C’était lors d’une de ces soirées guindées, prout-prout, olé-olé, qui font les gens coincés devenir, pour l’occasion, quelque peu plus libres de leurs contraintes habituelles et si ennuyeuses, une de ces soirées qui fait qu’ils oublient leur distinction, leur nom précédé d’un « de », une de ces soirées où j’étais serveuse, à promener un plateau de canapés et d’alcools qu’une semaine de boulot n’aurait pas suffi à tartiner ne serait-ce que cinq toasts, que je l’ai vu. Il était beau, assez pour que je le remarque, suffisamment pour m’interpeller : cheveux mi-longs, mais à la coupe parfaite, yeux d’un brun quelconque, mais pétillants d’un soupçon de malice, de promesse, menton carré à la barbe entretenue et présente, mais sans trop, costume chic, mais point trop, chaussure classe, mais pas tape-à-l’œil ; bref, le don Juan qui m’avait toujours répugné et qui pourtant m’attira. Charmant, charmeur, et donc inaccessible, pour moi.Je suis serveuse, enfin, pas de métier, mais en extra, pour mettre du beurre dans les épinards. Quand on est née dans un milieu modeste, on trime pour vivre et étudier. Je suis fille unique, et mes parents ont fait ce qu’ils ont pu, mais, que voulez-vous, la vie pour ceux qui sont à découvert le dix du mois n’est pas toujours simple. À défaut de m’apprendre ce qu’est l’opulence, ils m’ont inculqué un bien plus précieux : le respect. Respect des autres, et, surtout, respect de soi. Si bourses et APL sont des aides précieuses, elles étaient tout juste suffisantes, alors je prenais des jobs, payés à l’heure ou à la soirée pour la plupart. Serveuse était un de ceux que j’appréciais le plus alors. J’ai été admise dans ce milieu un peu par hasard. Je n’avais pas le physique idéal pourtant : pas grande, pas blonde, et pas conne surtout ; mais j’ai su flotter, voguer plus qu’être avalée, ou, pire, digérée ou recrachée. Une connaissance m’a appelée un soir, pleurant au secours. Elle ne me pensait pas, sans doute, capable de me faire une place parmi eux, mais, ce qu’elle ignorait, et qu’elle sait maintenant, c’est que je suis un caméléon, alors qu’elle, simple vipère. Elle a fait la grave erreur de sous-estimer les gens selon leurs noms, leurs origines. J’ai toujours su d’où je viens, et aujourd’hui encore je sais où je vais ; pas comme elle qui s’est perdue dans un monde qui n’est pas, et ne sera jamais le mien.Je n’avais d’yeux que pour lui. Je tournais autour comme une abeille autour d’un pot de miel, mais il ne me voyait pas. C’est ce que j’ai cru jusqu’à ce qu’il porte enfin les yeux sur la serveuse que j’étais alors. Ce fut bref, mais intense. Un léger sourire discret, presque banal, passant pour politesse, et pourtant, une sensation, un désir, naissaient. Il mima l’indifférence, mais je le sentis profondément cet effleurement d’un doigt sur le plateau, plus que s’il m’avait caressée, et ce regard… J’étais persuadée, mais rien, alors la vie reprit son cours : métro, école, boulot, dodo. Sans pour autant l’oublier, j’en étais arrivée à m’être convaincue que je m’étais fait un plan sur la comète, un de plus, jusqu’à ce qu’il vienne, seul, un samedi soir au bar.— Bonsoir Anaïs.— Bonsoir, répondis-je, troublée.— Donc c’est ici ?— Oui. Vendredi et samedi soir.— C’est… typique.— Ouais. Et ça paye plutôt bien. Alors, quoi ?— Pardon ?— Le champ est premier prix. J’vous l’déconseille.— Une bière, donc.— Blonde, brune, rousse, noire, blanche, ambrée, aromatisée, forte, douce ?— D’après vous, Anaïs ?— J’dirais blonde comme celle qui vous collait l’autre soir.— Perdu. Je suis plutôt noire et bien forte. De caractère bien affirmé si vous voyez ce que je veux dire.Qu’est-ce que j’étais conne ! J’avais flashé sur lui et je le toisais. La connasse dans toute sa splendeur. Alors je lui ai servi une bière, noire, comme moi, et de grand caractère, comme moi… le pire c’est que j’étais encore loin, très loin de dire stop à ma gigantesque connerie.— Voilà, Monsieur. Bien fraîche et bien couillue.