, lui demande d’attendre, il me faut l’accepter, j’y parviens, la douleur s’atténue rapidement, une sérénité m’envahit, la plénitude, ça y est, je suis à lui, enfin entier.Il commence à bouger lentement, profondément, s’assurant de la possession ferme de mon corps, rivé par son épieu de chair, transmettant son mouvement à mes propres hanches. Je sens ses muscles s’écrasant contre mes fesses, et lorsqu’il bute, au plus avant, la poussée réveille l’onde magique, la sensation unique découverte un jour, dans une autre campagne, dans les bras d’un autre homme.La sueur coule de mon dos, descend le long de mes cuisses.Je me concentre sur la sensation, j’ai oublié tout le reste.Ma main entoure mon sexe, je sais que mon plaisir va venir rapidement, j’espère tenir, je veux sentir Jean jouir en moi, avant.Je relève les yeux, une seconde, et me raidit.À quelques mètres devant moi, tout près du bord du creux laissé par l’arbre, face à face, se tient un homme en short. Il se masturbe lentement, les yeux fixés sur mon érection.Jean a perçu mon raidissement, mais n’en a pas vu la cause, et pense sans doute que je suis prêt à jouir. Ses coups de boutoir, plus profonds, son rythme qui augmente, annoncent son plaisir.Je suis toujours tétanisé, mon propre corps tressautant sous l’assaut, regardant l’homme devant moi. Il est brun, râblé, musclé, son tee-shirt révèle des biceps tatoués.Dans un râle, Jean jouit, je perçois son déferlement, malgré moi me retrouve à nouveau au bord du plaisir, alors que son corps se fait plus lourd sur moi.Jean approche son visage de mon oreille.— Ne t’inquiète pas, il cherche la même chose que nous…Je comprends que Jean a vu l’homme approcher, peut-être bien avant moi, et a décidé de l’ignorer.Jean se retire, attentif au préservatif.Je pense à toute allure, à la situation, au tableau que nous venons d’offrir. Mon désir est toujours là – à aucun moment je n’ai perdu mon érection, malgré la gêne d’être observé. Mais je n’ai pas joui.Jean se rajuste, regardant l’homme aux tatouages.Je ne bouge pas. Moi aussi, j’ai les yeux fixés sur l’homme devant moi. Nos yeux se croisent, pour la première fois, il y lit ma supplique, comprends.Lorsqu’il commence à descendre dans le creux, je ferme les yeux, mais ne bouge toujours pas.Je rouvre les yeux et le voit enfiler un préservatif.Il vient derrière moi, pose une main ferme sur mon dos, un geste de possession, et d’un seul mouvement me pénètre.Son rythme est plus sec, ses poussées plus violentes que celles de Jean.Son membre meurtrit, dilate mes reins, avant qu’à nouveau le plaisir ne revienne, ne se fonde à la douleur. Ce n’est plus Jean, c’est une autre sueur qui se mêle à la mienne, une autre chair qui s’enfonce violemment dans la mienne, propageant des frissons, des ondes traversant mon corps entier.Je n’ai plus d’existence, je ne suis plus qu’un réceptacle de chair et de plaisir, sans une pensée pour Jean, qui est debout à côté de nous, maintenant spectateur. À ce stade, il pourrait aussi bien venir d’autres voyeurs, je n’en aurais que vaguement conscience.Quelques secondes plus tard, je jouis, aspergeant les feuilles, loin devant moi, longuement, les spasmes ne voulant pas finir, soulignant la sensation omniprésente du membre dur que mes pulsations entourent et honorent.Puis c’est son tour, un bref soubresaut, une sorte de gémissement, une palpitation qui se mêle à la mienne, finissante, avant qu’il ne s’immobilise, ne redevienne lentement inerte, et que mon corps le rejette lentement, comme à regret.Il retire son préservatif qu’il enfouit dans un sac en plastique, dans sa poche, remonte son short et part sans un mot. Je ne connaîtrai jamais rien d’autre de lui, sa voix ou son prénom. Brièvement, je pense que compte tenu ce que je viens d’offrir, et d’obtenir de lui, c’est aussi bien.C’est à mon tour de me relever, de me rajuster. Mon corps se rappelle à moi, raidi, endolori, ma chemise colle à mon dos en sueur. Je suis aussi terriblement embarrassé, rouge… Je garde la tête baissée, ne voulant pas croiser les yeux de Jean.Nous revenons en silence vers la voiture.Juste avant d’arriver au parking du restaurant où se trouve ma propre voiture, Jean reprend la parole pour la première fois depuis un long moment.— Dis donc, pour quelqu’un qui voulait juste discuter, tu sais te lâcher…Je ne réponds pas, nous échangeons un « au revoir » gêné avant de reprendre la route, chacun de notre côté cette fois.Revenu à mon bureau, toute tension disparue, je reste endolori, avec en-tête des images fortes que je repousse mais qui reviennent sans cesse. L’après-midi s’écoule infiniment lentement.Le lendemain, je vais mieux, la douleur sourde est toujours là, mais atténuée, devenue presque douce. Les images de la veille se bousculent dans ma tête, il y a toujours la gêne, mais aussi autre chose, que je reconnais: la satisfaction de la transgression, de l’étape franchie. Bien des années auparavant, reprenant mon travail dans un champ, parmi les ouvriers agricoles et mon groupe d’adolescents, j’avais ressenti la même chose, en croisant le regard un peu amusé et complice de mon amant improbable, cet ouvrier frustre qui la veille, à la fin du travail, entre deux rangs de maïs, m’avait fait découvrir le plaisir qui allait marquer ma vie entière, et engendrer le manque que je venais finalement d’assouvir.Je trouve un message de Jean, où je perçois une gentille ironie. Mais son mot vise surtout à savoir si je voudrais le revoir.Je lui réponds par une question, un message d’une ligne : « Dans le bois ? »