Le lendemain, Claire eut toutes les peines du monde à ouvrir les yeux… Non qu’elle ne fut pas réveillée, mais ses paupières semblaient soudées. Elle y porta les mains et constata que ses cils s’étaient collés durant la nuit les uns aux autres, signe d’une crise de larmes dont elle n’avait pas eu conscience. Elle se leva et se dirigea à l’aveugle vers la commode où se trouvait le broc à demi plein de la veille et versa un peu d’eau au fond de la cuvette. Elle apposa doucement ses paumes humides sur ses paupières gonflées et peu à peu ses yeux purent retrouver la lumière. Dans la glace, son visage apparaissait bouleversé, comme pris d’une douleur secrète.Les paroles du luthier résonnaient encore dans sa tête : Votre place, elle est ici et maintenant, entre mes bras. Un frisson la parcourut. Non, surtout ne pas attraper froid. Elle alla chercher ses pantoufles et une robe de chambre.— Je vais me faire un café et cela ira mieux, dit-elle à la psyché. Il faut que je réagisse.Elle descendit l’escalier et se dirigea vers le poêle de la cuisine dont elle ranima le feu. Puis elle mit l’eau à chauffer. Lorsque le café moussa dans sa tasse, elle se sentit rassérénée. Les choses allaient reprendre leur place. Il fallait s’occuper des bêtes, et puis préparer la grange pour la fenaison, filtrer le lait pour le fromage, passer voir les ruches…Surtout, ne pas redescendre au village avant le jour du marché. Si elle avait besoin de quelque chose, elle demanderait à Anita. Justement, cette dernière arrivait à la barrière quand Claire s’apprêtait à nettoyer la grange à foin. Il était presque midi et les yeux de son amie étaient encore pleins de sommeil.— Eh bien, je vois que tu as bien profité de ta soirée !Anita sourit en s’étirant au soleil.— C’est vrai. Mélanie m’a fichu une paix royale ! Juju et Gilbert se sont relayés pour la faire danser. Elle n’en croyait pas ses yeux ! Comme ça, j’ai pu discuter et valser avec Bernard. Je n’ai qu’un regret : l’autre n’est pas venu au bal. Pourtant j’aurais parié qu’il n’aurait pas raté une telle occasion de flirter.— Bah, il a peut-être eu peur de rencontrer les maris de ses conquêtes ? lança Claire d’un ton moqueur.Anita, surprise de la férocité de la remarque, la regarda d’un air contrit :— En tout cas, toi, ça te ferait du bien de le rencontrer. Je ne sais pas ce que tu as, mais tu es d’une humeur ! Et moi qui pensais que ce bal, même vu de loin, te remettrait le moral au beau fixe… C’est raté !— Que veux-tu, je n’ai plus l’habitude de fréquenter du monde ! Et je ne pense pas que ça changera de sitôt. Quand je les voyais se trémousser hier, sans penser le moins du monde à ce qu’ils ont laissé faire… Je préfère ma solitude à leur hypocrisie.Claire empoigna la fourche rageusement pour stocker le reste de foin près de la porte. Elle était en colère, une colère immense et confuse qui décuplait son énergie. Énergie qu’elle devait à cet imbécile de… Non, elle devait cesser d’y penser. Cet homme ne valait même pas le foin qu’elle soulevait.Anita l’observait d’un air hagard, perdue entre sommeil et rêverie. Son esprit embrumé ne distinguait pas le trouble de son amie et encore moins l’étrangeté de son comportement. Le bal continuait à se dérouler devant ses yeux, et les visages de ses danseurs avec lui. Elle haussa les épaules, observa un moment son amie s’agiter en tous sens, s’étira en baillant. Une petite sieste serait la bienvenue tout à l’heure.— Tu m’invites à déjeuner ?— Si tu peux te contenter d’une omelette aux herbes du jardin et de quelques tomates…— Tu sais bien que j’adore ça ! Et puis j’ai des choses à te raconter.Anita finissait sa part de dessert quand elle commença son récit :— Claire, tu crois au destin ?