– 1 – Je suis la cinquième d’une portée de six chatons. Nous avons vu le jour aux aurores d’une journée automnale et ensoleillée, dans un panier matelassé, sous la rampe des escaliers. Encore aveuglés par la lumière, nous nous bousculons pour téter à qui mieux mieux. J’ai tout de suite trouvé ma place : entre les pattes postérieures de maman. Je me suis solidement agrippée à ses poils et me suis emparée de la dernière mamelle, ne laissant aucune chance à quiconque de me déloger de là. D’ailleurs, j’ai tellement tété que je n’ai plus faim ; mais pour rien au monde je ne laisserais ma place, un vrai trésor de douceur et de chaleur.*****Dès la levée du jour, on s’est aperçu de notre arrivée. Une voix s’est extasiée :— La chatte a eu des petits ! La chatte a eu des petits !À partir de cet instant, nous avons été constamment entourés. Tout le monde veut nous toucher, nous caresser, caresser maman. Je ne vois pas encore bien ; mais nous sommes sans doute beaux à voir. Tout le monde le dit, sur tous les tons. On a même pris des photos. La lumière aveuglante des flashs m’a fait me blottir davantage contre maman. Je n’ai d’ailleurs pas tardé à m’endormir…*****Quand je me suis réveillée, maman n’était plus là. Mes frères et sœurs sont dans tous leurs états. Je me suis mise à miauler avec eux, de plus en plus fort. Un vent de panique s’empare du panier familial. Heureusement, maman n’a pas été longue à revenir. Elle s’est tout de suite allongée entre nous, nous donnant libre accès à ses mamelles… et à sa chaleur.Ouf…*****Mais si la journée a été ensoleillée, la nuit s’annonce bien fraîche. Autour de nous, il y a débat :— Mais où veux-tu les mettre, là-haut ?— Oh, on leur trouvera bien une place… dans les toilettes ; en attendant…— À quoi bon ? On ne peut pas les garder de toute façon. Il n’y a qu’à les noyer dans la baignoire…— Attends… Demain, je passerai une annonce sur « Animalia ». Qui sait ! – 2 – L’annonce a dû passer ; car, en moins d’un mois, nous avons été enlevés à notre maman les uns après les autres. Je suis partie la quatrième. Une main gantée s’est saisie de moi, avec d’infinies précautions, et une voix ravie.— Oh ! qu’elle est chou !Le gant est doux ; j’ai envie d’y planter mes griffes.— Oh ! qu’elle est joueuse ! s’extasie encore la voix.Je me débats autant que je peux, en vain. Ma future maîtresse me trouve toujours aussi « chou » et aussi « joueuse ».— Je crois que je vais prendre celle-là… C’est une fille n’est-ce pas ?Je dois être une fille ; car, pour la première fois de ma vie, je me trouve dans la rue. Une voiture nous attend. Ma nouvelle maîtresse se plante à côté de la portière et attend qu’on lui ouvre ; le précieux chargement que je suis lui mobilise les mains et lui donne un air important. « Mais ouvrez donc ! Vous ne voyez pas que je ne suis pas seule ! » semble dire son attitude. Une main féminine se penche et lui ouvre la porte.— Oh ! qu’elle est chou !— Et joueuse… Elle a des yeux magnifiques… Tu te rends compte, elle n’a même pas un mois et elle est aussi belle ! Vite, vite, appelle-moi un vétérinaire ; il faut qu’elle soit vaccinée, m’a-t-on dit… Et puis il faut qu’il lui prescrive son lait, des vitamines, des jouets… Il faut lui prévoir un lit aussi…— Mais, maman, tu peux faire ça toi-même, tu as tout ton temps… J’ai un colloque demain matin à Porto-Vecchio, à neuf heures ; et je n’ai rien préparé, même pas une valise…— Oh, je t’en prie, hein… Dépose-moi ici, je prendrai un taxi…Sa voix a subitement pris un ton aigu, curieux, à la fois métallique et mielleux ; une voix acariâtre, de quelqu’un qui a l’habitude de geindre pour obtenir satisfaction. Elle semble sortir directement de sa gorge. J’y passe la patte, comme pour régler la tonalité. Le ton change effectivement.— Mais oui mon chou, mais oui… On est bientôt arrivé…Puis, d’une main, elle me plaque contre sa poitrine, de l’autre, elle se saisit d’un téléphone. Son souffle devient plus court ; et sa voix métallique a repris du service. Je me réfugie sur ses genoux ; mes tympans sont encore fragiles pour supporter cette voix acariâtre.— Allô Jean-Philippe ? Figure-toi que ta fille ne veut même pas m’appeler un vétérinaire ! Comment pourquoi ? Mais j’ai une chatte maintenant ! Elle est chou comme tout, d’ailleurs (sa main me caresse le ventre)… Ah bon ? Toi aussi tu as un colloque ! À Palerme… Tu pars dans une heure ? Bon… Eh bien, merci, merci beaucoup, je me débrouillerai toute seule… Avec vous, je ferais mieux de prévoir mes obsèques, dites-moi ! Quoi ? Lequel ? Non, non, je n’ai pas besoin de numéro de téléphone ; je me débrouillerai… Ah bon ? Tu peux l’appeler ? Maintenant ? À… A… Oh, et puis fais comme tu veux… Je me débrouillerai… Arrête-moi devant la pharmacie, s’il te plaît…La voiture s’arrête.— Mais maman ! tu en fais toute une histoire…— Merci, on voit bien que ce n’est pas ta chatte.— Comment vas-tu l’appeler ?— Ah oui, c’est vrai au fait… (voix normale, je remonte vers le corsage) ; mais oui, mon chou, mais oui… Je n’en sais rien encore. Je n’y ai pas réfléchi… Aurais-tu une idée à me suggérer ?— Je vais y réfléchir, maman, je te promets… Allons, allons, au revoir…— Au revoir… Et sois sage ; ne va pas me ramener des Corses…La voiture redémarre et je me retrouve accrochée à la poitrine de ma maîtresse, entre une robe en mousseline et un manteau de laine. – 3 – La pharmacie occupe l’angle de deux grandes avenues. On y entre par une porte qui s’écarte toute seule et on passe par un tourniquet. À l’intérieur, il fait chaud et beaucoup de personnes se promènent parmi les présentoirs. Derrière leurs bureaux, cinq ou six blouses blanches s’affairent avec les ordonnances et les vignettes. Devant chaque blouse, il y a un ordinateur et quelques personnes qui attendent patiemment d’être servies. À la vue de ma maîtresse, une des blouses blanches sort de derrière son bureau et vient à sa rencontre.