Le frigidaire Ă©tait vide, mon estomac aussi. Alors jâai mis le cap sur le supermarchĂ©. Pour vous, ça paraĂźt une excursion dâune banalitĂ© affligeante. Mais pour moi, de retour dâun long exil, câĂ©tait une aventure amusante, et instructive aussi, sur lâĂ©volution du degrĂ© de civilitĂ© de mes contemporains.Le parking Ă©tait plein comme un Ćuf, nous Ă©tions un mercredi. Non seulement les mĂšres de famille trimballaient-elles leurs marmots en mal de garderie, mais le dĂ©pliant promotionnel toutes-boĂźtes avait dĂ» atterrir la veille, et il promettait Ă la fois des conseils pour manger plus sainement et une offre Ă saisir pour se goinfrer de Nutella, Ă raison de deux pots au format familial gratuits pour tout achat du premier. Je crois quâil devait y avoir moins de bagnoles sur les routes durant lâexode que sur le macadam du temple commercial.Et puis je lâai vue, la place libre qui mâĂ©tait miraculeusement promise, lĂ , juste sous le nez de mon capot. Seul restait un obstacle. La propriĂ©taire de la vieille Clio voisine tardait Ă charger ses courses dans sa poubelle, et son chariot obstruait lâaccĂšs Ă lâemplacement que le destin gĂ©nĂ©reux venait de mâattribuer. Autrefois, jâaurais fulminĂ©, mais Ă 38 ans, jâai fini par apprendre la patience Ă dĂ©faut de la sagesse, alors jâai souri en tapotant mon volant. Sauf que lĂ , elle poussait le bouchon un peu loin, la nĂ©nette. Elle devait ĂȘtre 4 ou 5 ans plus jeune que moi, sans rien de spectaculaire, plutĂŽt grande, habillĂ©e de façon banale, un jean et un chemisier, et un air de profonde lassitude sur le visage un peu bouffĂ© par de longs cheveux chĂątain pas vraiment coiffĂ©s. Un visage qui sâest crispĂ© quand jâai fini par donner un bref coup de klaxon. Elle mâa fait un doigt dâhonneur.Bienvenue au Club Med ! Ăa commençait bien, mon excursion. Elle a pourtant fini par pousser son caddie, je me suis garĂ©, et suis sorti sans commentaire. Ăa a dĂ» la dĂ©sarçonner, mon calme, je ne devais pas ĂȘtre en phase avec le biotope, parce quâelle sâest mise Ă bafouiller.ââŻEuh⊠Excusez-moi. Je ne sais pas ce qui mâa pris. Enfin si, câest la cataâŠââŻYâavait dĂ©jĂ plus de Nutella pour vos gosses ?ââŻJâai pas de gosses et jâaime pas le Nutella, mais jâai Ă©garĂ© les clefs de ma bagnole. Il fait 38 degrĂ©s Ă lâombre et jâai un sac plein de surgelĂ©s.ââŻĂa vous fera un mode de cuisson originalâŠElle nâavait pas lâair dâhumeur Ă plaisanter, alors je me suis Ă©clipsĂ© en lui souhaitant bonne chance. En rentrant dans la grande surface, jâai cru trouver lâautre raison de cette affluence : on y profitait de lâair conditionnĂ© Ă lâĆil. Le choc ! Un aller simple instantanĂ© pour la Laponie, façon tĂ©lĂ©portation Ă la Star Trek. Beam me up, Scotty ! Jâai pas trouvĂ© dâoreilles de Monsieur Spock, mais aperçu quelques particularitĂ©s physiques plus Ă©moustillantes. Pas mal de femmes sâĂ©taient habillĂ©es trĂšs lĂ©ger, et pour celles qui lâosaient ou pouvaient se le permettre, ce minimalisme radical avait des effets qui mâinspirĂšrent une nouvelle loi dâArchimĂšde : tout corps fĂ©minin brusquement plongĂ© dans un environnement glacĂ© reçoit aussitĂŽt une poussĂ©e involontairement proportionnelle de protubĂ©rances sous le tissu. Ăa commençait Ă bien me plaire, le supermarchĂ©.Pour le reste, câĂ©tait sans surprise, Ă part celle de cette fraĂźcheur bienvenue. Les prix Ă©taient sacrifiĂ©s, les offres Ă saisir, la gĂ©nĂ©rositĂ© envahissante. Les rouleaux de papier cul se vendaient pour trois fois rien par lots de 64. Ăa mâa fait douter de la normalitĂ© de mon propre transit intestinal. La sono dĂ©versait un flot de muzak Ă chier, câĂ©tait peut-ĂȘtre ça la vraie raison. Et puis de temps en temps, une insupportable voix enjouĂ©e dâanimateur de camping nous enjoignait de nous prĂ©cipiter au rayon spiritueux pour la « happy hour » sur les dames-jeannes de Sangria. Il y eut deux exceptions dans ces appels au micro : la premiĂšre appelait Francine en renfort caisses ; la seconde priait quiconque ayant trouvĂ© une clef porteuse du logo Renault de la rapporter Ă lâaccueil. Jâai Ă©prouvĂ© un bref moment de compassion pour la gonzesse qui mâavait recommandĂ© une visite chez les Grecs. Et puis cette idĂ©e fugace mâa inspirĂ©, par cette chaleur : un concombre, des tomates, une feta, de prĂ©fĂ©rence plus hellĂšne que hollandaise ou danoise, des olives noires, un poivron vert, un gros oignon rouge, un flacon dâhuile dâolive de qualitĂ©, et puis tiens, la touche personnelle⊠un bouquet de menthe. Ăa devrait le faire.