Swansea, le 18 novembre 1834Mon cher Edgar,J’ajoute ces quelques lignes avant de poster cette lettre. Je ne sais plus que penser. Ton avis, je le crois, me sera prĂ©cieux. Je crains, hĂ©las, que tes conclusions ne puissent que rejoindre les miennes.Je n’en dis pas plus pour l’instant. Je ne souhaite pas inflĂ©chir ton jugement. Tu te feras ta propre idĂ©e Ă la lecture de ce qui suit.Halltyps Manor, le 15 octobre 1834Mon cher Edgar,Je ne sais quand je pourrai envoyer cette lettre. Cependant, tu serais si Ă l’aise en ces lieux que je ne peux que te raconter par le menu ce qui m’est arrivĂ©.Depuis trois semaines, j’écume le Pays de Galles. Des villes noires, des campagnes pelĂ©es quand encore on y voit clair. Le brouillard ici est aussi pĂ©nĂ©trant qu’à Londres. Pas de théâtre, et guère de concerts pour rĂ©chauffer les soirĂ©es : je dois me montrer aimable avec mes relations d’affaires. Ces lourdauds croient m’honorer avec leur bière Ă©ventĂ©e, leur ragoĂ»t bouilli et leur whisky frelatĂ©. Mon cher, si je pouvais sauter dans le premier train, crois bien que je le ferais. Si la houille n’était pas l’avenir, sois sĂ»r que je ne me donnerais pas tout ce mal.Toujours est-il que je me suis retrouvĂ© coincĂ© Ă Pontypridd : deux trains par semaine, imagines-tu ça ? La prochaine Ă©tape Ă©tait Swansea. Je n’étais pas attendu Ă date fixe, mais il me tarde tant de rentrer Ă Londres que je me suis dĂ©cidĂ© Ă louer un coupĂ© de poste. Le cocher Ă©tait imposĂ©, mais il fait si humide que je n’aurais pas eu le moindre plaisir Ă conduire.Me voilĂ donc ballottĂ© dans la voiture. Rien d’autre Ă faire que de ruminer, ou de dormir. Tu sais que je peux sommeiller mĂŞme sur un battant de cloche. Je n’ai donc rien su de ce qui s’est vraiment passĂ©Â : quand le conducteur m’a rĂ©veillĂ©, la voiture penchait d’une drĂ´le de manière. Je n’ai eu qu’à descendre pour comprendre : une roue s’était fendue, certains de ses rayons s’étaient brisĂ©s. Ce n’était rien encore. En me baissant un peu pour Ă©valuer les dĂ©gâts, je vis le cĹ“ur du problème : l’axe Ă©tait tordu Ă un angle qui ne permettait plus de rouler. Après quelques imprĂ©cations bien senties, je me tournai vers le cocher. Il haussa les Ă©paules. Les Gallois ne sont guère causants.De questions en grognements, nous finĂ®mes par nous mettre d’accord : Ă une ou deux lieues de l’endroit, nous trouverions une habitation oĂą nous pourrions passer la nuit, puis, de lĂ , chercher un artisan pour rĂ©parer cela. Il chargea le cheval de ma petite malle, et nous partĂ®mes.Je me crus vraiment plongĂ© dans un de tes feuilletons prĂ©fĂ©rĂ©s : l’accident, la marche dans le brouillard au cĂ´tĂ© d’un homme ombrageux – le cheval, bien sĂ»r, Ă©tait noir -, pour apercevoir, par bribes, une maison tout Ă fait extravagante. Je m’étais attendu Ă trouver un corps de ferme. Que nenni. Comment te dĂ©crire… Disons que, si un architecte fou essayait d’agglomĂ©rer tout ce qui existe comme tours et tourelles, il arriverait peut-ĂŞtre Ă ce rĂ©sultat.Mon cocher semblait connaĂ®tre la maison, puisqu’il se dirigea d’emblĂ©e vers la porte de service. Une grosse femme, rougeaude, des mèches d’un gris sale s’échappant de son bonnet, me toisa un moment. Puis elle me fit signe de la suivre. Nous suivĂ®mes plusieurs couloirs mal Ă©clairĂ©s. J’aurais Ă©tĂ© incapable de revenir sur mes pas. Ă€ ma grande surprise, nous dĂ©bouchâmes sur un salon sombre, certes, mais accueillant. Une douce chaleur rĂ©gnait dans la pièce, et quelques fauteuils semblaient attendre qu’on s’y installe. La cuisinière me dĂ©signa du menton un vieillard assis Ă un bureau dans un coin de la pièce. Je toussotai poliment, l’homme se dĂ©plia et vint Ă ma rencontre.Tant de courtoisie dĂ©licate me fit l’effet d’une robe de chambre tiède après un bain glacĂ©. Enfin, après ces soirĂ©es passĂ©es avec des rustres ne parlant que de charbon, je retrouvais la civilisation. Mon interlocuteur fut déçu que je n’aie pas de notions de mĂ©decine, mais me le pardonna bien vite. Je passai un moment dĂ©licieux Ă discuter de théâtre avec un homme cultivĂ©. L’éloignement de Londres le privait, il est vrai, des informations rĂ©centes. Je me fis un plaisir de lui exposer les dernières querelles artistiques. Il me convia bien entendu Ă rester le temps qu’il faudrait pour remettre la voiture en Ă©tat.Le dĂ®ner, assaisonnĂ© d’une conversation sur le panthĂ©on grec, me sembla dĂ©licieux. Le Docteur Hickam, mon hĂ´te, semblait pourtant pris par une lassitude grandissante. Je crus avoir abusĂ© de ses forces et songeais Ă me retirer, lorsqu’il me demanda si j’aimais le piano. Comme j’acquiesçais, il me conduisit vers la salle de musique. Ă€ ma grande surprise, une jeune femme y jouait.Elle Ă©tait mince, vĂŞtue d’une robe grise, sobre mais bien coupĂ©e. Sa tĂŞte, couronnĂ©e d’un chignon d’une blondeur transparente, rythmait lentement sa musique, lente et douce, mais point triste. Saisi, je ne dis mot. Le temps semblait suspendu. Puis le dernier accord mourut.— Margareth, fit doucement mon compagnon.Celle-ci sursauta et se retourna.— Margareth, reprit le docteur, nous avons un invitĂ©.Elle fit une rĂ©vĂ©rence, rougissante.— Je suis confuse que vous m’ayez surprise ainsi. J’ai dĂ» vous ennuyer par ma maladresse.Sa voix me troubla. Je ne m’attendais pas Ă ce qu’elle soit si basse. Je ne m’y attardai pourtant pas.— Maladresse ! Mademoiselle…Je me repris aussitĂ´t, ayant aperçu un Ă©clair d’or sur sa main gauche…— Madame, je ne souhaite que vous entendre encore.Elle se fit prier un peu, puis, lorsque mon hĂ´te appuya ma demande, se rĂ©installa. L’horloge sonna dix heures alors qu’elle jouait encore.