— Tu veux dire à des évènements qui seraient prévus à l’avance ? Non. C’est peut-être justement ce qui me sépare des gens du village. Eux croient en des choses, des superstitions qui régissent totalement leur vie en société. Dommage que leurs croyances soient si vivaces ; sinon, je crois que ma vie aurait été différente.— Différente en quoi ?— Je ne sais pas… Peut-être que j’aurais pu continuer d’étudier, d’aller au bal et ne pas vivre toutes ces galères depuis cinq ans toute seule.— J’croyais que tu appréciais ta solitude !— Certes oui, elle me protège des malfaisants, elle m’a appris beaucoup de choses mais… Ooooh laisse, c’est juste un petit coup de cafard. En plus, je t’ai coupée, tu voulais me parler de toi et de Bernard ?— Oui et non… Bernard et moi, c’est impossible : il est fiancé ! il me l’a appris hier soir. Et bizarrement, je n’ai pas été surprise. Tu te rappelles quand Nelly me l’avait piqué la dernière année du certif ? Je t’avais dit que si ça commençait comme ça, je n’aurais jamais de chance avec lui… Eh ben tu vois, j’avais raison !Claire fixa son amie d’un air attristé. Elle qui croyait que la soirée d’Anita avait été fabuleuse… Elle lui saisit la main par dessus la table de chêne et la pressa affectueusement :— Je suis désolée, ma grande !— Tu n’y es pour rien… Et puis c’est peut-être mieux comme ça ! Frédéric est revenu à la charge : je t’avais raconté que le mois dernier, il m’avait fait une déclaration enflammée.— Oui, je m’souviens. D’ailleurs tu l’avais repoussé en lui envoyant Jeanne.— Il ne l’a même pas regardée. Et pourtant, Jeanne, c’est une très jolie et très gentille fille.— Peut-être un peu trop timide pour Frédéric ?— Hummm… peut-être ! En tout cas, quand il a vu que Bernard ne m’accordait qu’une ou deux danses, il est venu me relancer. Bon, d’accord, il est joli garçon, beau parleur, charmeur comme pas deux, il danse divinement bien, me fait rire… Mais il n’est qu’apprenti boulanger ! S’il croit que je lui céderai maintenant, il se trompe !Claire sourit. Finalement l’analyse de son cavalier d’hier était quand même en partie juste : Anita était une réaliste avant tout. Un instant, Claire se prit à l’envier car, hormis pour la ferme, elle ne décidait jamais rien en fonction de l’argent qu’elle pourrait obtenir. Et surtout pas en matière de sentiments !— Tu crois vraiment que c’est si important qu’il soit boulanger ?— Tu veux que je te dise ? Oui. Évidemment, je sais que ce n’est pas romantique du tout pour une jeune fille, mais tu vois, si c’est pour tirer le diable par la queue en permanence, je ne pourrai pas lui être fidèle, tout séduisant qu’il est ! Aaaaah pourquoi je ne tombe jamais sur des garçons avocats, notaires, pharmaciens ?— Peut-être parce que tu ne serais pas heureuse avec eux ! Peut-être que le jour où tu seras vraiment amoureuse, l’aspect matériel ne comptera plus pour toi ?Anita se mit à rire.— Comme tu y vas ! On dirait que tu en connais un rayon sur la question… Tu n’aurais pas passé cinq ans recluse que je te croirais amoureuse !— Moi ? Tu rêves ! Non, je crois que c’est juste le fruit de mes réflexions solitaires. En tout cas, je ne pense pas que je pourrais calculer en matière de sentiments.Anita soupira :— C’est tellement compliqué l’amour ! Je n’arrive pas à démêler ce que je ressens actuellement. Vois-tu, je me sentais triste hier soir que Bernard m’annonce ses fiançailles. J’aurais tellement voulu qu’il me dise autre chose ! C’est vraiment le genre de garçon dont j’ai toujours rêvé… Une belle allure et une belle situation. Je crois que je n’ai accepté de danser avec Frédéric que pour me venger de son attitude, et pourtant, tout au fond de moi, j’étais contente parce que Frédéric est certainement un des seuls garçons du village qui m’aime vraiment. Et qui me plaise autant que Bernard.