Isabelle a mis cette robe noire qu’elle portait au dernier cocktail de mon entreprise. Moi-même je suis en chemisette de lin, et pantalon de toile, chic et décontracté. Sur la table basse sont disposés des olives, des cubes de fromage munis de cure-dents et des verres. La carafe de jus de fruit, les glaçons et les apéritifs attendent les convives… Un début de soirée ordinaire pour un couple de cadres sup’ en week-end.Tu aurais voulu, sans doute, que je sois plus provocante. Maquillage plus chargé, robe plus courte ou plus fendue. Mais je n’ai pas ce genre de tenue. Et même si j’en avais, je ne t’aurais pas fait ce plaisir.On sonne. Isabelle me regarde, je lui fais un signe. C’est à elle d’ouvrir la porte. Elle hésite, puis tourne les talons en haussant les épaules. Je souris. La soirée, maintenant, va commencer.Il m’a envoyé ouvrir seule. Il ne sait pas ce qu’il fait.Je m’en fiche !Je les entends parler à mi-voix. Ça dure un peu. Je sens l’excitation me gagner. Je pensais qu’elle n’oserait jamais.Depuis longtemps je rêve de la regarder avec d’autres. Je lui en parle. Elle écoute, agacée, puis susurre « Tu es lourd, là ». À la plage, je lui fais remarquer le regard des hommes. Elle fait semblant de ne pas entendre. Je lis, à voix haute, les annonces des clubs échangistes. Je lui ai proposé plusieurs fois d’y aller, pour voir. Elle refusait toujours. C’était assez rassurant. Je pouvais fantasmer à loisir : elle ne céderait pas.Jusqu’à ce jour, où, surfant sur un site d’annonces libertines, j’en écrivis une, par jeu :Homme, la quarantaine, bon milieu, cherche homme pour partager sa femme.Je la lis à Isabelle qui, sans lever les yeux de son livre, me dit :Je la regarde, abasourdi. Devant mon silence, elle insiste.— Eh bien, qu’est-ce que tu attends ?Je l’envoie, bien sûr. Sans trop savoir à quoi elle est en train de jouer.Plus tard j’en reparle. Avec un aplomb qui me sidère, elle me dit que je n’ai qu’à sélectionner quelques candidats, qu’elle verra si l’un d’eux lui convient. Elle ajoute :— Aussi différent de toi que possible, mon chéri. Tant qu’à changer, autant le faire vraiment.À toutes mes tentatives de lui parler de mes recherches, de mes conversations avec ces hommes qui se proposaient pour la baiser, elle opposa un refus poli. Elle ne voulait pas en entendre parler, juste voir leurs photos, en pied, pour qu’elle puisse faire son choix.— Tu ne veux pas lire un peu ce qu’ils écrivent ?— Pourquoi ? C’est une rencontre sexuelle, non ? Il ne s’intéressera qu’à mon corps, je ne vois pas pourquoi je ferais autrement.Un peu inquiet devant son assurance, je lui présentais néanmoins huit photos, pour qu’elle se décide. Et son choix fut ce jeune Maghrébin, Lakdar, 27 ans, en dernière année de thèse d’histoire, ce qui n’affola pas ma compagne.— Et alors ? En juin, que veux-tu qu’il m’arrive ? Il sera parti en juillet.Je ne répondis rien. Je m’inquiétais autant que je m’impatientais.À dessein, je prends mon temps pour ouvrir la porte. Je reste, postée dans l’embrasure, raide. Lakdar arbore un sourire crispé et ne fait pas un geste pour forcer le passage. Il a amené des fleurs. Un gros bouquet de tulipes, rouges flammées orangé. J’imagine Bertrand, assis dans son fauteuil, partagé entre trouille et excitation. Je sais ce qui l’emporte. Je peux bien lui offrir ce plaisir.Isabelle arrive, suivie de l’homme.— Lakdar, je te présente Bertrand, mon mari.Hôtesse charmante. Bien élevé, l’homme choisit de s’installer sur un fauteuil, laissant le canapé libre. Isabelle disparaît dans la cuisine, revient avec un vase. Je demande à notre hôte ce qu’il veut boire.