— Oh, je ne croyais pas qu’il Ă©tait si tard. Je suis impardonnable. Vous devez ĂŞtre fatiguĂ©.J’aurais volontiers rĂ©pondu que j’aurais passĂ© la nuit ainsi, mais la politesse me retint.Halltyps Manor, le 16 octobre 1834 Le manoir ce matin est un navire en perdition dans une mer de brume. Celle-ci est si dense que je n’ai pu m’empĂŞcher d’aller faire quelques pas dehors. J’étais presque surpris de ne pas m’enfoncer dans la masse blanche et compacte. Je n’ai pas osĂ© m’éloigner. Ma promenade succincte m’a tout de mĂŞme valu d’être trempĂ©. Rarement, mĂŞme a Londres, je n’avais vu un tel brouillard.C’est Ă©trange mais, ce qui hier m’aurait dĂ©plu comme un contretemps fâcheux me semble aujourd’hui une simple Ă©tape du voyage. Quand mon cocher, tournant son chapeau entre ses doigts, est venu m’informer qu’il ne pourrait aller chercher le forgeron ce matin, je l’ai approuvĂ© avec le sourire. Je m’en Ă©tonne moi-mĂŞme. Albert Dingley, habituĂ© des théâtres et des bars Ă la mode, se prĂ©parant sereinement Ă passer une journĂ©e dans un manoir sorti d’une de tes lectures, en compagnie d’un vieux lettrĂ© et d’une pianiste taciturne. Vais-je Ă mon tour me transformer en ermite ? J’en doute, mon cher… Mais je suis aujourd’hui d’excellente humeur, au point que les gargouilles qui hantent les coins de cette maison me semblent sympathiques.Halltyps Manor, le 18 octobre 1834 Le brouillard s’est Ă peine Ă©clairci quelques heures, rendant toute circulation vaine. Et pourtant, je n’ai aucune impatience. La bibliothèque du manoir est bien garnie, la chère tout Ă fait acceptable en ces contrĂ©es reculĂ©es, et mon hĂ´te est d’une compagnie agrĂ©able, sachant converser avec passion et retenue. Il est, dĂ©tail important, un joueur de dames peut-ĂŞtre encore plus acharnĂ© que moi. Nous ne passons tout de mĂŞme pas les soirĂ©es penchĂ©s sur nos pions. La musique de Margareth est trop enchanteresse pour la sacrifier Ă la passion du jeu. Tu dois me trouver bien lyrique. Je le suis, crois-moi. Je ne sais si les concertistes les plus en vogue pourraient se mesurer Ă cette artiste. Elle donne vie aux notes et semble n’avoir besoin d’aucun orchestre. Les Ă©vocations les plus terribles naissent sous ses doigts. J’en suis transportĂ©, complètement transportĂ©. J’entends bien ton rire moqueur. Mais sache qu’en Ă©coutant cette musique je suis pris d’émotions si diverses et si contradictoires que j’en oublie le monde extĂ©rieur. Figure-toi qu’hier on m’a servi, pendant qu’elle jouait, une tasse de thĂ©. Je ne m’en suis pas aperçu, et je l’ai versĂ©e par mĂ©garde sur le tapis lorsque Margareth s’est arrĂŞtĂ©e de jouer.Je relis ce passage et me rends compte que tu dois trouver mon humeur bien Ă©trange. Elle l’est, en vĂ©ritĂ©. Mais comment pourrait-elle ne pas l’être dans de telles circonstances ? Je m’aperçois aussi que je n’ai pu nommer la pianiste d’un autre nom que Margareth. Ă€ vrai dire, mĂŞme si j’avais remarquĂ© son alliance, je ne sais si elle est veuve ou mariĂ©e. Jamais le docteur Hickam ne l’a appelĂ©e autrement que par ce prĂ©nom. Tu me sais curieux, et pourtant je n’ai osĂ© poser aucune question Ă propos de cette jeune femme. Elle ne prend aucun de ses repas avec nous. Sans doute est-elle servie dans sa chambre, ces choses après tout se font couramment. Elle parle peu mais d’une voix grave, mĂ©lodique, pas une de ces petites voix flĂ»tĂ©es qu’ont nos coquettes de la capitale, mais avec des harmoniques d’une richesse… une voix d’orgue. DĂ©cidĂ©ment, je n’arrive pas Ă parler d’elle simplement.Je t’ai dit que je perdais le sens des rĂ©alitĂ©s en l’écoutant, j’ai pourtant pris le temps de la contempler. Non qu’elle soit belle. Elle est grise et terne, comme l’est sa robe. Sa carnation semble de mĂŞme nature que la brume : Ă la fois transparente et opaque. Nulle rougeur ne vient l’animer, seulement le feu sombre de grands yeux gris, qui sont, je te prie de me croire, aussi envoĂ»tants que sa musique.Je te vois venir. Encore une fois tu vas me chahuter sur ma propension Ă tomber amoureux. Mais cette fois je ne rougirais pas de tes boutades. Margareth me semble absolument inaccessible, mĂŞme si j’ignore tout de son histoire. Il y a une rĂ©serve merveilleuse en cette jeune femme, et un mystère.Il me plairait de t’écrire davantage, mais le premier coup de cloche vient de sonner, et je n’ai que le temps de changer de col avant de descendre pour le souper.Halltyps Manor, le 22 octobre 1834 Le brouillard a enfin fini par se lever. Mon cocher est parti Ă la recherche du forgeron, et devrait rentrer avec lui ce soir. Si tout va bien, je serai Ă Swansea dans trois jours au plus. Je ne sais si j’en suis soulagĂ© ou contrariĂ©. Cette Ă©chappĂ©e hors du temps Ă©tait sĂ©duisante. Cela dit, la houille ne m’attendra pas infiniment, et ma fortune ne risque pas de se faire dans ce manoir perdu au milieu de la lande. J’ai aujourd’hui dĂ©laissĂ© le docteur, afin de mieux Ă©tudier les relevĂ©s que Dartmaid avait faits l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente. MĂŞme s’il ne se passe guère de mois sans qu’on dĂ©couvre de nouvelles veines ici ou lĂ , une connaissance, mĂŞme superficielle, des lieux est un atout certain dans mon commerce.Je vais sans doute profiter du temps clair pour aller marcher un peu, avant le repas. J’avoue qu’après toutes ces journĂ©es passĂ©es assis confortablement dans un bon fauteuil, je me sens quelque peu rouillĂ©.Halltyps Manor, le 24 octobre 1834 Le cocher connaissait son affaire. L’essieu est rĂ©parĂ© et la roue a Ă©tĂ© changĂ©e. Il est heureux que la compagnie se charge intĂ©gralement des frais de transport : cette mĂ©saventure aurait quelque peu Ă©cornĂ© mes bĂ©nĂ©fices. DĂ©barrassĂ© du brouillard, le manoir n’est qu’une baraque excentrique perdue dans des champs marĂ©cageux. MĂŞme