— Bonjour madame De Bontemps… Je peux faire quelque chose pour vous ?— Mais oui… Est-ce que Monsieur Gouaille est là ? J’ai besoin de son aide…— Ah, mais certainement, madame ; je vais vous l’appeler…Monsieur Gouaille – en blouse blanche lui aussi – ne tarde pas à arriver. Son sourire est radieux et il paraît heureux de voir ma maîtresse. Avec des gestes obséquieux, il l’invite à passer dans l’arrière-officine et lui offre une chaise.— Madame De Bontemps, Madame De Bontemps… Tenez, asseyez-vous là… Voulez-vous boire un petit rafraîchissement ? Ah… Ahaa… je vois que vous avez une ravissante petite chatte là ! Qu’elle est chou, madame De Bontemps, qu’elle est chou ! Ravissante, vraiment… (sa main me caresse la tête, le souffle de ma maîtresse s’accélère)… Ravissante… Je serais heureux de pouvoir vous être utile, madame (sa caresse s’accentue sur ma tête)… et si nous étions seuls, je dirais même d’avoir le bonheur de vous servir…— Oooohhh… Monsieur Gouaille !— Ordonnez, madame…— Oh… Monsieur Gouaille ! Je savais que je pouvais compter sur vous…Sa fougue est telle que j’ai eu du mal à m’échapper à ses caresses. J’ai réussi néanmoins à me réfugier entre les seins de ma maîtresse, cherchant à me faire aussi discrète que possible et à me confondre avec eux. Mais la main de monsieur Gouaille me poursuit. Apparemment, il est confus, puisqu’il me confond avec l’un d’eux… Comment peut-on confondre une chatte et un sein, voyons ! J’en arrive presque à être jalouse…— Figurez-vous que je viens d’hériter de cette petite merveille et je n’ai absolument rien pour elle chez moi ; rien, mais alors rien…— Hummm… Je vous félicite, madame. Vous allez voir ; ça change la vie une si belle chatte ! Mais vous êtes plutôt CHATOUNET ou BIOCHAT ?— Je n’en sais rien… Quelle est la différence ? Je m’en remets entièrement à vos lumières.— Dans ce cas, madame, sans la moindre hésitation, je vous conseille la ligne CHATOUNET. Elle est plus complète, mieux étudiée et d’une esthétique résolument moderne. En outre, elle répond véritablement aux besoins des chats. Toutes les études effectuées auprès des utilisatrices démontrent un taux de satisfaction très élevé. Les femmes qui utilisent CHATOUNET sont, tous les sondages le confirment, plus équilibrées, mieux épanouies, et ont toutes l’allure jeune et dynamique. On a même pu noter chez elles un taux de cholestérol moins élevé… J’ajoute que, grâce aux clubs CHATOUNET, il s’est développé tout un réseau d’amitié et d’entraide qui met en commun toutes les expériences et les observations faites sur ces adorables créatures, de sorte que chaque adhérente…— Eh bien, je me remets entièrement entre vos mains, mon ami…— Oh, vous m’en voyez ravi, madame De Bontemps ! Permettez-moi de rendre hommage à votre ravissante chatte un de ces jours, le plus tôt possible, j’espère… J’aimerais tant la cajoler comme elle le mérite. Pensez-y, madame De Bontemps, je vous en supplie… En attendant, je vais mettre quelqu’un à votre service… Émilie… Émilie… (arrive une blouse blanche). Occupez-vous de madame De Bontemps ; proposez-lui toute la gamme CHATOUNET… toute. Voilà, voilà… J’ai été heureux de vous saluer, madame De Bontemps. Émilie va s’occuper de vous… À votre disposition, madame De Bontemps…*****Émilie est une jolie figure, plus jeune que la fille de ma maîtresse. Elle disparaît un moment et revient avec des catalogues à la main. Elle prend une chaise et s’installe à côté de ma maîtresse. Ses bas noirs, aux motifs fleuris, se découvrent, et sans réfléchir, tentée par tant de douceur, j’allonge la patte.— Oh… Qu’elle est chou !— N’est-ce pas ? Et elle a choisi le plus beau morceau, la coquine…Émilie rougit et me retire la patte. Dommage, c’était doux et chaud.— Oh ! Vous voyez combien elle vous aime déjà ! Allons, ma fille, qu’avez-vous à nous proposer ?— Eh bien, à mon avis madame, pour une si petite chatte, il faut commencer par choisir le lit. Il en existe en osier, en sapin et en fibre de carbone recarbonisée. Les matelas sont en laine et les draps sont ou bien en soie ou bien en lin. Après, nous avons là les accessoires…*****Une heure plus tard, ma maîtresse s’est trouvée entourée d’un tas de cartons. Émilie a mis le paquet ; et, au vu de tout ce luxe qui va m’échoir, je commence à prendre conscience de ma propre importance. Émilie me regarde d’un air de plus en plus envieux…— Comment je vais faire avec tout cela ? se lamente ma maîtresse.— Mais madame, je peux vous le faire livrer si vous le désirez…— Mais bien sûr que non, Émilie, ma fille… Mon chauffeur va arriver d’un instant à l’autre… Il en met du temps, d’ailleurs, celui-là… Ce qui m’inquiète, voyez-vous, c’est que je suis incapable d’installer toutes ces affaires toute seule. Il faudra venir m’aider, chère Émilie… Ça fait longtemps que vous travaillez ici, Émilie ?— Non-madame, depuis deux mois seulement ; je suis stagiaire…— Oh, mais vous n’allez pas le rester longtemps… J’en toucherai deux mots à monsieur Gouaille… Une fille de votre valeur ! Ma chatte s’est tout de suite attachée à vous ; et elle a du flair, croyez-moi… Alors c’est entendu, Émilie ; venez m’installer tout cela… Vous finissez votre travail à huit heures, je crois… Ma chatte vous sera tellement reconnaissante… et moi tellement votre obligée… Ah, voilà mon chauffeur… – 4 – — Excusez-moi, madame, j’étais à l’aéroport avec Monsieur et ça roulait pas jusqu’à… ».— C’est bien José, c’est bien…C’est tout ce qu’ils se sont dit durant tout le trajet. Je ne suis pas encore habituée au silence de ma maîtresse. Je cherche sa voix. De ma patte, je lui caresse la gorge. Aussitôt en sort un roucoulant « mais oui, mon chou, mais oui… ». Ça y est, je viens de comprendre comment ça marche et, désormais, j’actionne la voix de ma maîtresse quand l’envie m’en prend…Devant ma future résidence, une immense porte cochère s’ouvre toute seule et la voiture s’engouffre dans une vaste cour fleurie. Le chauffeur, en uniforme gris, se précipite et nous ouvre la porte. Il paraît surpris de me voir. « Tout ça pour ça ! », semble dire son regard. Il a des moustaches impressionnantes et sa casquette paraît trop petite sur sa tête ovale…Au premier étage nous attend une femme en tablier à carreaux.