Je stationne la Peugeot sur la place entre deux véhicules, éteins les feux.— Prête ?— Bien sûr.Nous sortons, je donne un tour de clef. Le clocher sonne la demie, les lampadaires s’allument. Le silence est coupé par les clac clac des skates de deux gamins sur les marches de l’église, seule animation du village ce samedi soir ! Je prends Anne par la main et nous suivons la rue qui part vers le nord. Un vent léger nous refroidit. Derrière les persiennes, les fenêtres éclairées clignotent au rythme des télévisions.Nous dépassons la dernière maison, les champs s’allongent de chaque côté de la route. La lune, au dernier quartier, va se lever dans quatre heures, nous aurons largement le temps.Un grincement lointain nous met sur nos gardes. Une lumière tremblotante se rapproche. Je tourne le dos à la route, prends Anne dans mes bras et l’embrasse, le temps que la bicyclette nous dépasse. Nous reprenons notre marche.Nous atteignons la grille de la propriété, la Marianne de notaire est fixée sur un pilier. La masse de la maison se distingue entre les arbres dans l’ombre qui s’épaissit. Pas de lumière aux fenêtres, pas de voiture dans la cour. Nous continuons tranquillement notre promenade. À droite, le mur du parc, à gauche un champ de colza. Pas de lumière ni de silhouettes sur la route devant et derrière nous. Je retire ma ceinture.Nous sautons le fossé. Je m’adosse au mur. Une courte échelle et Anne chevauche le faîte. Elle coince la grosse boucle de ma ceinture entre les pierres, laisse pendre le cuir. Je me hisse, reste à plat ventre, passe le cuir de l’autre côté, me laisse glisser. Je chuchote :Elle atterrit dans mes bras. Nous regardons autour de nous, retenant notre respiration : parfait, nous sommes bien dans l’alignement de la façade arrière. Tout est calme, hormis le léger bruissement des frondaisons du parc.Il suffit de quelques secondes pour se déshabiller. Jupe, pantalon, chemisier, pull, bottes, tout se retrouve enveloppé dans une veste et dissimulé sous les feuilles mortes. Nous déroulons les cagoules dissimulées dans l’encolure.Maintenant nous allons pouvoir travailler : aux pieds, des bottines de plongée qui ne laissent pas de traces, qui sont silencieuses et permettent de sentir la nature du sol. Les corps sont couverts d’une combinaison de jersey noir confectionnée par Anne. Seuls les yeux sont visibles.— Ton sac ?— Ici.Nous passons d’un arbre à l’autre. Près de l’allée de gravier, j’arrête Anne. La grille d’entrée est visible. Je traverse en deux bonds et cherche le soupirail de l’ancienne cave à charbon. En général, la chaudière est installée dans le même local et la fenêtre est à l’espagnolette. Gagné ! Et en plus elle est située sur l’arrière de la maison ! J’agite le bras, Anne me rejoint.Trente secondes de manipulation, la fenêtre s’ouvre. J’engage les jambes, Anne me donne une lampe torche, Je me laisse glisser. Les pieds ne touchent pas le sol ! Un coup de lampe : pas d’obstacle, je saute.— Viens, attention c’est haut !Elle me rejoint, je m’aide des pierres du mur pour remonter fermer la fenêtre. Un coup de torche rapide pour se repérer : c’est bien la chaufferie, la porte est au fond, pas fermée bien sûr. Nous nous retrouvons dans une pièce rectangulaire, aveugle, avec l’escalier et trois portes en chêne massif. La voûte, en croisée d’ogive, montre que les caves sont bien plus anciennes que la maison type bourgeois fin XIXème. Nous montons, autre porte en chêne massif. Il a les moyens, le notaire ! Un verrou de sûreté fermé, ce n’est pas normal, sur la porte intérieure d’une cave ! Bizarre ! J’entrebâille la porte : pas un bruit. Nous nous essuyons soigneusement les pieds, entrons dans le vestibule. Je chuchote :— Commençons par l’étude.Quinze secondes de rossignol et nous entrons. Anne va à la fenêtre, ferme les doubles rideaux. J’allume la torche. Le coffre est là, massif. Anne prend l’appareil numérique, nous mettons nos lunettes de soleil. Un éclair, la photo est faite. Je vais ouvrir les doubles rideaux, nous sortons et je verrouille soigneusement la serrure.