— Merci.Je retournai à mon taf, n’osant plus le regarder tant je me sentais mal à l’aise. Pourtant j’en avais vu des lourdingues, des bourrés se croyant drôles, mais lui, plus que sentir son regard, ni moqueur, ni hautain, je le ressentais différemment. Sûr. Pas… enivré, et pas faussement intéressé surtout. Il me gênait à la puissance qu’il semblait me scruter. Pas de corps, mais de l’intérieur. Il me troublait au point que j’avais les gestes désordonnés, pas professionnels, comme personne n’avait jamais réussi à me déstabiliser. Il me renvoyait l’image de la petite fille timide et gauche que j’étais, avant.Je l’entendais dire mon prénom, ainsi je me l’étais imaginée depuis une semaine, chaque soir, et si mon corps réagit, mon esprit mettait son veto. Ignore-le, comme il ne t’a pas remarqué la semaine dernière, tentait-il de me convaincre. Mais il est un langage que l’humain ne peut pas ignorer : celui du corps. Alors je réagis. Non de parole, mais d’indices, de réactions incontrôlables, et donc incontrôlées. Mes seins s’étaient dressés.— Anaïs, s’il vous plaît.— Oui, ça vient. Y’a pas le feu non plus.Je mimai m’intéresser à poursuivre une conversation que j’aurais dû, en temps normal, abréger avant même qu’elle ne commence, relançant un débat sans queue ni tête. Avait-il encore une queue d’ailleurs ce type qui se cramponnait au bar pour ne pas être la flaque qu’il était déjà ? Je lui parlais, de tout, de rien, entretenant un espoir à sens unique d’un habitué qui me draguait depuis plusieurs mois et qui n’avait pas encore compris que le seul moyen de m’avoir dans son lit était de se branler en matant une photo ; car il n’était pas discret, le coco, et je savais qu’il l’avait en boîte, mon cul. Il aurait mis le flash en me demandant de faire « cheese » qu’il n’aurait pas été plus discret.— Anaïs. La même, s’il vous plaît.Poli. La politesse, j’aime, plus que tout. Bonjour, s’il vous plaît, merci, au revoir en sont les bases, pour moi du moins.— Voilà, Monnnsieur.— C’est quoi, le problème avec moi, me demanda-t-il ?— Le ? Monsieur est trop humble.Je ne lui laissai pas le temps de répondre, et retournai face au type que j’imaginais cajoler un fantasme ressassé : moi le chevaucher, ou, pire, le sucer. Rien que l’idée manque encore de me faire vomir. Mais j’étais têtue, et très conne surtout à mes heures ! Heureusement une cliente entra et s’installa au bar. Elle avait tout de la bimbo blonde décolorée, manucurée aux faux ongles, et épilée. Ouais, je sais, je n’étais plus objective, mais n’empêche, elle surjouait. Le cliché type de la femme en manque qui ratisse large. Du coup elle coupa court à une conversation qui me saoulait plus que l’était l’habitué, et captiva une attention qui m’était jusqu’alors dévolue. De désirée je devins cheveux sur la soupe. Je tenais la chandelle, et ça m’a saoulé, du coup. S’il suffit de se maquiller pour attirer l’attention… non merci. Oui elle était belle, la salope ! Pas plus qu’une autre, mais elle s’affichait, et bien ! Message clair, net, précis : je suis une bombe, et si tu sais appuyer sur le petit bouton caché, je te promets Hiroshima. D’explosion c’est moi qui en rêvais, mais je ne suis pas de celles qui promettent plus qu’elles ne donnent, alors je lui servis un cocktail au nom et à la composition inconnus, tant qu’il me fallut aller chercher dans un bouquin ce qui se cachait derrière cette commande. Mais son attention était ailleurs, et j’aurais posé n’importe quoi devant elle qu’elle l’aurait jugé « exellentissime. Meurci très chère ».— Anaïs, vous me semblez bien… distante ce soir.Distante ! S’il savait ! Un mètre nous séparait, et pourtant j’avais l’impression que j’étais dans ses bras.— Excusez-moi, Monnnsieur, mais j’ai un boulot, moiii.Bien joué ! Le type qui me faisait jouir depuis une semaine était là, et je le remballais. Connasse !— Vous croyez quoi ?— Sais pas. On s’connaît pas assez.— Enfin une parole sensée.Il était tout sourire, et moi vénère. Il n’avait pas tort, mais il n’allait pas m’avoir dans son lit pour si peu, même si j’avais déjà le string humide et le sexe qu’il frottait avide de le recevoir.— Parce que je l’intéresse ce soir ? Bah oui, sa blonde est pas là, suis-je bête !— Blonde…Il souriait. Encore. Plus même ; et moi j’étais en pétard !Je sais aujourd’hui que j’étais jalouse.