— Bonsoir madame… Oh, qu’elle est belle ! Le vétérinaire a appelé madame. Il sera là à six heures…— Bonsoir, Samia, bonsoir… Écoutez Samia, laissez tout tomber et préparez-moi un bol de lait tiède… La pauvre chou n’a rien avalé depuis tout à l’heure…Dans le salon, ma maîtresse me pose avec d’infinies précautions sur un canapé en cuir et enlève son manteau.— Te voilà chez toi, ma toute belle, ma petite chatte… Nous allons être heureuses toutes les deux, tu vas voir…Après le manteau, elle enlève la robe ; puis tout le reste. Elle enfile un peignoir, s’empare de moi et se dirige vers la cuisine. Le peignoir sent bon et mes griffes font un drôle de bruit à son contact. Samia a déjà préparé le lait et attend.— Faites-moi couler un bain, Samia…Devant le bol de lait fumant, je pousse un miaulement d’affamée. Ma maîtresse m’approche du bol et, ravie, m’admire laper mon lait.— Oh la coquine ! Tu avais faim, hein ? Mais oui, ma chérie, mais oui…Samia revient.— Tenez Samia, gardez-la-moi cinq minutes… Je vais prendre mon bain en vitesse ; et si le vétérinaire arrive, faites-le attendre…*****Sitôt ma maîtresse sortie, Samia prend le téléphone.— Monte, elle est dans son bain.Presque aussitôt, le chauffeur, toujours dans son uniforme, surgit dans la cuisine. Il marche sur la pointe des pieds et parle à voix basse.— T’es folle ! Me faire monter maintenant ! Elle risque de me voir…— Mais non, elle en a pour une heure avec son bain… Elle m’appelle pour lui sécher les cheveux avant de sortir… T’aurais pu venir plus tôt, elle était pas là de l’après-midi…— Mais je pouvais pas… J’ai accompagné l’autre à l’aéroport… Il est parti à Palerme… J’sais pas… il a reçu un coup de fil qui l’a mis dans ses états…— Ah bon ! tant mieux, tant mieux, mon José, j’espère qu’elle va dormir tôt ce soir… Elle prend ses somnifères quand elle est seule… Alors, tu restes ce soir ?— Je peux pas, ma chatte… Tiens, elle en a acheté une ! Ces bourgeois, je te jure, ça me dégoûte… Pose-la et viens me faire un câlin, ma poule…Samia me pose à même le sol et s’exécute. À ma hauteur, je la suis du regard. Devant moi, ses pieds se soulèvent, de plus en plus haut, jusqu’à ne garder que la pointe des chaussures en contact avec le sol. Puis, ses pieds se mettent à trembler, de plus en plus en vite, avant de redescendre et de venir vers moi à reculons. Elle est à genoux maintenant, et elle me tourne le dos. J’entends le chauffeur souffler entre les dents, mais je ne peux voir son visage. Aussi haut que je puisse voir, d’ailleurs, je ne distingue que la tête de Samia qui avance et recule sur place. Je suis le mouvement un instant. Mais ce n’est guère amusant. Je signale mon mécontentement par un miaulement ennuyé et plaintif…— Mais qu’est ce qu’elle a, Samia ?Je reconnais la voix acariâtre de ma maîtresse. Samia se dresse et pousse le chauffeur dehors. Toujours sur la pointe des pieds, il se sauve.— Rien, madame, rien… Je ne l’ai pas du tout posée (elle me reprend)… Je lui faisais… une petite gâterie… La voilà, madame…Ma maîtresse revient de la salle de bain. Elle est toujours en peignoir.— Une gâterie ? Quel genre de gâterie ? Une si petite chatte, si innocente ! Mais qu’est-ce qu’il y a mon chou, ma toute belle ! Je te manque déjà ! Tu vois, je ne me suis même pas lavé les cheveux à cause de toi… Que lui avez-vous fait, Samia ?— Rien, madame, rien ! Elle aime jouer… Elle est adorable, vraiment…Je change de main. Je dois dire que l’odeur de ma maîtresse m’a manqué. Je me blottis contre sa poitrine, lui lèche la peau ; puis, j’actionne sa voix.— Mais oui mon chou, mais oui…Elle est littéralement ravie ; et Samia semble tout aussi ravie qu’elle. Toutes les deux vantent mes qualités, la beauté de mes yeux et l’intelligence que je manifeste.— On dirait les chats qu’on montre à la télévision, madame… Chez nous, les chats, y sont pas gâtés comme ça… Monsieur mange ici ce soir, madame ?— Non, Samia ; Monsieur est à parti en Italie… Il a un colloque là-bas, il paraît… Ce soir, je mange avec ma petite chatte, hein mon chou… Écoutez, Samia… Après le vétérinaire, la pharmacienne va venir installer le lit de la petite ; il faudra l’aider… Après, vous pourrez disposer… Tenez-la encore une minute, je vais m’habiller…*****À la cuisine, Samia décroche le téléphone.— Dis, pourquoi tu peux pas rester… Mais si… Elle va prendre ses somnifères, c’est sûr… Non, reste, s’il te plaît… J’irais les acheter moi-même demain, je te jure, mon José… Si tu veux… D’accord, à plus…Elle est encore plus ravie que tout à l’heure. Elle est tellement ravie qu’elle se met à me caresser frénétiquement la tête. – 5 – Moi aussi je suis ravie, de retrouver ma maîtresse d’abord, et encore plus de découvrir sa chambre. Soie, mousseline, dentelle, bijoux ; un vrai paradis où tout est colorié, attirant, envoûtant. Je crois que ma maîtresse a dit vrai : nous allons être heureuses toutes les deux. Après avoir fait le tour du propriétaire, je me love sous la gorge de ma maîtresse. Au moment où j’avance la patte pour actionner sa voix, un coup de sonnette retentit. Ma maîtresse se dresse et saisit un petit appareil rectangulaire qu’elle actionne d’un air curieux. Une image s’allume. C’est drôle, on dirait la rue par où nous sommes arrivées. Je vois même le chauffeur, toujours dans son uniforme, ouvrir la porte…— Ah, voilà le vétérinaire, mon chou… Il faut être courageuse, ma toute belle.Elle appuie encore une fois sur le petit appareil rectangulaire et l’image s’éteint. Puis, elle se lève et se met devant un grand miroir. Tout en me tenant d’une main, elle se passe l’autre dans ses cheveux. Puis, satisfaite, elle m’approche de son visage et nous nous regardons longtemps dans la glace, contentes, unies et ravies…— Nous sommes belles toutes les deux, hein !