Ăa sâest bien passĂ© aux caisses.ââŻTiens, vous avez pas pris du Nutella ? a fait lâhĂŽtesse. Vous ĂȘtes bien le seul.Non, en effet. Et puis non, je nâavais pas la carte. Non, je ne la voulais pas. Non, je ne voulais pas non plus les timbres Ă collectionner pour le nĂ©cessaire Ă raclette en pleine canicule. Merci â au revoir â yâa pas de quoi â bonne journĂ©e.Et puis, aprĂšs avoir balancĂ© le sac rĂ©utilisable dans ma bagnole, jâai vu la nĂ©nette qui Ă©tait toujours lĂ , dĂ©passĂ©e, anĂ©antie, aussi dĂ©confite et dĂ©goulinante de sueur que ses surgelĂ©s.ââŻĂa sâarrange pas ?Elle a pas rĂ©pondu, juste fait non de la tĂȘte. Et comme je ne suis pas rancunier, ça mâa fait mal pour elle, cette solitude face aux petites cruautĂ©s de lâexistence. Câest sĂ»r que rester en rade sur un parking de supermarchĂ©, câest pas tout Ă fait la mĂȘme chose que trembler sous les bombes, mais ça ressemble malgrĂ© tout Ă la misĂšre.ââŻVous avez une urgence, des choses Ă faire au boulot ?ââŻNon, pas tout de suite, heureusement, lĂ jâavais deux jours de rĂ©cupâ. Jâen ai mĂȘme pas profitĂ©. Câest rien, vous ĂȘtes gentil, je vais appeler un taxi pour aller rĂ©cupĂ©rer le double Ă la maison.ââŻCâest loin ?ââŻQuoi donc ?ââŻVotre domicile. Je nâai pas de projets pour la journĂ©e, Ă part glander, alors si ça peut vous aider⊠Je vous drague pas comme un gros lourd, je rends service, câest tout. Parfois, quand tout part en vrille, on a besoin dâun petit coup de main dĂ©sintĂ©ressĂ©. Jâen sais quelque chose.Son visage sâest animĂ©, et câest lĂ que je lâai vraiment regardĂ©e. CâĂ©tait plus tout Ă fait la mĂȘme nana. Il y avait un charme un peu doux et mĂ©lancolique dans son regard gris-vert, soulignĂ© par un lĂ©ger pli sous la paupiĂšre infĂ©rieure, pas une poche, non, juste un trait lĂ©ger. Jâadore ça, chez une fille, câest tout sauf un dĂ©faut Ă mes yeux, ça enveloppe le regard dâun mĂ©lange de mystĂšre et de douceur, en particulier si elle sourit. Câest pas non plus quâelle sautait de joie, la nana, mais ma main tendue lui donnait comme un petit sursaut dâĂ©nergie, et ça suffisait Ă me payer. Elle a acceptĂ© en toute simplicitĂ©, mâa remerciĂ© mille fois, et on a mis le cap sur son adresse.ââŻElle est pas toute jeune, votre bagnole, a-t-elle remarquĂ© en route.ââŻLa vĂŽtre non plus.ââŻNon mais au moins celle-ci est-elle magnifique.ââŻAlfa Romeo GTV, moteur 2.5 litres Ă six cylindres en V. Un peu capricieuse, mais je lui pardonne tout. Et puis elle a pas beaucoup roulĂ© ces derniĂšres annĂ©es, alors je la soigne et je la fais tourner. Entre elle et moi câest parfois lâamour vache, elle mâaccable de son faisceau Ă©lectrique, mais câest ma danseuse prĂ©fĂ©rĂ©e, fine, racĂ©e, expressiveâŠââŻElle est de quelle annĂ©e ?ââŻ1984, lâannĂ©e de ma naissance. On appelle ça une youngtimer, je ne sais pas ce que je dois en conclure pour moi-mĂȘme. On en voit parfois des rouges, mais cette robe verte est plus rare et lui va bien, je trouve.ââŻElle est pas dĂ©modĂ©e pour un sou, la ligne est magnifiqueâŠââŻUn peu une Ă©poque de transition pour les bagnoles. Un des derniers coupĂ©s vraiment latins. Prenez le dĂ©tail des pare-chocs : ils sont encore apparents, rajoutĂ©s, bien intĂ©grĂ©s, discrets. AprĂšs, on nâa plus eu droit quâĂ des gros boucliers bulbeux en matiĂšre synthĂ©tique.ââŻUn peu comme pour les nichons des gonzesses, a-t-elle ri, avant de rougir de son audace.