Lorsqu’ils arrivèrent sur la grand-place, le feu d’artifice en Ă©tait presque au bouquet final. Bien qu’un peu apeurĂ©e par la foule et le bruit, Claire rayonnait au bras de son compagnon. Le moment d’intimitĂ© passĂ© avec Louis lui avait mis le rose aux joues et sur les lèvres un sourire de bonheur. Le luthier enlaçait ses reins, les enveloppant de son bras, la main posĂ©e, caressante, sur la hanche de la jeune fille. Ce geste Ă©tait celui d’un amant sĂ»r que la nuit lui appartiendrait et que rien ne s’opposerait Ă son bonheur. Il Ă©tait beau Ă ses cĂ´tĂ©s, non seulement par le costume clair qui s’accordait Ă merveille avec la robe blanche de sa compagne, mais aussi parce que son regard bleu avait pris une fièvre qui lui donnait l’air encore plus mâle que d’habitude. Un courant de dĂ©sir, intense, brĂ»lant, le faisait frissonner. S’il n’avait craint la malĂ©diction, il aurait renoncĂ© au bal pour apaiser la faim qu’il avait du jeune corps qui palpitait contre le sien.Mais il devait attendre. Un soupir gonfla sa poitrine tandis que la dernière fusĂ©e Ă©clatait dans le ciel veloutĂ©. Les musiciens accordaient leurs instruments, le bal pouvait commencer. Louis enlaça Claire pour la première valse, et mĂŞla son regard au sien. Ainsi elle Ă©tait sienne, car enfin elle s’abandonnait sans retenue dans ses bras, suivant ses pas, se donnant toute entière Ă la danse. Et il en Ă©prouvait un surcroĂ®t de dĂ©sir dont il cachait l’émotion par un grand sourire et un rythme de valse soutenu.Claire n’était pas dupe de l’effort que faisait Louis. Elle aussi Ă©prouvait dans son corps l’attente de l’union charnelle, avec un mĂ©lange d’impatience, de retenue et de contentement. Le ventre et les seins tendus, les reins tourmentĂ©s par cet appel mystĂ©rieux, sauvage et impĂ©rieux qui Ă©treint les amants, elle se laissait emporter par le tourbillon des violons, des robes et des lumières. Elle aussi voulait oublier tout ce qui n’était pas lui, tout ce qui ne les concernait pas. Ce serait leur force, leur ultime pied de nez Ă la malĂ©diction.Pour la première fois, elle se sentait exister parmi la foule. Une femme amoureuse, une femme qui aime un homme et est aimĂ©e de lui. Sans peur, sans culpabilitĂ© aucune. Le plaisir conjuguĂ© de la danse et du dĂ©sir faisait briller ses yeux noirs et donnait encore plus de tendresse Ă son visage. Les couples autour d’eux s’enlaçaient pareillement et les musiciens, stimulĂ©s par la fĂŞte, redoublaient d’ardeur.Dans un coin, l’homme au poignard observait la scène, un rictus aux lèvres. Il tenait Ă la main un verre de liqueur de verveine et il fixait Claire tout en sirotant son breuvage. Un instant il ferma les yeux et se retrouva loin, très loin, des annĂ©es en arrière, lorsqu’à seize ans il avait aperçu dans un verger une toute jeune fille cueillant les pommes rouges de la fin d’octobre, ses longues nattes et son jupon noir flottant au vent de foehn. Il se vit la guettant derrière un arbre tandis qu’elle rapportait Ă la maison paternelle le panier de sa cueillette. Il revit sa surprise, son envie d’elle et le baiser qu’il lui donna, Ă©mu jusqu’au plus profond. Les lèvres de Claire avaient un goĂ»t de baies sauvages… un goĂ»t qu’il n’avait jamais oubliĂ©.— Tu es Ă moi depuis si longtemps, petite sorcière, que tu ne peux pas appartenir Ă un autre, murmura-t-il. Marthe me l’a promis, toi et moi pour toujours et Ă jamais. La magie ne peut aller qu’à la magie et j’ai besoin de toi pour parvenir Ă la puissance suprĂŞme. DĂ©sire cet homme qui t’enlace, tu n’en seras que plus rĂ©ceptive Ă mes caresses tout Ă l’heure. Car tu te donneras Ă moi alors sans retenue. Tu ne le sais pas encore, mais c’est Ă©crit. Rien ne pourra te protĂ©ger contre la force de mon dĂ©sir, contre la magie que j’ai dĂ©ployĂ©e pour te soumettre. Tu es bien comme ta mère, aussi belle, aussi tentante que les pommes que tu ramassais autrefois, aussi