— Sincèrement, que penses-tu de mon corps ?Allongée sur son lit, complètement dévêtue dans la douceur d’un dimanche après-midi de juin, sa question a rompu le silence alors que je la contemplais.— S’il fallait le qualifier d’un mot, je dirais : tu as un corps de paysanne. Rien de péjoratif, bien sûr. Je vois un corps robuste, taillé pour la dureté du travail des champs, courbé au ras de l’humus, ou debout dans la poussière des moissons, comme surgi de cette terre, les pieds enracinés. Un corps aux hanches ciselées pour porter de nombreux enfants, les accoucher d’un cri dans la moiteur du foyer familial, pour veiller sur leurs fièvres, leurs cauchemars, et de beaux seins tout blancs, tout ronds, pour leur donner chaque jour la satiété. Un corps construit pour triompher des épreuves et toujours sourire à la nuit, aux larmes, aux embruns déchaînés qu’irise le soleil.À travers le Velux entrouvert, l’astre du jour projectionniste envoyait droit sur elle un puissant flux de lumière, comme sur la scène d’une artiste pour un spectacle un peu osé, sans être pornographique : nudité innocente. Elle transpirait beaucoup. Des gouttes de sueur glissaient entre les seins, ce qui ne semblait pas la déranger. J’ai continué ma description.— Devant moi, à portée de mains, se témoignent des drames ensevelis que personne n’a jamais écrits ni même préservés dans une mémoire orale. Toutes ces histoires se sont perdues dans les fumées du temps. Cependant, ton corps en conserve chaque détail, gravé dans tes gènes, raconté dans tes formes, de la cambrure exquise de tes longs pieds de chasseresse à la teinte étrange de tes yeux d’acier. Tu es une survivante de tragédies séculaires. Toi et chacune de tes trois sœurs.J’ai lu l’étonnement dans son regard. Sans doute n’avait-elle jamais semé dans sa vie que quelques fleurs dans le jardin de ses parents. Son père était comptable et sa mère institutrice, et non pas agriculteurs. Son sourire m’invitait à poursuivre.— Je vois un corps simple comme une eau fraîche à la source magique de Brocéliande. S’y désaltérer ne procure pas la jouvence, mais au contraire peut faire sombrer dans la folie totale du désir charnel pour, finalement, mourir d’amour – c’est probablement ce qu’il m’attend. Il est sensuel à caresser encore et en corps, mais sans nulle arrogance. Il est luxure sans frivolité. Il est joyeux, un élan qui se détourne de l’orgueil des femmes urbaines par trop sophistiquées, et par là même fragiles sous leur maquillage et leurs ongles peints. Mais, dans sa modestie, ce corps possède la flamboyance des premières étoiles du soir, celles qui seront les dernières du matin. Il garde en lui l’harmonie de la première neige de l’hiver, au sommet du mont d’Arrée. Un corps pétri de grâce, sans trop d’inutile pudeur, chair subtile à la beauté spontanée, qui – cela te surprend ? – attire sans cesse les filles, comme cette étudiante en lettres que tu as initiée aux ébats lesbiens, et aussi les hommes que tu choisis parfois d’accueillir au hasard des regards qui se croisent, se questionnent et s’étonnent mutuellement. Alors tu étreins sans complexes, entre tes bras d’albâtre, l’ouvrier pakistanais d’un chantier, dans son Algéco. Dans un Paris indifférent, il s’est émerveillé de l’émergence d’un corps céleste, léger d’artifices, lourd de sa force presque virile, apte à soulever un ballot de foin dans chaque main pour les jeter aux bêtes. J’aime tant ces muscles finement dessinés à tes épaules ! Un corps pourtant tellement féminin que les fées saphiques des matins doux du solstice d’été viennent avec tendresse bécoter tes pieds nus sur l’herbe humide, orteil après orteil, lorsqu’au premier azur de l’aurore, tu descends dans le jardin avec une tasse de thé, à l’abri des regards, dans le plus simple appareil, comme au premier jour du monde. Ensuite, inspirée par la fontaine s’écoulant d’un Éros de pierre – au goût un peu douteux, entre nous –, tu lèves les bras vers le ciel, écartes les jambes et ouvres les vannes afin d’arroser tes fleurs préférées…— Tu inventes ! Je ne me rappelle pas avoir fait cela.