*****Dans le couloir, je me mets à miauler et à me débattre. Je veux rester dans la chambre, il y a tant de choses à découvrir encore, à mêler et à démêler…— Regardez-moi ça ! Elle a compris qu’il s’agit du vétérinaire ! Allons, allons, courage, mon chou… Ce sera vite passé…J’ai cessé de me débattre en voyant Samia et le vétérinaire nous attendre.— C’est monsieur le vétérinaire, madame…— Bonjour, madame, mes respects…— Bonjour, bonjour… Comment, ce n’est pas le docteur Cabeau ?— Non-madame, il a un colloque à Djerba… J’ai l’honneur d’être son assistant… pour vous servir, madame…— Ah, ces colloques… Mais vous êtes si jeune !— J’ai déjà effectué deux ans d’internat à la clinique vétérinaire de la mairie, madame ; et je suis depuis quatre ans l’adjoint du docteur Cabeau…— Ah bon ! Vous me rassurez… Samia, offrez à boire au docteur… Veuillez excuser ma méfiance, docteur, j’en tremble d’avance pour ma petite chatte… Elle est si délicate… et si intelligente ! Elle ne voulait pas vous voir, figurez-vous ! Il faut la vacciner n’est-ce pas ?— Soyez sans crainte, madame, elle ne sentira rien… Ah elle est belle en effet… Bonjour toi, bonjour ma jolie… Vous permettez…Le vétérinaire tend la main pour me prendre. Je me crispe et m’accroche au peignoir de ma maîtresse. La main me poursuit. Je me faufile sous le peignoir. Elle me rattrape quand même. À en juger par le tremblement qui l’agite, je conclus que ma fuite et le dégoût que je lui manifeste l’ont plongé dans un état de trouble avancé.— Elle est belle… vraiment belle… Pardon… pardon… Que de beauté… madame… que de beauté… quelle grâce… pardon…— Oh, voyez, docteur, dans quel état vous m’avez mis ma petite chatte… Mais non, ma belle, mais non… Je suis là, voyons… sois raisonnable… Il a l’air gentil, le docteur… Et c’est un bel homme…— Je… je vous remercie madame… Je vous demande pardon, madame, vos… vous…— Merci Samia… Posez ça là… Merci… Prenez quelque chose, docteur… Elle a besoin de se calmer, la pauvre petite, hein, mon chou…J’ai peut-être besoin de me calmer ; mais pas autant qu’eux. Le vétérinaire, en se retournant, a failli renverser Samia ; et le cœur de ma maîtresse me martèle la tête à me faire quitter ma cachette.— Regardez, docteur, elle est dans tous ses états… La pauvre petite ! Je crains qu’il ne vous faille attendre un peu, docteur, le temps qu’elle récupère ses esprits…— Mais j’attendrais le temps qu’il faudra, madame… Je suis entièrement à votre service… à vos pieds, madame…Sa main me recherche. Je ne bouge pas. Mais, curieusement, il n’arrive pas à m’attraper. Sa main fouille tout autour de moi sans me trouver. Je me signale par un léger coup de patte ; en vain. On dirait qu’il ne me voit plus. Sa respiration s’accélère à lui aussi. Je pousse un miaulement.— Oh, elle est encore effrayée… Écoutez, docteur, je préfère que vous l’examiniez dans ma chambre ; elle s’y sentira plus en sûreté… et l’endroit s’y prête mieux…— Mais certainement madame, certainement… Je sais m’employer avec les chattes capricieuses… Elles finissent toujours par s’amadouer…— Oh… puissiez-vous dire vrai, mon ami…*****Je n’ai nullement l’intention de m’amadouer ; et le vétérinaire, je l’attends de patte ferme. Mais j’ai tort de m’inquiéter. Dans la chambre, c’est à peine s’il m’a regardée, encore moins fait mal. En revanche, c’est à ma maîtresse qu’il en a fait ; et pas qu’un peu ! Je l’ai entendue soupirer, gazouiller, roucouler, gémir, geindre, se plaindre, sur tous les tons ; pauvre maîtresse ! Mon sang n’a fait qu’un tour et j’ai cherché à la secourir. J’ai sauté sur le lit et j’ai essayé de tirer le vétérinaire. Mais il n’a plus son pantalon. Je monte vers la chemise et j’y plante mes griffes. La chemise est venue avec moi. Le vétérinaire s’est aperçu de ma tentative et, d’une main ferme, il m’a fourrée sous lit. Quel mufle ; aucune pitié, ni pour moi ni pour ma maîtresse qui continue à se lamenter et à souffrir. Heureusement, il a l’air de souffrir autant qu’elle. À mon avis, ma maîtresse doit se défendre avec la dernière énergie ; car il soupire lui aussi et, à en juger par sa respiration saccadée, il ne va pas tarder à s’étouffer. Je ne peux le voir de ma place ; mais il semble trembler de plus en plus fort. Je crois que ma maîtresse est en train de retourner la situation en sa faveur. Je l’encourage d’un miaulement énergique.— Oui mon chou… oui mon chou… Oui… Oui… Ouiiiiii… Ouiiiii… Ohhhh…Je quitte ma place, le lit menace de m’écraser. Ma maîtresse se débat toujours. Mais, apparemment, l’assaillant n’a plus de force. On dirait qu’elle est en passe de le maîtriser. Il finit par pousser un cri désespéré et se calmer. Petit à petit, le lit retrouve une cadence normale. Je crie bravo à ma maîtresse. Mais c’est le vétérinaire qui répond.— Excusez-moi, je dois me dépêcher… J’ai encore deux visites à effectuer… pas aussi agréables que celle-là, je vous assure… Vous êtes véritablement une affaire… Je m’occuperais volontiers de votre chatte, quand vous voulez… J’espère qu’elle sera du genre capricieuse… En attendant, je vais la piquer en vitesse…*****Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite. Le vétérinaire m’a piqué. Ça ne m’a pas fait mal ; mais je me suis tout de suite endormie. Quand je me suis réveillée, je suis toujours entre les mains de ma maîtresse. Elle est assise sur le bord du lit et parle avec quelqu’un. Je n’ai même pas la force de me retourner pour voir qui c’est. C’est à peine si je distingue ce que dit ma maîtresse.