Cette collection parle de femmes qui, par leur pensée, leurs écrits, la liberté de leurs mœurs, ont été des précurseurs dans l’histoire.Avertissement :Ce texte, comme tous ceux de cette série, est le fruit de nombreuses lectures et de recherches, dont toutes les références figurent à la fin du texte.Courtisane, Ninon de Lenclos (1620-1705), Anne de son premier prénom, est célèbre par sa beauté et sa liberté de mœurs, mais aussi par l’influence intellectuelle qu’elle exerça pendant des décennies sous le règne de Louis XIV, en particulier grâce au succès de son salon parisien.Ninon incarne un courant libertin, celui des « Précieuses », ces femmes qui aimaient à se réunir dans les salons pour parler littérature et dont les excès furent raillés par Molière. Ninon, la plus célèbre des courtisanes du XVIIe siècle, alliait, de l’avis unanime de ses contemporains, la grâce et l’esprit. Comme le rappelle un article de « la France pittoresque », Ninon « connaissait parfaitement la musique, jouait très bien du clavecin et de plusieurs autres instruments, chantait avec tout le goût possible, et dansait avec beaucoup de grâce. La beauté sans les grâces, était, suivant elle, un hameçon sans appât. »Ninon a été qualifiée par ses biographes d’épicurienne. Le « parti des dévots », outré de son mode de vie jugé « scandaleux », l’a accusée d’être agnostique, voire athée, à une époque où la religion était toujours au cœur des lois fondamentales du Royaume.***Ses parents lui ont transmis un héritage contradictoire. Son père, Henri, gentilhomme de Touraine, est un libertin assumé. Sa mère, Marie-Barbe de la Marche, est pieuse et timide. Son enfance est marquée par un terrible drame, alors qu’elle n’a que douze ans : son père, compromis dans un adultère, assassine à Paris le 26 décembre 1632 Louis de Chabans, sieur du Maine, gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi. Il s’enfuit pendant 16 ans pour échapper à la justice du Roi. Ce scandale pousse Marie-Barbe toujours davantage dans la bigoterie et va ruiner la réputation de la famille.Ninon pleure elle aussi l’absence de son père, mais réagit à l’opposé du comportement maternel. À son adolescence, Ninon prend en effet conscience de ses atouts. Elle se laisse courtiser, au point que cela rende tout mariage impossible, avec la perte de sa virginité. Pour la mère de Ninon, la seule solution pour la jeune fille est désormais le couvent. Ninon refuse catégoriquement, se révolte, et la mère finit par céder.Toute dévote qu’elle soit, Marie-Barbe finit par se résigner à ce que sa fille devienne une courtisane. Le premier protecteur de Ninon est un dénommé Jean Coulon, Conseiller au Parlement de Paris, un magistrat. C’est à ce moment-là que la jeune femme prend définitivement le prénom de Ninon, qui se substitue dès lors à celui d’Anne. En 1642, à la mort de sa mère, elle vient habiter dans le quartier du Marais, place Royale, chez une autre courtisane, Marion Delorme (1613-1650), issue de la noblesse de robe.Marion Delorme aurait inspiré à Alexandre Dumas le personnage de Milady de Winter dans les « Trois Mousquetaires ». Elle fut célèbre pour avoir été la maîtresse du Cardinal de Richelieu comme celle du Duc de Buckingham, le favori du Roi d’Angleterre ! Marion, qui tenait déjà salon, sera la vraie « formatrice » de Ninon dans la galanterie et la société. Décrite comme plus jolie et plus ardente que Ninon, Marion était dotée de moins d’esprit. Ninon va bientôt égaler puis dépasser son amie et mentor.