— Qu’importe. Tu aurais pu le faire. Cela te correspondrait tout à fait. D’ailleurs, il n’est pas trop tard. Tu dors si peu. Demain, si tu veux, puisque tes parents sont partis en week-end avec ta petite sœur. Je préparerai ton thé, et je te regarderai seulement par la fenêtre, pour que tu sois tranquille. Tu pourras aussi t’asseoir sur la balançoire et goûter du vent s’engouffrant entre tes jambes au lever au soleil. Je contemplerai ta chevelure se déployer dans le vent.— Pourquoi pas, si je suis réveillée avant l’aube ! Tu as toujours des idées coquines. Ne prétends pas que tu ne regarderas que mes cheveux ! Mon père a taillé la haie qui n’est plus aussi haute qu’avant : tant pis si les voisins me voient, après tout. Ils raconteront ce qu’ils voudront. On dirait que tu me peins, comme si j’étais ton modèle, mais avec des mots. Poursuis.— Effectivement, tu me fais penser aux naïades de Klimt. Il faudrait te couvrir d’or et de fleurs. Non, ne prends pas la pose d’une odalisque : reste naturelle, je ne suis pas Ingres ni Boucher.J’avais la gorge sèche, comme après avoir trop pleuré, alors j’ai bu un grand verre d’eau avant de continuer :— Un corps aux lèvres fines, salées jusqu’à la brûlure, aux baisers langue contre langue sans demi-mesure, à en perdre à la fois le souffle et la notion du temps. Une peau d’où émane, d’une manière naturelle, un parfum de sueur âcre mille fois plus intense que celui des flacons les plus chers. Grenouille a enfin trouvé sa maîtresse ! Un corps cariatide, le chant d’une cathédrale, cuisses piliers des anges, puissant édifice montant vers les mystères des nuées, pour les rejoindre sans les défier, en toute modestie – le tailleur de pierres au sommet de son art !J’ai fait une courte pause avant de reprendre :— Un corps barbare qui se fond dans la foule, Amazone sanglée de cuir et méprisant la douleur des corps à corps de sang, celui de tes règles abondantes, fleuves fertiles aux odeurs fascinantes, celui de tes veines, que tu donnes souvent, car ton groupe O négatif est précieux entre tous, et aussi celui que tu m’as donné une nuit de décembre, lorsque je t’ai déflorée avec les doigts, parce que tu voulais me voir lécher le suc ferreux de ton enfance perdue. J’ai eu la chance unique de pouvoir goûter à ce délice. Parfois, le lit d’amour ressemble à l’autel du sacrifice : il faut savoir se cambrer devant le couteau du désir, et mourir à ce que l’on était avant. Telle est la splendeur du destin de tes amants et amantes, toi, ma compagne bisexuelle. De quel peuple es-tu née, mon adorée ? Celte, franque, caucasienne, ou égarée d’une planète lointaine ? Mais oui ! Tu es un concentré de l’humanité tout entière, enfin réconciliée avec elle-même, et ta toison triangulaire est le drapeau de la paix définitive !— Merci ! Tu sais quoi ? Pour continuer à t’inspirer, je crois que je vais rester toute nue tant que nous serons à la maison. D’ailleurs, j’ai chaud ! Mais… pourquoi tu pleures ?— Parce que je ne me lasserai jamais de te contempler, et que j’ai peur de ne bientôt plus pouvoir le faire.C’était en 1995, dans une ville du Morbihan qui s’appelle Hennebont, près de Lorient. Elle avait vingt ans, j’en avais vingt-quatre. La rentrée de septembre a eu raison de notre couple. Ces mots sont issus de ma mémoire : forcément déformés, calcifiés, stratifiés sous d’autres aventures. J’aurais dû les transcrire le soir même dans mon cahier. Pardonnez, cher lecteur, ce témoignage approximatif. Comme un tableau inachevé que l’on aurait abandonné, plusieurs années, sur une plage…Par la suite, nous avons parfois évoqué ce moment dans notre correspondance épistolaire qui était, depuis le premier jour, très fournie. Puis les premiers e-mails de l’époque Internet. Mon premier message non professionnel a été pour elle. Mais l’histoire finissait déjà pour renaître différemment, avec d’autres femmes et, fichée dans le cœur, l’épine d’une Rose bretonne dont la pâleur divine reste à jamais épanouie.