la bibliothèque qui m’avait paru si accueillante me semble aujourd’hui sombre et poussiĂ©reuse. Je ne serais pas mĂ©content de partir, si ce n’était la musique de Margareth.Je n’ai pas davantage percĂ© son mystère. Hier, alors que le docteur Hickam s’était absentĂ© un instant, et que la jeune femme venait de terminer un air fort mĂ©lancolique, je me suis hasardĂ© Ă lui demander le sens de l’anneau qu’elle portait au doigt.Elle me rĂ©pondit, de sa voix si particulière :— Vous ne souhaitez pas l’entendre, croyez-moi.MalgrĂ© mes dĂ©nĂ©gations, elle se dĂ©tourna et se remit Ă jouer. Sa musique Ă©tait si dĂ©chirante que les larmes m’en vinrent aux yeux. Je regrettais d’avoir, par mes questions, sans doute avivĂ© de terribles souvenirs. Avait-elle perdu son mari, dans quelles circonstances ? Pire, avait-il disparu, la laissant sans nouvelles ? Quelles Ă©taient ses relations avec le maĂ®tre de maison ? Dès que l’effet bouleversant de la mĂ©lodie se faisait moins prĂ©gnant, les questions Ă nouveau m’assaillaient. Inutile de te dire que lorsqu’il a Ă©tĂ© temps de me retirer, je n’ai pu trouver le sommeil tant grande Ă©tait mon agitation. Je me reprochais tour Ă tour d’avoir Ă©tĂ© indiscret et de ne pas avoir osĂ© insister davantage. Je me tournais et me retournais, si bien que je rĂ©solus de rallumer la chandelle et de me pencher Ă nouveau sur les relevĂ©s.Au matin, le docteur Hickam remarqua ma mauvaise mine et me vanta un remède. Il tint Ă me montrer le cabinet oĂą il le tenait, au cas oĂą je viendrais Ă en avoir besoin. Cette prĂ©caution me parut ridicule : je n’avais après tout qu’une nuit Ă passer encore au manoir. Il s’excusa de ne pas me confier le flacon, prĂ©textant n’en avoir qu’un. Je plaisantai, bien entendu : ce n’était quand mĂŞme pas ma première nuit blanche, mĂŞme si j’en avais vĂ©cu de plus agrĂ©ables. J’avoue pourtant que la scène de la veille m’a impressionnĂ© une bonne partie de la journĂ©e.Route de Swansea, le 25 octobre 1834 Cher Edgar, je te prie de pardonner l’écriture dĂ©plorable qui est la mienne en ce moment. J’avoue que je suis encore dans un Ă©tat d’agitation extrĂŞme, et que j’ai eu de la peine Ă cesser de trembler. Si tu es misĂ©ricordieux, tu accorderas la faiblesse de ma main aux cahots de la voiture. Mais je crains qu’elle ne soit due Ă d’autres causes.Je t’ai racontĂ© ma tentative, vaine, de percer le mystère de Margareth, et l’insomnie qui s’en est suivie. Je dois ĂŞtre moins fringant que je ne le pense car, hier, vers la fin du jour, j’ai Ă©tĂ© pris d’une migraine Ă©pouvantable qu’aucune compresse d’eau froide n’a pu dissiper. Ne voulant pas froisser mon hĂ´te, j’ai tout de mĂŞme fait bonne figure, me laissant battre aux dames par trois reprises. Je serais malhonnĂŞte de dire que seule la politesse m’a retenu de prendre congĂ©. Je ne voulais pas manquer la dernière occasion d’écouter Margareth. Il me semblait mĂŞme que seule sa musique pouvait m’apaiser. Elle le fit, en effet. Loin des accords dĂ©chirants de la veille, la jeune femme s’employa Ă Ă©grener des notes douces, champĂŞtres, qui firent l’effet d’un baume bienfaisant Ă mes tempes douloureuses. Elle joua plus longtemps que d’habitude. Était-ce une façon de me dire adieu, ou avait-elle compris le pouvoir salvateur qu’avaient ses doigts effleurant les touches du piano ? Je ne sais. Peut-ĂŞtre mon imagination seule invente cela. Elle se leva de son tabouret, et sa jupe frĂ´la ma jambe lorsqu’elle passa devant moi, me procurant comme un choc Ă©lectrique.Je pris congĂ© du docteur Hickam, et regagnai ma chambre. Le temps de monter l’escalier et la migraine me serrait Ă nouveau le crâne.Il me fut encore plus impossible de dormir que la veille. Je cherchai en vain un moyen de circonvenir la douleur. Jamais, mĂŞme après les plus grandes beuveries, je ne m’étais senti si mal.Je finis par penser au remède que m’avait vantĂ© mon hĂ´te. Je reculai d’abord, ne sachant guère si je retrouverais la pièce dans l’obscuritĂ©. Mais la souffrance Ă©tait si intolĂ©rable que je finis par allumer la chandelle et me jeter Ă l’aventure. Je n’eus aucun mal Ă gagner la bibliothèque. Je tentai, Ă partir de lĂ , de me repĂ©rer. Le manoir n’était pas si grand, mais sa construction baroque est un dĂ©fi Ă la logique. Sans doute au grand jour aurais-je sans peine retrouvĂ© la pièce. Mais lĂ , une chandelle Ă la main et l’autre me massant le front, je ne savais quel couloir prendre. J’en tentai un, me rendis compte que ce n’était pas le bon, fis demi-tour. Les gargouilles sculptĂ©es dans le linteau des portes semblaient se tordre de rire devant mon dĂ©sarroi. Conscient qu’il ne s’agissait que d’une illusion crĂ©Ă©e par mon cerveau fatiguĂ©, je n’en tins pas compte et continuai Ă chercher. Il me sembla, enfin, reconnaĂ®tre l’endroit. Sans faire attention Ă la faible lueur qui sourdait de dessous le battant, je tournai la poignĂ©e et entrai.Ce que je vais raconter va te sembler extraordinaire. Pourtant, je suis certain de n’avoir pas rĂŞvĂ©. Ce que j’ai vu derrière cette porte m’a glacĂ© le sang.Sur un lit tout Ă fait baroque, flanquĂ© de quatre colonnettes torses, Margareth Ă©tait Ă©tendue. Ne te mĂ©prends pas. Elle n’était pas couchĂ©e dans le lit, mais dessus. Le couvre-lit n’était pas dĂ©fait, elle-mĂŞme Ă©tait vĂŞtue de la mĂŞme robe grise que je lui connaissais, au point d’avoir pensĂ© qu’elle en possĂ©dait plusieurs sur le mĂŞme modèle. Ses mains Ă©taient posĂ©es sur sa poitrine, dans la position qu’on donne aux gisants, et elle ne respirait pas, ou du moins je ne voyais pas sa poitrine se soulever. Quatre bougies allumĂ©es, hautes comme des cierges d’église, Ă©clairaient la pièce. Je rĂ©primai un cri. L’eussĂ©-je trouvĂ©e dans le dĂ©sordre du