— … J’espère que grâce à vous ma chatte sera heureuse… Je vous fais une confiance absolue, mon chou… Vous êtes si belle, si jeune… une fille comme vous… Venez vous asseoir à côté de moi, ma petite Émilie… Si seulement vous vouliez m’écouter, vous iriez loin… J’en parlerai à monsieur Gouaille… C’est quoi votre parfum ? Hummm… Essayez le mien, vous allez voir la différence… Tenez, là, sur la petite table… Si, si, servez-vous, je vous en prie… Prenez tout ce qui vous plaira… Essayez aussi ce petit Astrakan… Vous êtes faite pour le chic, ma belle Émilie… et pour tourner la tête des hommes… Regardez-moi ça ! Dieu, quelle splendeur ! Une si belle gorge… Faites voir… Hummm ! J’en suis toute frémissante…Je me sens si fatiguée, si lourde, que je ne tarde pas à me rendormir.Je ne sais si j’ai rêvé ou quoi ; mais je crois que ma maîtresse s’est encore disputée avec Émilie… Il m’a semblé entendre le lit bouger, ma maîtresse s’agiter et Émilie soupirer… – 6 – C’est une agréable odeur de lait fumant qui m’a tiré de mon sommeil, tout un bol, juste sous mon nez. J’y plonge la tête sans demander mon reste. Je ne sais avec quoi ma maîtresse l’a mélangé, mais c’est le meilleur lait que j’ai jamais goûté. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, j’ai tout fini. J’en réclame encore à ma maîtresse.— Oh… ma chérie, mon chou… Mais tu vas mieux… Oh que je suis heureuse ! Ma chérie, mon chou, ma toute belle… Tiens, bois…J’en bois. Je me sens revigorée. Je me secoue aussi énergiquement que possible et me jette sur la poitrine de ma maîtresse. Elle m’accueille à bras ouvert, contente, radieuse…— Oh mon chou, mon chou… tu es venue à moi toute seule ! Je t’ai manquée, dis ? Oh que je suis heureuse ! Tu m’aimes, alors ? Tu m’aimes, hein ? Ohh…Je suis à la renverse entre ses mains et ses seins. Elle me caresse la tête et son mamelon me taquine la patte…— Oh la coquine… Tu les aimes, mes seins ? Ma chérie, ma toute belle… Nous allons être heureuses toutes les deux, tu vas voir… Tu m’as déjà beaucoup apporté, tu sais… Depuis que je t’ai, j’ai renoué avec ma trentaine… le plaisir dans tous les sens… Grâce à toi, je me suis sentie jeune aujourd’hui. Quelles sensations ! Humm… Et ce n’est pas fini…Elle s’allonge sur le lit et appuie sur un bouton.— Tu vas voir… on va bien s’amuser encore…*****La porte s’ouvre et Samia entre.— Préparez-moi mes comprimés, Samia, je suis fatiguée…— C’est pas grave, madame… C’est pas grave… Avec les médicaments, demain la forme, inchallah… Comme d’habitude, madame ?— Mais oui, Samia… Les mêmes comprimés… je n’arrive pas à dormir…— Avec ça, madame, c’est le repos garanti… Voilà, voilà…— Merci, Samia… Posez ça là… Merci… Vous pouvez disposer, Samia… Bonne nuit…— Bonne nuit, madame, bonne nuit… Et la petite chatte, elle va bien ?— Hein ! Merci, Samia, elle est comblée…*****Après le départ de Samia, ma maîtresse prend l’appareil rectangulaire et l’actionne. Toujours au même endroit, l’image s’allume. Ça me réveille totalement. Je regarde. Une dame montre une carte pleine de chiffres. Mais elle ne tarde pas à disparaître. À sa place apparaissent trois messieurs qui courent derrière un ballon. Puis c’est une autre image : un gros fromage devant lequel dansent les moustaches d’un gros monsieur. Puis c’est un pneu qui roule tout seul, puis une femme nue qui porte un chapeau à la taille, puis un monsieur qui marche sur la tête, puis un éléphant, puis un avion, puis des chevaux au galop, puis un incendie, puis un feu rouge, puis un enfant qui fait lalalèreu… Bref, les images défilent sans arrêt. Ça va tellement vite que je ne sais plus où donner de la tête. Mes yeux vont des images à la main de ma maîtresse. J’ai enfin compris que c’est elle qui les fait défiler. J’appuie sur sa main pour l’arrêter.— Oui mon chou, tu as raison ; ça ne vaut rien… Viens, on va voir un vrai spectacle…Elle me cale bien contre sa poitrine, se cale elle-même sur deux gros oreillers et appuie une dernière fois sur l’appareil rectangulaire. Une nouvelle image apparaît, moins lumineuse que les précédentes. Je reconnais tout de même le chauffeur. Il n’a plus son uniforme. Sa poitrine est nue et poilue. Assis sur un canapé, il regarde lui aussi des images. Devant lui, plusieurs bouteilles vertes. Il en prend une, la vide dans sa bouche et se lève. Il frappe plusieurs fois sur son ventre. On entend nettement les coups. Mais ils sont couverts par un sifflement désagréable. Ma maîtresse se saisit de l’appareil rectangulaire et actionne plusieurs boutons. Le sifflement baisse d’intensité. Soudain, le chauffeur se retourne.— Eh bien, tu en mets du temps, merde…— Elle vient juste de s’endormir… Je te jure José… J’sais pas ce qu’elle a trafiqué avec la petite pharmacienne pour sa chatte… Putain ! J’ai cru ça allait jamais finir…Je dresse la tête. C’est la voix de Samia, je crois. Elle apparaît en effet. J’actionne la voix de ma maîtresse.— Mais oui mon chou, mais oui…Samia enlève son tablier à carreaux et le jette sur le canapé. Puis elle se dirige vers le chauffeur et lui embrasse la poitrine, longuement. Il la repousse et se rassoit ; mais elle le rattrape.— J’ai pas encore mangé, tu sais…— Tout de suite, mon José…Elle se lève.— T’as bu tout ça !— Et alors… T’avais qu’à venir plus tôt… Et puis, d’abord, ça te regarde pas ce que je bois, OK…— Mais te fâche pas mon José… Je disais ça comme ça…— Dis-le pas alors…Les bouteilles ont disparu. Samia nettoie la table.— Tu veux manger comme ça ou dans le lit ?— T’as raison… c’est mieux dans le lit…Il se lève. À eux deux, ils déplacent la table et ouvrent le canapé. Samia disparaît. Le chauffeur enlève son pantalon. Son caleçon est de couleur zébrée. Lui-même a l’air d’un zèbre d’ailleurs. Il enlève la ceinture du pantalon et la jette sur le lit, puis il le plie soigneusement et le cache sous l’oreiller. Samia réapparaît. Elle pose sur la table une assiette et plein d’autres choses. Le chauffeur se met à manger.— Et à boire !— Tiens… c’est du Mouton Rochechouart je sais pas quoi là… Je l’ai pris à la cave… C’est cher ce truc-là… Ils n’en boivent que dans les grandes occasions…— J’aime pas tellement… Je préfère le cognac qu’ils ont acheté la semaine dernière…— Mais y en a plus… T’as tout bu, mon José… Ne bois pas beaucoup, mon José… Un verre, ça va… Trois ve…— Ho, ho, me prends pas la tête avec ça… Fous-moi la paix…— Mais… mon José… Je t’ai rien dit…— Alors, déshabille-toi et boucle-la !