— Tu fais les chambres, je fais le rez-de-chaussée ?Elle me donne un appareil photo et monte.Nous travaillons ainsi, en prenant des photos de tout ce qui a de la valeur. Tout au long de l’année, nous repérons les maisons bourgeoises avec les habitudes des occupants. Il suffit de monter un dossier spécifique pour chaque receleur, et les commandes affluent. Pendant les ponts ou les vacances, nous passons aux choses sérieuses, à coup sûr. Agir rapidement est la meilleure solution, aussi bien pour le repérage que pour le vol. Dans ce cas, nous savons ce que l’on vient chercher !Un notaire d’un certain âge vivant seul doit avoir des objets intéressants. Malheureusement, l’inventaire est vite fait : une belle collection de figurines en ivoire ancien, quatre Lalique, une dizaine de tableaux, deux ménagères anciennes, complètes, en argent massif.Anne me rejoint :— Seulement quelques tableaux et quelques biscuits !— J’ai terminé ici, il reste la cave et on dégage.Il nous est arrivé de trouver des vins hors cote ! Les amateurs ne manquent pas ! Je referme et nous descendons. Ce verrou m’intrigue.Première porte : cave à vin bien garnie. Deuxième porte : un débarras pratiquement vide. Troisième porte : une grande cave. Un autre coup de torche nous apprend qu’il n’y a pas de soupirail. J’allume la lumière. Le temps que les yeux s’y accoutument, nous découvrons une grande pièce voûtée, blanchie à la chaux. À droite, une table avec deux ordinateurs et plusieurs caméras, un grand écran plat. À gauche, des chaînes fixées au mur, plus loin, un bar et près de la porte une armoire métallique. Anne l’ouvre, nous nous regardons. Il y a de tout : des fouets, des menottes, des cagoules, des accessoires de toutes sortes en cuir d’excellente qualité. Sur l’étagère supérieure, des piles de dvd. Une autre étagère supporte une collection de godes. Anne siffle. Je prends des photos, nous aurons peut-être des amateurs ? Dans le fond, sur le mur vertical, une croix de Saint-André en bois. Je m’approche. À l’extrémité de chaque branche il y a des lanières en cuir. La croix est fixée au mur par son axe, avec le doigt je la fais tourner. Je reste perplexe.— Eh bien, fait Anne, il ne s’embête pas, le notaire !— Ma belle, nous allons essayer tout ça à l’instant.— Si tu veux essay…Soudain, la tuile ! Un bruit de voix ! Nous nous précipitons, la lumière, la porte, nous nous engouffrons dans le débarras. Aussitôt la lumière filtre sous la porte.Cela fait la troisième fois que nous sommes surpris en repérage. Les deux dernières, nous sommes restés tapis pendant des heures, attendant que les occupants s’endorment ! Et la lune qui va bientôt se lever !Une voix nasale nous parvient :— Comme je vous le disais, chère amie, notre rencontre de ce soir a été une très heureuse surprise, ma chère, très heureuse, je pensais être obligé de rester à Paris cette nuit. Tenez, vous connaissez le chemin, je vais prendre une bonne bouteille. Vous préférez le bordeaux ou le bourgogne ?— Je crois que le bordeaux serait plus indiqué, mon cher Maître.— Je le pense aussi, très chère amie.Je chuchote :— S’il y a un problème, on fonce par en haut. Tu passes devant.Un rectangle de lumière apparaît au-dessus de nos têtes : une ouverture d’aération que nous n’avions pas remarquée. Malgré l’inquiétude, la curiosité est la plus forte. Je prends délicatement un fort coffre en bois et nous montons : nous voyons l’armoire, les chaînes, le bar et la croix.— Voilà, chère amie, mettez-vous à l’aise. Je vais chercher la bouteille.Une grande femme brune apparaît. Elle retire son manteau de cuir noir, ôte sa petite culotte, passe sa robe par-dessus la tête et se retrouve en bas noirs, porte-jarretelles noir, guêpière noire. Elle remet son manteau, le ferme, dissimule ses vêtements dans l’armoire et s’assied sur un tabouret du bar.Anne me regarde avec des yeux ronds.Le cher maître fait son entrée, solennel, en costume trois pièces, le gilet bien arrondi sur un bedon bourgeois, lunettes cerclées d’or, cheveux grisonnants autour d’une calvitie bien avancée. Il ouvre méticuleusement la bouteille, sert deux verres en cristal et vient s’asseoir face à la femme brune.