vulnĂ©rable Ă l’éveil de ta sensualitĂ©. Il suffisait d’attendre que tu sois prĂŞte Ă t’offrir. Ce soir, avant minuit, tu seras ma femme.Et il sourit alors largement. Il connaissait le moyen d’isoler la jeune fille de l’emprise de son compagnon. Ce serait si facile : il suffisait d’attendre la pause traditionnelle des musiciens, ce qui ne tarderait guère. Il posa le verre vide sur un tonneau près de la buvette et s’en fut vĂ©rifier les prĂ©paratifs de la noce magique qu’il voulait cĂ©lĂ©brer dans la petite chambre qui donnait sur la grand-rue. La rumeur du bal lui parvenait assourdie. Il examina les chandelles noires dĂ©jĂ allumĂ©es, les oreillers moelleux couverts de dentelle sur le lit ancien, la rose blanche près du calice d’or sur la commode, le miel de châtaignier, le vin, le cadavre d’un aigle et la fiole dans laquelle il avait recueilli quelques gouttes du sang du grand rapace, l’extrait de digitale qu’il mit dans sa poche, le flacon d’éther et les cordes, ces dernières soigneusement dissimulĂ©es dans le tiroir d’un chevet. – Pour le cas oĂą je devrais te prendre de force ! Mais je doute que tu refuses de t’unir Ă moi, tu aimes trop ton luthier pour le voir mourir.Il ne referma pas la porte. Il reviendrait avec sa proie quelques minutes plus tard. Il sourit, regarda sa montre Ă gousset sans l’ouvrir. Saint-Julien sonnait onze heures et demie. La dernière valse allait dĂ©buter avant les rafraĂ®chissements, il Ă©tait temps d’agir.Son ombre longue se dĂ©coupait dans la lumière des rĂ©verbères et il Ă©tait si absorbĂ© par ses pensĂ©es qu’il n’aperçut pas l’homme qui le suivait. Marius Pauvert, la quarantaine un peu rondelette, prĂ©venu un peu plus tĂ´t par son antiquaire de père, observait le sorcier avec attention. Il n’aimait pas l’allure aristocratique de cet homme. Quelque chose dans ses manières semblait affirmer une supĂ©rioritĂ© Ă la fois sociale et physique. Bien que d’excellente famille, Ă©levĂ© dans les meilleures Ă©coles avant que d’être inspecteur de police, Marius avait toujours dĂ©testĂ© les poseurs. Celui-lĂ en Ă©tait un, doublĂ© d’un meurtrier en puissance et d’un malade mental.Que venaient faire des chandelles noires, un cadavre d’aigle, de l’éther et de la digitale dans une chambre d’amour ? Voulait-il empoisonner et tuer la jeune femme qu’il convoitait ? Marius, sans connaĂ®tre grand-chose des rites magiques, avait eu vent des pratiques de sorcellerie lorsqu’il Ă©tait Ă©tudiant. Essentiellement des potions permettant de mieux conquĂ©rir les filles, mais il savait qu’à ces breuvages, onguents et autres pommades, d’autres ajoutaient des ingrĂ©dients qui permettaient le viol ou le crime. Il suffisait de bien connaĂ®tre les plantes.Il ralentit le pas, voyant le suspect s’arrĂŞter en bordure de la place. Il ne voulait pas ĂŞtre repĂ©rĂ©. L’homme sortit un objet de la poche de son costume. Un moment, Marius crut que c’était le poignard mais il ne s’agissait que d’un Ă©tui Ă cigarettes. Avant de commettre son forfait, il avait besoin de se rassurer et sans doute de repĂ©rer celle qu’il piĂ©gerait. Marius dĂ©cida de prendre la ruelle Maurepas qui permettait de rejoindre la place sans ĂŞtre vu. Il voulait voir Ă quelle jeune fille le sorcier voulait s’en prendre. La rose blanche sur la commode indiquait qu’il la voulait vierge.Baste ! Il avait l’embarras du choix Ă cette fĂŞte !Les jeunes couples, fiancĂ©s officiels ou clandestins, Ă©taient nombreux chaque 14 Juillet, depuis la fin de la guerre. Pour conjurer le malheur et la mort, ils s’enlaçaient toujours plus nombreux sur le plancher de bois de la piste, montĂ©e par les ouvriers municipaux. Les jeunes filles avaient revĂŞtu leurs plus jolies robes et, mĂŞme sous l’oeil vigilant de leurs pères, elles n’hĂ©sitaient pas Ă lancer des oeillades aux jeunes hommes qui leur plaisaient. Marius s’était souvent amusĂ© Ă observer les couples dansant sous les lampions. Certains