— Oui mon José… Je vais te faire un strip-tease… Tu aimes ? Mais il faut pas boire beaucoup mon José, s’il te plaît…— Oh là ! T’as pas compris toi… Tu me cherches ?Apparemment, Samia ne le cherche pas. Elle disparaît. Le chauffeur continue à boire et manger. Quand elle revient, Samia est en peignoir bleu.— Mais c’est le mien !Ma maîtresse est indignée… mais pas autant que le chauffeur. Il est même carrément en colère. Il a poussé la table de côté et s’est levé.— Tu vas me foutre la paix oui…— Mais mon José… T’as assez bu comme ça…— C’est pas vrai ! Mais elle me cherche…Il saisit sa ceinture. Samia se cache la tête dans l’oreiller. Vlan, fait la ceinture.— Mon José, hurle Samia.Un deuxième vlan est suivi d’un autre « Mon José », plus plaintif, plus langoureux. Les vlans se succèdent et les cris leur répondent à un rythme soutenu. Je sens les mains de ma maîtresse s’agiter sur son ventre. Je me faufile sous le drap et les rattrape. Une main est immobile, l’autre décrit un mouvement perpétuel et régulier. Je l’observe. À force de l’observer, je crois devenir folle : il lui manque un doigt ! Et c’est la première fois que je le remarque ! Le doigt manquant est celui du milieu, les autres semblent jouer sur un piano imaginaire. Par moments, l’un d’eux disparaît. Je décide de le suivre. Et voilà que je découvre le doigt fugitif. On le voit à peine. Je le gratte pour le faire sortir…— Mais oui mon chou… mais oui…Tiens, je peux actionner la voix de ma maîtresse par là aussi ! Je réessaye.— Mais oui mon chou… mais ouiii… ouiii…Ça marche. Mais la voix est de plus en plus cassée, saccadée ; elle vibre au rythme des doigts qui sont de plus en plus affolés. Visiblement, ils font tout pour récupérer leur frère. En vain. Je m’y mets moi-même ; sans plus de résultats, sinon celui de déclencher la voix de ma maîtresse qui m’aide de son mieux et s’agite encore plus. Mais le doigt reste indélogeable. De temps en temps, il fait surface, prend une bouffée d’air et s’enfonce à nouveau. Ça a duré longtemps. À la fin, fatiguée, à bout de souffle, je décide de faire surface moi-même ; l’air marin ne doit pas tellement me convenir. Le visage de ma maîtresse est en sueur, ses yeux sont rivés sur l’image. Je regarde à mon tour. Le chauffeur est à genoux et il a mis un masque sur la tête. Samia a toujours la sienne dans l’oreiller et elle n’a plus le peignoir bleu.— Mais ce n’est pas possible, voyons… Le monstre ! Il va la déchirer… Il va la déchirer… Mon Dieu, mon Dieu… Et pas la moindre plainte ! Elle m’étonnera toujours cette Samia ! Aahhhh…J’ai cru devenir folle encore une fois. Je ne sais plus qui crie, Samia ou ma maîtresse… J’essaye de faire taire ma maîtresse, mais elle ne me prête aucune attention. Dépitée, je laisse tout tomber et vais finir mon lait. À côté, il y a mon lit et mes jouets. La pelote de laine, de couleur verte, me donne beaucoup de fil à retordre. Je ne sais comment j’ai fait, mais je n’arrive pas à m’en défaire. Mes deux pattes postérieures sont prises. J’ai beau me débattre, je n’arrive qu’à m’emmêler davantage. Sans le secours de ma maîtresse, venue me délivrer quelques instants plus tard, je ne sais comment j’aurais fait…— Ohhh… elle est là ma toute belle… Ma chérie, viens… Viens dans mes bras… Mais oui mon chou, mais oui… Tu es merveilleuse… Pas de doute, tu me portes bonheur, toi… – 7 – Le temps est passé. Entre ma maîtresse et moi s’est développée une relation d’esclave à maître. C’est simple : elle vit, respire et agit en fonction de mes désirs. Mieux que quiconque, je sais lire ses états d’âme, interpréter ses silences, ses soupirs, les intonations de sa voix et la signification de son regard. Déjà, d’elle-même, elle ne me cache rien ; et tout le reste je le devine. C’est vous dire l’incommensurable pouvoir que j’ai sur elle et si je suis au fait de ses moindres desseins, sans parler de ses faits et gestes. En un mot, je suis la reine de ma maîtresse qui est la reine de sa maison et de tous ceux qui y entrent, quels qu’ils soient, hommes et femmes ; tous font ce qu’ils peuvent et au-delà pour lui être agréable et éviter sa voix acariâtre. Même moi, je ne la supporte pas, cette voix. Dès que je l’entends, je disparais à travers la vaste maison…*****La maison est vaste en effet, et je la connais maintenant dans ses moindres recoins. Sans me vanter, je crois pouvoir dire que j’en suis la maîtresse absolue, directement ou par l’intermédiaire de ma maîtresse. Rien ne m’est interdit, et rien n’est assez beau ni assez cher pour moi. Tous les rideaux ont été changés à mon goût et dès qu’une couleur ne me plaît plus, je la lacère impitoyablement. Aucun vase, aucun bibelot, aucun appareil ne reste à sa place sans mon accord. Je connais maintenant l’usage de la plupart des appareils. Ainsi je sais allumer la télévision ou l’ordinateur ; je sais jouer du piano, tirer les rideaux, ouvrir les portes, renverser le verre d’un visiteur qui me déplaît ou aller sur les genoux de quelqu’un que je trouve sympathique. Jamais personne n’ose se permettre à mon égard la moindre remarque. Au contraire, quoi que je fasse, je suis toujours « belle », « coquine », « gracieuse », « intelligente », « adorable »…*****Tout le monde ne cherche qu’à m’être agréable et à entrer dans mes bonnes grâces. Malheur à celui que je n’aime pas. À la moindre réticence de ma part, ma maîtresse tranche radicalement. J’en suis déjà à mon cinquième ou sixième vétérinaire, sans parler des chauffeurs, que je congédie à loisir. Le dernier est passé à la trappe pas plus tard qu’hier. Ma maîtresse l’a renvoyé au motif qu’il n’a aucun flair pour éviter les embouteillages. En réalité, elle a bien vu qu’il me déplaisait. En voiture, je ne le regarde même pas. Je saute sur la plage arrière et scrute rues et bâtiments…— Vous avez bien fait, madame… Il était gentil mais… il est toujours en retard…C’est vrai qu’il était gentil avec Samia. Contrairement aux autres chauffeurs, il ne la frappait pas, ni avec sa ceinture ni avec autre chose. Elle me fait de la peine Samia. Tous les chauffeurs la frappent, la font pleurer ; et même, pour certains, hurler. Dans sa chambre, ma maîtresse s’en trouve toute retournée.