sommeil, j’aurais sans doute refermĂ© bien vite la porte. Disons que j’en aurais-je profitĂ© pour saisir une image plus… humaine, mais je ne me serais pas avancĂ©. Face Ă cette scène morbide, je n’eus de cesse que de m’assurer de la bonne santĂ© de Margareth. Je me prĂ©cipitai Ă son chevet, et tâchai de capter un souffle de vie. Il me semblait impensable qu’elle fĂ»t morte ainsi dans la soirĂ©e.Mais j’eus beau me concentrer, je ne captai pas le moindre signe d’une respiration. J’effleurai sa main qui me parut glacĂ©e comme les enfers. AffolĂ©, je cherchai son pouls, au poignet, puis au cou, sans parvenir Ă le trouver. Je tentai d’appeler, mais pas un son ne sortit de ma gorge. Je me levai, chancelant, bien dĂ©cidĂ© Ă trouver quelqu’un pour secourir Margareth. Je n’eus pas grande distance Ă faire. Je tombai presque dans les bras du docteur, qui ne parut pas surpris de me voir.J’avoue avoir un peu de mal Ă me souvenir de la suite. Mon hĂ´te prononça des paroles lĂ©nifiantes qui ne parvinrent pas Ă me rassurer. Il rĂ©ussit cependant Ă m’entraĂ®ner vers la bibliothèque, oĂą il me servit un verre d’alcool… ou bien Ă©tait-ce sa potion ? Il ne paraissait pas le moins du monde alarmĂ© et me fit calmement la conversation pendant que je buvais mon cordial. Puis, me serrant chaleureusement la main, il me reconduisit Ă ma chambre, et j’eus Ă peine le temps d’ôter ma robe de chambre que je m’effondrais sur le lit. Je me rĂ©veillai de bon matin, les idĂ©es claires. Très vite, l’angoisse me reprit Ă la pensĂ©e de Margareth gisante. Je descendis aussi vite que me le permettaient mes boutons de col, et trouvai dans la salle Ă manger un docteur Hickam souriant et serein. Il me salua et rĂ©pondit Ă mes questions alarmĂ©es avec beaucoup de calme, m’assurant que Margareth Ă©tait en parfaite santĂ© et viendrait me saluer avant mon dĂ©part. Partiellement rassurĂ©, cherchant Ă me persuader que tout ça n’était qu’un rĂŞve, je mangeai pourtant difficilement.Le cocher eut tĂ´t fait de recharger la malle. Je vis arriver vers moi le docteur et Margareth. J’eus un choc alors : je ne l’avais jamais vue Ă la lumière du jour. Son teint pâle semblait plus gris encore que dans la salle de musique. Avait-elle brisĂ© sa santĂ© Ă jouer ainsi tard dans la nuit ? Je ne pus m’empĂŞcher de me sentir coupable. Dans la cour du manoir, elle me paraissait si frĂŞle qu’une brise aurait pu la faire chanceler. Je me prĂ©cipitai pour lui faire mes adieux. Ă€ ma grande surprise, elle me tendit la main. Je me penchai, honorant ainsi l’offrande. En prenant dans la mienne cette main si fine, si prodigieuse, je tremblais presque. Elle Ă©tait d’un froid de glace, inhumain, et qui me fit compter pour rĂ©el le spectacle de la nuit. Je la regardai, Ă la fois terrifiĂ© et incrĂ©dule. Il me fallait pourtant achever le geste, et je baisai cette main si Ă©trange. Elle la retira presque aussitĂ´t, mais je sentis Ă son geste qu’elle avait Ă©galement dĂ©posĂ© un objet dans la mienne. Sans comprendre, presque machinalement, je fermai le poing pour le dissimuler au docteur Hickam.Ses adieux furent plus sobres. Je montai dans la voiture presque prĂ©cipitamment.Je mis un peu de temps Ă reprendre mes esprits et me souvins de l’objet que m’avait glissĂ© Margareth.C’était, enveloppĂ© dans un papier de soie, une alliance. Je ne peux dĂ©chiffrer la gravure, faute d’une lumière suffisante. Et j’avoue ne savoir que penser de cette aventure.Swansea, le 4 novembre 1834 Tu dois trouver que je suis bien peu empressĂ© de reprendre la plume. Pourtant, je te l’assure, les derniers jours sont pour moi passĂ©s comme dans un rĂŞve. Je parle au sens propre.L’aubergiste m’assure que j’ai Ă©tĂ© gravement malade, pris de fièvre et de dĂ©lire. Le mĂ©decin m’a affirmĂ© avoir craint un grave empoisonnement. Pour ma part, je me sens lĂ©gèrement affaibli, mais surtout Ă©garĂ©. Ce que j’ai dĂ©couvert… Mais peut-on rĂ©ellement parler de dĂ©couverte ? Je relis ce que je t’ai Ă©crit en quittant Halltyps Manor, et qui correspond tout Ă fait Ă ce qui, si j’en crois les braves gens qui m’entourent, ressemble Ă un rĂŞve. J’ai pourtant une preuve nette : l’alliance de Margareth est toujours lĂ , je l’ai accrochĂ©e Ă ma chaĂ®ne de montre afin de ne pas la perdre. Si rĂ©ellement j’ai Ă©tĂ© quasiment inconscient tous ces jours, alors j’ai eu de la chance d’être aux mains de personnes honnĂŞtes.Je t’avoue que cet anneau d’or est la première chose que j’ai cherchĂ©e Ă mon rĂ©veil. Mon rĂŞve, puisqu’il faut, je crois, l’appeler un rĂŞve, semblait si rĂ©el… Et, d’une certaine manière, il devait l’être, comment pourrais-je le concevoir autrement ?Tu m’excuseras sans doute d’être aujourd’hui si bref. Je souhaite dès maintenant consigner les grandes lignes de ce songe, afin, s’il s’avĂ©rait qu’il en soit vraiment un, de ne pas en perdre le souvenir. Pour l’instant, les dĂ©tails me semblent pourtant gravĂ©s profondĂ©ment en mon esprit. Je te le conterai dès demain par le menu.Swansea, le 5 novembre 1834 Je t’ai promis le rĂ©cit de ce rĂŞve. Le voyage de Halltyps Manor Ă Swansea n’a pas durĂ© plus de six heures. On m’avait recommandĂ© une auberge, oĂą j’ai pris mes quartiers, avant de payer le cocher par une lettre de change de la sociĂ©tĂ©. Il m’a fallu lui expliquer qu’il pourrait toucher sa solde dans un Ă©tablissement bancaire, ou auprès de la compagnie. Jamais je n’aurais eu une telle somme en liquide sur moi. J’en riais encore en dĂ®nant agrĂ©ablement d’une tourte Ă la viande arrosĂ©e d’une pinte de bière. Rien que de très ordinaire, tu le vois bien. J’avais essayĂ©, une fois dans ma chambre, de dĂ©chiffrer la gravure de l’alliance. Peine perdue encore. Celle-ci Ă©tait si fine qu’il m’était impossible de la