Ă©taient attendrissants de maladresse, d’autres timides et rĂ©servĂ©s, d’autres encore passionnĂ©s, presque impudiques.ArrivĂ© Ă l’angle de la piste, en bordure de place, il examina une fois de plus les danseurs. Il nota que les couples mariĂ©s Ă©taient les plus nombreux, curieusement. Ceux-lĂ Ă©taient conventionnels. Rien dans leur attitude ne laissait penser Ă une possible tentation.Louis et Claire passèrent près de lui, entourĂ©s d’autres couples. La robe blanche brodĂ©e, les roses blanches dans les cheveux bruns de la jeune femme retinrent un instant l’attention de l’inspecteur. Mais, voyant l’homme qui l’accompagnait proche de son âge, il balaya l’idĂ©e d’un couple Ă ses dĂ©buts : Claire paraissait si Ă©panouie, dans une sensualitĂ© qui n’était pas celle d’une jeune vierge. Un amant et sa maĂ®tresse, pensa-t-il.Et avisant leurs proches voisins, il se concentra sur un jeune couple, charmant de jeunesse et de fraĂ®cheur, qui se dirigeait vers la buvette. La jeune fille blonde, liane rose froufroutante et rougissante, s’appuyait lĂ©gèrement Ă son compagnon. Elle devait avoir Ă peine dix-sept ans. Une proie tentante pour le sorcier. Marius le chercha des yeux et le trouva près de la buvette, un verre Ă la main. L’homme semblait avoir lui aussi remarquĂ© la jeune femme en rose. Il lui souriait d’un air goguenard tout en se rapprochant du couple. L’inspecteur se faufila derrière l’orchestre pour voir s’il n’allait pas passer Ă l’action. Mais il fut déçu. Le sorcier se contentait de compliments sucrĂ©s, avec force conseils au jeune homme, un peu gĂŞnĂ© par ces dĂ©clarations crues :— La beautĂ© d’une femme se cueille Ă son meilleur soir. Mademoiselle est Ă son zĂ©nith, vous devriez vous Ă©clipser. Moi-mĂŞme, tout Ă l’heure, je le ferai avec la plus belle de l’assemblĂ©e ; car si vous ĂŞtes charmante, ma chère, une fois soumise Ă mon bon plaisir, vous n’auriez que fadeur Ă m’exposer.— Monsieur, je ne vous permets pas ! rĂ©torqua le jeune homme.— Mais si, mon ami, c’est d’ailleurs pour cela que votre cavalière est Ă consommer sur place et sans tarder. Une rose de culture se dĂ©fraĂ®chit si vite ! Je prĂ©fère les Ă©glantines, un peu plus sauvages, un peu plus rebelles. Vous connaissez ce genre de fleurs ? Mais non sans doute, vous prĂ©fĂ©rez la facilitĂ©Â !— Vous ĂŞtes ivre! Vous devriez avoir honte, monsieur ! s’exclama la jeune fille.Le sorcier fixa son interlocutrice avec un regard qui la figea.— Ma chère, j’instruis votre fiancĂ© sur la meilleure manière de reconnaĂ®tre une proie, vous devriez me remercier. Je lui Ă©vite et je vous Ă©vite une soirĂ©e sans amusement. Mais permettez-moi de lui offrir un verre de ce dĂ©licieux vin de Boudes. Je ne voudrais pas que nous terminions cet entretien sans trinquer Ă votre beautĂ©.Le jeune homme sembla hĂ©siter. Il tenait la main de sa compagne serrĂ©e dans la sienne. Il Ă©tait effrayĂ©, furieux et en mĂŞme temps vexĂ©. Un mĂ©lange de sentiments qui lui faisait crisper le poing restĂ© libre. Nul doute que son interlocuteur cherchait la bagarre. N’ayant aucune envie de scandale, il tendit la main vers le verre que le sorcier lui tendait, le vida d’un trait et rĂ©pondit d’un ton sec :— Laissez-nous maintenant. Je sais fort bien ce qu’il convient de faire.Le sorcier sourit et murmura des mots incomprĂ©hensibles. Quelques secondes plus tard, le jeune homme s’écroulait brutalement, Ă la grande frayeur de sa compagne et des hommes qui se trouvaient autour d’eux. Saisi de convulsions, il s’agitait en tous sens. La musique cessa aussitĂ´t. Des cris fusèrent de toutes parts. Les musiciens sautèrent au bas de l’estrade pour tenter de maĂ®triser le jeune homme qui semblait avoir perdu l’esprit. Marius Pauvert bondit hors de sa cachette pour porter secours. Il s’agenouilla près du garçon et essaya de le calmer. Puis hurla pour appeler un mĂ©decin. Il fallait faire vite. Une foule compacte se formait autour d’eux. La jeune fille en rose criait d’une voix stridente:— Le vin est empoisonnĂ©Â ! Le vin est empoisonnĂ©Â !La confusion rĂ©gnait partout. Les femmes poussaient des cris aigus, certains hommes avaient pris aux Ă©paules les serveurs de la buvette pour leur rĂ©gler leur compte. Marius releva la tĂŞte, mais le sorcier avait profitĂ© du bruit pour s’éclipser. Un mĂ©decin, sans doute prĂ©venu par un passant, se pencha.