***Pendant six décennies, Ninon a collectionné les liaisons et ses contemporains lui ont attribué jusqu’à 5 000 amants. Ninon de Lenclos a « étendu la carrière de la galanterie au-delà de toutes ses bornes », comme l’écrit un de ses biographes, Roger Duchêne.Parmi ses soupirants figurent de nombreuses célébrités. C’est ainsi que, selon Voltaire, le cardinal de Richelieu, Premier ministre de Louis XIII, fut son amant tandis qu’elle fut pour le prélat sa dernière maîtresse. Il y eut aussi le Grand Condé (1621-1686), cousin du Roi et chef de la Fronde, ou encore le célèbre auteur des « Maximes », François de La Rochefoucauld (1613-1680).Un autre de ses amants, l’astronome Christian Huygens (1629-1695) écrira au sujet de Ninon : « Elle a cinq instruments dont je suis amoureux : les deux premiers, ses mains ; les deux autres, ses yeux. Pour le dernier de tous et cinquième qui reste, Il faut être galant et leste ».Une autre caractéristique de Ninon de Lenclos, qui était peu courante à cette époque, est que c’était elle qui décidait. Ninon restait fidèle à celui qu’elle avait choisi, mais quittait plus souvent qu’on ne la quittait, demeurant « toujours l’amie de ses anciens amants » comme le dira Voltaire.Certains courtisans confiaient leurs fils à « Notre Dame des amours » pour faire leur éducation. Ninon avait ses codes pour classer ses amants, qui se répartissaient ainsi en « payeurs », en « martyrs », pour les soupirants sans espoir, et en « caprices », pour ses élus du moment.« Ninon de Lenclos eut deux fils, dont l’un, le chevalier Louis de la Boissière, fruit de ses amours avec Louis de Mornay (1619-1691), marquis de Villarceaux, deviendra un brillant officier de marine ». Ninon rencontre Villarçeaux en 1652 dans le salon du poète Scarron. Louis est beau, riche, sportif, homme d’esprit et, ce qui ne gâte rien, il est réputé bon amant. Ninon, qui a jusque-là collectionné les partenaires, tombe cette fois amoureuse. Villarçeaux sera en fait le grand et le seul véritable amour de Ninon.Leur romance va durer trois ans. En pleine Fronde, guerre civile qui déchire le royaume en 1653, les amants quittent Paris et vont vivre leurs amours entre le château de Villarçeaux et celui de Breuil, dans les Yvelines, propriété d’un ami de Louis, Monsieur de Valliquierville. Durant l’été 1653, Ninon reçoit son amie Françoise d’Aubigné, l’épouse de Scarron. Devenue bien plus tard Mme de Maintenon, l’austère épouse morganatique du Roi Soleil se souviendra de son séjour et de sa complicité avec Ninon. Elle écrira à celle qu’elle ne voit plus guère : « vous souvenez-vous de l’odeur des tilleuls en fleurs dans le Vexin ? ».Ninon finit par se lasser et reprend sa vie parisienne. Villarceaux se consolera dans les bras de la veuve Scarron, avec la complicité de Ninon ! Malgré leur séparation, Ninon et Villarceaux demeureront amis jusqu’à la mort du marquis.***On a dit aussi de Ninon qu’elle était bisexuelle. A-t-elle eu une relation avec la reine Christine de Suède, bisexuelle célèbre ? On ne peut manquer d’évoquer la rencontre en 1656 de l’ancienne reine de Suède avec Ninon de Lenclos, alors en résidence surveillée chez les religieuses de Lagny, pour la punir de son « libertinage ». À son premier voyage à Paris, en 1656, la reine Christine de Suède demanda où elle pourrait rencontrer « mademoiselle de Lenclos dont on me dit de si grandes choses ». Christine, au bout de deux heures d’entretien, aurait demandé à Ninon de se mettre nue devant elle et celle-ci, d’après ce qu’en a dit Christine dans ses Mémoires, se serait exécutée, « avec une grande lenteur et des gestes savants ».On a aussi évoqué son intimité avec Françoise d’Aubigné, la future Mme de Maintenon. Épouse du poète Scarron, lequel était infirme, Françoise a bénéficié pour ses adultères de la complicité bienveillante de Ninon de Lenclos qui l’accueille chez elle, rue des Tournelles. Ninon forme Françoise aux plaisirs et partage avec elle son amant, Villarceaux. « Je lui ai souvent prêté ma chambre jaune, à elle et Villarceaux », dira Ninon. Cela signifie-t-il que les relations entre Ninon et Françoise furent davantage que la simple amitié et le partage d’amants ?