ââŻJe nâosais pas le dire !Ăa mâa surpris, et amusĂ© aussi, cette remarque que jâaurais plutĂŽt attendue dâun mec. Mais on nâa fait quâeffleurer ce sujet si joliment sensible, parce quâelle mâa aussitĂŽt montrĂ© du doigt un pĂątĂ© de maisons.ââŻOn est arrivĂ©s⊠Vous pouvez vous garer lĂ , jâen ai pour deux minutes Ă peineâŠElle a disparu derriĂšre une haie qui masquait un petit pavillon sans Ăąme. Cinq minutes plus tard, elle nâĂ©tait toujours pas revenue, alors jâai coupĂ© le contact et je suis allĂ© voir. Je lâai trouvĂ©e Ă©chouĂ©e Ă la verticale prĂšs de la porte, le visage appuyĂ© contre le chambranle, et masquĂ© par ses cheveux comme par un rideau.ââŻPutain, quâest-ce que je suis conneâŠââŻUn problĂšme ?ââŻLa clef de la baraque est sur le mĂȘme trousseau que celle de la Clio.ââŻEt vous ne pouvez pas appeler un proche qui aurait un double ?ââŻCâest mon ex. Ce salaud ne me lâa jamais rendue quand il mâa plaquĂ©e pour sa pouffe siliconĂ©e. Depuis lors, tout est un combat, tout est mesquin. Parfois, il passe sans prĂ©venir, mĂȘme et surtout quand je suis absente, sous prĂ©texte de venir rĂ©cupĂ©rer un truc qui ne lui appartient mĂȘme pas. Si je lâappelle, il va me rire au nez, cet abruti. MĂȘme en nâĂ©tant plus en couple, il rĂ©ussit lâexploit de me pourrir la vie.ââŻĂa tombe bien.ââŻPourquoi ?ââŻJe suis tueur Ă gages.Un long silence a suivi, et elle a tournĂ© son visage hĂ©bĂ©tĂ© vers moi, avant de se dĂ©tendre en y apercevant mon grand sourire.ââŻJe dĂ©conne. Je suis serrurier.ââŻCâest vrai ?ââŻJe vais vous le prouver. Je ne suis pas en service, mais jâai toujours un petit attirail dans le coffre de la bagnole.Effectivement, câĂ©tait un boulot fastoche. Autant ne pas verrouiller ce genre de serrure, dâailleurs, parce que ça ou rienâŠââŻCâest bien ce que je pensais : une vieille serrure Ă barillet des annĂ©es 50, de qualitĂ© mĂ©diocre. Laissez-moi dix secondes⊠Et voilĂ le travail ! SĂ©same, ouvre-toi !Câest fou comme ça impressionne les gens, un miracle. Ă sa façon de me regarder les bras ballants, jâavais lâimpression dâĂȘtre JĂ©sus venant de ressusciter Lazare.ââŻBon, vous la prenez, la clef de la bagnole ?Elle a fouillĂ© dans un gros pot juchĂ© sur un meuble Ikea dans lâentrĂ©e, lâa vidĂ©, retournĂ©, a jurĂ©, paniquĂ©âŠââŻEt merdeâŠââŻBredouille ? Alors faut la commander au garage. Appelez-les. Pendant ce temps-lĂ , je vais vous changer le cylindre, jâen ai justement un de compatible dans la trousse. Ăa vous mettra Ă lâabri des visites de votre ex-compagnon. Ou de celui qui vous aurait chauffĂ© le trousseau. Planquez dĂ©jĂ vos surgelĂ©s dans la glaciĂšre. Et ça vous dĂ©rangerait de mettre mes commissions au frais ?Jâai dĂ©montĂ© le cylindre, placĂ© le nouveau, de la bonne longueur et mĂ©chamment plus sĂ»r, rĂ©glĂ© le jeu du pĂȘne dans la gĂąche, graphitĂ© le tout, replacĂ© les caches. Merci qui ? Et puis je lâai vue qui me regardait dans le couloir, Ă la fois attendrie et dĂ©solĂ©e.ââŻVous ĂȘtes vraiment formidable, et je suis vraiment nulle. Ils ont besoin du numĂ©ro, chez Renault, voire de la carteâŠââŻLogique. Et alors ?ââŻTout est dans la boĂźte Ă gants de la Clio⊠Et puis mĂȘme en brisant la vitre, aprĂšs, faudra encore le temps que ça arrive Ă la concession. Compter deux jours ouvrables.ââŻBon. Je vois. Vous en avez vraiment besoin, de cette cage ?ââŻOui, et dĂšs ce soir.ââŻVous auriez un vieux cintre en fil de fer, genre un de ceux quâon vous refile chez le teinturier ?Et câest comme ça que je me suis retrouvĂ© dix minutes plus tard de retour sur le parking du supermarchĂ© Ă glisser lâoutil improvisĂ© sous le joint de la fenĂȘtre, partir Ă la pĂȘche du levier prolongeant le verrou, ouvrir la porte. Puis court-circuiter le Neiman en trafiquant le faisceau de cĂąblage, pour que le contact des cosses lance le dĂ©marreur. Le moteur a ronflĂ©. Je lui ai montrĂ© comment faire, tout Ă©tait gĂ©nĂ©reusement isolĂ©, mais lui ai malgrĂ© tout recommandĂ© la prudence.