— Tu oublies Julien !— Juju ? C’est vrai. Mais tu vois, Juju, c’est comme mon frère ! Et on n’épouse pas son frère. Tiens en parlant de lui, c’était attendrissant de le voir faire danser Mélanie. Finalement, en perdant un peu de poids, elle pourrait faire une jolie madame Juju !Claire se mit à rire :— Tu veux jouer les marieuses ?— J’aimerais bien ! Déjà , avec toi, j’aurais du pain sur la planche !— N’y pense même pas ! En amour, chacun ses affaires !— En parlant d’affaires, je me demande vraiment pourquoi le nouveau n’est pas venu danser ! Tu ne l’as pas vu de ton perchoir, hier ? En voilà un drôle de séducteur ! Il me fait des œillades depuis des semaines et pfiouuuuuuuuu, au moment le plus opportun pour me parler, il joue les courants d’air !Claire hésita un court moment avant de répondre. Devait-elle raconter à Anita l’étrange moment qu’elle avait passé ? Non… Anita lui en voudrait et puis elle n’était pas d’humeur à endurer les reproches d’une amie qui, elle, ne se serait pas enfuie devant cet homme mais au contraire aurait cédé à ses baisers… À nouveau prise par le trouble de la veille, elle soupira, ferma les yeux et répondit le plus calmement qu’elle put :— Non, je ne crois pas. De toute manière, je ne sais même pas à quoi il ressemble !— C’est vrai, sauf que c’est très difficile de décrire un homme comme ça !— Ah bon ? Explique-moi ça sur la route, je dois aller vérifier les ruches.— Tu t’en vas ? C’est vrai que tu ne t’arrêtes jamais !— Si je veux vendre du miel d’acacia mardi au marché, il vaut mieux que j’aille voir mes abeilles.Anita leva les yeux au ciel :— Et c’est toi qui me reproches d’être matérialiste ?— Ma chère, c’est ça ou bien je ne mangerai pas de viande ce mois-ci !— D’accord, je m’incline ! Tu me prêtes un chapeau ?Sur le chemin, Anita développa un portrait tout à fait personnel du luthier : c’était selon elle un Don Juan invétéré qui n’adorait rien tant que courtiser les dames. Il s’amusait à troubler tout ce qui portait jupon pour le simple plaisir de jouir de leur émoi. Claire l’écoutait, amusée. Cette analyse était assez pertinente, mais peut-être pas tout à fait au diapason de ce qu’elle pensait de l’homme qui l’avait fait danser. Si elle avait pu le définir, elle aurait dit que c’était un homme qui savait exactement ce qu’il voulait des femmes : le plaisir sensuel, l’étreinte, quitte à les provoquer. Il suivait ses désirs d’une façon animale, sans se préoccuper des sentiments d’autrui, du qu’en-dira-t-on… Sans s’en apercevoir, elle dit tout haut :— C’est un rustre, en fait !Anita sursauta à ce qualificatif…— Ah non, pas du tout ! Si tu savais comme il est poli avec tout le monde. On voit qu’il a fréquenté le gratin et qu’il a de l’éducation. Il va même à l’église ! C’est ça qui est étonnant !— Il doit surtout y aller pour reluquer les filles non ?— Je ne pense pas. Il a l’air vraiment de croire en Dieu. Il va communier régulièrement. Et il est loin d’être le seul à profiter de la messe pour regarder les filles. Non, tu vois, ce qui m’intrigue, c’est que c’est quelqu’un de bizarre. Par moment, on le voit pas pendant des jours et puis d’un seul coup, il est là et te déshabille du regard, limite s’il ne te fait pas ouvertement la cour… Et puis il est toujours au courant de tout ce qui passe au village ! Je ne sais pas comment il fait mais impossible de lui cacher quoi que ce soit.— Les commères doivent aller l’informer !