***Du fait de sa conduite et de sa réputation, Ninon ne manquait certes pas d’ennemis. Parmi eux, la Compagnie du Saint-Sacrement, société secrète catholique dont l’objectif était de « purifier les mœurs ». Pour ces dévots, Ninon incarnait tout ce qu’ils combattaient, en particulier le libertinage, et ils la dénoncèrent à la Régente, la reine Anne d’Autriche, parce qu’elle ridiculisait le mariage et osait réclamer pour les femmes les mêmes droits que les hommes.Ninon vivait alors au Faubourg Saint-Germain. Lors d’un Carême, un prêtre, passant sous ses fenêtres, reçut sur la tête un os de poulet ! Ninon avait des amis très haut placés et l’affaire fut d’abord étouffée. « Cet incident du poulet sera d’ailleurs évoqué par Molière lorsqu’il écrira sa pièce «le Tartuffe», charge cruelle contre les dévots et dont Ninon sera la première correctrice chez le célèbre dramaturge ».Pour Anne d’Autriche, Ninon n’est qu’une débauchée. C’est sur son ordre que la courtisane fut d’abord incarcérée à la prison des madelonnettes, puis envoyée hors de Paris, en 1656, au couvent de Lagny, dans l’actuelle Seine-et-Marne. Malgré le lieu religieux, elle continua à recevoir certains de ses amants que la distance ne décourageait pas !Ninon rentrera rapidement en grâce après l’intervention en sa faveur de l’ex-reine Christine de Suède. Rentrée de sa visite à Lagny, séduite par Ninon, Christine plaidera pour elle auprès du roi. Christine obtint sa libération en écrivant au cardinal Mazarin que, depuis son absence, « il manquait à la cour son plus bel ornement ».Jusqu’en 1671, plusieurs procès l’occuperont, mais les dévots ne réussiront jamais à la faire condamner, encore moins à lui faire changer de mode de vie.Une autre particularité de Ninon de Lenclos est la longévité de sa vie sentimentale. Jusque dans sa vieillesse, Ninon sera une libertine. Selon Voltaire, l’abbé de Châteauneuf a « fini l’histoire amoureuse de cette personne singulière. C’était un de ces hommes qui n’ont pas besoin de l’attrait de la jeunesse pour avoir des désirs, et les charmes de la société de Mlle de Lenclos avaient fait sur lui l’effet de la beauté. Elle le fit languir deux ou trois jours, et enfin l’abbé lui ayant demandé pourquoi elle lui avait tenu rigueur si longtemps, elle lui répondit qu’elle avait voulu attendre le jour de sa naissance pour ce beau gala ».***Ninon de Lenclos incarnait parfaitement et illustrait la société des salons. La rue des Tournelles à Paris, où elle tient salon à compter de 1667, fut le lieu de rendez-vous d’une société brillante, représentative de la liberté des mœurs des XVIIe et XVIIIe siècles français. Ninon sait écouter, animer et relancer les débats. Prudente, elle interdit que l’on y parle politique ou religion.Mélange de courtisans, de financiers, de grands bourgeois, de poètes et d’écrivains, le salon de Ninon de Lenclos est un lieu recherché, où l’on parle de littérature, on compose des vers, ou joue de la musique. C’est dans ces salons que s’élabore l’opinion publique du XVIIe siècle et que sortira la philosophie des Lumières.Le Roi-Soleil lui-même se serait préoccupé de connaître l’opinion de Ninon. Mme de Maintenon aurait ménagé un entretien secret entre le roi et Ninon. Louis XIV se serait caché dans un placard des appartements de Mme de Maintenon à Versailles lors d’une entrevue entre les deux femmes. Ninon aurait critiqué