— Laissez, inspecteur, je vais m’occuper de lui. Courez plutĂ´t après celui qui a empoisonnĂ© ce verre.Pauvert se releva et tenta de se frayer un chemin pour sortir de la foule, Ă©lectrisĂ©e par l’évènement. Il lui fallait retrouver l’homme, très vite, avant qu’il commette l’irrĂ©parable. Il fonça Ă contre-courant des couples qui se pressaient aux nouvelles, mais la foule le gĂŞnait et sa progression Ă©tait lente.Il allait sortir du plus gros de la foule lorsqu’il heurta un homme en costume clair, titubant, les mains tachĂ©es du sang coulant de son flanc gauche, le regard perdu, entre colère et effondrement. AussitĂ´t, Marius Pauvert le prit en charge et l’amena sur un banc en bordure de la basilique. Il compressa la blessure avec un grand mouchoir sorti de sa veste et hĂ©la un passant pour faire prĂ©venir un autre mĂ©decin. Le blessĂ© souffla un remerciement. Il Ă©tait blĂŞme. Sa blessure n’était pas profonde mais l’entaille Ă©tait large. Un coup de poignard au cĂ´tĂ©, plutĂ´t bien ajustĂ©, constata Marius.— Qui vous a fait cela ?— Un dĂ©mon Ă tĂŞte d’ange… Il a enlevĂ© ma fiancĂ©e. Laissez-moi et courez. Après minuit il sera trop tard.— Je ne peux pas vous laisser avant l’arrivĂ©e d’un secours. Mais je crois savoir oĂą votre agresseur a emmenĂ© votre dulcinĂ©e. C’était la jeune fille avec les roses blanches dans les cheveux, n’est-ce pas ?Le luthier hocha la tĂŞte et s’agrippant au bras de son sauveur, il implora :— Il faut absolument que vous la retrouviez. Il veut la tuer.— J’ai vu oĂą il avait l’intention de l’amener car je l’observe depuis le dĂ©but de la soirĂ©e. Il ne me paraĂ®t pas avoir toute sa tĂŞte. Dès l’arrivĂ©e du mĂ©decin, j’y cours, ne vous inquiĂ©tez pas. Je suis inspecteur de police. Je m’appelle Marius Pauvert. – Louis Lafargue-Bergheaud, luthier Ă Saint-Amant. Ma fiancĂ©e… Je me fiche de mourir, mais sauvez-la !— Vous connaissez l’homme qui vous a fait ça ?— Non, mais il nous a Ă©piĂ©s toute la soirĂ©e. Lui doit nous connaĂ®tre, c’est plus que certain.— Mais comment ?— Je ne sais pas. Je vous en prie, chaque minute compte !Heureusement l’homme qu’avait sollicitĂ© Marius revenait en compagnie d’un mĂ©decin. S’approchant du blessĂ© ce dernier demanda :— C’est grave ?— Une Ă©raflure un peu vive causĂ©e par un poignard. J’ai essayĂ© de compresser la plaie pour qu’il ne perde pas trop de sang.— Vous avez bien fait. Allongez-le sur le banc, je vais dĂ©sinfecter, le panser et recoudre. Dieu merci, la plaie est superficielle et aucun organe vital n’est touchĂ©.Un gĂ©missement de douleur Ă©chappa Ă Louis. Son regard se voila et il pressa la main de Marius.— Vite, je vous en prie !L’inspecteur alors se leva.— Je reviendrai vous voir dès que je l’aurai retrouvĂ©e, et je vous la ramènerai, je vous le promets. Ă€ quel hĂ´tel ĂŞtes-vous descendu ?— L’auberge de la Dore. Le patron est un ami.— D’accord ! Je m’en souviendrai. Ne vous en faites pas, je vais retrouver votre fiancĂ©e avant qu’il lui fasse du mal.L’inspecteur courut en direction de la grand-rue, rĂ©quisitionna deux hommes de forte stature qu’il emmena avec lui après leur avoir demandĂ© de prendre une arme. ArrivĂ©s près du lieu oĂą il avait vu l’étranger, il vĂ©rifia son pistolet de service et demanda Ă ses comparses d’armer les leurs. Il n’aimait pas s’en servir mais lĂ il n’avait pas le choix. Le sorcier avait sans doute conservĂ© son poignard et n’hĂ©siterait pas Ă s’en servir Ă nouveau soit contre eux, soit contre sa victime. Il plaça ses