ââŻBon, Ă©videmment, câest plus rustique que vraiment catholique. Mais Ă court terme, ça vous dĂ©panne. Passez dĂšs que possible au garage.ââŻCâest certain. Merci. Vous avez Ă©tĂ© si adorable, si gĂ©nĂ©reuxâŠââŻAvec plaisir.ââŻBon, eh bien alors, au revoir, murmura-t-elle en hĂ©sitant Ă approcher ses lĂšvres de ma joue. Au fait, moi câest Laurie.ââŻVincent. Mais on se fera la bise plus tard. Jâai laissĂ© mes provisions dans votre frigidaire.ââŻVous en aurez fait, des navettes ! Vous vous en souviendrez de mon doigt dâhonneur, pas vrai ? Et puis comme ça, vous connaĂźtrez le trajet, Ă ma prochaine connerie !Cette fois, elle riait de bon cĆur, enfin dĂ©tendue, et ça la transformait, ce lumineux sourire. Je me serais appelĂ© Vivagel que jâaurais aussitĂŽt fondu. Ăa mâa inspirĂ© une curiositĂ©.ââŻLaurie, si je peux me permettre⊠Vous bouffez vraiment que du surgelĂ©Â ?Elle a haussĂ© les Ă©paules.ââŻJe vis seule, dĂ©sormais. Câest pratique.Mon mutisme devait ĂȘtre Ă©loquent.ââŻMais en revanche, jâadore le vin. Pas question de me fournir au supermarchĂ©. Dâailleurs, jây pense, je suis vraiment idiote, puisque vous devez y repasser, je peux vous offrir un verre Ă la maison ?ââŻĂ une condition : je mâoccupe de lâassiette. Salade grecque, ça vous dit ?ââŻAdjugĂ©Â !âArrivĂ©s chez elle, elle mâa montrĂ© oĂč trouver les instruments dans la cuisine, a dressĂ© la table dehors, dans le petit jardin, Ă lâombre dâune tonnelle couverte de chĂšvrefeuille et de clĂ©matites. Et puis, un peu gĂȘnĂ©e, elle sâest excusĂ©e, mais elle collait de partout aprĂšs toutes ces Ă©motions et cette chaleur, et elle est allĂ©e prendre une douche pendant que je prĂ©parais ma salade. Elle est revenue fraĂźche comme une fleur des champs, les cheveux sĂ©chĂ©s Ă la va-vite rassemblĂ©s par deux Ă©pingles derriĂšre la tĂȘte, et ça lui donnait un air bien plus fĂ©minin et gracieux. Sans mĂȘme parler de sa tenue, toute craquante dâinconsciente simplicitĂ© Ă©rotique : une paire de Superga blanches aux pieds, un short en jean, et un petit marcel kaki. Le tout prouvait quâelle avait malgrĂ© tout un peu profitĂ© de ses deux jours dâoisivetĂ©, puisque ses jambes, ses bras et ses Ă©paules Ă©taient joliment hĂąlĂ©s.Je nâen avais que plus dâappĂ©tit, alors on sâest attablĂ©s, on a trinquĂ©, papotĂ© en toute innocence. Jâaimais bien sa voix, un timbre chaud dâalto, et cette petite manie quâelle avait de parfois semer sa conversation de « Pas vrai ?  » CâĂ©tait certes un tic de langage, mais il ponctuait sans excĂšs ses phrases dâune note ascendante qui les rendait un peu musicales. Je sais pas, il nây a que moi pour prĂȘter attention Ă des conneries pareilles, paraĂźt-il. Le vin Ă©tait vif et frais, il me faisait revoir bien des prĂ©jugĂ©s sur le gris de gris. Alors, de verre en verre, de politesses en minuscules confidences, de regards curieux en regards amusĂ©s, gris, on lâest devenus un peu nous-mĂȘmes. Il y a eu un long silence, et je cherchais des yeux oĂč passait lâange quand elle mâa posĂ© cette question.ââŻVincent ?ââŻLaurie ?ââŻVous nâĂȘtes pas vraiment serrurier, nâest-ce pas ? Pas vrai ?ââŻVous ne me trouverez pas dans lâannuaire, câest exact.ââŻAlors quâest-ce que vous faites exactement ?ââŻPas grand-chose, depuis deux jours. Je profite de petits moments de plaisir tout simples. Me balader en bagnole. Me rendre au magasin. Parler avec une femme. Tout ce dont jâavais perdu lâhabitude. Je suis sorti de taule il y a quarante-huit heures.Elle nâa pas sursautĂ©, pas frĂ©mi, mais jâai malgrĂ© tout jugĂ© utile de prĂ©ciser.ââŻRien de criminel. Pas de faits de mĆurs ni de violence, rassurez-vous. Juste du vol Ă lâancienne. Mais pas pour nâimporte quoi⊠Du sĂ©lectif, et du trĂšs rare, et donc trĂšs cher. Et jâai pris cher, moi aussi : cinq ans. RamenĂ©s Ă trois pour bonne conduite.ââŻEt câest tout ce que vous faites depuis votre libĂ©ration ? Rien ?