l’étiquette de la cour et se serait efforcée de convaincre son amie de retourner à Paris. Louis XIV serait alors finalement sorti de sa cachette, lui reprochant d’un ton badin de vouloir le priver de sa maîtresse !Quelques mois avant son décès, à près de 85 ans, Ninon se fit présenter le jeune Arouet, le futur Voltaire, alors élève du collège jésuite Louis-le-Grand de Paris. Dans son testament, elle lui légua 2 000 livres tournois pour qu’il pût s’acheter des livres.Dans sa jeunesse, Manon s’était intéressée à la pensée de Montaigne. Elle a terminé sa vie en encourageant le jeune Voltaire. Manon incarne bien le libertinage sous toutes ses formes, sentimental bien entendu, mais aussi sur le plan politique et intellectuel. Elle a ainsi fait partie de ceux et celles qui ont préparé le siècle des Philosophes. Il n’est pas indifférent qu’une femme, à la fin du XVIIe siècle, ait tenu ce rôle.***Que penser au final de cette libertine intellectuelle, à une époque où son mode de vie était si contraire aux principes d’une société qui condamnait fermement cette prétention à la liberté et refusait tout rôle et tout choix aux femmes ?Ninon de Lenclos aspirait à un monde où le désir masculin tient compte de ce que veut la femme. Ninon est en même temps un exemple de femme libérée et modèle de la courtisane prolongée, Ninon peut paraître l’un ou l’autre.Dotée d’un pouvoir de séduction hors du commun, femme libre, Ninon n’a pu transgresser tous les codes de la société, même si elle a reculé les bornes de la galanterie par le nombre de ses amants ou la longévité de sa vie sexuelle, qui semble alors tenir du prodige. Un demi-siècle après sa mort, la courtisane est devenue une héroïne dont le destin peut être présenté par les philosophes comme un modèle de vie heureuse et libérée.Ninon de Lenclos disait : « Une femme qui n’a aimé qu’un homme ne connaîtra jamais l’amour ». Femme entretenue certes, Ninon fut avant tout une femme brillante, intelligente et libre qui refusait les avances de qui ne lui convenait pas, heurtant ainsi ceux qui pensaient que leur fortune leur donnait tous les droits et leur ouvraient tous les lits.Femme qui choisit aussi soigneusement ses amants que ses amis et plus beaux esprits de Paris, Ninon disait : « Mon Dieu, faites de moi un honnête homme, jamais une honnête femme ! ». Ninon affirme ainsi la liberté de la femme et peut être légitimement considérée comme précurseur.***Pour ceux et celles qui voudraient aller plus loin, je renvoie aux ouvrages suivants :• Roger Duchêne, « Ninon De Lenclos ou la manière jolie de faire l’amour » (Fayard, 2000).• Martial Debriffe, « Ninon de Lenclos : La belle insoumise » (France-Empire, 2002)• Joëlle Chevé, « Les grandes courtisanes » (First, 2012)• Michel Vergé-Franceschi, « Ninon de Lenclos, Libertine du Grand Siècle » (Payot, 2014)Sur internet, je signale les articles et liens suivants :• Un article du 16 novembre 2011 sur « Les cinq mille amants de Ninon de Lenclos » : http://www.nananews.fr/fr/debats/le-dessous-des-histoires/1308-les-cinq-mille-amants-de-ninon-de-lenclos• Sur le blog « Les favorites royales », un article publié le 20 novembre 2011 : « Ninon de Lenclos, maîtresse du Grand-Condé » : http://favoritesroyales.canalblog.com/archives/2011/11/20/22745637.html• Sur le site « Histoire pour tous de France et du monde », un article paru le 17 octobre 2020 : https://www.histoire-pour-tous.fr/histoire-de-france/3283-ninon-de-lenclos-courtisane-du-grand-siecle.html• Sur le site « France pittoresque », un article mis à jour le 17 octobre 2021 : « 1705, mort de la courtisane et femme de lettres Ninon de Lenclos » : https://www.france-pittoresque.com/spip.php ? article6762