— Du jus d’orange, merci.Je fais un signe à Isabelle qui affirme vouloir la même chose. Tant pis. Je me verse un whisky. Nous trinquons. Je parle avec notre invité du temps, de la circulation. De temps en temps l’un d’entre nous se penche pour prendre un amuse-gueule. Isabelle, elle, ne bouge pas, ne parle pas et boit à peine. Elle semble perdue en elle-même. Pourtant je la connais assez pour savoir qu’elle ne renoncera pas.Elle a un long frisson, puis se tourne vers l’homme :— Alors comme ça vous voulez me baiser ?Je sursaute. Isabelle n’utilise pas ce type de vocabulaire. Pas en temps normal. Elle s’est redressée, dans une attitude de défi. L’homme lui sourit, et prend son temps avant de répondre :— Seulement si vous le souhaitez.— Et si je ne le souhaite pas ?— Je termine mon verre, nous continuons à discuter tranquillement, et lorsque je deviens importun je rentre chez moi.Son calme, sa courtoisie font contraste avec la brusquerie de la femme. Je souhaite qu’elle cède, plus que jamais.Je pourrais reculer. Je le sais. Je suis arrivée là et un seul geste, un mot de ma part nous conduira au point de non-retour. Je peux, encore, tout arrêter. Bertrand me regarde avec cet air de concentration intense qui lui vient lorsque le désir monte. Le sourire de Lakdar, lui, est clair et franc. Il ne cache rien. Il n’attend rien. J’ai honte.Isabelle se lève, prend le ravier d’olives qui est presque vide, pour en reprendre à la cuisine. J’essaye de rester calme mais la tension est insoutenable. Elle ne va pas arrêter maintenant ? Elle pourrait. Je lui ai dit, redit : on arrête quand tu veux. Mais si près du but…Le regard de Bertrand me rappelle pourquoi je suis là. Isabelle se rassoit. Elle ouvre les jambes. Nous pouvons, l’un et l’autre, distinguer la lisière de ses bas.— Montrez-moi ce que vous savez faire.Nous n’hésitons ni l’un ni l’autre. Ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse. L’homme dans nos échanges m’a imposé d’être spectateur. Ça me convient. Isabelle s’est renversée sur le dossier du canapé, a fermé à demi les yeux – je la connais, cette fausse absence – et attend. Notre invité s’est levé du fauteuil. Contre toute attente, il se place derrière le meuble, et saisit des deux mains le visage de ma femme. Elle ouvre les yeux, tourne légèrement la tête, dans une expression de surprise – affolée ? Les deux mains brunes encadrent maintenant son front. Ma femme s’abandonne. Les pouces larges de notre hôte entament de lentes rotations.Il ne la quitte pas des yeux, concentré. J’admire son habileté : une approche directe, celle que ma femme offrait si crânement, aurait sans doute brusqué Isabelle. Je sirote mon whisky. Pour peu passionnant qu’il soit, ce préambule augure d’une soirée au-delà de mes espérances. J’avais, à vrai dire, craint qu’Isabelle ne se laisse simplement lécher avant de battre en retraite.L’homme se penche, doucement, vers le visage de ma belle. Elle semble maintenant parfaitement détendue. Ses lèvres sont à quelques centimètres des siennes. Quelques millimètres… Je me redresse. Pour la première fois la situation m’apparaît dans toute sa crudité : cet homme va baiser ma femme. Elle va me faire cocu, sous mes yeux. Il va la prendre… me la prendre !Non ! Pas ça, non. Ce n’était pas prévu… non !Un frisson secoue Isabelle. L’homme se relève. Avec douceur, il dégage ses doigts de la chevelure brune. Il prend appui sur le dossier du sofa pour repasser devant. Les choses se corsent !Il trompe encore une fois mon pronostic en s’asseyant sur le tapis, à côté de ma femme, non entre ses jambes. Je me demande si elle mouille. En me penchant un peu je peux apercevoir son slip, mais il serait illusoire de penser qu’un bref coup d’œil suffirait. À l’odeur, peut-être… Mais pour cela il faudrait que je puisse me rapprocher, et j’ai promis de garder mes distances.Le jeune homme a ôté le soulier droit de ma femme. Il masse avec concentration le pied offert, gainé de son bas gris. Il le manie avec précaution, comme un objet précieux. Un fétichiste ? Pourquoi pas, après tout. Les gens ont parfois des idées bizarres. Il le caresse, le hume, le lèche. À travers le bas ? Pourquoi Isabelle le garde, ce bas ? Quoique le coup d’œil, la symétrie noire et blanche des cuisses d’Isabelle, la passion