— Tu veux rire ? Elles le détestent. Elles le trouvent vulgaire, intriguant, dangereux. Elles ont même posé une affichette au patronage pour mettre en garde les parents qui ont des filles à marier. C’est le grand méchant loup ! En plus on ne le voit jamais travailler. À croire qu’il vit de ses rentes… La mère Rougier dit même qu’il doit aller voir les dames de petite vertu pour être aussi étrange !Claire soupira. Toujours ces mêmes réflexions de vieilles folles, cette manière de juger dès qu’un comportement n’allait pas dans le sens habituel de la morale publique. Pour un peu, elle aurait presque trouvé l’homme sympathique : se faire une réputation pareille en deux mois, c’était vraiment très fort. Il n’y avait guère que son père et sa mère qui avaient réussi à mobiliser aussi violemment les habitants. Dommage que le luthier soit si…La scène de la veille revint à sa mémoire, la plongeant dans des sentiments contradictoires : peur et désir mêlés. Elle frissonna de volupté contenue, croyant encore sentir les lèvres mâles toucher les siennes.Non, il ne fallait surtout pas revoir cet homme !ooooooo00000000oooooooCela faisait maintenant plus d’une semaine que le bal avait eu lieu. Le quotidien avait de nouveau repris les rênes de la vie de Claire, et elle y plongeait avec une énergie décuplée. Les marchés, toujours plus nombreux à la belle saison dans tout le canton, lui permettaient d’écouler chaque jour légumes et fruits du jardin, fromages, herbes et miel. Le dimanche, elle fabriquait les fromages frais et le beurre, ramassait et faisait sécher les plantes médicinales, les fines herbes qu’elle proposait régulièrement. Elle ne voyait pas les jours passer. Elle n’avait pas revu Lafargue et ce dernier ne s’était pas montré depuis leur rencontre. Elle en était soulagée. Tôt ou tard, elle savait qu’elle finirait par le revoir, mais elle souhaitait que cela soit le plus tard possible.Un mardi, en revenant du marché, elle trouva un message dans sa boîte aux lettres. Elle ouvrit nerveusement l’enveloppe, le cœur battant et lut : Je suis désolé pour l’autre soir. Je ne voulais pas vous faire peur. Je ne sais pas si vous me pardonnerez, mais je l’espère. L. Rien ne semblait accompagner la lettre mais Claire trouva un large bouquet champêtre posé sur le seuil de sa maison. Elle le prit avec des mains tremblantes, partagée entre colère et émotion : même s’il s’excusait, Lafargue avait trouvé le toupet de lui écrire et même de venir chez elle. Mais après tout, l’homme s’était donné du mal. Et il avait choisi les plus jolies fleurs de la saison. Ce serait dommage de jeter un pareil bouquet. Elle installa les fleurs dans une large cruche en vieux Strasbourg et la posa sur la table de la cuisine. Elle glissa le message dans un tiroir avant de se raviser et de jeter l’enveloppe dans le poêle à bois : nul besoin de garder ce genre de courrier. Puis elle partit vaquer à ses occupations.La semaine suivante, lorsqu’elle revint de la petite ville voisine d’Ambert, elle trouva de nouveau un message mais coincé sous une pierre sur le seuil de la ferme. Elle le ramassa et lut : J’ai très envie de vous revoir. Je vous attends ce soir à 9 Heures, à la Croix Chenue. L.— Il est fou, pensa Claire. S’il croit que je vais y aller, il se trompe lourdement.Et elle jeta une nouvelle fois le message de l’homme au feu. Mais le rendez-vous ne cessa de la hanter tout le reste de la soirée, et elle en perdit l’appétit. Lorsque neuf heures sonnèrent à la pendule, elle ne put s’empêcher de frissonner. Et si, ne la voyant pas, il venait ici ? La Croix Chenue n’était pas très loin de la ferme. Non… Surtout ne pas céder à la panique. Cela ferait trop plaisir à ce Don Juan de pacotille. Rester digne.Elle alla s’asseoir sur le banc de pierre sous le cerisier derrière la maison. Les roses embaumaient et les grillons faisaient entendre leur petite musique. Au loin, on entendait les cloches des