ââŻJâai Ă©tĂ© vachement bien entraĂźnĂ© Ă le faire, au cours des trois derniĂšres annĂ©es. Mais jâai malgrĂ© tout fait trois trucs en particulier, et en toute urgence.ââŻJâai ma petite idĂ©e. Allez-y.ââŻJe suis allĂ© aux thermes. Me plonger dans lâeau ou la vapeur, me dĂ©barrasser de lâodeur de la prison dont jâavais lâobsessionnelle impression quâelle imprĂ©gnait ma peau.ââŻĂa a rĂ©ussi ?ââŻOui. EffacĂ©. Ensuite, je suis allĂ© mâacheter des fringues. Une chance, câĂ©tait les soldes. Je ne voulais pas nĂ©cessairement du luxe mais du beau, du simple, du bien coupĂ©, des matiĂšres douces et nobles.ââŻJe vous le confirme. Vous ĂȘtes trĂšs Ă©lĂ©gant. Et enfin ?ââŻJâai eu une fringale de vraie cuisine : retrouver du frais, du savoureux, du goĂ»teux. Pas le brouet de la cantine. Et alors, le verdict ?ââŻPour la salade, parfait. Pour mon pronostic, en revanche, jâavais tout faux.ââŻVous voulez savoir si je suis allĂ© aux putes, câest ça ?ââŻOn pourrait le comprendre. Pas vrai ?ââŻEh bien non, envie de sexe, sans doute, mais surtout pas comme ça.Le silence est revenu. Elle a dĂ©tournĂ© le visage, par embarras ou emportĂ©e par sa rĂȘverie. Et puis elle mâa regardĂ© droit dans les yeux, et ce quâelle mâa dit Ă©tait magnifique dâintensitĂ© et de courage.ââŻJe nâai plus fait lâamour depuis huit mois. Jâen crĂšve.âQuâest-ce qui se passe quand deux affamĂ©s se retrouvent dans un lit sous un toit surchauffĂ©Â ? Tout entre en Ă©bullition, tout devient fluide et brĂ»lant, toutes les prudences sâĂ©vaporent.Elle mâavait entraĂźnĂ© par la main vers sa chambre, et elle nâavait plus rien de la fille paumĂ©e du parking. Et pourtant, on ne sâest pas jetĂ©s dessus, on a pris le temps de savourer chaque effleurement, chaque frisson. Ils Ă©taient pour nous si rares, si prĂ©cieux. Une redĂ©couverte, presque une autre premiĂšre fois.Je lui ai avouĂ© ne pas avoir de capote sur moi, et pour toute rĂ©ponse, elle a souri et ouvert le tiroir de la table de nuit. Trois ans et huit mois dâabstinence rĂ©unis, ça faisait ceci dit un sacrĂ© bail de confinement prophylactique, mais je ne rĂ©clamais pas la confiance, câest un crĂ©dit quâon mâaccorderait peu, dĂ©sormais. Et puis ce long dĂ©lai dâabstinence Ă©tait un peu intimidant, comme sâil fallait que mĂȘme lâinstinct rĂ©apprenne les gestes du plaisir. Elle a dĂ©boutonnĂ© ma chemise, passĂ© ses mains froides sur mon torse, et ce contact-lĂ formait un contraste dĂ©licieux dans cette Ă©tuve au plafond pentu, aĂ©rĂ©e mais si peu rafraĂźchie par les deux fenĂȘtres de toit grandes ouvertes. Dehors, un voisin tondait son gazon, mais cet agaçant bourdonnement Ă©tait presque couvert par les pulsations sourdes qui battaient dans ma poitrine.Elle a fait passer lâencolure du petit dĂ©bardeur au-dessus de sa tĂȘte, jâai libĂ©rĂ© lâagrafe, dĂ©licatement fait coulisser les fines bretelles sur ses Ă©paules, elle sâest instinctivement cachĂ© les seins de ses bras, et ce bref rĂ©flexe de pudeur lĂ Ă©tait Ă la fois inattendu et merveilleux. Câest lĂ que je me suis collĂ© contre elle pour lâembrasser, tout en goĂ»tant le contact de sa poitrine contre la mienne, et je lâai trouvĂ©e rĂ©ceptive. De tous les actes quâon pose pendant lâamour, nâest-ce pas le plus impudique, le plus engagĂ©, le plus absolu ? Nos lĂšvres se cherchaient, se trouvaient, se happaient, sâĂ©chappaient pour mieux revenir, et puis ce furent nos langues, et bientĂŽt nos bras, nos mains, nos corps tout entiers. Ma queue sâest raidie, ses mains dĂ©nouaient ma ceinture, et câest bientĂŽt Ă lâaveugle quâelle redĂ©couvrit la sensation ferme dâun sexe dâhomme palpitant sous ses doigts. Elle me caressait avec plus dâaudace, elle a frĂ©mi quand ma main a parcouru son ventre, dĂ©boutonnĂ© le petit short qui sâeffondra, avant de sâenhardir lentement sous lâĂ©lastique.Elle me freina, elle ne voulait pas tout de suite, et je nâen fus pas déçu, il nous restait tout le temps, il me resterait celui dâaller au cĆur de son aventure, une Ă©nigme Ă rĂ©soudre, un