dĂ©crypter. Je renonçai et compulsai encore une fois les relevĂ©s avant de m’apprĂŞter pour la nuit. Celui qui m’a recommandĂ© l’auberge savait son affaire. Le lit Ă©tait moelleux et agrĂ©able, bien loin de ces couches dures et surtout humides qu’on trouve d’un bout Ă l’autre de l’empire.Je me rĂ©veillai en sursaut. Tout d’abord je crus ĂŞtre dans ma chambre Ă l’auberge. Ce n’était pas le cas. Je mis un peu de temps avant de reconnaĂ®tre la pièce oĂą j’avais eu cette vision terrible de Margareth. C’était moi, maintenant, qui Ă©tais sur le lit funèbre. Mal Ă l’aise, je me levai rapidement. Je voulais quitter l’endroit, mais je n’en eus pas le temps. Assise dans un large fauteuil, la maĂ®tresse des lieux semblait m’attendre.Sa vue me rassura aussitĂ´t. Je posai un genou Ă terre afin de la saluer. C’est Ă ce genre de mouvement qu’on reconnaĂ®t les rĂŞves de la rĂ©alitĂ©, n’est-ce pas ? M’imagines-tu en cette position ridicule ? Non, bien sĂ»r ? Pourtant, mĂŞme bien Ă©veillĂ©, ce geste me paraĂ®t si naturel. Sans doute parce que c’était elle. Elle m’a tendu sa main avec grâce. Tous les baisemains que j’ai effectuĂ©s sont des parodies, Ă cĂ´tĂ© de celui-lĂ . Il me fallait comprendre tout le respect qui s’instille dans ce geste. Car si mes lèvres n’ont pas mĂŞme effleurĂ© sa main, comme il se doit, ce n’est ni par souci de la biensĂ©ance, ni par dĂ©sinvolture, mais bien par respect.Ce n’est qu’en lâchant sa main que je me suis rendu compte qu’elle Ă©tait tiède, et non de ce froid de glace qui m’avait tant frappĂ©. Je levai les yeux vers elle, elle me rendit son regard. Edgar, mon ami, si tu savais le prix d’un tel moment…Il a pourtant durĂ© si peu ! Hickam est soudain entrĂ© dans la pièce, furieux. Était-ce l’emportement qui lui donnait de la force, je ne sais. Jamais je n’aurais cru ce petit vieillard capable ainsi me soulever de terre. Il l’a pourtant fait, puis, me traĂ®nant plus ou moins et sans faire grand cas de mes efforts pour Ă©chapper Ă sa poigne, il m’a jetĂ© hors de la chambre. LĂ , il a hurlĂ©Â :— Tu l’as tourmentĂ©e vivante, espèce de rat, tu ne la persĂ©cuteras pas morte, m’entends-tu ? J’y veillerai, j’y veillerai bien, sois en sĂ»r !Puis il m’a frappĂ© des poings et des pieds, avec tant de violence que j’ai perdu connaissance. Peut-on dans un rĂŞve ressentir de la douleur, peut-on s’évanouir ? J’avoue trouver cela extraordinaire.Lorsque je suis revenu Ă moi, j’étais Ă©tendu sur le divan de la bibliothèque. Le docteur Hickam, agitĂ© mais non plus en colère, me tamponnait la joue avec un coton imbibĂ© d’alcool. J’avais mal aux reins, au ventre, et la partie gauche de mon visage me brĂ»lait. Mon rĂ©cent agresseur, me voyant conscient, commença par s’excuser, en pleurnichant presque :— Pardonnez-moi, je vous en prie pardonnez-moi. J’ai cru… enfin, encore… Je suis un vieillard sĂ©nile, vous devez me pardonner. Je ne peux pas la perdre, pas après tout ça, vous devez me comprendre. Je rĂ©parerai ce qu’il faut.Avec prĂ©caution, j’entrepris de m’asseoir. Hickam continuait Ă bredouiller des excuses. Prenant une brusque inspiration, je l’interrompais :— Il me semble que, pour le moins, vous me devez des explications.Il me regarda, tremblant et incrĂ©dule. Comment un si frĂŞle vieillard avait-il pu ainsi me mettre au tapis ?— Vous me molestez, puis vous me soignez en bredouillant des choses incomprĂ©hensibles. Pourquoi donc m’avoir ainsi attaquĂ©Â ?— Je… je pensais que vous lui faisiez la cour.— À qui ?Mon effarement Ă©tait feint. Au contraire, son explication me fit l’effet d’une Ă©toile par une nuit sans lune. Moi, faire la cour Ă Margareth ? Oui, mille fois oui ! Il prit une grande inspiration et rĂ©pondit :Ébahi, je le regardai sans plus comprendre.Il baissa la tĂŞte.— Margareth est votre femme !— Margareth Ă©tait ma femme.Plus il parlait, moins je comprenais. Pourtant, maintenant qu’il Ă©tait lancĂ©, mes questions n’étaient plus nĂ©cessaires.— J’avais Ă peine trente ans, elle en avait dix-neuf. Je l’avais trouvĂ©e agrĂ©able, et elle Ă©tait, surtout, la fille d’un mĂ©decin rĂ©putĂ© qui pouvait me soutenir dans ma carrière. J’étais jeune, tout frais Ă©moulu de la facultĂ© de mĂ©decine, mais je me voyais dĂ©jĂ siĂ©ger Ă l’acadĂ©mie et pour cela j’étais prĂŞt Ă tous les sacrifices. Margareth, sans ĂŞtre belle, avait du charme, un talent reconnu pour le piano qui pouvait ĂŞtre utile en sociĂ©tĂ©, l’épouser n’était pas un sacrifice trop grand.Je bouillais d’indignation en entendant ces mots. Mais, tout ce que je pus dire pour la dĂ©fense de Margareth, c’est :— Vous n’aimez pas le piano !Cette sortie me sembla ridicule. En vĂ©ritĂ© elle l’était. Pourtant, il me rĂ©pondit :— Je n’aime pas la musique. Elle le sait, d’ailleurs. Pourquoi pensez-vous que chaque soir, elle joue ainsi pendant des heures ? Elle veut que je la libère, pas autre chose. Elle veut que je la libère mais rien ne peut la libĂ©rer ! Elle est ma femme ! Jusqu’à ce que la mort vous sĂ©pare ! Jusqu’à ce que la mort vous sĂ©pare, c’est ainsi que l’on prononce les vĹ“ux de mariage !Je regrettai alors de l’avoir questionnĂ©. L’état d’exaltation qu’il avait eu dans la chambre semblait l’avoir repris. MalgrĂ© moi, je reculai autant que l’assise du divan me le permit. Il continua pourtant, sans vraiment me voir :— Et pourtant elle est morte. Vous le savez, non ? Vous l’avez vu ? Elle est morte mais ne me quitte pas. Elle n’a pas le droit de me quitter. Elle ne le peut pas.Et, aussi soudainement qu’elle lui Ă©tait venue, l’excitation le quitta. Il baissa Ă nouveau la tĂŞte, tombant dans un Ă©tat de prostration que je n’osai, tout d’abord, troubler. Tout ce qu’il avait dit me semblait extraordinaire, je n’arrivais pas Ă comprendre. Si Margareth Ă©tait morte, comment avais-je pu lui parler ? Et, si elle Ă©tait son Ă©pouse, comment se faisait-il qu’elle soit si jeune ? Hickam avait trente, quarante ans peut-ĂŞtre de plus que la jeune femme. Mes idĂ©es se brouillaient tant que je dĂ©cidai de reprendre l’interrogatoire.