salers et des aubracs. Claire soupira. Allons, c’était une belle soirée qu’il fallait savourer, même si un fâcheux tentait de la lui gâcher. Elle ferma les yeux et appuya son dos au tronc rugueux. La brise du soir caressait son visage et rafraîchissait son front et ses bras nus. La jeune fille se sentait bien, apaisée. Sa mère avait raison de dire que le jardin console de tout. Elle se laissait porter, attentive seulement aux bruits de la nature.Soudain, une mélodie la fit sursauter. Cela venait de la colline derrière la maison. Quelqu’un jouait du violon. Immédiatement, Claire sut que c’était lui. La musique était douce, tendre, prenante. Les notes semblaient se fondre au paysage qui se préparait pour la nuit. Claire, figée, écoutait cette sérénade. Malgré le trouble qu’elle ressentait, ou peut-être à cause de lui, elle ne pouvait s’empêcher de trouver cette attention délicate. La musique apaisait ses craintes sur l’homme qui en était l’auteur, et lui donnait un tout autre éclairage de la personnalité de ce dernier. À l’écouter se donner ainsi dans la musique, Claire se disait qu’il devait avoir une sensibilité à fleur de peau, une générosité et une gentillesse non feintes. Ses réticences à son égard fondaient comme neige au soleil. Elle vibrait toute entière à la musique, comme elle avait vibré dans les bras du luthier, au bal de la Saint-Jean. Mais cette fois, la peur s’éloignait d’elle comme un mauvais cauchemar. Et si elle n’avait été si timide, elle se serait sans doute décidée à rencontrer celui qui suscitait ce trouble. La mélodie tendre l’enveloppait dans une douce torpeur dont elle souhaitait qu’elle se prolonge le plus longtemps possible.Mais après quelques minutes, la musique s’arrêta. Le concert était fini et le soleil venait de plonger derrière les monts d’Auvergne. Le violoniste voulait regagner Saint-Amant avant la nuit. Claire sourit puis décida qu’il était temps aussi pour elle de regagner sa maison. Elle poussa le loquet et monta se coucher, le cœur content. Elle n’avait plus peur de Louis Lafargue. Elle avait compris qu’il ne lui voulait aucun mal.oooooooOOOOOOOOoooooooQuelques jours plus tard, le luthier vint chercher du miel et du fromage à son étal. Claire le servit de bonne grâce et lui sourit lorsqu’elle lui tendit les provisions. L’homme lui rendit son sourire et d’un ton malicieux il murmura :— La musique adoucit les mœurs, je le savais. À très bientôt, mademoiselle !Claire rougit et répondit simplement :— Au revoir, monsieur.Évidemment, la scène n’avait pas échappé au père Bideau qui attendait, comme tous les mardis, son pot de miel de châtaignier, mais il n’en souffla mot. La fille du pauvre Albin avait eu suffisamment à subir les ragots de toutes sortes, pour qu’il s’abstienne de tout commentaire. Et puis c’était si joli de la voir enfin s’ouvrir aux autres… Ce Lafargue, finalement, avait suivi ses conseils. Si ce musicien réussissait à conquérir le cœur de Claire, le père Bideau se dit qu’il exigerait d’être leur témoin de mariage ou de devenir parrain de leur premier enfant. Lui qui s’était toujours désolé de n’avoir pu en avoir avec sa femme, morte à la fin de la guerre, il aurait au moins un quasi petit-enfant. Il sourit à Claire en prenant le paquet qu’elle lui tendait et repartit vers l’hospice en clopinant gaiement malgré ses rhumatismes et sa canne qui se coinçait entre les pavés de la place. Il tourna au coin de la rue Gaubert et décida de prolonger vers le cimetière pour en parler à Simone, sa défunte.Il allait pousser la grille chantante lorsqu’il aperçut quelque chose qui le figea sur place : un homme se tenait de dos devant la tombe du père Bergheaud, le maréchal-ferrant. Et cet homme, même si le père