— À votre beauté, très chère amie.— Mon cher maître, je ne peux que vous remercier. Il est excellent, vraiment, mon cher maître.— N’est-ce pas, chère amie.Ils dégustent leur verre. Brusquement, elle dit d’une voix sèche :— Maintenant il est temps de se mettre en tenue, et rapidement !— Oui, maîtresse.Le cher maître disparaît de notre vue. La femme brune se lève, ouvre l’armoire, prend une cravache, un collier avec une laisse et ce qui paraît être une cagoule. Elle revient s’asseoir, pose les objets sur le bar, se sert un verre de vin.— Viens, mon Médor ! Viens voir maman !Nous entendons des jappements ! Le cher maître apparaît, nu et marchant à quatre pattes !— Médor, viens, allez, viens ! Viens, mon beau Médor. Viens voir ta maman. Si tu ne viens pas tout de suite, je vais me fâcher !Maintenant les yeux d’Anne sont en billes de loto !Médor se rapproche de sa maman en jappant et en remuant les fesses de droite à gauche. La femme brune lui boucle le collier autour du cou, fixe la laisse.— Le Médor à sa maman est content, oh oui, il est content, le Médor à sa maman !Elle caresse la calvitie de Médor, il jappe plus fort.Anne me prend la main et la serre.— Mais Médor n’a pas fini son vin ! Tu veux finir ton vin, mon Médor ?Couinements, balancement frénétique des fesses. La femme brune ouvre son manteau, écarte les cuisses, verse du vin sur sa toison. Médor vient lécher avec de grands bruits de langue.— Il est content, le Médor à sa maman, il est content avec son vin vin, il est bon, le vin vin à son Médor ?La fréquence des pressions sur ma main augmente. Je regarde Anne, elle se tient la bouche avec son autre main.— Attention, Médor, tu vas trop loin. Tu vas trop loin… C’est bien, Médor… Tu recommences, Médor. Fais attention ! Ah non ! Médor, tu as été trop loin !Elle lui donne un coup de cravache. Médor se recule, pleure.— Le Médor à sa maman n’a pas été sage, je vais être obligé de te punir !Elle prend la cagoule, qui est en fait une muselière, et l’ajuste sur le museau de Médor. Anne pouffe. Heureusement que Médor jappe toujours ! Je lui mets la main sur la bouche, je sens ses larmes couler.— Médor veut faire sa petite promenade ? Viens faire ta petite promenade, mon Médor.La femme brune se lève, entraîne Médor avec la laisse. Ils disparaissent de notre vue. Je chuchote :— Calme-toi ! Du calme !Le couple fait plusieurs fois le tour de la cave, Médor renifle et couine, la truffe au ras du sol. Il s’arrête en face de nous, lève la patte !— Médor, que fais-tu ? Mais tu es en train de pisser ! Tu es un vrai cochon. Cochon, Médor ! Cochon ! Cochon !À chaque « Cochon », elle lui donne un coup de cravache.Elle s’assied sur un tabouret. Médor se met à aboyer. Il vient vers elle, lui prend la cuisse entre les avant-bras et se frotte sur sa jambe en jappant. La femme brune tente de le repousser, il se met à grogner.— Mais ça ne se fait pas, voyons, Médor ! Arrête. Tu es sale. Arrête, Médor.Médor halète de plus en plus fort.— Sale ! Médor, sale ! Sale.Les muscles du ventre me font mal. Je regarde Anne : elle serre ses mains entre les cuisses. Je passe ma main : elle s’est compissée ! Nous descendons et nous asseyons sur la caisse. Un fou rire silencieux nous tord. J’en pleure, moi aussi. Nous entendons :— Là, Médor, là, c’est bien.Après des bruits divers, nous remontons doucement regarder : le couple est au bar, habillé, un verre à la main.— Vraiment, chère amie, c’était très très réussi, vraiment. Je suis très content, très très content.— Je suis très heureuse de vous avoir satisfait, mon cher maître.— Il ne me reste qu’à vous raccompagner, chère amie. Pardonnez-moi, chère amie, j’allais oublier une petite chose.Il sort une liasse de billets de sa poche, en compte un bon paquet et le laisse sur le bar. Ils se lèvent, l’argent disparaît dans la poche du manteau.— Après vous, chère amie.Nous restons dans le noir, les bruits s’éloignent. Les phares balayent le soupirail.— Ma très chère amie, ne croyez-vous pas qu’il serait temps que nous visitassions rapidement la cave à vin ?— Je le crois aussi, mon cher maître, après vous, mon très cher maître.