trĂ©sor Ă dĂ©couvrir. Nous avons basculĂ© sur le drap, parfumĂ© Ă la lavande, comme un souvenir dâenfance.Jâaurais pu lui dire que je la trouvais belle et Ă©mouvante, que jâadorais ses seins, leur taille raisonnable, leur forme lĂ©gĂšrement en poire, leurs larges arĂ©oles, câĂ©tait ceux dâune femme et pas ceux dâune image retouchĂ©e sous Photoshop. Jâaurais pu lui dire que sa peau Ă©tait douce et quâelle sentait bon, que tout mâemportait, le rythme de son souffle, la courbe de son cul, la forme de ses cuisses un peu maigres. Mais Ă quoi bon le lui dire : y croirait-elle ? Je craignais quâelle ne soit de ces filles inconscientes de leur grĂące et si inquiĂštes dâĂȘtre imparfaites, incapables de lire le dĂ©sir brĂ»lant dâun homme dans un regard, dans le ballet de sa main, dans lâaviditĂ© de sa bouche, dans la raideur de sa queue. Rien de tout cela ne leur suffisait, mĂȘme au moment de tout oublier, elles se retenaient un peu en se reprochant encore des hanches un peu larges, des chevilles pas assez fines, des seins trop lourds ou trop plats, une coquetterie dans lâĆil, une trace de cellulite ou un nez un peu busquĂ©, sans jamais comprendre que ça aussi, chez elles, on lâaimait, ça surtout peut-ĂȘtre, ce qui les rendait Ă la fois si uniques, vulnĂ©rables et dĂ©sirables.Mes lĂšvres se taisaient, elles avaient mieux Ă faire, elles se posaient sur sa peau, elles lĂ©chaient ses aisselles, elles accablaient ses tĂ©tons de caresses lentes et de suçons appuyĂ©s, elles valaient bien plus de dix doigts avec leur appĂ©tit vorace, elles Ă©taient si prometteuses Ă force de descendre sur son ventre couvert dâun microscopique duvet blond quâelle a enfin repliĂ© les jambes : jâai vu voler un petit Ă©clat de coton blanc, jâai atteint une merveille de soie sombre, et puis elle sâest ouverte et jâai plongĂ©.Ma langue tournait, elle remontait Ă la fois le temps perdu et le ressort de son plaisir, ma langue ne se lassait pas dâexplorer ses secrets humides aprĂšs avoir tant souffert de la soif dans mes terres dâexil, elle fouillait, elle creusait pour provoquer lâĂ©vasion ultime, et les cris qui ont succĂ©dĂ© aux gĂ©missements mâont annoncĂ© que nous Ă©tions proches de nous enfuir.ââŻViens ! Maintenant ! a-t-elle suppliĂ©.Alors je suis venu. Dâabord tout doucement, en surveillant son regard, en comprenant quâil me dicterait le rythme. Il fut dâabord lent, lancinant, cĂ©rĂ©monieux, presque mystique. Ses sourcils se crispĂšrent : ses yeux me rĂ©clamaient plus de vigueur et la cadence nâa plus cessĂ© de monter, jusquâĂ ce quâelle se dĂ©chaĂźne. Qui montait qui ? Les doigts cramponnĂ©s Ă mes fesses, elle me poussait en elle ; cette fille me baisait autant que je la baisais, son sexe Ă©tait pure douceur, ses morsures pure violence, ses cris pur chaos.Elle a joui, longuement, avec des regards dâenfant apeurĂ©, une totale perte de contrĂŽle, elle nâĂ©tait plus que spasmes, hoquets, chahut de bassin, chalut de dĂ©sirs trop longtemps noyĂ©s, et câĂ©tait si beau de pure sauvagerie que ça mâa moi aussi libĂ©rĂ©.Et puis tout sâest apaisĂ©. Le ronflement de la tondeuse du voisin sâĂ©tait Ă©teint, seul restait le souffle des pales du ventilateur sur nos Ă©pidermes encore un peu tremblants.Je lĂ©chais du bout de la langue les gouttes de sueur perlant sur son ventre, elle tournait de ses longs doigts une mĂšche de mes cheveux trempĂ©s. Elle sâest couchĂ©e sur le flanc, mâa fait un petit clin dâĆil qui avait tout dâun acquiescement ou dâun partage, une envie commune de prolonger le silence encore si chargĂ© de dĂ©sir assouvi.Câest finalement elle qui sâest dĂ©cidĂ©e Ă parler, et de tout autre chose, comme si lâamour que nous avions fait Ă©tait banal. Peut-ĂȘtre nâĂ©tait-ce Ă nouveau quâune forme de pudeur. Ou alors de la simple curiositĂ©. Jâavais tout sauf envie de parler de ça, mais je lui ai rĂ©pondu, en me sentant bien plus nu encore.ââŻJe ne veux pas tâembĂȘter, ne rĂ©ponds pas, si tu veux. Mais tu volais quoi ?