— Comment est-elle morte ?En les prononçant, ces mots me parurent sacrilèges. Pourtant, le docteur rĂ©pondit, d’une voix sourde.— Je l’ai tuĂ©e. Je l’ai empoisonnĂ©e. Lentement. Chaque bouchĂ©e qu’elle mangeait, chaque gorgĂ©e qu’elle buvait la conduisait Ă la mort. Il le fallait. Il n’y avait pas d’autre moyen. Vous n’imaginez pas, vous qui n’êtes pas mĂ©decin ce qu’est la dĂ©mence…— Margareth n’est pas dĂ©mente !Hickam partit d’un rire sinistre.— Si, elle l’est ! DĂ©mente, folle, hystĂ©rique. Toutes ces pauvres femmes, ces crĂ©atures possĂ©dĂ©es de dĂ©mons intĂ©rieurs qui les brĂ»lent… Margareth Ă©tait comme elles. La pire d’entre elles, la plus rongĂ©e par le mal. Et moi, j’étais comme vous. J’ai voulu me voiler la face. J’ai cru que la maternitĂ© la sauverait, j’ai cru que ce n’était que de la jeunesse. Elle Ă©tait ma femme, j’avais jurĂ© de la chĂ©rir et de la protĂ©ger. Mais j’étais aussi mĂ©decin, et je voyais bien dans quelle ardeur morbide elle Ă©tait, quelle sensualitĂ© malsaine l’habitait. Il me suffisait, la nuit, de faire mine de dormir pour l’entendre alors. Elle Ă©tait habile Ă cacher son mal. Mais je suis un homme de science. Tous les rapports, tous les articles, je les avais lus. Tous les signes, je les voyais. Le gonflement anormal des chairs, l’humiditĂ© maladive, la fièvre qui la prenait lorsqu’elle avait une crise, lui Ă´tant le souffle, lui colorant funestement la peau, lui arrachant des gĂ©missements Et les langueurs qui suivaient… Tout, tout cela, je le savais, n’était que le fruit d’un mal terrible, qui lui emporterait l’esprit bien avant le corps, et m’aurait obligĂ© Ă l’enfermer.Il se tut un instant. J’étais interloquĂ©. Tu penseras, Edgar, sans doute comme moi que cette description ressemble bien plus Ă celle d’une nature sensuelle qu’à une folie rĂ©elle. Comment cet homme, que je savais intelligent, pouvait ainsi dĂ©tourner les signes du plaisir, ce si rare plaisir que les filles savent si bien jouer, en maladie sournoise ? Mais dĂ©jĂ il reprenait :— Comme je vous l’ai dit, j’ai tentĂ© de nier. Mais malheureusement j’ai dĂ» me rendre Ă l’évidence : le mal de Margareth n’était pas dĂ» Ă sa jeunesse. Il Ă©tait bien plus profond, et ancrĂ© dans son corps. Ma femme Ă©tait stĂ©rile. Aussi peu que vous connaissiez du dĂ©licat Ă©quilibre fĂ©minin, vous comprendrez sans doute au moins cela. Vous savez, je le suppose, l’importance que revĂŞt pour ces pauvres crĂ©atures la dĂ©licate mĂ©canique interne qui leur permet de porter notre descendance. Margareth Ă©tait dĂ©traquĂ©e de l’intĂ©rieur. Sa folie n’était pas passagère. Rien ne pourrait y remĂ©dier.Pourtant Ă ce moment j’hĂ©sitais encore sur la conduite Ă tenir. Comprenez-moi bien : l’affection naturelle que j’avais pour ma femme aurait voulu que je trouve une institution adaptĂ©e Ă son mal, ou au moins une retraite, pour la protĂ©ger du monde. Vous savez comme la bonne sociĂ©tĂ© est cruelle, n’est-ce pas… Je me devais de me protĂ©ger. Et pourtant, j’ai hĂ©sitĂ© Ă le faire. Je vous l’ai dit, son père Ă©tait un mĂ©decin influent. Je voulais faire carrière. Le docteur Ivory Ă©tait un savant reconnu, mais l’amour paternel l’aveuglait. Quelque nombreuses qu’aient Ă©tĂ© mes tentatives, il me fut impossible de lui faire reconnaĂ®tre l’état de sa fille. Je persĂ©vĂ©rais, toutefois il me parut bientĂ´t clair que faire interner Margareth revenait Ă me fermer sa porte, et celle, sans doute, de tous ses amis. J’aurais dĂ», bien sĂ»r, au moins choisir l’isolement, ouvrir un poste dans une campagne reculĂ©e, oĂą j’aurais pu surveiller au mieux la santĂ© de ma femme. Mais abandonner ma carrière, c’était aussi abandonner tout espoir de pouvoir un jour guĂ©rir ces malheureuses. Je me devais Ă la science ! Comprenez-moi.Ce vieillard me dĂ©goĂ»tait. Non content de dĂ©tourner de manière ignominieuse une des qualitĂ©s fĂ©minines les plus prĂ©cieuses, il se peignait, lui, un assassin, sous les couleurs d’un philanthrope. Je voulais pourtant savoir. Je le priai, d’un geste las, de poursuivre.— J’avais cessĂ© tout commerce avec Margareth. Tout espoir de procrĂ©ation Ă©tant Ă©loignĂ©, certains devoirs n’en Ă©taient plus. Je veillais Ă son bien-ĂŞtre, bien entendu. Nous restions, aux yeux du monde, un couple uni. Il le fallait. Quel homme peut progresser dans les cercles sans le soutien de son Ă©pouse ? Piètre soutien, pourtant. Margareth riait trop, de façon indĂ©cente. Elle se donnait en spectacle, et on l’encourageait partout, applaudissant son talent pour la musique. Moi qui suis un homme rationnel, je priais pour qu’aucun des spectateurs ne s’aperçoive de l’inconvenance de ses gestes lorsqu’elle jouait. Est-ce par pitiĂ© ou par aveuglement que jamais personne n’a fait la moindre remarque ? Margareth semblait aimer ce succès. Ces soirĂ©es Ă©taient pour moi Ă©prouvantes, et je veillais Ă partir tĂ´t. Qui sait ce que la fatigue aurait pu faire de ma pauvre femme ?J’avais fini par penser que notre vie pourrait ainsi s’équilibrer. L’état de Margareth n’empirait pas, ne s’amĂ©liorait pas non plus. J’ai cru un moment, non Ă une guĂ©rison, mais au moins Ă un Ă©quilibre. Je me trompais. J’en eus d’abord des soupçons, puis des preuves. Ses crises s’étaient intensifiĂ©es. Entre deux, elle passait d’une forme d’excitation Ă un abattement morbide, me confirmant dans mes convictions. Elle passait plus de temps encore au piano. Je fus très attentif. J’allais jusqu’à lui procurer du