— Ça, c’est vrai… Il n’était pas besogneux…— Vous avez trouvé un autre chauffeur, madame ?— Non, pas encore, Samia ; mais ne vous en faites pas, demain je téléphonerai à l’agence d’intérim… Je vais leur demander un jeune cette fois… Qu’en pensez-vous, Samia ?— Comme vous voulez madame… Mais pas comme l’autre, le cambodgien là… Il parlait même pas français…Ma maîtresse réprime un sourire. Jamais nous l’avons vu, ce cambodgien, dans la chambre de Samia…— Ah oui, celui-là, c’était un échec cuisant…— Monsieur mange ici ce soir, madame ?— Mais oui, Samia… Prévoyez aussi un couvert pour ma fille… Ils rentrent ce soir de leurs colloques…*****Le mari de ma maîtresse, je n’ai jamais réussi à connaître son prénom. Samia et les chauffeurs l’appellent Monsieur, sa fille l’appelle papa et sa femme l’appelle mon ami. Mais, seule avec lui, elle l’appelle de tous les noms d’animaux : mon chat, mon chien, mon cochon, mon biquet, mon zèbre, mon cheval, mon dromadaire, mon tigre, mon lion, mon loup… De tous ces noms, celui qui lui va le mieux est « dromadaire ». Il en a presque les lèvres et la taille ; un fléchissement de plus en plus marqué au niveau des épaules lui fait presque une bosse. Il est rarement à la maison. C’est un « colloquiste » dit ma maîtresse. Ses colloques lui prennent en effet tout son temps et il passe plus de temps dans le ciel que sur terre. Aujourd’hui, d’après ce que j’ai compris au téléphone, il est censé rentrer de Palerme. Ma maîtresse semble l’attendre avec impatience. Elle saisit un journal et s’affaisse sur son siège. Je saute sur ses genoux, puis sa poitrine. J’actionne sa voix.Le reste de sa voix est couvert par le timbre de la sonnette. Ma maîtresse se lève et saisit la télécommande. Mais avant l’apparition de l’image, Samia est apparue en compagnie de quatre hommes. Deux sont en uniforme. Puis apparaissent quatre autres, puis trois, puis deux. Samia est terrorisée. Ma maîtresse l’est encore davantage. Un homme s’approche d’elle.— Madame… Je suis officier de police judiciaire… Monsieur de Bontemps… votre fille aussi… viennent d’avoir un… un accident… grave… Vous êtes à la disposition de la justice…— Mon Dieu… Mon dieu…Elle n’a rien dit de plus. Aussitôt, deux hommes s’avancent, s’emparent d’elle, chacun par un bras et l’emmènent en toute hâte.— Et elle ?— Comment vous appelez-vous ? Vos papiers…— Mes papiers… Monsieur… y… y… y sont chez moi…— Où ça, chez toi ? Enfin… Chez vous…— À… A… À Saint…— Oui, oui, c’est ça, vous avez tous vos papiers à la maison… Embarquez-la…La pauvre Samia a failli s’évanouir à cet ordre ; et les policiers l’ont emmenée en la soutenant plus qu’en la tenant.— Bon ; au peigne fin… Au besoin, faites-vous aider par les gars de la financière… Mais il faut me la passer au peigne fin ; toute la maison… Au boulot !Dès que les policiers se sont mis au boulot, je me suis réfugiée dans la chambre de ma maîtresse. – 8 –Dans la chambre, je me suis ennuyée ; et surtout inquiétée. La présence de tous ces hommes sans gêne me perturbe et, en l’absence de ma maîtresse, je ne me sens guère rassurée. Je risque quand même une timide sortie. C’est peu de dire que les policiers obéissent aux ordres ; ils en rajoutent même et rivalisent de zèle. L’un d’eux a éventré tout le salon. Papiers et dossiers sont entassés dans des cartons que des hommes en uniforme emmènent je ne sais où. Le va-et-vient est continuel et le travail se déroule dans la bonne humeur.— Putainnn ! Ils se privaient de rien, les salauds… Tout ce qu’ils ont ramassé ! Et pas du n’importe quoi… Elle va pas revoir ça de sitôt, la salope…— Comme tu dis… À qui ça va revenir tout ça, maintenant ? Ils ont même pas d’autres gosses, je crois…— De toute façon, pour ce qui va en rester… Tout le monde va leur tomber dessus…Un policier arrive en courant.— Chef, chef… Regardez ça…« Ça », c’est un classeur volumineux. Le policier l’exhibe fièrement. Le chef s’en saisit et s’assoit. Il le feuillette longtemps en silence.— Eh bien voilà… Beau boulot, les mecs… Avec ça, il y a de quoi perdre les dix élections à venir… Continuez, continuez…Les policiers continuent. Le chef prend une chaise et le téléphone.— Allô… Bonjour, Monsieur le Directeur… J’ai trouvé ce que vous cherchez, Monsieur… AH BONNN ! Merde ! Excusez-moi, Monsieur… Il s’est suicidé quand ? Aïe, aïe, aïe… La radio en parle déjà ? Bon bennn… Je vous envoie déjà ce que j’ai trouvé… Je vais mettre la main sur tout ce que je peux…*****Je me sauve. À présent, j’ai une peur bleue. Je me réfugie dans la chambre de ma maîtresse. Pour plus de sécurité, je me cache sous le lit. Peu de temps après, deux policiers investissent la chambre.— Vise un peu ça ! Putainnn ! J’aimerais bien tirer un coup là-dessus !— Bosse au lieu de fantasmer… J’aimerais pas être à la place de ceux qui ont baisé dedans… Ils doivent pas en mener large à présent… Surtout après le journal de ce soir…— Oh, tu sais, les scandales comme ça ; ça n’émeut plus personne maintenant…— Quand même ! C’est gros cette fois… Trafic de drogues, proxénétisme à grande échelle, chantage… Deux ministres directement impliqués…— Putainnn ! Regarde ça… Une caméra, deux, trois… quatre… Ils se méfiaient les salauds, dis donc !— Quelle famille de pourris, je te jure… J’espère qu’ils vont cracher maintenant…— Tu parles !Je les laisse là et je me sauve. À la cuisine, j’ai trouvé un reste de lait que j’ai lapé en vitesse. Puis, je me suis réfugié sur le buffet jusqu’au départ des policiers. Ils ont fouillé partout, cadenassé toutes les portes et éteint toutes les lumières.