compagnons contre la porte, qui lui parut creuse et lĂ©gère, et un doigt sur la bouche leur fit signe qu’ils allaient enfoncer l’ouverture.Une lumière tamisĂ©e brillait dans la chambre et les trois hommes entendirent un cri aigu de terreur. En prenant son Ă©lan, Marius espĂ©rait qu’ils n’arrivaient pas trop tard.oooo00000ooooClaire n’avait pas eu le temps de rĂ©aliser ce qui arrivait. Lorsque la musique s’était arrĂŞtĂ©e, elle avait juste aperçu un corps Ă terre. Ensuite, l’homme qu’elle avait vu plus tĂ´t au restaurant de l’auberge l’avait arrachĂ©e Ă Louis par la force, blessant avec un poignard le ventre du luthier. Elle avait criĂ© mais son cri avait Ă©tĂ© couvert par celui d’autres femmes. Elle avait vu l’homme qu’elle aimait s’écrouler, puis tenter de se relever en titubant. Elle s’était dĂ©battue avec force mais son ravisseur l’avait entraĂ®nĂ©e hors de la foule, une main sur sa bouche et, sous la menace de son poignard, l’avait traĂ®nĂ©e jusqu’à cette chambre. Il l’avait jetĂ©e sur le lit hors d’haleine, non sans avoir poussĂ© le verrou de la garçonnière.— Maintenant tu ne peux plus m’échapper.Il contemplait la jeune fille, recroquevillĂ©e de terreur sur le lit, avec feu. Comme elle Ă©tait belle ! Encore plus que dans son souvenir. Et le dĂ©sir d’un autre avait comme nimbĂ© son joli corps d’un Ă©clat particulier. Il n’aurait aucun mal Ă la prendre, il le sentait. Mais auparavant il devait lui dire qui il Ă©tait et la rĂ©soudre Ă renoncer Ă la magie.Un Ă©clat vert et un second, rouge, illuminèrent la pièce. Ils venaient du pendentif qu’elle portait au cou. Menaçant, le jeune homme s’approcha pour le saisir et briser net la chaĂ®ne qui le retenait mais un Ă©clair rouge le foudroya dès qu’il tendit la main, le jetant Ă terre. Le pendentif protĂ©geait sa propriĂ©taire.— Maudite soit la magie des fĂ©es ! hurla-t-il. Comment t’es-tu procurĂ© cet objet alors que tu n’es pas une initiĂ©e ? Seules les sorcières en ont !— Jamais je ne vous le dirai.— Je te jure bien que si, si tu ne veux pas que je fasse mourir ton beau fiancĂ©. Regarde l’aigle posĂ© sur la commode. Je l’ai tuĂ© il y a deux jours pour en faire le symbole de celui que tu aimes. Sur ce bel oiseau, il me suffira d’un coup de ce poignard qui a dĂ©jĂ blessĂ© l’homme de tes pensĂ©es pour le faire et mourir de la manière la plus terrible qui soit.Claire fixa le jeune homme avec mĂ©pris. Une sourde colère montait en elle, faisant frĂ©mir sa voix et palpiter ses narines.— Vous ne pourrez pas le tuer. Jamais. Il est protĂ©gĂ© des sortilèges.— Si tu crois me faire peur, c’est ratĂ©Â ! Comment un homme aussi ordinaire pourrait-il avoir Ă©tĂ© jugĂ© digne de bĂ©nĂ©ficier de la protection suprĂŞme, face Ă la sorcellerie ? Mais il est vrai que je n’ai pas pu plonger ma lame en lui, elle n’a pu que le blesser. Alors tu dois avoir raison. C’est pourquoi, ma petite Claire, tu ferais mieux de me rĂ©vĂ©ler ton secret avant que je dĂ©cide de m’occuper sĂ©rieusement de ton ami le luthier.— Comment savez-vous mon nom ? Qui ĂŞtes-vous ?L’homme sourit devant l’innocence de cette remarque.— Ai-je donc changĂ© Ă ce point que tu n’aies pas compris qui je suis ? Je suis l’homme qui t’a donnĂ© ton premier baiser. Et ce faisant, celui qui a obtenu les pleins pouvoirs de te possĂ©der.Claire hoqueta de frayeur et de surprise.— Olivier ? Olivier Desgrange ?— Ah, enfin ! Je me disais bien que la mĂ©moire te reviendrait. Tu n’as guère eu l’occasion, avant le mois dernier, d’oublier le dĂ©licieux moment que je t’ai procurĂ© voilĂ dĂ©jĂ plus de sept ans. Comme le temps passe, n’est-ce pas ? Il m’aura fallu attendre que ta sensualitĂ© soit Ă©veillĂ©e au point que tu puisses, dès la première Ă©treinte, concevoir un fils qui prolongera le don que nous avons reçu de nos ancĂŞtres. Évidemment, j’aurais prĂ©fĂ©rĂ© ĂŞtre l’instigateur de cet Ă©tat dès le dĂ©but mais il faut savoir faire des sacrifices parfois, pour mieux triompher ensuite. Lafargue a su parfaitement t’initier Ă l’amour. Ainsi, je pourrai te donner tous les plaisirs sans que tu puisses y opposer de rĂ©sistance.