laudanum, croyant ainsi apaiser ses tensions internes. Peine perdue. Margareth s’enfonçait dans sa folie, et je n’y pouvais rien.Un jour, je dus rentrer plus tĂ´t que je ne l’avais prĂ©vu : mon club, suite Ă un incident mineur, avait prĂ©cipitamment fermĂ©. Je secouai mes chaussures comme Ă mon habitude, accrochai mon pardessus et me rendis Ă la salle de musique, croyant faire une bonne surprise Ă ma femme. Il n’en fut rien. Ce que je vis alors… Pardonnez-moi. Je vis un homme, agenouillĂ© aux pieds de Margareth comme vous l’étiez vous-mĂŞme, tout Ă l’heure, et lui baisant les mains avec une ferveur qui ne laissait rien ignorer de leurs relations. Et elle s’abandonnait ainsi Ă cette caresse… Mon sang ne fit qu’un tour et, excusez-moi encore, j’eus alors la mĂŞme rĂ©action qu’à l’instant. Pourtant, j’étais effondrĂ©. Connaissant le mal dont souffrait ma femme, observant sa progression avec minutie, je n’aurais pourtant pas songĂ© qu’elle se fĂ»t livrĂ©e ainsi avec tant d’impudeur, et malgrĂ© ses dĂ©mons. Je compris alors que j’avais Ă©tĂ© aveugle. C’est Ă ce moment-lĂ que l’empoisonnement me parut la solution la plus raisonnable. Il devait nous Ă©viter un long purgatoire, une descente aux enfers interminable. AbrĂ©ger ses souffrances Ă©tait la solution la plus charitable.Elle avait eu une crise nerveuse violente après cette scène, qui me permit de mettre mon projet Ă bien. Elle prit quelques jours les repas dans sa chambre, et au bout de ce laps de temps il me fut inutile de rien cacher de son Ă©tat. Elle s’affaiblissait de jour en jour, et les mĂ©decins les plus habiles ne dĂ©celèrent pas ma ruse. Elle mit trois semaines Ă s’éteindre.Ne me croyez pas sans cĹ“ur. J’étais au dĂ©sespoir d’en avoir Ă©tĂ© rĂ©duit Ă cette extrĂ©mitĂ©. Mais la science rĂ©clamait son dĂ». Jamais sinon je n’aurais fait une chose pareille.Pendant des mois je me lançai Ă corps perdu dans le travail. Je rentrais Ă peine chez moi, et c’est sans doute pour cela que je ne me rendis compte de rien. Pourtant, une nuit, je fus rĂ©veillĂ© par le son du piano. C’était elle.Il soupira, longuement. Au loin, une mĂ©lodie entraĂ®nante se faisait entendre.— Vous l’avez vue. Vous savez donc. Margareth s’est contentĂ©e de jouer du piano pendant quelque temps. Puis, elle est apparue Ă d’autres moments, dans d’autres pièces de la maison. Les domestiques, l’un après l’autre, ont donnĂ© leur congĂ©. J’ai eu grand peine Ă les remplacer, devant me contenter finalement d’une femme de charge Ă la journĂ©e et d’une vielle souillon idiote. Je dormais Ă peine, le bruit insupportable du clavier me rĂ©veillait sans cesse. Je devins irritable, injuste. Je perdis des clients. Je me brouillai avec des amis de longue date. Un jour il m’apparut que Margareth ne me laisserait pas en paix. Je tentai de la raisonner mais en vain. Elle se montrait aussi fantasque que de son vivant. Et le piano… Écoutez, encore…La musique merveilleuse de Margareth m’attirait. Comment cet homme pouvait-il y ĂŞtre insensible ? Cette femme revenait de la tombe pour jouer la musique du paradis.— Elle ne me laissait pas en paix, faisant son possible pour ruiner ma vie. Petit Ă petit, on me crut fou Ă mon tour. Comment le nier ? Je n’avais plus un client, mes amis, mes collègues me battaient froid, et je voyais mes Ă©conomies fondre sans pouvoir rien y faire. La fuite me sembla le seul parti Ă prendre. Mais oĂą que j’aille, Margareth me suivait. C’est dans cette errance que je me suis retrouvĂ© ici. Le propriĂ©taire des lieux cherchait un mĂ©decin particulier. Il Ă©tait vieux, un peu sourd, et je ne voyais d’autre issue. Margareth me poursuivait sans rĂ©pit. Je le soignai pendant trois ans, puis il dĂ©cĂ©da, me laissant son seul lĂ©gataire.Qu’auriez-vous fait Ă ma place ? Je restai ici et m’installai dans cette vie Ă©trange avec un fantĂ´me. De temps Ă autre, de plus en plus rarement Ă vrai dire, on m’appelle au chevet d’un malade. De temps Ă autre aussi, un voyageur se perd, comme vous, dans le brouillard. C’est Margareth qui insiste pour qu’on l’entende jouer. Je n’y suis, pour ma part, pas favorable, mais je peux difficilement m’opposer Ă ses volontĂ©s.Il se tut, et je dĂ©cidai de ne pas reprendre la parole. Le piano Ă©grenait ses notes, et cette musique m’attirait plus que tout. Avisant Hickam, la tĂŞte dans ses mains, je me sentis autorisĂ© Ă me lever. Ce que je faisais Ă©tait d’une extrĂŞme grossièretĂ©, mais c’était bien le cadet de mes soucis. Je retrouvai facilement la salle de musique. Je n’osai entrer, et restai dans l’encadrement de la porte, observant le dos, la nuque de Margareth. Morte, vraiment ? Comment une morte pouvait-elle jouer de façon si enjouĂ©e, si vibrante ? Comment pouvait-elle, en caressant ainsi les touches, faire naĂ®tre en moi tant d’émotions contradictoires ?La mĂ©lodie s’éteignit cependant, et Margareth, lentement, se retourna.Elle me souriait, et son sourire seul me ravit. Est-ce le signe d’un rĂŞve de vivre les Ă©vènements avec tant de force ? Je fis quelques pas vers elle, n’osant trop m’avancer. Comment Hickam pouvait-il… Elle me dĂ©signa un fauteuil d’un signe de tĂŞte, me demanda :— N’avais-je pas raison ?Et recommença Ă jouer, une mĂ©lodie Ă la fois tendre et ironique. De lĂ oĂą j’étais, je pouvais suivre le mouvement de ses mains, qui montaient et descendaient les gammes. Oui, bien sĂ»r, je n’aurais pas connaĂ®tre l’histoire que j’avais entendue. Margareth Ă©tait morte… Rien que cette idĂ©e me remplissait de tristesse. Et pourtant la jeune femme Ă©tait lĂ , devant mes yeux. Elle acheva son air et me regarda Ă nouveau, attentive. Je crus qu’elle attendait une rĂ©ponse :— Je refuse de le croire !Elle reprit son jeu, distraitement d’abord, puis avec plus de force.. Je reconnus une marche funèbre. J’en frissonnai. Elle Ă©tait lĂ , j’aurais pu la toucher…— Vous avez tort, dit-elle Ă la fin du morceau. Tout est vrai. Je suis bien sa femme, et je suis bien morte. N’avez-vous pas regardĂ© l’alliance ?