Bideau n’avait pas ses lunettes, c’était Lafargue. Que faisait le luthier, en prière devant la dernière dépouille de celui dont il habitait la maison ? Peut-être juste de la curiosité ? Non, il n’aurait fait qu’un signe de croix tout au plus. L’attitude de l’homme était celle d’un familier du mort. Et pourtant Lafargue n’était au village que depuis deux mois. Étrange, vraiment étrange. À moins que… Le visage du père Bideau se décomposa subitement et il faillit lâcher le filet à provisions qui contenait son pot de miel. Il tourna brusquement les talons, et alla s’asseoir sur le banc de pierre qui jouxtait l’entrée du cimetière. Il avait chaud, froid, tremblait et son vieux cœur battait à tout rompre.— Non, murmurait-il. Non, je dois me tromper, ça ne se peut pas… Je l’aurais reconnu… Ce n’est pas possible !Il chercha un mouchoir au fond de sa biaude et s’épongea le front. Il était bouleversé par l’émotion. La grille chanta et Lafargue apparut. Il aperçut aussitôt le vieil homme et, inquiet de le voir livide, il s’avança pour le secourir. Mais le père Bideau le repoussa en grommelant :— Je n’ai pas besoin d’un menteur pour me relever.Lafargue le fixa avec étonnement puis, semblant comprendre il répondit assez sèchement :— Désolé, mais ma vie privée ne regarde personne.— Personne ? répliqua le vieux les yeux exorbités. Et la fille d’Albin ? Tu comptes lui dire quand même qui tu es ? À moins que tu n’sois venu la courtiser que pour t’amuser avec elle ?Le luthier, mal à l’aise détourna le regard :— C’est vrai que j’y ai pensé avant de m’installer ici. Mais depuis que j’ai rencontré Claire, tout a changé. Je crois que je commence à comprendre…Bideau contempla son interlocuteur d’un air sombre :— Comprendre quoi ? Y a rien à comprendre ! Tu devrais avoir honte ! Honte d’être revenu semer le malheur ! Quand je pense que je te prenais pour un honnête garçon prêt à marier Claire et lui faire oublier ses chagrins… Je serais toi, je repartirais pour la grande ville ! Tu n’as rien à faire ici, et tu n’as aucun droit de t’en prendre à une jeune fille parfaitement innocente.Le vieux avait glapi les derniers mots, presque à bout de souffle. Il toussa. Lafargue s’assit blême à côté du vieil homme et commença :— Je ne suis pas venu pour me venger. Je suis venu pour trouver la paix, pour en finir avec ce passé. Comprenez-moi, je vis depuis quinze ans sous un nom d’emprunt. Mon père m’a renié et j’ai été obligé de racheter la maison où j’ai grandi, juste parce que je ne voulais pas reprendre son affaire. J’en avais marre de sa morale, marre de son soi-disant sens de la famille, alors qu’il n’a rien trouvé de mieux que de voler la femme de son meilleur ami.— Si tu étais resté au village, si tu n’avais pas engrossé la petite du pharmacien, ton père n’aurait pas fait une telle chose, hoqueta le père Bideau.— Mathilde courait bien assez les garçons pour que je ne sois pas le père de son enfant. D’ailleurs, Baptiste a reconnu le petit et a épousé la mère, donc l’honneur fut sauf. Non, ça vous ne pouvez pas me le mettre sur le dos. Pour Rose et mon père… Vous ne savez donc pas que cette histoire existait avant que je parte ?Le père Bideau secoua la tête négativement. Louis continua :— Mon père a toujours aimé Rose secrètement. Et Rose s’ennuyait avec Albin, trop rigide, trop rustre pour elle. S’il n’y avait eu sa fille Claire, je crois qu’elle serait partie depuis longtemps. Peu de mois avant mon départ pour Paris, je les avais surpris à s’embrasser dans la grange. C’est ce qui m’a permis de partir sans attendre ma majorité. Mon père m’avait vu et n’avait pas envie que j’aille raconter ce que j’avais découvert, à savoir qu’il avait pour maîtresse la femme d’Albin. Il m’a renié en faisant croire que j’avais été un mauvais fils, un coureur de jupons, surtout quand il a su pour Mathilde. Déjà à l’époque, c’était tellement facile de ruiner une réputation ! Ma mère n’était plus là pour le contredire et les ragots, ici, ça ne demande qu’à se répandre : la preuve, vous avez cru l’histoire sans sourciller.