— Mon pendentif me protĂ©gera. Et vous n’avez aucun pouvoir sur moi.— Que tu crois ! Je n’aurai qu’une formule Ă prononcer pour endormir la vigilance de ton protecteur et pour que ton joli corps s’abandonne Ă mes caresses. Tu es brĂ»lante du dĂ©sir d’un autre, mais justement je vais utiliser cet Ă©tat de telle sorte que tu ne puisses que t’offrir Ă moi. Vois, le calice est prĂŞt pour notre mariage sorcier. La magie blanche dont tu es faite sera bientĂ´t entièrement soumise Ă mes pouvoirs de magie noire. Lorsque j’aurai mĂŞlĂ© quelques pĂ©tales de roses, un peu de miel, le sang de l’aigle et celui de ton fiancĂ© dans le vin que j’ai dĂ©jĂ versĂ© sur ma potion, et que j’aurai bu avec toi ce breuvage, tu ne pourras qu’accueillir en toi mon dĂ©sir. La magie appartient Ă la magie, tu devrais le savoir !— Mais la bonne magie n’appartient jamais Ă la mauvaise ! Ça aussi vous devriez le savoir ! D’ailleurs comment pourrait-elle se donner Ă la mauvaise, hormis pour ĂŞtre dĂ©truite ? En dĂ©pit de tous les charmes dont vous ĂŞtes capable, jamais vous ne pourrez possĂ©der mon coeur.Mon corps cĂ©dera peut-ĂŞtre, mais jamais mon âme.— Je te rassure, je n’ai besoin que de ton corps. Ton coeur, je l’aurai plus tard, quand tu auras compris que tu ne peux qu’être ma femme et qu’aucun autre homme ne pourra te possĂ©der. Ta mère aurait dĂ» choisir un sorcier pour amant, elle n’aurait pas eu une si triste fin ! Toi, tu auras la chance de m’avoir, n’est-ce pas merveilleux ? Mais il est tard, bientĂ´t minuit ! Je ne voudrais pas que le moment de nous unir soit dĂ©passĂ©. Tu devrais Ă´ter ta robe, je n’aimerais guère dĂ©chirer une aussi jolie soie !Et sans plus de façon, il se tourna vers la commode pour prĂ©parer la potion. Claire, le voyant occupĂ©, se prĂ©cipita hors du lit vers la porte et tenta de sortir mais l’homme, en trois enjambĂ©es, l’avait rejointe. D’une Ă©paule, il referma la porte qu’elle avait rĂ©ussi Ă entrouvrir et poussa le loquet.— Tu crois sans doute que je n’avais pas compris tes intentions ? Mais je ne te laisserai pas partir, ma belle. Pas maintenant ! Tu es Ă moi. Da me sages virginum desire…À ces mots, prise d’un malaise subit, la jeune fille s’écroula. Olivier Desgrange la prit dans ses bras et l’allongea sur le lit avec une grande douceur. Il caressa son visage comme on rassure un enfant et sa voix se fit tendre lorsqu’il lui dit :— Je n’avais pas envie d’utiliser la magie pour te prendre, mais tu ne me laisses pas le choix, ma chĂ©rie. Rassure-toi, je serai doux, tu ne sentiras que le plaisir que je te donnerai. DĂ©jĂ je t’ai soumise. Regarde, ton pendentif ne me voit plus comme un ennemi, il ne m’agresse plus. Et tu sais pourquoi ? Parce que pour lui j’ai le visage de l’amour, le visage de ton amant. BientĂ´t, tu ne pourras plus te dĂ©fendre et finalement, après avoir bu l’élixir d’union noire, tu te donneras Ă moi sans retenue. Lorsque tu seras mienne, je pourrai alors me dĂ©barrasser dĂ©finitivement de ton amant, fut-il protĂ©gĂ© de tous malĂ©fices.EffrayĂ©e, ne pouvant plus bouger, Claire laissait couler des larmes d’impuissance et de douleur. Son agresseur termina la potion et revint vers le lit :— Je bois Ă ton plaisir, ma douce… et au mien de te faire femme et mère cette nuit !Il but Ă longs traits le breuvage qu’il avait prĂ©parĂ© et approcha la coupe des lèvres de la jeune fille. Elle dĂ©tourna la tĂŞte avec effroi et du vin se rĂ©pandit sur sa robe blanche, qui en fut comme maculĂ©e de sang sĂ©chĂ©.