délicate que cet homme met à manier ainsi le pied de ma femme se pare d’un érotisme étrange. D’un coup la lumière du plafonnier me semble trop crue. Je me lève pour l’éteindre, allume les deux appliques. Le jeune homme a levé la tête, l’air interrogateur, puis, d’un signe de menton, m’a approuvé. Isabelle, renversée sur le canapé, n’a pas bronché.L’homme maintenant passe à la deuxième jambe de ma femme. Il ne délaisse pas la première, y revient par instant. Le ballet lent de ses gestes me fait penser qu’il cherche, de la droite ou de la gauche, celle qu’il préfère. Le respect minutieux, l’attention qu’il met dans ses caresses me fait comprendre le prix de ce que j’offre. Ma femme prend un autre lustre. Je la savais belle, je la devine resplendissante. Séduisante comme jamais. Si je m’écoutais…Mais pourquoi interrompre si tôt le spectacle ? L’homme, comme s’il comprenait mon impatience, a glissé ses deux mains le long des cuisses d’Isabelle. Il semble attendre quelque chose. Qui vient. Isabelle soulève légèrement son bassin, les deux mains cueillent la culotte, la posent négligemment sur la table basse. Je m’en empare.Je suis surpris de la chaleur du tissu. Je n’ai, en fait, jamais eu trop l’occasion de m’en rendre compte. Ce qui était une barrière de tissu indésirable devient, dans cette circonstance, une relique précieuse, un signe indiscutable. Chaud, et odorant. Mais pas humide. Isabelle est excitée, si j’en crois mes narines, mais avec mesure. Ce qui n’est pas mon cas. Je dois résister avec la plus grande énergie pour ne pas céder à une effervescence presque délirante. Je déboucle tout de même ma ceinture, faisant le moins de bruit possible.Je ne sais pas si je veux continuer. Je me sens si faible !Pendant ce temps l’homme s’est immiscé entre les cuisses de ma femme. Elle s’est ouverte grand, pour lui faciliter le passage. Il prend son temps, semble savourer le fumet de l’antre des délices. Il va la lécher à s’en mettre plein les babines. Et elle, elle va se laisser faire. Plus encore : elle voudra qu’il ne s’arrête pas.Je voudrais me reculer devant ce souffle. Je voudrais… Mon corps lui, voudrais se précipiter sur la bouche de Lakdar. J’entrouvre les yeux : Bertrand, affalé sur son fauteuil, affiche un air de chat satisfait. Je serre les dents : je ne comprends pas pourquoi je lutte !Ai-je rêvé ? Est-ce qu’Isabelle a lancé en avant son bassin, à la rencontre de la bouche fine, des lèvres violettes de l’homme penché entre ses jambes ? Je ne sais. Ça me paraît trop beau. Mais il y est, maintenant, et il y est bien. Les gémissements d’Isabelle ne cachent rien de son plaisir. Elle qui était abandonnée, amorphe, s’anime. Ses jambes se serrent sur le corps de son amant, ses mains empoignent les coussins du canapé, la chemise de notre hôte. Sa tête roule de gauche à droite. Qu’elle est belle, ainsi. Soudain, elle plaque sa main droite sur la nuque de l’homme, le contraignant, ainsi, à continuer, encore et encore. L’image est trop forte. Je ne résiste plus.Quand je reprends mes esprits, Isabelle a cessé de gémir. L’homme couvre ses jambes de baisers, revenant entre les cuisses lécher ce que je suppose être le jus d’amour de ma femme. Elle semble épuisée. Elle a glissé sur le canapé, aussi molle qu’une poupée de chiffon. Je me rajuste, me ressers un verre. À la réflexion, je remplis les leurs aussi.Le Maghrébin saisit son verre, le vide, se ressert. Les glaçons ont fondu depuis très longtemps. Il chuchote en direction d’Isabelle. Elle tire sur sa robe, se rassoit, accepte avec un sourire le jus d’orange que lui tend l’homme. Ses yeux ont cet éclat mouillé de la jouissance.J’ai un peu faim. Il ne reste guère que des mini-pizzas sur la table. Je fouille en cuisine, ramène un paquet de crackers au fromage. Isabelle échange des regards complices avec notre invité. Je me sens exclu. L’éclat de l’alliance d’Isabelle, quand elle se penche vers les petits gâteaux, me ramène à la situation. Il doit y avoir des apéricubes au frigo, je vais les chercher.Ils parlent à mi-voix. De quoi ? L’équilibre est fragile, je crains de le rompre. Isabelle rit, de ce rire de gorge qu’ont les femmes séduites. L’homme caresse son pied à nouveau. Fétichiste ? Je déballe un carré de fromage que je tends à ma femme. Elle l’accepte, me sourit. Ils continuent leur conciliabule. Je suis bien.L’homme se lève. Il me regarde.