— Avoue quand même qu’on avait de quoi se poser des questions !— J’avoue que les apparences pouvaient laisser croire beaucoup de choses. Mais j’ai, contrairement aux autres garçons, toujours pris mes précautions avec les filles. Le pharmacien faisait la tête mais il me les donnait, les redingotes anglaises ! Il aurait quand même pu dire à mon père que je ne pouvais pas être le fautif dans la grossesse de sa fille !— Hum, il n’avait peut-être pas apprécié que tu fricotes avec elle.Louis se mit à rire :— Sans doute. Bref, je suis parti, j’ai fait quelques années d’apprentissage à Clermont chez maître Fernet et, fort de ses enseignements, je suis monté à la capitale, en quête de fortune. J’étais à Paris quand le curé m’a retrouvé puis envoyé le télégramme qui annonçait la mort de mon père. Il m’a dit que c’était un accident mais j’ai tout de suite compris ce qui c’était passé. Et quand il m’a dit que Rose était morte aussi, je n’ai plus eu aucun doute. Vous me voyez aller venger mon père qui m’avait chassé ? Non. Je venais de monter mon atelier de lutherie et je commençais à bien gagner ma vie. Lui n’avait pas trouvé de successeur. Albin est mort l’année suivante, le remords a dû le faire devenir fou. Le curé voulait que je revienne mais j’ai tenu cinq ans, un peu par orgueil et un peu par honte aussi. Pas envie de me replonger dans le passé, de me trouver face à la fille d’Albin.Et puis, un matin, lassé de la vie trépidante, je n’ai eu qu’un désir : me réveiller en écoutant chanter les oiseaux, comme autrefois. Je n’ai pas hésité. Je savais que la maison paternelle était toujours à vendre et que personne ne se souviendrait de moi. Le village n’est pas trop loin de Clermont, pas trop loin des musiciens, même si Paris était idéal. J’ai laissé un associé sur l’atelier parisien et j’ai pris ma part des bénéfices pour monter une affaire ici et racheter la maison. Et puis je me disais que Claire avait dû partir chez ses cousines, que je ne la reverrais pas. Je ne me souvenais que d’une gosse qui vous dévorait du regard, aussi je n’avais aucune envie de la croiser.Seulement, dès que je suis allé au marché, je l’ai vue et reconnue : elle ressemble tellement à sa mère ! Même grâce, même sauvagerie, même je ne sais quoi qui m’a donné envie d’elle. Au début, je me suis dit que déniaiser la fille de la maîtresse de mon père, ce serait amusant. Et puis, je crois que j’ai compris en la regardant vivre, en dansant avec elle l’autre soir, l’attachement que mon père pouvait avoir pour sa mère. D’ailleurs je vous l’ai dit sincèrement le soir de la Saint-Jean. Maintenant que je suis rentré au pays et que j’ai de quoi vivre honorablement, j’aimerais qu’elle soit ma femme. Je crois que je saurai mieux que n’importe quel homme la rendre heureuse, la comprendre. C’est ce que je suis allé dire à mon père. Peut-être la première fois que je peux lui parler d’une chose qui me tient à cœur !Le père Bideau écoutait Louis attentivement. Au fur et à mesure de son récit, il se détendait et reprenait des couleurs. Finalement, sa première impression était la bonne : Louis était un homme honnête et qui saurait aimer Claire, même si, une fois instruite de sa parenté, la jeune fille risquait d’éconduire définitivement le malheureux. Il soupira :— Tu veux que je te dise, garçon ? Je te souhaite bien du courage pour conquérir la fille d’Albin : ce sera très difficile car il faudra tôt ou tard lui dire qui tu es. Et c’est pas sûr qu’elle ne te renverra pas d’où tu viens. Et même si tu réussis, le village s’emparera de votre histoire pour condamner une union pas du tout convenable. Sans vouloir te décourager, j’crois que ce serait plus raisonnable de t’intéresser à une autre et de préférence pas du village.