*****Les trois jours suivants, je n’ai vu personne. Je ne sais que faire. La maison commence à avoir un aspect sordide. Surtout, elle devient singulièrement petite. Les portes sont bien fermées et je n’ai accès qu’à la cuisine et au couloir. L’ennui me gagne, l’inquiétude aussi ; je me rends compte à quel point notre espèce est dépendante des humains. Heureusement que je suis assurée pour mes repas ; j’ai découvert un tas de sacs remplis de toutes sortes de nourriture et je n’ai aucun problème pour boire. Mais dans la vie, il n’y a pas que les soucis de ventre…*****Au quatrième jour, désespérant de voir quelqu’un venir, certaine d’avoir perdu à jamais ma maîtresse, je décide de quitter cette sinistre maison. Je ne sais où aller ; mais tout vaut mieux que cette solitude. Toutes les nuits, de la rue, des toits avoisinants me parviennent les miaulements réjouis de mes congénères. Non seulement ils m’empêchent de dormir ; mais ils me renvoient à ma condition de prisonnière privée d’amour et de tendresse…*****Pour sortir de la maison, j’ai beau chercher, je n’ai trouvé qu’une issue : le vide-ordures. L’issue en est, certes, incertaine ; mais je n’en peux plus… J’ai besoin de voir du monde, n’importe qui ! Je me régale donc d’un bon repas, je bois autant que je peux, je prends mon courage à quatre pattes et soulève l’ouverture du vide ordure. Je compte jusqu’à trois et plonge dans le noir…*****La chute n’est pas aussi vertigineuse que je le redoutais. Le vide ordure est cylindrique et les parois sont tellement lisses qu’il n’y a pas le moindre espoir de s’y accrocher, même toutes griffes dehors. Je me laisse donc chuter en essayant d’anticiper de quel côté je vais rebondir. Mon corps est de plus en plus endolori ; mais à aucun moment je n’ai perdu connaissance. Je ne tarde pas à atterrir au beau milieu d’une poubelle. Quelques journaux et des sacs en plastique ont même ralenti ma chute. Mais j’ai quand même senti mon cœur se soulever. J’ai tellement mal que je ne bouge pas pendant de longues minutes. Mal m’en a pris. Car tout d’un coup, la poubelle se ferme. Déjà qu’il fait tout noir dans ma tête ! Maintenant, je ne vois plus rien. Je sens pourtant la poubelle rouler et je subis quelques chocs qui m’obligent à me réveiller et à sortir mes griffes. La poubelle s’arrête à nouveau un long moment durant lequel je me tiens prête à sauter par le moindre interstice. Tout d’un coup, la poubelle est violemment tirée à l’arrière, pour, aussitôt, être soulevée vers le ciel. C’est alors que le couvercle s’est abattu tout grand, multipliant l’espace et la lumière. J’ai sauté sans réfléchir…— Merde ! a crié le poubellier.Je ne m’attarde pas pour en entendre davantage ; je fonce. Mais je suis aveuglée par tant de lumière et ivre par tant de bruits. Je n’ai pas vu une mobylette arriver… J’ai entendu les crissements des freins, la tête du cycliste se fracasser par terre… Et je ne me souviens plus de rien… – 9 – Cette histoire est authentique : les faits sont réels et les personnages n’ont rien d’imaginaire. Je la tiens d’une chatte qui vit cachée sous une fausse identité au cimetière de Montmartre. Les services vétérinaires de la ville de Paris l’ont capturée, vaccinée, soignée et opérée, sans la reconnaître. Il faut dire qu’elle a beaucoup changé. Entre autres, elle est à moitié aveugle et elle fait tout pour passer inaperçue. Retirée dans le coin le plus reculé du cimetière, elle passe ses journées plongée dans une suite de réflexions mornes et sans fin…Pour la voir, je dois prendre des précautions de conspirateur. Le plus souvent, je me déguise de façon simple, clochard, prêtre ou travelo, et je m’allonge entre les tombes avec mon micro tendu. Elle peut parler des heures sans que je l’interrompe. Son histoire, elle la connaît par cœur. Sa voix est la nostalgie même, doublée de résignation, de renoncement, de culpabilité… et de peur. Jamais je n’ai vu une chatte avoir aussi peur. Elle n’a accepté de me parler qu’après moult tractations et argumentations.— Nous autres humains, lui dis-je, avons une mémoire beaucoup plus développée que celle de votre espèce. C’est pourquoi nous avons besoin de savoir ce qu’ont vécu nos devanciers, pour tirer profit de leur expérience et éviter de commettre les mêmes fautes qu’eux. C’est notre sagesse à nous…La chatte porte sa patte sur son visage. Elle semble saisie d’une crise. Son corps est secoué de plusieurs convulsions.— Ça va pas ? Vous voulez que j’appelle le vétérinaire ?— Non… Non… Ça va, merci… Je… Je mesurais simplement toute l’étendue de votre sagesse. Je reconnais là en effet le bon sens qui vous caractérise…— Mais oui… Votre expérience nous intéresse. Vous avez côtoyé des personnages importants… Nous avons un besoin vital de tout savoir, autant sur nous-mêmes que sur les autres espèces. Nous voulons nous instruire, être parfaits…— Eh bien, monsieur, dans ce cas, je vais vous en donner une illustration…*****Voilà comment la chatte a commencé à me raconter ses mémoires. Durant deux jours, je me suis rendu au cimetière pour les recueillir au magnétophone. La nuit, je retranscris la moisson du jour. Sitôt l’histoire finie, j’ai l’intention de tout balancer sur le Web. Puis, l’idée m’est venue de la filmer ; à son insu. Le troisième jour, donc, je camoufle une caméra sous mon manteau. Arrivé près du cimetière, je trouve plusieurs cars de police qui en empêchent l’accès. « C’est foutu », me dis-je, « la police l’a repérée ». La peur s’empare de moi. Et si on me reconnaît avec ma caméra cachée ! Je fais demi-tour. Arrivé devant chez moi, je vois quatre hommes qui s’engouffrent dans mon immeuble. Deux sont en uniforme. Je rebrousse chemin et arrête un taxi.— La gare Centrale, s’il vous plaît…*****Depuis ce jour, je vis moi-même caché…