— Peut-on aller dans la chambre ?— Oui, bien sûr.Il ne se trompe pas de couloir. Isabelle, lentement, le suit. Je ferme la marche.Ballet de mains, de langue. Cet homme semble deviner, sans la moindre hésitation, les goûts, les désirs de ma femme. Elle gémit, halète, bredouille, crie. Il passe de son cou à ses seins, de son ventre à son sexe. Il s’attarde sur la peau tendre des cuisses. Il égratigne les fesses douces, il pose sa main, conquérant, sur la courbe douce du bas du dos de ma femme. Il ne lui laisse aucun répit, aucune trêve. Les rares arrêts qu’il s’autorise ne semblent destinés qu’à asseoir son pouvoir sur elle. Isabelle supplie, se tord, agrippe, retient. Quel bel amant j’ai offert à ma femme !L’homme se penche vers la table de nuit. La boîte de préservatif est bien en évidence. Il a un regard pour moi. J’acquiesce, bien sûr. Je me cale dans la bergère.Il enfile le caoutchouc, se couche sur le dos. Sa jeunesse, ainsi, me saute aux yeux. Le ventre est fin, tout juste orné d’une fine ligne de poils qui ressort sur la peau mate. Je pense à la blancheur de fromage blanc du mien. À mes poignées d’amour. Isabelle ne s’est pas fait prier pour enfourcher ce pur-sang arabe.Je bénis le jeune homme. Quel spectacle m’offre-t-il ainsi ! Isabelle, déchaînée, s’agite sur le sexe dressé du jeune homme. Ses fesses s’agitent en mouvements désordonnés, que parfois, d’une main directive, l’homme astreint à plus de régularité. Elle se cambre, rejette sa tête en arrière. Elle empoigne les épaules de son amant, se cabre, rugit. C’est une lionne, une tigresse, et d’un mouvement de rein, d’une caresse, notre invité la dompte.Les dernières secousses les prennent tous les deux. Isabelle s’effondre. Je n’ose bouger. Il faudrait, maintenant, que l’homme s’en aille. Il se dégage comme il le peut des jambes de ma femme, pour ôter la protection. Isabelle s’agrippe à lui. Elle dort ! À peine sortie du plaisir, elle a sombré dans les bras de Morphée !Tant bien que mal, l’homme essaye de se dégager. Le drap, la couverture, sa jambe, ses cheveux, sa main, tout concourt à retenir l’homme, qui semble embarrassé. Après quelques minutes de vains efforts, je me rends à l’évidence : Isabelle, dans son sommeil, ne lâchera pas son étreinte. Plutôt que de la réveiller, ce qui serait mal la récompenser, je chuchote :— Ça vous dérange, de dormir ici ?Il hésite.— Je ne voudrais pas la réveiller, je prendrai la chambre d’ami.Il acquiesce. Je sors. Isabelle vient de me donner suffisamment d’images pour peupler tous mes rêves. En prenant ma douche, je pense à ce pauvre homme qui en aurait bien plus besoin que moi, et qui a, par respect pour ma femme, accepté de se sacrifier.J’ai honte de ma comédie, mais comment faire autrement. Maintenant je peux dormir. Et demain, plus encore. J’ai dormi tard. Les yeux encore bouffis de sommeil, je marche au radar vers la cuisine. Je me prends les pieds dans une valise. Qu’est-ce qu’elle fait là ?On se croirait dans une pub pour la chicorée. Les bols fumant sur la table, l’odeur de pain grillé. La cafetière est branchée. Ils ont pensé à moi. Ils ont…Ils ne pensent plus à moi. Ils ne m’ont même pas vu. Ils s’embrassent, se chipotent, échangent leurs tartines. Je me frotte les yeux. Qu’est-ce qui se passe ?Isabelle me voit, enfin.— Je suis désolée, Bertrand.Puis encore :— Lakdar est mon amant depuis très longtemps, tu sais.Et enfin :Elle tourne la tête. Elle ne me regarde plus. Je n’existe plus.Je pense, juste, à ce qu’elle a, hier, voulu m’offrir. Quand même.