— Je n’ai pas pu.Elle se dĂ©tourna, mais cette fois-ci ne joua qu’en sourdine, et continua de parler.— Il Ă©tait vertueux, de manière scientifique. Ă€ Dieu ne plaise que je ne sois tombĂ©e, au lieu de ce funeste savant, sur un de ces puritains qui ne craignent le pĂ©chĂ© que pour mieux y succomber. Pas lui. Tout ce qu’il faisait, c’était de manière exacte.Elle frissonna.— J’ai Ă©pousĂ© une horloge, sans le savoir. Tous les gestes qu’il avait pour moi Ă©taient semblables Ă des examens mĂ©dicaux. Au bout de deux ans j’aurais donnĂ© tout ce que j’avais pour une dĂ©monstration un peu tendre. Je n’ai pas eu besoin de tant de sacrifices.Elle pencha la tĂŞte.— Mais sans doute tout cela n’était pas assez scientifique…Elle joua un moment sans rien dire.— Il me parlait, vous savez, en me nourrissant de ce poison. Il me disait, cliniquement, ce qu’il pensait de moi. Il me voyait comme une de ses patientes, sa première. Je ne pouvais qu’avoir la maladie la plus grave, la plus incurable. Il croyait sincèrement me rendre un service. Et moi, dans mon malheur, je me suis rĂ©jouie de le quitter.Elle dut percevoir mon mouvement de surprise.— Il vous Ă dit, sans doute, que je ne faisais que me venger ? Savez-vous combien est longue cette existence, oĂą l’on ne mange plus, ne dort plus, oĂą l’on sent Ă peine le sol sous ses pieds ? Votre main tout Ă l’heure, je l’ai vue, mais pas sentie. C’est votre regard qui m’a touchĂ©, et lui seul. J’ai appris que j’étais, pour les autres, tangible, et froide, mais je ne fais qu’errer dans une demi-rĂ©alitĂ©, d’oĂą seule s’échappe la musique, et les rares et trop brèves amitiĂ©s que je peux nouer. C’est lui qui m’a retenue. Il n’a pas su me laisser partir. Le dernier geste que j’ai eu, c’est pour Ă´ter et cacher mon alliance. Pauvre cachette. Je pouvais Ă peine soulever le bras, et pourtant, j’ai mis encore de longs jours avant de succomber. Il me l’a remise. Il a dĂ» forcer mon doigt Ă se plier pour qu’elle ne retombe pas. Il m’a liĂ©e Ă lui. Et pour lui je ne suis pas morte, puisqu’il m’a tuĂ©e…Des larmes roulaient sur les joues de Margareth. Je voulus les essuyer. Elle se laissa faire, et, repliant mon mouchoir, je m’aperçus que nulle humiditĂ© ne s’y marquait, seulement une fine trace grise, comme un peu de poussière. Se tournant dĂ©libĂ©rĂ©ment vers moi, dĂ©laissant son instrument, elle reprit :— J’ai compris que moi seule pouvais Ĺ“uvrer Ă ma libĂ©ration. Je ne peux pourtant rien tenter. Hickam me croit si liĂ©e Ă lui que je crains qu’il ne m’emporte avec lui en enfer. Je ne peux rien, mais… Je vous ai donnĂ© mon anneau. DĂ©truisez-le. DĂ©truisez ce qui me relie, devant Dieu, devant les hommes, Ă cet…— Cela vous dĂ©livrerait ?— Je le crois, oui. Avec tant de force !— Et vous mourrez pour de bon.— Oui.Sa voix n’était plus qu’un souffle, et je tremblais. L’idĂ©e me paraissait folle. Elle me demandait de la dĂ©truire, elle, qui m’était devenue en peu de temps si chère ? Comment aurais-je pu ? Et pourtant, elle poursuivait, d’une voix fiĂ©vreuse :— Amenez-la chez un bijoutier, un forgeron, que sais-je ! Faites-la fondre, faites disparaĂ®tre cette gravure. LibĂ©rez-moi !Puis, inquiète, elle demanda :— Vous l’avez gardĂ©e, bien sĂ»r ?Voyant son angoisse, je fouillai ma poche Ă la recherche de ma chaĂ®ne de montre. Je ne la trouvai pas. Margareth s’était remise au piano. Elle jouait de plus en plus fort, tandis que, fĂ©brile, je parcourais ma doublure. Ce n’était pas possible, vraiment, que je l’ai Ă©garĂ©e…Je repassai les Ă©vènements. Se pouvait-il qu’Hickam, profitant de mon inconscience, me l’ait subtilisĂ©e ? La musique m’enjoignait, avec insistance, de retrouver cette alliance, par tous les moyens. Je me prĂ©cipitai vers la bibliothèque. Mais dans l’obscuritĂ©, je dus me prendre les pieds dans un tapis, et je heurtai, en tombant, un porte-parapluie ou je ne sais quoi de dur, qui me cogna la tĂŞte au point que j’eus l’impression qu’elle explosait.Ce fut mon dernier souvenir Ă Halltyps Manor. Je me rĂ©veillai dans la chambre d’auberge, oĂą, je te l’ai dit, ma première pensĂ©e a Ă©tĂ© pour l’alliance.J’ai enfin rĂ©ussi Ă dĂ©chiffrer la gravure. Il est Ă©crit : Margaret Ivory – Hickam, 1803.Swansea, le 6 novembre 1834 J’ai passĂ© la journĂ©e Ă prendre contact avec les diffĂ©rents industriels basĂ©s ici. Je n’ai pris aucun instant de repos. Je n’ai pas voulu me donner le temps de penser. Je ne sais que faire. Cet anneau est la seule preuve que ce qui m’est arrivĂ© est rĂ©el, et le seul objet que… Me voilĂ bien sentimental.Je ne peux me rĂ©soudre Ă le dĂ©truire. Et pourquoi le ferais-je ? Cette histoire doit ĂŞtre un rĂŞve, le monde rĂ©el n’a pas de telles extravagances ! Et pourtant, ne pas le dĂ©truire revient Ă condamner Margareth Ă rester encore et encore en ce lieu sinistre, au cĂ´tĂ© d’un dĂ©ment… Mais de ne jamais plus pouvoir l’entendre !Je ne sais quel parti prendre. Je t’envoie cette lettre. Lis-la avec sĂ©rieux, et tente, amicalement, de m’éclairer dans ce sombre dilemme. Ai-je rĂŞvĂ©, ou Ă©tait-ce rĂ©el ? Suis-je, moi aussi, devenu fou ? Sur mon mouchoir, j’ai trouvĂ© une trace de poussière grise, pareille Ă celle de mon rĂŞve. Mais est-ce une preuve, dans cette contrĂ©e oĂą la suie finit par tout recouvrir ?Je suis Ă cette adresse pour deux semaines encore. Ne tarde pas dans ta rĂ©ponse.Influences et rĂ©fĂ©rences : Les noces funèbres Tim Burton, La chute de la maison Usher Edgar Poe, les nouvelles de Hoffmann et de ThĂ©ophile Gautier.