— Je n’aime pas sur commande et je n’ai pas peur des ragots. Je pourrais leur en renvoyer dix qui provoqueraient des drames dans les familles. Moi aussi j’ai des yeux pour voir qui fricote avec qui. Des histoires comme celle de mon père et Rose, il y en a au moins quatre. Les commères en perdraient le sommeil si elles apprenaient ça ! Mais vous avez raison, Claire ne voudra peut-être pas de moi.— Va savoir… J’vous ai vus tout à l’heure et à la regarder sourire, j’crois que tu as une toute petite chance. Mais prends ton temps, ne précipite pas les choses. Claire a l’air encore plus farouche que sa mère.— Je sais.Louis sourit et ajouta :— Elle a peur de moi. Mais je crois que j’ai trouvé comment lui parler.Le père Bideau tapota le bras de son compagnon.— Tu me raconteras ça un autre jour ! Je crois que je vais retourner à l’hospice. Sœur Amélia va encore me gronder et me dire que j’ai raté l’heure de la soupe. Heureusement que j’ai de quoi m’faire des tartines.Louis l’aida à se relever, lui prenant le bras d’autorité, et lui répondit d’un air malicieux :— Je vous raccompagne. C’est sur ma route et si les religieuses sont pas contentes, j’irai leur sonner les cloches.ooooooo00000000oooooooAssise devant la porte de sa maison, la vieille Rougier observait avec un œil mauvais le duo du luthier et du vieil homme s’éloigner du cimetière. Elle ne présumait rien de bon de cette association. Elle avait vite remarqué l’attention que le nouveau venu donnait à la petite Dupuy et cela l’irritait profondément. Malgré son état d’orpheline, de fille maudite par le sort, réputation que Marthe avait savamment entretenue par quelques commérages, menaces et pressions depuis de nombreuses années, l’homme s’efforçait de la séduire et même de la conquérir. Une épine dans le projet d’anéantissement que la vieille femme avait en tête. Bideau, elle le connaissait depuis l’école communale. C’était un fourbe, un bavard, un traître. Heureusement qu’il était lâche et qu’il n’avait plus aucune responsabilité à la mairie, sinon, il aurait fait échouer ses plans.Bientôt, elle l’espérait, son jeune disciple prendrait sa relève en magie noire et avec sa prestance et son savoir d’avocat succéderait au maire, bien trop mou et rustre pour diriger Saint-Amant. Elle avait veillé à l’instruire, après l’avoir choisi dans la famille la plus riche du village. Ne restait plus qu’à patienter et trouver le moment propice pour lui faire rencontrer la jeune Claire. Cette dernière commençait à sortir peu à peu de sa retraite. Il ne fallait pas qu’un amoureux gâche tout. À moins que… Elle venait d’avoir une excellente idée, elle en ferait part à son élève, qui terminait son droit à Clermont. Nul doute qu’il se rangerait à ses vues. Malgré un tempérament jaloux, elle saurait lui démontrer les bienfaits d’un initiateur pour amadouer sa fiancée.Marthe sourit avec cruauté. Elle triompherait bientôt définitivement de tous ceux qui avaient empêché et retardé son pouvoir maléfique. Claire épouserait Olivier et lui donnerait l’enfant qui sonnerait la fin de la magie blanche et le pouvoir suprême de la magie noire. De cela elle était certaine. Elle avait tout fait pour isoler cette enfant, préparer sa vengeance. Ce n’était pas un parisien qui pourrait révolutionner ce village, ni faire barrage au pouvoir de la magie. Elle y veillerait personnellement.