ââŻJe travaillais en esthĂšte, pour le mobile comme pour la mĂ©thode. Tableaux, bijoux, antiquitĂ©s⊠Je volais de lâart et jâen avais fait tout un art. Pas de trace, pas de violence et pas de prĂ©judice pour ceux qui nâont pas largement les moyens de se consoler. Autant dire que câĂ©tait drĂŽlement bien gardĂ©, surveillĂ©. Ăa nâen rendait la prise que plus dĂ©sirable. Jâen ai beaucoup dĂ©sirĂ©es, jâen ai tant conquises. Et puis un jour, le grain de sableâŠââŻTu parles Ă lâimparfaitâŠââŻJâai payĂ© ma dette. Je suis clean avec ou sans capote, le casier judiciaire plein mais la conscience tranquille, quâon ne mâemmerde plus. Chapitre fermĂ©.ââŻJe te le souhaite. Du fond du cĆur.ââŻTu en doutes ?ââŻTu connais les statistiques, pas vrai ?ââŻJe connais lâĂ©preuve du temps que jâai perdu Ă lâombre. Et lâombre est la seule diffĂ©rence avec un parking de supermarchĂ© en cuisson.Elle a caressĂ© ma tempe.ââŻTu vas te chercher un boulot, un vrai ?ââŻPas Ă©vident, serrurier, ça ferait des histoiresâŠââŻJe confirme, a-t-elle concĂ©dĂ© en riant, et câest bien dommage. Tâes allĂ© voir les agences dâintĂ©rim ?ââŻPour quâelles me proposent un boulot dâanimation Ă la con au supermarchĂ©Â ? Tu me vois avec un canotier, haranguant les braves consommateurs ? « Approchez, messieurs dames, pour une petite dĂ©gustation. Le vermouth Vulcani, câest du soleil pour trinquer avec les amis ! »ââŻTâas envie de quoi, alors ?ââŻPour lâinstant, dâune fille allongĂ©e nue contre moi, et qui me plaĂźt Ă©normĂ©ment.Elle a ri en me disant quâelle nâavait rien contre ce genre de rĂ©cidivistes, et elle a fini par me le prouver, tout en dĂ©licatesse, cette fois, dĂšs que je fus en Ă©tat de prester. AprĂšs la dĂ©gustation Ă©picĂ©e, elle mâoffrit le plus tendre des desserts.Jâai ramenĂ© son visage face au mien, et jây ai lu un mĂ©lange un peu doux-amer. Lâapaisement qui suit la satisfaction du dĂ©sir, et puis dĂ©jĂ aussi cette petite ombre de mĂ©lancolie qui vous signale que la fille qui vous sourit ne croit pas Ă un avenir au-delĂ de cette Ă©treinte. Et la suite me lâa prouvĂ©.ââŻDĂ©solĂ©e, je vais devoir te demander de partirâŠââŻTe tracasse pas, je comprends, jâallais pas me taper lâincrusteâŠââŻNon, te trompe pas, tâes un mec bien. Vraiment. Et câĂ©tait formidable. Mais aprĂšs deux jours de rĂ©cupâ, je reprends le boulot. Ce soir, câest moi qui relaie les collĂšgues Ă la garde.ââŻTâes infirmiĂšre ? MĂ©decin ?ââŻNon, je suis flic.Je mâattendais Ă tout sauf à ça, et puis ça expliquait bien des choses, des statistiques de rĂ©cidive Ă ces surprenantes plaisanteries un peu masculines, probablement inspirĂ©es par la frĂ©quentation quotidienne dâun groupe de mĂąles. On nâa pas Ă©piloguĂ© sur le sujet, je me suis rhabillĂ© en dĂ©clinant lâoffre dâune douche, que je prendrais plutĂŽt chez moi. Je nâĂ©tais pas pressĂ© de me libĂ©rer du parfum un peu sucrĂ© de sa peau sur la mienne. Jâai bien tentĂ© une ultime plaisanterie en franchissant la porte, comme pour dĂ©dramatiser les adieux.ââŻOn nâengage pas Ă la police ? Des profils comme le mien ? Non ? Tâes sĂ»re ? MĂȘme en laisse, Ă la brigade canine ?Elle a ri, ses yeux se sont plissĂ©s, et Ă ce moment-lĂ jâai rĂ©primĂ© une envie folle de la serrer de toutes mes forces dans mes bras, la femme flic, de me constituer prisonnier Ă perpĂ©tuitĂ©. Mais elle nây tenait pas, on aurait dit. Sans doute que ça se mĂ©lange pas trop, les gendarmes et les anciens voleurs. Jâen sais rien.On ne sâest pas Ă©changĂ© nos tĂ©lĂ©phones, on nâa pas mĂȘme soulevĂ© lâidĂ©e de se revoir. Elle ne mâavait concĂ©dĂ© que son prĂ©nom, et ce nâest quâen refermant la grille que je trouverais son patronyme inscrit au feutre sur lâĂ©tiquette de la boĂźte aux lettres. Un simple souvenir Ă classer au dossier des brĂšves et jolies rencontres.CâĂ©tait un peu dĂ©cevant, mais trĂšs beau aussi, pourtant. Absolument beau comme le corps dâune femme aprĂšs des annĂ©es de dĂ©sert.Pas vrai ?