— Non, plutĂ´t mourir ! cria-t-elle avec vĂ©hĂ©mence.Mais d’un geste habile l’homme immobilisa sa tĂŞte et rĂ©ussit Ă verser la fin de la potion dans sa gorge, psalmodiant la formule que Marthe lui avait apprise. BientĂ´t une douce langueur termina d’affaisser le corps gracile et Claire dut fermer les yeux pour ne pas voir tanguer la pièce. Desgrange profita de sa faiblesse pour la dĂ©vĂŞtir. Il lui Ă´ta sa robe et dĂ©boutonna la combinaison blanche, enleva ses bas, sa culotte et sa chemise qui faisaient obstacle Ă son dĂ©sir, sans Ă©couter ses protestations impuissantes. Puis il entreprit de se dĂ©vĂŞtir lui-mĂŞme pour s’unir Ă elle. Il la couvait du regard, admirant le corps nu dont il allait se rendre maĂ®tre.Elle Ă©tait belle, ravissante, et il en concevait un plaisir presque douloureux qui le faisait trembler. Marthe lui avait choisi une femme qui ne tarderait pas Ă dĂ©couvrir tous les plaisirs de l’étreinte. Sur le lit, consciente de ce que l’homme voulait d’elle, la jeune fille terrorisĂ©e tentait dĂ©sespĂ©rĂ©ment d’esquiver les caresses du sorcier, luttant avec toute l’énergie dont elle Ă©tait capable contre la drogue qui peu Ă peu la plongeait dans un demi-sommeil, repoussant son agresseur de ses bras avec horreur mais elle Ă©tait presque sans forceet ses gĂ©missements plaintifs d’horreur, de dĂ©goĂ»t, hĂ©las, loin de dĂ©courager Desgrange, excitaient son dĂ©sir d’elle. Doucement il se pencha sur Claire et, malgrĂ© le cri de dĂ©sespoir qu’elle poussa lorsqu’il lui ouvrit les cuisses, il lui murmura Ă l’oreille :— Cesse de lutter contre moi, petite sorcière, tu n’es pas de taille pour me vaincre ! Abandonne-toi, laisse le plaisir monter. Tu vas ĂŞtre mienne Ă l’instant et jamais plus tu ne pourras appartenir Ă un autre !Il allait la pĂ©nĂ©trer lorsque la porte de la garçonnière cĂ©da brutalement. Trois hommes Ă la forte carrure firent irruption dans la pièce, brisant net son projet.ooooOOOOOoooo— Inspecteur Pauvert, police de Brioude ! Éloignez-vous d’elle immĂ©diatement ou je vous tue, hurla Marius, se dĂ©tachant de ses compagnons. Il pointait son arme contre Desgrange d’un air menaçant et rĂ©solu. Le sorcier, subitement dĂ©grisĂ©, ne fut troublĂ© qu’un seul instant, il se redressa sur le lit, se leva, sourit avec insolence et fit face Ă son accusateur, affichant sans complexe une virilitĂ© triomphante, espĂ©rant en cela dĂ©contenancer ses adversaires.— Que voilĂ une curieuse façon d’interrompre ma lune de miel !— DrĂ´le de noce ! Tellement secrète que personne ne vous a vus ensemble auparavant. La mariĂ©e paraĂ®t bien pâle et bien terrorisĂ©e. Couvrez-la !L’ordre cinglait et Desgrange s’exĂ©cuta. Il prit une couverture sur un fauteuil Voltaire et la jeta sur Claire qui gĂ©mit. La jeune fille, presque inconsciente, ne percevait que par bribes ce qui se passait autour d’elle.— Rhabillez-vous et suivez-nous sans faire d’histoires. Je vous arrĂŞte aux motifs d’enlèvement pour viol, menaces, coups et blessures volontaires, empoisonnement. Votre compte est bon.Desgrange se mit Ă rire.— Et quelles preuves avez-vous ? Ce n’est pas parce qu’une jeune femme se pâme nue dans mes bras qu’elle est victime d’un viol. Vous seriez Ă©tonnĂ© de constater par vous-mĂŞme Ă quel point elle est consentante.— Vraiment ? Alors comment se fait-il qu’elle se soit Ă©vanouie? Que lui avez-vous donnĂ© Ă boire pour qu’elle soit dans un Ă©tat pareil ? Pourquoi l’ai-je entendu crier, peu avant d’enfoncer la porte ?Le sorcier sourit et avec beaucoup d’aplomb s’exclama :— Vous ne connaissez pas les femmes ? Une jeune vierge est toujours effarouchĂ©e le soir de ses noces. Car entre l’émoi qu’elle perçoit et la rĂ©alitĂ©, il y a souvent une distance… que je m’efforçais de lui faire franchir aussi sensuellement que possible, avant que d’être interrompu.Une vague de dĂ©goĂ»t envahit la bouche de Marius. Non seulement l’individu Ă©tait arrogant mais il le prenait pour un imbĂ©cile.