— … ah ! d’accord ! Sachez que la blonde en question est la femme d’un ami… et, entre nous…J’attendis, longtemps, une fin de phrase qui ne vint pas.— OK. Pardon. J’ai jugé un peu vite, mais…— … c’est flatteur. Merci.Nulle. Il n’est pas d’autre mot pour qualifier mon état. Si, un : minable. Depuis toujours j’ai mis un point d’honneur à ne pas juger les gens sur un look, une attitude, et plus que me foutre le nez dans ma merde, il se la joua flatté !— OK. Un partout. Moi aussi je vous ai mal jugée.— Ah ! ouais ! Et il m’a jugé comment l’ami du mari de la blonde ?ooOoo— Je peux te le dire maintenant, me chuchote-t-il au creux de l’oreille.— Quoi ?— Comment je t’ai jugée.— J’préfère pas savoir. Laisse-moi espérer.— Comme tu veux. Pourtant…— Pourtant quoi ?— Non, non. T’as dit non.— T’es chiant.— Et toi…— … conne, je sais, merci !— À croquer, plutôt.J’adore quand il me croque. Enfin, croquer est un bien grand mot. Il me lèche plus qu’il ne mord pour dire vrai, car même s’il me dévore du bout des dents, il est doux. Langue agile et lèvres aspirantes, il me bouffe, pour la troisième fois, et j’aime ça. C’est rare, un homme qui soigne les préliminaires. Lui, il ne semble pas pressé de me prendre, pas comme beaucoup. Enfin j’imagine. L’urgence, il me la confère, et c’est… pire. S’il m’est déjà arrivé de simuler, des quatre dernières jouissances, j’ai lutté pour faire durer. C’est bon la longueur. Pas en centimètres, mais en temps. Deux fois de sa bouche, et deux de sa queue qu’il m’a déjà emportée en six heures, et il semble vouloir remettre le couvert. Je bâillais avant qu’il ne glisse entre mes cuisses, mais je n’ai plus sommeil. Plutôt que me fatiguer, il me requinque d’une envie grandissante : jouir, encore, et encore, et encore. De molle, je deviens crispée. J’ai la bouche ouverte, gémissante, haletante. Quand l’instant approche au galop, il le sent, se calme, me frustre, alors je lui saisis la tête, la tire en avant. Mais plus je la plaque, plus il ralentit, m’offrant la découverte d’un plaisir plus intense : me concentrer plus encore sur la lenteur, et la frustration avec laquelle il se joue de moi. C’est énervant, mais il a raison : c’est divin ; et j’en veux plus, encore, et encore, et encore.Il n’en fait rien. Il me maintient dans l’attente, dans l’envie, dans le désir, alors je lutte, encore, et encore, et encore, à le sentir se délecter de moi tout en se masturbant de lents hochements du bassin sur le drap, au rythme de ses délicats coups de langue. Il m’exaspère :— Baise-moi, je quémande, comme en manque alors que je suis au bord de la jouissance.Je me retiens de le gifler tant je suis hors de contrôle, et lui il continue, encore, et encore, et encore, jusqu’à ce que j’abandonne ; m’abandonne. Il m’a vaincue.— C’est pas du jeu, lui dis-je en lui caressant les cheveux.— En amour, je ne joue jamais.Sa réponse caresse mon sexe d’un souffle, ce qui devrait être désagréable, pourtant !— Tu veux toujours que je te baise, me demande-t-il ?J’ai le corps repu, mais :C’est lent, long, et, étrangement, bon. Il me chevauche, me scrute des yeux, et de sa queue surtout. On se toise, on se défie, mais c’est bon. Si bon.Il craquera avant moi, même si je n’en peux plus, parce que personne ne m’a jamais vaincue. C’est ce que j’ai cru, mais j’ai perdu. Il a gagné, après mon corps, mon cœur. Je l’aime.ooOooC’était un dimanche matin, un dimanche matin extraordinaire que nous fêtons, chaque semaine, à l’identique : six à trois ; pour notre plus grand plaisir d’être mariés depuis ce premier dimanche matin, il y a trois ans. L’accouchement est programmé dans un mois. Je me sens moche, mais il me trouve belle. J’ai des sautes d’humeur incontrôlables, mais il les reçoit comme une preuve d’amour. J’ai pris quatorze kilos, je suis difforme, mais plus je gonfle, plus mon ventre grossit, comme le reste d’ailleurs, et plus j’ai envie de lui, et lui de moi. On a refusé de connaître le sexe, mais, fille ou garçon, ce qui est certain, c’est que d’avoir germé de tant d’amour, nourri de tant de plaisir, cette petite chose qui grandit en moi, et qu’il caresse déjà tendrement des mains lorsqu’il a la tête enfouie entre mes cuisses, saura que l’amour se vit au quotidien.On t’aime.