âCâest une impression bizarre que de sâinstaller dans une ville quâon ne connaĂźt pas, et oĂč lâon nâa rien de particulier Ă faire, Ă part tenter dây trouver sa place. On y flotte un peu, comme un touriste, en particulier en plein Ă©tĂ©.Je suis retournĂ© au supermarchĂ©, le parking Ă©tait cette fois presque vide.Il faisait toujours aussi frais Ă lâintĂ©rieur, mais il y avait peu de clients. Dans lâallĂ©e centrale, jâai vu une hĂŽtesse qui se tenait debout Ă cĂŽtĂ© de trois palettes de Nutella. Jâen avais bien entendu rien Ă foutre, mais comme jâĂ©tais un des rares clients Ă dĂ©ambuler, elle mâa apostrophĂ©.ââŻOh oui, Monsieur, sâil vous plaĂźt, arrĂȘtez-vous ! Voyez comme je suis seule et dĂ©laissĂ©e, je nâattends que vous !Elle mettait le paquet, mais elle le jouait avec une telle conviction quâon ne pouvait que sourire et sâincliner. Et puis elle Ă©tait si jeune et si mignonne, avec son grand sourire, ses cheveux blond vĂ©nitien rassemblĂ©s sur sa nuque fine, ses grands yeux bleus et sa spontanĂ©itĂ© gentiment coquineâŠââŻDâaccord. Alors que me proposez-vous, mademoiselle ?ââŻJe le savais, que vous vous arrĂȘteriez ! Vous ĂȘtes dĂ©jĂ mon client prĂ©fĂ©rĂ©âŠââŻEt quâest-ce quâil gagne, le client de la semaine ?ââŻEh bien, une affaire en or ! Vous achetez deux pots de Nutella, je vous offre le troisiĂšme. Elle est pas belle, la vie ?La formule Ă©tait presque dĂ©primante, mais sa gaietĂ© Ă©tait si naturelle quâon avait envie de lui dire oui. Je nâallais pourtant pas me laisser faire sans rĂ©sistance, en particulier pour un article sans intĂ©rĂȘt pour moi.ââŻComment ? Mais vous voulez mâarnaquer, princesse ! Il y avait une offre inverse, « 1+2 gratuits », pas plus tard que la semaine derniĂšre !ââŻHĂ© oui, mais fallait en profiter ! DĂ©sormais, câest interdit par le MinistĂšre. Pas de rĂ©duction de plus dâun tiers. Mais jâai un cadeau supplĂ©mentaire qui va vous convaincre !ââŻEt câest quoi, votre offre ?ââŻJâajoute encore au lot deux tickets dâentrĂ©e gratuite au parc des Schtroumpfs.ââŻCâest-Ă -dire queâŠââŻPour me faire plaisir !ââŻCe serait bien la seule raison valable. Je nâai pas dâenfants.ââŻVous avez bien des neveux, des niĂšces, des voisins, des collĂšgues ou des amis Ă qui en faire profiter ?Son sourire Ă©tait ravissant, ses pommettes et son petit nez couverts de quelques adorables taches de son lâĂ©taient tout autant, ses grands yeux bleus pĂ©tillaient, et je nâai pas eu le cĆur de rĂ©pondre.ââŻAlors, marchĂ© conclu ?Miss Nutella nâa mĂȘme pas attendu ma rĂ©ponse, elle a fourrĂ© dâautoritĂ© trois pots de pĂąte Ă tartiner dans un sac, et me lâa tendu aprĂšs y avoir ajoutĂ© les deux tickets promis ainsi quâun petit dĂ©pliant publicitaire. DĂ©jĂ , elle abordait une mĂšre de famille dont les moutards trĂ©pignaient Ă la vue de la promotion. Je me retournai en mâĂ©loignant, tout en me disant quâon nâarrĂȘtait pas le progrĂšs dans les techniques de vente. La petite allumeuse commerciale sâen aperçut, mâadressa un clin dâĆil appuyĂ©. Et câest comme ça que jâai compris que, pour la premiĂšre fois, je venais de me faire baiser par le marketing trĂšs personnalisĂ©.Ce nâĂ©tait pas si dĂ©sagrĂ©able. Mais ce nâĂ©tait pas la mĂȘme chose.Jâai rejoint le parking. Cette fois-ci, câest moi qui me sentais paumĂ©, inerte, privĂ© du code. LâAlfa, elle, a dĂ©marrĂ© sans quâil ne soit nĂ©cessaire de la crocheter, et jâai longuement roulĂ© jusquâici.CâĂ©tait schtroumpfement moche. Mais personne ne mây poserait de questions.Du haut de la Grande Roue, jâai contemplĂ© mon horizon, un avenir de surgelĂ©s.Jâai pensĂ© aux statistiques, celles de la rĂ©cidive, et puis aux autres aussi, Ă celles qui tombent de haut.Jâai ouvert le pot de Nutella, y ai trempĂ© un doigt, me suis forcĂ© Ă goĂ»ter la pĂąte sucrĂ©e. Jâai toujours pas bien compris ce que les gens lui trouvent, mais ça fait malgrĂ© tout du bien de se sentir un peu comme tout le monde.Demain, câest promis, je retrouverai ma clef.