— Une femme qui se donne Ă l’homme qu’elle aime ne s’évanouit pas. Vous avez enlevĂ© cette jeune fille pour la violer. Je le sais car j’ai pansĂ© la blessure que vous avez faite Ă son fiancĂ©. Une entaille faite par un poignard et, comme c’est Ă©trange, j’en vois un sur ce chevet. Mais ce que je ne comprends pas c’est la raison pour laquelle vous avez auparavant empoisonnĂ© un jeune homme qui se trouvait près de vous. En quoi vous gĂŞnait-il ?Desgranges Ă©luda la question pour rĂ©pondre :— Je ne suis pas responsable de son malaise. Le mauvais vin seul en est la cause. Si Brioude ne peut offrir autre chose que cette piquette…— Et les convulsions qui l’ont secouĂ© pendant plusieurs minutes, c’était aussi le mauvais vin ? Le docteur qui l’a soignĂ© a diagnostiquĂ© un empoisonnement Ă la digitale, digitale qui se trouvait et se trouve encore en teinture dans la poche de votre veste. Et ce calice? Et les cordes que vous cachez dans le tiroir du chevet… Et ce flacon d’éther que j’aperçois?Desgrange, se voyant confondu, chercha Ă gagner du temps. Marthe lui avait dit que l’entreprise pouvait lui coĂ»ter la vie s’il ne prenait pas les prĂ©cautions nĂ©cessaires. L’inspecteur avait dĂ» le surveiller bien avant qu’il ait capturĂ© Claire. Il serra les dents, termina de s’habiller et au moment oĂą il faisait mine d’enfiler sa veste, il allongea le bras, saisit le poignard et le posa sur la gorge de sa victime Ă©vanouie.— Très bien, inspecteur. Si je dois y passer, cette jeune fille me suivra dans la mort. Alors si j’étais vous, j’y rĂ©flĂ©chirais Ă deux fois avant de me passer les menottes.— Vous oubliez que nous sommes trois et que vous ne pourrez pas sortir d’ici par une autre issue. Le bal n’est pas terminĂ©. Vous ne pourrez pas vous enfuir bien loin sans ĂŞtre rattrapĂ©. Si vous la tuez, vous ne ferez que vous placer directement sur l’échafaud. Avec une vilaine blessure, en plus, car je n’hĂ©siterai pas tirer sur vous au plus mauvais endroit.Desgrange eut un sourire incrĂ©dule.— Vous ne ferez pas ça. Ce serait parjurer votre statut de policier.— Je le ferai avec toute la hargne de l’homme que vous avez blessĂ© et tout le dĂ©sespoir de cette jeune femme. Je le ferai pour eux. Et mes hommes tĂ©moigneront pour moi contre vous. Vous avez dix secondes pour poser ce poignard Ă terre.Pauvert ne plaisantait pas. Le sorcier sentit sa rĂ©solution et, pire, entrevit la magie blanche du pendentif de Claire se dĂ©porter sur l’inspecteur. La crainte s’empara de lui. Il ne lui restait qu’une solution. Lentement il enfonça sa main dans la poche de sa veste tandis que d’un mĂŞme mouvement, il posait le poignard sur le sol.— VoilĂ , c’est bien, commença Pauvert.Mais Desgrange sourit et, se relevant doucement, il jeta une capsule qui envahit alors de fumĂ©e dense toute la pièce. Ses trois adversaires, saisis par la soudainetĂ© de l’attaque, se mirent Ă tousser bruyamment, perdus dans un brouillard Ă©pais.— Ne tirez pas surtout, clama l’inspecteur. Vous risqueriez de blesser la jeune femme. En arrière, bloquez la sortie.Mais c’était plus facile Ă dire qu’à faire.Rapidement, frĂ´lant l’inspecteur, une main sur son nez, le sorcier avait foncĂ© vers la porte ouverte, se jetant dans la rue Ă©clairĂ©e pour fuir son arrestation. Il Ă©tait presque minuit et demi. Il avait Ă©chappĂ© au pire. Le coeur battant, il se mit Ă courir dans la direction opposĂ©e Ă la fĂŞte. Maintenant il lui fallait retrouver sa voiture, garĂ©e près du cimetière de la ville. Sa Delage lui permettrait une fuite rapide. Marthe serait furieuse lorsqu’il arriverait tout Ă l’heure chez elle, mais l’essentiel Ă©tait ailleurs : il avait retrouvĂ© Claire, il avait blessĂ© son rival soi-disant inattaquable et il avait sauvĂ© sa tĂŞte : un dĂ©fi aux prĂ©dictions alarmistes de sa marraine en sorcellerie. Preuve que rien ne pouvait rĂ©sister Ă son pouvoir.Il sourit avec arrogance tout en ralentissant le pas. Il trouverait un plan en chemin pour possĂ©der Claire et Ă©carter dĂ©finitivement le luthier. Marthe l’aiderait. La victoire pleine et entière de la magie noire ne serait retardĂ©e que momentanĂ©ment. Il en Ă©tait certain.